Kitabı oku: «Pour cause de fin de bail», sayfa 3
AU PAYS DE L'OR
(Extrait d'une lettre que je reçois à l'instant même d'un de mes amis qui est au Klondyke.)
* * * * *
«Mais c'est surtout dans les industries à côté qu'on réalise d'incroyables et rapides fortunes.
» Tel trafiquant de marchandises rares, tel tenancier de music-hall ou de maison de jeu et même tel porteur de colis, gagne plus d'argent que certains détenteurs d'excellents claims.
» Une bonne idée qui vous vient, et vous voilà une fortune parfois!
» C'est le cas d'un joyeux luron de Canadien français, installé ici depuis deux ou trois ans, un nommé Antoine Lescarbille, dont tu as peut-être connu jadis le père qui était charretier2 à Cap-à-l'Aigle.
» Ce Lescarbille, après avoir gratté pendant quelques mois le rude terrain de Klondyke, s'était vite dégoûté de cette besogne: se rappelant son ancienne profession, il se construisit une hutte sur le bord du Greenpig Lake et s'établit pêcheur et marchand de poisson.
» Ses affaires prospéraient assez bien, quand un véritable coup de génie qu'il eut mit sa fortune au pinacle.
» Il faut te dire que, dans ce damné Klondyke, l'éclairage est une des plus fantastiques dépenses auxquelles on ait à faire face.
» Dawson-City est onéreusement éclairé à l'électricité et à l'acétylène; mais, en d'autres agglomérations moins importantes, ces moyens font défaut, et quand tu sauras qu'on a quatre bougies pour un dollar et que le pétrole ne se paye pas moins de cinq dollars le gallon, tu ne manqueras pas de reculer d'horreur.
» Notre ami Lescarbille roulait probablement ces pénibles réflexions dans sa tête quand, triant son poisson, ses yeux tombèrent sur une sorte d'anguille qui, jusqu'à présent, avait causé son désespoir.
» Ce poisson dont je ne saurais préciser le nom ni la classification (l'Alaska n'est pas fertile en Lacépèdes) est tellement gras, en effet, tellement saturé d'huile qu'il échappe à toute comestibilité, et, par conséquent, à tout trafic.
» Mais un éclair de génie venait de fulgurer le crâne de Lescarbille.
»—Ah! cochon, s'écria-t-il, tu ne veux pas nous nourrir! eh bien, tu serviras à nous éclairer.
» Antoine Lescarbille avait son idée.
Il fuma, il boucana, comme on dit ici, un certain nombre de ces anguilles, et puis, quand elles furent bien sèches, certain d'avance du résultat, il fit sa petite expérience.
» Allumée à la queue, l'anguille brûla, se consumant lentement, produisant la lumière d'une excellente carcel et ne dégageant que peu d'odeur et une très légère fumée.
» À cette constatation, Lescarbille bondit de joie si prodigieusement qu'il en défonça le rustique plafond de sa hutte, mais les Canadiens français ont, Dieu merci, le crâne dur.
» Peu de jours après sa découverte et sans en parler à personne, Lescarbille avait obtenu du gouvernement la charte qui lui donnait le monopole exclusif de la pêche dans le Greenpig Lake, seul endroit où se trouve l'anguille-chandelle.
» Un an après, la vogue de ce nouvel éclairage avait été telle que Lescarbille possédait un capital de cent mille piastres qui ne devait rien à personne.
» Aujourd'hui, il songe à aller retrouver son joli pays de Cap-à-l'Aigle; mais toujours pratique, il est en pourparlers avec une maison de banque de Vancouver pour mettre son affaire en actions.
» Je t'envoie ci-inclus un prospectus de The natural fish candle light C° Limited, si le coeur t'en dit.
» Prétendre qu'introduite à Paris, l'anguille-chandelle deviendrait l'éclairage des salons, je ne vais pas jusque-là; mais, tout de même, l'affaire me paraît excellente, et si le coeur t'en dit…
» Etc., etc., etc.»
L'INCORRIGIBLE SNOB
Un poète a dit excellemment (en termes plus choisis que les ci-joints, mais j'en oubliai la teneur exacte) que, si l'on désire se modeler sur un grand homme, c'est par ses bons côtés qu'il faut surtout chercher à l'imiter.
Réflexion fort sensée, car concevez-vous un monsieur qui s'imaginerait égaler Napoléon Ier parce qu'il prise du tabac ou Benjamin Franklin parce qu'il parle du nez?
Ce serait grotesque, et rien de plus!
Mon ami Leveau-Sauvage vient pourtant d'être la proie d'une erreur aussi stupide.
Mon ami Leveau-Sauvage est un brave garçon d'une trentaine d'années dont la laborieuse jeunesse se passa surtout à l'étude approfondie des cravates, des chapeaux, des cannes, des chemises et autres pièces d'habillement ou d'ornement.
Ayant hérité de sa famille d'une fortune assez considérable, il dissipa son patrimoine en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire.
Pendant un an, ce fut le garçon le mieux vêtu de Paris, poussant le snobisme jusqu'à faire blanchir à Londres non seulement son linge, mais encore le jeune nègre qui lui servait de groom.
Ajoutons que diverses demoiselles haut cotées lui donnèrent un joyeux coup de main en vue d'activer l'immanquable déconfiture.
Voilà donc, un matin, mon pauvre ami Leveau-Sauvage sans un sou, presque.
Très courageusement, il s'embarqua pour la Nouvelle-Zélande où l'on venait de découvrir des champs d'émeraudes.
La fortune lui sourit; toute sa vieille réserve d'énergie, jusqu'à ce jour inutilisée, lui vint en aide: bref, en trois ans, il avait reconstitué quelques millions.
Le mois dernier, il débarquait au Havre où j'avais l'occasion de le rencontrer en je ne sais plus quel music-hall.
Grande joie mutuelle à se revoir!
Le croiriez-vous? depuis son départ de Paris, il n'avait pas lu un seul journal français, et je le trouvai barbotant dans l'inconcevable marécage de l'ignorance de tous événements modernes, même sensationnels.
D'ailleurs, n'est-ce pas, il s'en fichait: un vieux Parisien comme lui, on est pas long à reprendre pied dans la vie du boulevard.
(La vie du boulevard!).
–Tu retournes à Paris?
–Pas immédiatement. La traversée m'a beaucoup fatigué; le médecin du bord, un charmant garçon très bien élevé, m'a conseillé de passer une huitaine de jours en Normandie avant de regagner Paris.
–Où?
–Dans une auberge rustique, située non loin de Trouville, sur le bord de la mer. On déjeune sous les pommiers… Viens me voir, c'est exquis.
Et il me donna son adresse champêtre.
Quelques jours après, j'arrivai, j'arrivai même légèrement en retard.
Et qu'est-ce que je vis?
Leveau-Sauvage attablé seul, en train de déjeuner, les jambes enveloppées d'une couverture, les pieds reposant sur deux autres couvertures, dont l'une, celle de dessus, marquée à ses initiales.
Près de lui, debout, se tenait une femme d'un certain âge, qui recevait les plats des bonnes de l'auberge, les posait sur la table et coupait la nourriture de mon ami en petits morceaux.
–Quoi donc! m'écriai-je, cela ne va donc pas mieux?
–Au contraire, cela va très bien! Je suis entièrement retapé et je file, demain, sur Paris.
–Ah!
–Oui, oui… Je vois ce qui t'étonne: ces couvertures, cette femme qui me coupe ma viande… mais, mon ami, tu ne sais donc pas que c'est le grand chic, aujourd'hui?
–???
–Oui, un tuyau que j'ai eu la veine de piger avant-hier. Le Prince de S…. est venu ici même où il a déjeuné exactement dans ce cérémonial qui semble te paraître si bizarre!
* * * * *
Ainsi, mon ami Leveau-Sauvage croyait toujours au Prince!
Il ignorait la maladie qui avait frappé le pauvre ex-arbitre des élégances parisiennes, et ce qu'il prenait pour une mode nouvelle, c'était tout simplement, hélas! la fâcheuse hémiplégie.
FÂCHEUSE ERREUR
Appuyée par le mot pressant d'un ami commun, je reçois la supplique suivante trop légitime pour que je ne lui offre point l'intégrale hospitalité de nos colonnes.
«Cher et bon maître,
» Vous excuserez, j'en suis sûr, la liberté que je prends de vous arracher à vos importants travaux quand vous connaîtrez le mobile qui me fait agir.
» Vous êtes le défenseur né des nobles causes et vous détenez la tribune du haut de laquelle on s'adresse à l'humanité, certain d'être entendu.
» Accordez-moi pour quelques instants, s'il vous plaît, un strapontin dans cette tribune.
» Peut-être, au cas où vos chères études vous en ont laissé le loisir, avez-vous lu dans les journaux de ce matin le fait-divers suivant, relatant une scène dont je fus le témoin:
» Un fou à la gare Saint-Lazare.—Hier, vers quatre heures de l'après-midi, dans un compartiment de seconde classe d'un train de Ceinture, un monsieur correctement vêtu, portant à la boutonnière la rosette d'officier du Mérite Piscicole, racontait à ses compagnons de voyage qu'il venait de se brûler les doigts en déplaçant l'une des bouillottes destinées à faire croire au chauffage du compartiment. Devant une affirmation aussi invraisemblable, faite sur le ton du plus grand sang-froid, les compagnons de voyage du malheureux, devinant à qui ils avaient affaire, remirent le pauvre fou aux mains du commissaire spécial qui, après un sommaire interrogatoire, le fit conduire à l'infirmerie du Dépôt.
» J'assistai, comme je l'ai dit plus haut, à cette pénible scène.
» Dans le premier moment, personne ne songea, démarche pourtant bien naturelle, à vérifier le dire du monsieur décoré. Ce n'est que lorsque le train eut quitté la gare que l'idée me vint de tâter la bouillotte, cause première de l'incident.
» Phénomène étrange et pourtant véridique—je le jure!—ma main s'échauffa à ce contact.
» Le malheureux que nous avions fait arrêter n'était pas fou. Tout au plus s'il avait légèrement exagéré.
» Ma conscience d'honnête homme m'obligeant à réparer, dans la mesure du possible, l'erreur que j'ai contribué à commettre, je viens vous demander, cher et bon maître, de mettre votre plume si autorisée au service de cette petite cause; mais en matière de justice est-il de petites causes?
» Par la même occasion, vous pourrez prémunir vos lecteurs contre cette nouvelle sorte d'accidents de chemins de fer non prévue chez les Compagnies d'assurances: la brûlure par bouillottes.
» Veuillez agréez, etc., etc.
» Eleuthère Melon, herboriste,
» 69, rue Malthus.»
Mon honorable correspondant s'est trop éloquemment exprimé pour que j'éprouve le besoin d'ajouter un mot.
L'éprouverais-je, d'ailleurs, que le temps matériel m'en ferait défaut.
Alors!…
MORALES RELATIVES
La scène se passe au tribunal correctionnel d'Andouilly-sur-Tourte:
LE PRÉSIDENT.—Noms et prénoms?
LE PRÉVENU.—Duculot (Georges-Adrien).
LE PRÉSIDENT.—Votre âge?
LE PRÉVENU.—Vingt-six ans.
LE PRÉSIDENT.—Profession?
LE PRÉVENU.—Marchand de journaux.
LE PRÉSIDENT, méprisant.—Si nous disions camelot, plutôt?
LE PRÉVENU, non offusqué.—Disons camelot, si ça peut vous faire plaisir, mon président. Le métier de camelot est une profession d'homme libre de laquelle il n'y a pas à rougir.
LE PRÉSIDENT.—Vous êtes accusé d'avoir volé un lapin au préjudice du sieur Lapoire (Placide), fermier à Coquinville. Qu'avez-vous à répondre?
LE PRÉVENU.—Rien de bien intéressant. J'ai, en effet, dérobé le dit lapin audit Lapoire.
LE PRÉSIDENT.—Les renseignements recueillis sur vous sont favorables. Vous n'avez jamais subi de condamnation. Votre passage dans l'armée s'est accompli sans punitions graves et même vous avez eu la médaille militaire à la suite de plusieurs campagnes au Sénégal.
LE PRÉVENU.—Je ne cherche pas à le nier.
LE PRÉSIDENT.—Et c'est un bon soldat comme vous qui va se déshonorer, qui va traîner sa médaille dans la boue en volant le lapin d'un honnête cultivateur! Vous ne rougissez pas, Duculot?
LE PRÉVENU.—Je ne rougis pas, monsieur le président, ou si je rougis, c'est au souvenir du peu d'importance de ma razzia.
LE PRÉSIDENT.—Votre razzia! Ce que vous appelez votre razzia n'est autre chose qu'un excellent vol.
LE PRÉVENU.—En Europe, je ne dis pas; mais en Afrique, nous appelons ça une razzia. Quand un poste avancé manque de provisions: à cheval, messieurs! on s'en va à la recherche d'une centaine de boeufs qu'on trouve dans les villages noirs des environs. Si les nègres font de la rouspétance, on leur envoie quelques pruneaux Lebel qui leur inculquent vite la notion du silence. Les messieurs qui commandent ces razzias sont couverts de galons et d'honneurs. Plus ils ont tué de nègres et raflé de bestiaux, plus ils sont galonnés et décorés.
LE PRÉSIDENT.—Où voulez-vous en venir?
LE PRÉVENU.—À ceci, monsieur le président, qu'à force d'avoir pratiqué ce métier pendant trois ans en Afrique, je suis arrivé à me créer une mentalité nouvelle et à voir mes idées sur la propriété tant soi peu embrumées. Quand j'ai volé le lapin du petzouille en question, je me croyais encore dans la boucle du Niger………. Heureusement que je n'avais pas de flingot, j'aurais été fichu de le dégringoler, l'honnête cultivateur… L'habitude, vous savez!
Le tribunal, après avoir délibéré quelques instants, décerne à notre ami Duculot une jolie pièce de trois mois de prison, en regrettant—étant donné le cynisme et le mauvais esprit dont l'inculpé a fait preuve au cours de son interrogatoire—de ne pas le faire bénéficier de la loi Bérenger.
Duculot se retire entre ses deux gendarmes et murmure joyeusement:
–Trois mois pour un lapin, ça n'est pas fichtre donné!… Alors, si j'avais volé un éléphant, qu'est-ce que je prendrais!…
NOUVELLES ET GRAVES COMPLICATIONS DIPLOMATIQUES
Le conflit égypto-anglo-français, loin d'entrer dans la voie d'apaisement si souhaitée par tous les bons esprits, vient, au contraire, de s'aviver cruellement d'un élément nouveau.
Laissant aux diplomates des deux côtés de la Manche le soin d'arranger cette regrettable et cuisante affaire, contentons-nous de relater les faits, sans y ajouter la moindre passion personnelle.
Le sirdar Kitchener, débarqué, hier, à Paris, en vue d'y passer quelques jours, fit, au débotté, une visite à l'ambassade britannique.
Les propos qui s'échangèrent entre lord Kitchener et sir Edmund Monson, nous les ignorons: ils n'ont, très probablement d'ailleurs, aucun rapport avec ce qui se passa ensuite.
Le Sirdar sortit, vers quatre heures, de l'ambassade et gagna l'avenue des Champs-Élysées qu'il descendit jusqu'à la place de la Concorde.
Dès qu'il fut arrivé là, les regards de notre gentleman furent attirés par ce monolithe si connu des Parisiens et qu'on désigne sous le nom un peu arbitraire, d'ailleurs, d'Obélisque de Louqsor.
D'un coup d'oeil, l'Anglais devina l'origine du monument.
Il s'en approcha, en fit le tour, remarqua la présence, en dedans de la grille, d'un homme entre deux ou trois âges, vêtu de l'uniforme classique de nos gardiens de monuments.
Le chapeau à la main, et sur le ton de la plus exquise politesse:
–Pardon, monsieur, s'enquit le sirdar, comment nommez-vous ce bloc de granit?
–C'est l'Obélisque de Louqsor, monsieur.
–Et vous, monsieur, s'il vous plaît, qui êtes-vous?
–Moi?… Je suis le concierge de l'Obélisque.
–Pour le compte de quel gouvernement gardez-vous l'Obélisque?
–C'te question!… Pour le compte du gouvernement français, pardi!
–Alors, cher monsieur, je vous prierai de déguerpir au plus vite.
–Déguerpir! Et pourquoi déguerpir?
–Parce que, cher monsieur, l'Obélisque de Louqsor ayant appartenu jadis à l'Égypte, appartient maintenant et désormais à l'Angleterre.
–Allons donc!
–C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
–Je ne prétends pas le contraire, cher monsieur, mais je ne quitterai mon poste que lorsque j'en aurai reçu l'ordre de ceux qui me l'ont confié, de mes chefs hiérarchiques.
–Rassurez-vous, je ne vous ferai pas violence, mais je vais aviser immédiatement de cette situation les grosses légumes anglaises (the big british vegetables). Cet incident se videra, sans nul doute, diplomatiquement; mais, en attendant, vous ne trouverez pas offensant, j'espère, que je vous juxtapose deux autres concierges, l'un égyptien, l'autre anglais.
–Faites comme vous voudrez, cher monsieur.
Les deux hommes se quittèrent le plus cordialement du monde et, même, on observa que le concierge de l'Obélisque, remarquant l'extinction du cigare de lord Kitchener, offrit à ce dernier une allumette, gracieuseté à laquelle l'Anglais répondit par le cadeau d'une cigarette… turque, naturellement.
Les choses en sont là.
Rien n'a transpiré du quai d'Orsay; on sait seulement que ces messieurs n'en semblent pas mener large.
LES HOTES DE CASTELFÊLÉ
Tout de suite, ce jeune homme rencontré chez des amis communs m'avait énormément plu.
Son évident bon coeur, sa soif un peu candide de justice, et surtout la ravissante simplicité de son esprit, m'inculquèrent le désir de faire sa connaissance plus ample, comme on dit.
À l'instar, peut-être, des animaux qui aiment qui les aime, le jeune homme, de son côté, me manifesta une prompte sympathie.
–Venez, dit-il, passer une journée chez moi, ou plutôt chez nous, car je vis avec ma vieille bonne-maman qui m'a élevé, une femme de beaucoup d'esprit qui vous plaira, j'en suis sûr.
–Vous n'avez plus vos parents?
–Non. Mon père, je ne l'ai jamais connu; c'était, paraît-il, le cocher de mes grands-parents. Quant à ma mère, elle mourut de honte, je crois, peu de temps après ma naissance.
Quelques jours après cet entretien, je sonnais à la grille de
Castelfêlé.
Ce fut le jeune homme lui-même qui, m'ayant aperçu du perron, accourut m'ouvrir.
–Bonne-maman! Bonne-maman! Voilà le monsieur dont je t'ai parlé l'autre jour… Ah! que c'est gentil à vous!… Justement, hier, j'ai tué un beau lièvre…
La vieille dame appartenait à cette race de vieilles dames qui parlent, parlent sans interruption, comme un moulin tourne, tourne.
Dès les premières paroles qu'elle dit, je crus n'avoir pas bien saisi et attribuai tout d'abord à ma propre incompréhension l'espèce d'ahurissement en lequel me plongeaient ses propos.
Mais non, c'était bien sa faute à elle, et ses dires respiraient, à n'en pas douter, la plus formelle incohérence.
En voici un échantillon:
«… Ce jour-là, mon enfant, comme le Vendredi-Saint tombait précisément un jeudi, nous en profitâmes pour aller manger la galette des Rois chez la vieille filleule de notre petite grand'mère qui se trouvait en nourrice chez la femme d'un bûcheron veuf dont j'ai oublié le nom.
» La pluie ne cessait pas de tomber, une de ces pluies d'orage, tièdes qu'on a souvent, dans ces pays-là, quand le temps est sec et froid.
» Nous partîmes dès le tout petit jour et nous arrivâmes à la nuit tombante, car il faut vous dire que la maison était à l'autre bout du village.
» La bonne femme nous reçut d'un air revêche: Entrez, mes petits enfants, nous disait-elle, entrez, et mettez-vous bien à l'abri au milieu du champ d'orge.
» Mais bientôt, sa figure s'adoucit. Un bon sourire éclaira ses yeux et elle nous mit tous à la porte à grands coups de serpe.
» Cinq minutes après, nous étions tous rentrés à la maison, tassés autour d'un grand feu de sarment devant lequel rôtissait un petit morceau de veau froid qu'on préparait pour le réveillon de la Toussaint.
» Oh! cette nuit-là, je ne l'oublierai jamais tant on s'est amusé!
» Seulement on avait tant bu à la santé du petit Jésus qu'on faillit manquer la grand'-messe.
» Et, à cette époque-là, manquer la grand'-messe le jour de Pâques, c'était péché mortel!
» Nous eûmes juste le temps d'arriver; toute la paroisse était déjà là, et je crois même que la première partie de quilles était commencée…»
* * * * *
La bonne vieille dame continua longtemps à causer de la sorte.
Elle aurait pu continuer davantage encore: la macédoine impétueuse de ses discours incohérents m'avait jeté dans une telle stupeur, que je ne percevais plus qu'une sorte de bourdonnement lointain.
Le déjeuner par bonheur, se composait de mets copieux et succulents; les vins surtout me plurent, jouissant d'une vieillesse qui touchait à la sénilité.
–Ce sont, en effet, de très vieux vins, me fit observer le jeune homme, car ils datent de mon grand-père, et ni bonne-maman, ni moi, ne faisons grand tort à notre cave,—n'est-ce pas, bonne-maman?—car nous ne buvons que de l'eau. Voici, entre autres, du malvoisie qui pourrait bien avoir un siècle d'existence.
La vieille dame s'écria:
–Ah! le malvoisie! Dire que s'est dans un tonneau de ce vin-là que s'est noyé le duc d'Orléans. Vous n'avez pas connu le duc d'Orléans?… Non, vous êtes trop jeune. Dieu! quel beau garçon c'était! Je l'ai vu, la première fois que je suis allée à Paris avec mes parents. Il était à cheval, à côté de Charles X qui passait l'armée en revue. Tout le monde criait: Vive l'empereur!… C'était très beau!…
Après déjeuner, nous allâmes, le jeune homme et moi, faire un tour dans le parc.
–Comment trouvez-vous bonne-maman?
–Charmante, charmante… Une grande dame, pour tout dire.
–Je savais bien qu'elle vous plairait. N'avez-vous pas remarqué parfois de légères confusions dans ses souvenirs.
–Ma foi, non! La mémoire de Madame votre aïeule m'a semblé, au contraire, d'une précision remarquable et fort rare chez une personne de son âge.
–Ah! tant mieux!… j'avais cru remarquer…
Nous nous approchions d'une volière, d'une immense volière, en très bon état, mais complètement vide.
–Tiens, observai-je, vous ne mettez pas d'oiseaux dans cette si magnifique volière?
Je vis alors les yeux du jeune homme, lesquels n'avaient reflété jusqu'ici qu'une ingénuité céleste, se voiler d'une mélancolie intense:
–Cette volière? Oui… C'est toute une histoire. Je vais vous la dire, parce que je vous aime beaucoup et que j'ai grande confiance en vous, mais je n'aime pas qu'on me rappelle cette horrible chose.
Il essuya ses yeux.
–L'an passé, elle était pleine d'oiseaux, cette volière, d'oiseaux venus de tous les pays du monde et jolis comme on n'en peut pas rêver… Il a fait très froid, l'année dernière. Les pauvres oiseaux sauvages ne trouvant plus rien à manger par cette neige qui tombait si fort—vous vous souvenez?—tournaient autour de la volière, quêtant les vagues bribes de nourriture qui pouvaient s'en échapper. Un jour, j'assistai à cette scène: un petit bouvreuil s'en venant picorer dans une branche de millet, accrochée à l'intérieur du treillage, reçut d'un gros canari un si violent coup de bec au crâne qu'il en fut tué du coup… Vous dire la colère que je ressentis à cette vue serait impossible. Alors, furieux, j'ouvris les portes de la volière et en chassai tous ces mauvais hôtes. Puis, avec des pièges posés dans tout le parc, je capturai les pauvres petits oiseaux sauvages que j'enfermai à la place des égoïstes… Quelques jours après cette opération, ils étaient tous morts, les oiseaux privés, inhabitués à trouver pitance et abri, trépassèrent de faim et de froid; les autres, les petits oiseaux, fiers et libres, moururent d'ennui et peut-être même d'indigestion… Et voilà comment, dans la vie, avec les meilleures intentions, on cause du dommage à tout le monde… Vous nous restez à dîner, bon ami?
–Volontiers, mon cher.