Kitabı oku: «A se tordre», sayfa 4
LE PALMIER
J’ai, en ce moment, pour maîtresse, la femme du boulanger qui fait le coin du faubourg Montmartre et de la rue de Maubeuge.
Un bien brave garçon, ce commerçant ! Doux et serviable comme pas un.
Quand il voyage en chemin de fer et qu’on arrive au bas d’une rampe un peu raide, il descend de son wagon et suit le train en courant jusqu’au haut de la pente :
Ça soulage la locomotive, dit-il avec son bon sourire.
Nous avons fait nos vingt-huit jours ensemble, et c’est de cette période d’instruction que datent nos relations.
Il n’eut rien de plus pressé, rentré dans ses foyers, que de me présenter à sa femme.
Ce qui devait arriver arriva : sa femme m’adora et je gobai sa femme.
(Contrairement à l’esthétique des gens délicats, je préfère les femmes d’amis aux autres : comme ça, on sait à qui on a affaire.)
Vous la connaissez tous, ô Parisiens de Montmartre (les autres m’indiffèrent) ! Mille fois, en regagnant la Butte, vous l’avez contemplée, trônant à son comptoir, dans l’or incomptable de ses pains, sous l’azur de son plafond, où s’éperdent les hirondelles.
Sa jolie petite tête, coiffée à la vierge, fait un drôle d’effet sur sa poitrine trop forte : mais, moi, j’aime ça.
Au moral, Marie (car elle s’appelle Marie, comme vous et moi) représente un singulier mélange de candeur et de vice, d’ignorance et de machiavélisme.
Ingénue comme un ver et roublarde comme une pelote de ficelle.
Avec ça, très donnante, mais mettant dans ses présents une délicatesse bien à elle.
– Comment ! tu n’as pas de montre ? me dit-elle un jour, donne-moi trente francs, je vais t’en acheter une à un petit horloger que je connais.
Et, le lendemain, elle m’apportait un superbe chronomètre en un métal qui me parut de l’or, avec une chaîne lourde comme le câble transatlantique.
– Et tu as payé ça…
– Vingt-huit francs, mon chéri.
– Vingt-huit francs !
– Mais oui, mon ami ; c’est un petit horloger en chambre… Tu comprends, il n’a pas tant de frais que dans les grands magasins, alors…
– C’est égal, ça n’est vraiment pas cher.
Elle tint à me remettre les deux francs qui me revenaient.
À quelques jours de là, entièrement dénué de ressources, je portai, rue de Buffault (la maison où il y a un drapeau si sale), ma montre, dans l’espoir de toucher dessus quelque chose comme cent sous.
L’homme soupesa l’objet et me demanda timidement si j’aurais assez avec trois cents francs.
Sans qu’un muscle de ma physionomie tressaillît, j’acquiesçai.
Mais, le soir, je ne pus me défendre de gronder doucement Marie de sa folie.
Un autre jour, elle arriva tout essoufflée, me sauta au cou, m’embrassa à tour de bras, en disant :
– Regarde par la fenêtre le beau petit cadeau que j’apporte à mon ami.
Dans la rue, des hommes descendaient d’un camion un palmier qui me parut démesuré.
– Hein ! fit-elle, je suis sûre qu’il y a longtemps que tu rêvais d’avoir un palmier chez toi.
Je ne m’étais pas trompé : ce palmier, y compris la caisse, ne mesurait pas moins de 4, 20 m, alors que mon plafond n’était éloigné du plancher que de 3, 15 m.
– Et puis, tu sais, ajouta-t-elle, je considère ce palmier comme le symbole de ton amour. Tant qu’il sera vert, tu m’aimeras. Si les feuilles jaunissent, C’est que tu me tromperas.
– Mais pourtant…
– Il n’y a pas de pourtant !
Rien n’était plus étrange que ce pauvre palmier, forcé, pour tenir dans mon appartement, de garder une attitude oblique. On aurait pu croire à quelque simoun courbant éternellement ce pauvre végétal.
Un jour, rentrant à Paris après une absence de quelques semaines, je passai à la boulangerie avant de monter chez moi. Marie était seule.
– Va chez toi tout de suite… Tu verras la belle petite surprise que je t’ai faite.
Je réintégrai mon domicile, en proie à un vague trac, relativement à la belle petite surprise.
Marie avait loué l’appartement au-dessus, et fait pratiquer dans le plancher un trou circulaire par où pouvait passer à son aise la tête du fameux palmier.
Une petite balustrade fort élégante entourait l’orifice.
Tous ces travaux, bien entendu, avaient été exécutés sans que le concierge ou le propriétaire en eussent eu le moindre vent.
À quelques jours de là, rentrant chez moi tout à fait à l’improviste, je trouvai, relativement peu vêtus, Marie et une manière de grand Égyptien malpropre, que je reconnus pour un ânier de la rue du Caire.
Marie ne se déconcerta pas.
– Monsieur, me dit-elle en montrant le sale Oriental, est jardinier dans son pays. Je l’ai prié de venir voir notre palmier pour qu’il nous donne quelques conseils sur la manière de l’entretenir.
J’invitai poliment le fils des Pyramides à aller soigner des monocotylédones en d’autres parages.
Un regard, muet reproche, foudroya l’inconstante.
– Tu ne me crois pas, chéri ?
– …
– C’est pourtant comme ça… Et puis, tu m’embêtes avec tes jalousies continuelles.
Et prenant ses cliques, n’oubliant pas ses claques, Marie sortit.
J’eus un gros chagrin de cette séparation.
Pour tâcher d’oublier l’infidèle, je fis la noce. On ne vit que moi aux Folies Bergère, aux Folies Hippiques, et dans d’autres folies, et dans tous les endroits déments où l’on peut rencontrer les créatures qui font métier de leur corps.
Chaque soir, je rentrais avec une nouvelle créature et j’aimais Marie plus fort que jamais.
Pendant ce temps, le palmier devenait superbe, faisait de nouvelles pousses et verdoyait comme en plein Orient.
Un matin, je rencontrai Marie qui faisait son marché dans le faubourg Montmartre. Nous fîmes la paix.
Elle s’informa de son palmier.
– Viens plutôt le voir, dis-je.
Elle fut, en effet, émerveillée de sa bonne tenue, mais une pensée amère obscurcit son bonheur.
– Parbleu ! dit-elle de sa voix la plus triviale, ça n’est pas étonnant. Tous ces chameaux que tu as amenés ici, pendant que je n’y étais pas, ça lui a rappelé son pays, et il a été content.
Je lui fermai la bouche d’un baiser derrière l’oreille.
Cette histoire se passait au moment de l’Exposition universelle de 1889.
LE CRIMINEL PRÉCAUTIONNEUX
Avec un instrument (de fabrication américaine) assez semblable à celui dont on se sert pour ouvrir les boîtes de conserve, le malfaiteur fit, dans la tôle de la devanture, deux incisions, l’une verticale, l’autre horizontale et partant du même point.
D’une main vigoureuse, il amena à lui le triangle de métal ainsi déterminé, le tordant aussi facilement qu’il eût fait d’une feuille de papier d’étain. (C’était un robuste malfaiteur.)
Il pénétra dans le petit vestibule rectangulaire qui précède la porte d’entrée.
Maintenant la glace avec une ventouse en caoutchouc (de fabrication américaine), il la coupa à l’aide d’un diamant du Cap.
Rien ne s’opposait plus à son entrée dans le magasin. Alors, tranquillement, méthodiquement, il entassa dans un sac ad hoc toutes les pierres précieuses et les parures qui réunissaient au mérite du petit volume l’avantage du grand prix.
Il était presque à la fin de sa besogne, quand, au fond de la boutique, le patron, M. Josse, fit son apparition, une bougie d’une main, un revolver de l’autre.
Très poli, le malfaiteur salua et, avec affabilité :
– Je n’ai pas voulu, dit-il, passer si près de chez vous sans vous dire un petit bonjour.
Et tandis que, sans méfiance, l’orfèvre lui serrait la main, le malfaiteur lui enfonça dans le sein un fer homicide (de fabrication américaine).
Le sac ad hoc fut rapidement rempli.
Le malfaiteur allait rentrer dans la rue, quand une pensée lui vint.
Alors, s’asseyant à la caisse, il traça sur une grande feuille de papier quelques mots en gros caractères.
À l’aide de pains à cacheter, il colla cet écriteau sur la devanture du magasin, et les passants matineux purent lire à l’aube :
Fermé pour cause de décès.
L’EMBRASSEUR
La principale occupation entre les repas consistait, pour mon ami Vincent Desflemmes, en longues flâneries par les rues, par les boulevards, par les quais et plus généralement par toutes les artères de la capitale.
Les bras ballants, à moins qu’il n’eût les mains dans ses poches, Desflemmes s’en allait, toujours seul, sans canne, sans chien, sans femme.
Attentif aux mille petits épisodes de la rue, Vincent se réjouissait de tout : propos discourtois entre cochers mal élevés, esclaves ivres suivis par une nuée de petits polissons hurleurs, pickpockets interrompus, noces bourgeoises avec la jeune épouse rougissante, le mari bien frisé, le papa sanguin, la grosse maman en soie noire, la demoiselle d’honneur héliotrope, le garçon d’honneur mal à l’aise en son inhabituelle redingote, le militaire (jamais de noce à Paris sans un militaire, parfois caporal).
Les chapeaux hauts de forme des noces bourgeoises ne recelaient plus aucun mystère pour Vincent. Petits chapeaux à grands bords, grands chapeaux à petits bords, troncs de cône, cylindres, hyperboloïdes, il les connaissait tous et se trouvait ainsi le seul homme de France qui pût écrire un essai sérieux sur le haut-de-forme à travers les âges.
Desflemmes adorait les noces ; il les suivait jusqu’à l’église, entrait dans le saint lieu, pénétrait même jusque dans la sacristie et assistait, à la faveur du brouhaha, aux petites scènes touchanto-comiques qui sont l’apanage des cérémonies nuptiales.
À force d’assister à cette orgie de noces, Vincent avait fini par remarquer un monsieur aussi amateur que lui de fêtes hyménéennes : un monsieur pas beau, ma foi, avec de vilains yeux, une sale bouche, et un nez surabondamment eczémateux.
Ce monsieur devait posséder des relations sans nombre, car Desflemmes le rencontrait à chaque instant, distribuant des poignées de main et n’oubliant jamais d’embrasser la mariée.
– Qui diable est-ce, ce bonhomme-là ? monologuait Vincent. Dans tous les cas, il a une sale gueule.
(Mon ami Desflemmes ne prend pas de gants pour se parler à lui-même.)
Un beau jour, le hasard le renseigna sur le monsieur à relations. Le suisse de Saint-Germain-des-Prés causait avec le bedeau. Tu as vu ? disait le suisse ; il est là…
– Qui ça ? demanda le bedeau.
– L’embrasseur.
– Ah !
– Oui… Tiens, tu peux le voir d’ici, dans le chœur, à droite.
Vincent regarda dans la direction indiquée : l’embrasseur, c’était son bonhomme.
Avec beaucoup d’obligeance, et sur le glissement discret d’une pièce de quarante sous, le suisse paracheva ses renseignements.
L’embrasseur était un maniaque, relativement inoffensif, dont le faible consistait à embrasser le plus possible de jeunes mariées en blanc. Muni d’un aplomb imperturbable, l’embrasseur s’introduisait dans la sacristie. Les parents du marié se disaient : « Ce doit être un ami de la famille de la petite. » La famille de la petite se tenait un raisonnement parallèle. L’embrasseur serrait la main du jeune homme, embrassait la petite, et le tour était joué.
Desflemmes se divertit fort de cette étrange manie, mais se jura bien, au cas où il se marierait, de ne pas laisser effleurer les joues virginales de l’adorée par un aussi déplaisant museau.
À quelques jours de là, Vincent tomba éperdument amoureux d’une jeune fille de Fontenay-aux-Roses. Bien que la dot fût dérisoire, il n’hésita pas à obtenir la main de la personne. D’ailleurs, il y avait des espérances, un oncle fort riche, entre autres, ancien avocat, nommé N. Hervé (de Jumièges).
– Tous mes compliments ! fis-je à Desflemmes, qui m’annonçait la grave nouvelle. Et la petite… gentille ?
– Tu ne peux pas t’en faire une idée, mon vieux ! Ah ! oui, qu’elle est gentille ! Et drôle donc ! Imagine-toi un front et des yeux à la façon des vierges de Botticelli, un petit nez spirituel, bon garçon, rigolo. Madone et ouistiti mêlés ! Et avec ça, sur la joue, là, près du menton, un grain de beauté d’où émergent quelques poils fins, longs, frisés et qui lui donne une apparence de Simily-Meyer tout à fait amusante. Bref, à sa vue, mon cœur, vieille poudrière éventée, a sauté comme une jeune cartouche de dynamite.
Le grand jour arriva.
L’oncle à héritage, M. N. Hervé (de Jumièges) s’excusa par télégramme de ne pouvoir assister au mariage civil. Inutile de l’attendre, il se rendrait directement à l’église.
La bénédiction nuptiale tirait à sa fin. Le digne prêtre prononçait les paroles qui lient les époux devant Dieu, comme le maire (ou son adjoint) a prononcé les paroles qui les lient devant la loi.
À ce moment, mû par un mouvement machinal, Desflemmes se retourna.
Son visage passa rapidement, d’abord au rouge brique de la colère, puis au blanc blafard de la suffocation, et enfin au vert pomme pas mûre des résolutions viriles.
Derrière lui, au dernier rang des assistants, Desflemmes venait de reconnaître qui ?
Ne faites pas les étonnés, vous l’avez deviné : l’embrasseur !
On allait passer à la sacristie.
Après avoir prié sa jeune femme de l’excuser un instant, Vincent piqua droit sur le maniaque.
– Vous, fit-il, sans affabilité apparente, si vous ne voulez pas sortir de l’église à coups de pied dans le cul, vous n’avez qu’une ressource : c’est de vous en aller à reculons, et plus vite que ça.
– Mais, monsieur…
– À moins que je vous prenne par la peau du cou…
– Mais, monsieur …
– Vieux cochon !
– Mais, monsieur …
– Comment, espèce de saligaud, Paris ne vous suffit donc plus ?
Comme bien vous pensez, cet intermède n’avait pas passé inaperçu des gens de la noce.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ? soupira très inquiète la petite Simily-Meyer.
– Je ne sais pas, répondit la maman, mais ton mari à l’air de se disputer fort avec ton oncle Hervé.
Cependant la discussion continuait sur le ton du début.
Tout à coup Vincent empoigna par le bras l’oncle Hervé, car c’était bien lui, et l’entraîna vers la sortie à grand renfort de coups de pied dans le derrière.
– Vincent est devenu fou ! s’écria la mariée en s’effondrant dans son fauteuil.
Et toute la noce de répéter : « Vincent est devenu fou ! »
Vincent n’était pas devenu fou, mais en apprenant le nom de l’embrasseur, il était devenu très embêté.
Avec une philosophie charmante, il prit son chapeau, son pardessus et le premier train pour Paris.
Peu de jours après cette regrettable scène, il reçut des nouvelles de Fontenay sous la forme d’une demande de divorce.
Vincent Desflemmes ne constitua même pas d’avoué. L’avocat de la partie adverse eut beau jeu à démontrer sa folie subite, sa démence incoercible, son insanité dégoûtante, son aliénation redoutable. Le divorce fut prononcé.
Vincent en a été quitte pour reprendre ses occupations qui consistent à s’en aller flâner, entre les repas, tout seul, sans canne, sans chien, sans femme.
Il a toujours conservé un vif penchant pour les noces des autres, mais il n’y rencontre plus l’embrasseur.
LE PENDU BIENVEILLANT
Aussi loin derrière lui qu’il reportât ses souvenirs, il ne se rappelait pas une seule minute de veine dans sa pauvre vie. La guigne, toujours la guigne ! Et pourtant, chose étrange, jamais de cette série obstinément noire n’était résultée pour lui, l’ombre d’une jalousie ou d’une rancune.
Il aimait son prochain, et de tout son cœur le plaignait de la triste existence à laquelle il était voué.
Un beau jour, ou plutôt un fort vilain jour, il en eut assez de cette vie, par trop bête vraiment.
Tranquillement, sans phrases, sans correspondance posthume, sans attitude de mélodrame, il résolut de mourir. Non pas pour se tuer, mais très simplement pour cesser de vivre, parce que vivre sans jouir lui semblait d’une inutilité flagrante.
Les différents genres de mort défilèrent dans son imagination, lugubres et indifférents.
Noyade, coup de pistolet, pendaison…
Il s’arrêta à ce dernier mode de suicide.
Puis, au moment de mourir, il lui vint une immense pitié pour ceux qui allaient continuer à vivre…
Une immense pitié et un vif désir de les soulager.
Alors, il s’enfonça dans la campagne, arriva dans des champs de colza, bordés de hauts peupliers.
Du plus haut de ces peupliers, il choisit la plus haute branche.
Avec l’agilité du chat sauvage – l’infortune n’avait pas abattu sa vigueur – il y grimpa, attacha une longue corde, combien longue ! Et s’y pendit.
Ses pieds touchaient presque le sol.
Et le lendemain, quand, devant le maire du village, on le décrocha, une quantité incroyable de gens purent, selon son désir suprême, se partager l’interminable corde, et ce fut pour eux tous la source infinie de bonheurs durables.
ESTHETIC
If it’s not true, it’s well found.
SIR CORDON SONNETT
Il y a peu d’années, l’édilité de Pigtown (Ohio, U.S.A.) eut l’idée d’organiser une exposition de peinture, sculpture, gravure, et généralement, tout ce qui s’ensuit.
On lança, par la libre Amérique, des invitations aux artistes de deux sexes, et l’on construisit, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, un vaste hall, auprès duquel la galerie des Machines semblerait une humble mansarde.
Le nombre des adhésions dépassa les plus flatteuses espérances. Tout ce qui portait un nom dans l’art américain tint à se voir représenté à l’exposition de Pigtown.
Quelques peintres et sculpteurs de l’ancien continent annoncèrent leurs envois par câble ; mais l’édilité de Pigtown ayant décidé que l’exposition serait exclusivement nationale (exclusively national), on ne répondit même pas à ces faquins d’Europe.
La Pigtown National Picture and Sculpture Exhibition obtint tout de suite un prodigieux succès.
Le vaste hall ne désemplissait pas, et bientôt les organisateurs ne surent plus où fourrer les dollars de leurs recettes.
D’ailleurs la chose en valait la peine ; la sculpture, surtout, intéressait les visiteurs au plus haut point.
Il y a longtemps qu’en matière de statues, les Américains ont déserté les errements surannés de la vieille Europe. Plus de ces groupes inanimés ! Assez de ces marbres froids et insensibles ! Foin de ces lions de bronze dévorant des autruches de même métal, sans que les autruches y perdent une seule de leurs plumes !
Les statuaires américains ont compris que, dans l’Art, la Vie seule intéresse, et qu’il n’y a pas de Vie sans Mouvement.
Aussi, à l’exposition de Pigtown, les statues, les groupes, même les bustes, tout était-il articulé. Les narines battaient, les seins haletaient, les bouches s’ouvraient, et, quand un groupe représentait un Boa dévorant un bœuf, on n’avait qu’à demeurer cinq minutes devant cette œuvre capitale, le bœuf se trouvait effectivement dévoré par le boa.
Le bœuf était en gutta-percha et le boa en celluloïd, dites-vous ; ô poncifs vieux jeu ! Qu’importe la substance, l’idée est tout !
Dans cet amoncellement d’art animé, deux œuvres surtout se disputaient l’engouement public.
La première, due au génie si inventif du grand animalier K.W. Merrycalf, représentait un Cochon taquiné par des mouches. Et l’on se demandait ce qu’il fallait admirer le plus, dans ce gracieux ensemble : le cochon ? Les mouches ?
Le cochon, un cochon en bronze, trente-six fois grandeur naturelle, se vautrait sur un fumier également trente-six fois nature. Une nuée de mouches, dans la même proportion, s’ébattaient, petites folles, autour du monstrueux groin.
Le cochon, comme tout bon cochon qui se respecte, était immobile, mais les mouches, mues par un petit appareil des plus ingénieux (patent), voletaient réellement, tourbillonnaient et ne touchaient la hure du porc que pour se charger d’électricité et repartir de plus belle.
C’était charmant.
Cette jolie pièce eût été certainement le clou de la National Exhibition, sans l’envoi d’un jeune sculpteur ignoré jusqu’à ce jour, et portant le nom de Julius Blagsmith.
Le groupe de Julius Blagsmith portait cette indication au livret : The death of the brave général George-Ern. Baker. L’intrépide officier était représenté au moment où, frappé d’une balle en plein cœur, il s’affaissa sur une mitrailleuse voisine.
À l’intérêt historique de cet épisode émouvant venait s’adjoindre l’attrait d’une ingénieuse application du phonographe.
Dans l’intérieur de George-Ern. Baker était adroitement placé un appareil, et, toutes les cinq minutes, le vaillant général, portant sa main au cœur, s’écriait (en américain, bien entendu) : « Je meurs pour le principe ! »
La mitrailleuse, surtout, recueillit les suffrages universels des artilleurs et armuriers américains. Pas une vis, pas un boulon, pas un rivet dont on put constater l’absence ou le mal placement. Une merveille.
C’était bien le cas de le dire : il ne lui manquait que la parole.
Dès les premiers jours de l’exposition, ce ne fut qu’un cri par les clans artistiques. Le diplôme d’honneur de la sculpture est pour le Cochon de Merrycalf, à moins qu’il ne soit pour le Baker de Blagsmith.
De leur côté, les deux artistes s’étaient pris, l’un pour l’autre, d’une vive hostilité. Ils se saluaient, se serraient la main, s’informaient de leur santé réciproque, mais on sentait que ces rapports courtois cachaient une glacialité polaire.
Le matin du jour où le jury devait proclamer les récompenses, Blagsmith invita poliment son confrère Merrycalf à lui consacrer quelques instants d’entretien. Il l’amena devant son groupe.
– Franchement, demanda-t-il, comment trouvez-vous cela ?
– À la vérité, répondit Merrycalf, je trouve cela parfait. La mitrailleuse est d’une exactitude ! …
– Cette mitrailleuse n’a aucun mérite à être exacte, attendu que c’est une vraie mitrailleuse. Voyez plutôt.
Et Blagsmith, grattant légèrement de la pointe de son canif un fragment de plâtre, fit apparaître l’acier luisant, et, vous savez, pas de l’acier pour rire.
– Oui, poursuivit-il, cette mitrailleuse est une réelle mitrailleuse en parfait état, avec cette circonstance aggravante qu’elle est chargée et prête à faire feu.
– Diable ! … et dans quel but ?
– Dans le but très simple de vous mitrailler tous si je n’obtiens pas le grand diplôme d’honneur.
– Vous n’y allez pas par quatre chemins, vous
– Jamais ! Un seul, c’est plus court.
– Laissez-moi au moins le temps de prévenir le jury.
– Comme il vous plaira.
Et, se débarrassant de sa jaquette, Blagsmith arbora la tenue si commode dite en bras de chemise.
Sur une splendide estrade drapée de peluche et ornée de plantes tropicales, le jury se réunissait.
Après un grand morceau exécuté par l’Harmonie des abattoirs de Pigtown, le président du jury se leva et proclama le nom des heureux lauréats.
On commença par la peinture. À part quelques coups de revolver échangés entre une mention honorable et une médaille d’argent, la proclamation des lauréats peintres se passa assez tranquillement. Puis le président annonça : « Sculpture, grand diplôme d’honneur décerné à Mathias Moonman, auteur de… »
Auteur de quoi ? je ne saurais vous dire, car, à. ce moment précis, il se produisit un vif désordre parmi les gentlemen qui garnissaient l’estrade et ceux qui l’entouraient.
Cent milliards de démons se seraient acharnés à déchirer cent milliards d’aunes de toile forte, que le tapage n’eût pas été plus infernal, cependant que des projectiles meurtriers semaient la mort et l’effroi parmi le jury et le public.
L’estrade ne fut bientôt qu’un amas confus de draperies rouges, d’arbustes verts et de jurés de toutes couleurs.
Là-bas, dans le fond, Blagsmith tournait sa manivelle avec autant de quiétude que s’il eût joué le Yankie Doodle sur un orgue de Barbarie.
Quand les gargousses étaient brûlées, il en tirait d’autres du socle de son groupe et continuait tranquillement l’œuvre de destruction.
Comme tout prend une fin, même les meilleures plaisanteries, les provisions s’épuisèrent. Dois-je ajouter que le public n’avait pas attendu plus longtemps pour déserter le vaste hall ? Sortis de la poussière, les marbres et les plâtres retournaient en poussière. Seuls les bronzes s’en tiraient avec quelques renfoncements négligeables.
C’était fini.
Blagsmith endossait sa jaquette, radieux comme un monsieur qui n’a pas perdu sa journée, quand, à sa grande stupeur, il vit s’avancer vers lui qui ? son concurrent Merrycalf.
Merrycalf, souriant, affable, lui tendit la main.
– Hurrah ! my dear. Vous êtes un homme de parole… et d’action.
– Vous n’aviez donc pas averti le jury ?
– Jamais de la vie, par exemple. Bien plus drôle comme ça.
– Et vous, où étiez-vous, pendant mes salves ?
– Dans mon cochon, parbleu ! Vous pensez bien que je n’ai pas fait un cochon trente-six fois nature en bronze massif. J’y ai fait ménager une logette très confortable, et je vous prie de croire que je ne m’y embêtais pas, tout à l’heure, pendant votre petite séance d’artillerie.
– Ce qui prouve que, comme disent les Français, dans le cochon tout est bon, même l’intérieur.
– Surtout quand il est creux.
Enchantés de cette excellente plaisanterie, Blagsmith et Merrycalf allèrent déjeuner avec un appétit qui frisait la voracité.