Kitabı oku: «Sapho», sayfa 11
Chapitre 13
Le lendemain, Césaire, qui s’était chargé de la commission délicate d’aller à Chaville reprendre les effets, les livres de son neveu, consommer la rupture par le déménagement, revint fort tard, alors que Gaussin commençait à se fatiguer de toutes sortes de suppositions folles ou sinistres. Enfin un fiacre à galerie, lourd comme un corbillard, tourna le coin de la rue Jacob, chargé de caisses ficelées et d’une énorme malle qu’il reconnut pour la sienne, et l’oncle rentra mystérieux et navré :
– J’ai été long, pour ramasser le tout en une fois et n’être pas obligé d’y revenir…
Puis, montrant les colis que deux garçons rangeaient par la chambre :
– Ici le linge, les vêtements, là tes papiers, tes livres… Il ne manque que tes lettres ; elle m’a supplié de les lui laisser encore pour les relire, avoir quelque chose de toi. J’ai pensé que ça n’offrait pas de danger… C’est une si bonne fille…
Il souffla longuement, assis sur la malle, et s’épongeant le front avec son mouchoir de soie écrue, large comme une serviette. Jean n’osait demander des détails, dans quelles dispositions il l’avait trouvée ; l’autre n’en donnait pas, de peur de l’attrister. Et ils remplirent ce silence, difficile, gros de choses inexprimées, par des remarques sur le temps changé brusquement depuis la veille, tourné au froid, sur l’aspect lamentable de cette banlieue de Paris déserte et dénudée, plantée de cheminées d’usines et de ces énormes cylindres de fonte, réservoirs des maraîchers. Puis au bout d’un moment :
– Elle ne vous a rien donné pour moi, mon oncle ?
– Non… tu peux être tranquille… Elle ne t’embêtera pas, elle a pris son parti avec beaucoup de résolution et de dignité…
Pourquoi Jean vit-il dans ce peu de mots une intention de blâme, un reproche de sa rigueur ?
– C’est égal, corvée pour corvée, reprenait l’oncle, j’aimais mieux encore les griffes de la Mornas que le désespoir de cette malheureuse.
– Elle a beaucoup pleuré ?
– Ah ! mon ami… Et si bien, d’un tel cœur, que je sanglotais moi-même en face d’elle sans la force de…
Il s’ébroua, secoua son émotion d’un coup de tête de vieille chèvre :
– Enfin, que veux-tu ? ce n’est pas ta faute… tu ne pouvais passer toute ta vie là… Les choses sont très convenablement faites, tu lui laisses de l’argent, un mobilier… Et maintenant, voguent les amours ! Tâche de nous mener ton mariage rondement… Des affaires trop sérieuses pour moi, par exemple… Il faudra que le consul s’en mêle… Moi, je suis pour les liquidations de la main gauche…
Et brusquement repris d’un accès mélancolique, le front à la vitre, regardant le ciel bas qui ruisselait entre les toits :
– C’est égal, le monde devient triste… De mon temps on se séparait plus gaiement que ça.
Le Fénat parti, suivi de sa machine élévatoire, Jean, privé de cette bonne humeur remuante et bavarde, eut une longue semaine à passer, une impression de vide et de solitude, tout le noir désorientement d’un veuvage. En pareil cas, même sans le regret d’une passion, on cherche son double, il vous manque ; car l’existence à deux, la cohabitation de la table et du lit, créent un tissu de liens invisibles et subtils, dont la solidité ne se révèle qu’à la douleur, à l’effort de la brisure. L’influence du contact et de l’habitude est si miraculeusement pénétrante que deux êtres vivant de la même vie en arrivent à se ressembler.
Ses cinq ans de Sapho n’avaient pu le pétrir encore à ce point ; mais son corps gardait pourtant les marques de la chaîne, en subissait le lourd entraînement. Et de même que, plusieurs fois, ses pas l’auraient tout seuls dirigé vers Chaville au sortir de son bureau, il lui arrivait le matin de chercher à côté de lui sur l’oreiller les cheveux noirs en nappes lourdes, démordus de leur peigne, où tombait son premier baiser.
Les soirées surtout lui semblaient interminables, dans cette chambre d’hôtel qui lui rappelait les premiers temps de leur liaison, la présence d’une autre maîtresse délicate et silencieuse, dont la petite carte embaumait la glace d’un parfum d’alcôve et du mystère de son nom : Fanny Legrand. Alors il s’en allait se fatiguer, marcher, s’étourdir aux flonflons et aux lumières de quelque petit théâtre, jusqu’au moment où le vieux Bouchereau lui donnait le droit de passer trois soirées par semaine auprès de sa fiancée.
On s’était enfin entendu. Irène l’aimait, Unclé voulait bien ; ce serait pour les premiers jours d’avril, à la fin du cours. Trois mois d’hiver à se voir, à s’apprendre, se désirer, faire la paraphrase aimante et charmante du premier regard qui lie les âmes et du premier aveu qui les trouble.
Le soir des accordailles, en rentrant chez lui sans la moindre envie de dormir, Jean éprouva le désir de faire sa chambre ordonnée et laborieuse, par cet instinct naturel de mettre notre vie en rapport avec nos idées. Il installa sa table et ses livres non encore déficelés, tassés au fond d’une de ces caisses faites à la hâte, les codes entre une pile de mouchoirs et une vareuse de jardin. De l’entrebâillement d’un dictionnaire de Droit commercial, le plus fréquemment feuilleté, tombait alors une lettre sans enveloppe, à l’écriture de la maîtresse.
Fanny l’avait confiée au hasard de travaux futurs, se méfiant de l’attendrissement trop court de Césaire, pensant qu’elle arriverait plus sûrement ainsi. Il se défendait d’abord de l’ouvrir, mais cédait aux premiers mots bien doux, bien raisonnables, dont l’agitation se sentait seulement au tremblé de la plume, à l’inégale conduite des lignes. Elle ne demandait qu’une grâce, une seule, qu’il revînt de temps à autre. Elle ne dirait rien, ne reprocherait rien, ni le mariage, ni cette séparation qu’elle savait absolue et définitive. Mais le voir !…
« Songe que c’est pour moi un coup terrible et si inattendu, si brusque… Je suis comme après une mort ou un incendie, ne sachant à quoi me prendre. Je pleure, j’attends, je regarde la place de mon bonheur. Il n’y aurait que toi pour m’acclimater à cette situation nouvelle… C’est une charité, viens me voir, que je ne me sente pas si seule… j’ai peur de moi… »
Ces plaintes, ce suppliant appel couraient tout le long de la lettre, se reprenaient chaque fois au même mot : « Viens, viens… » Il pouvait se croire dans la clairière au milieu des bois avec Fanny à ses pieds, et sous la cendre violette du soir, cette pauvre figure levée vers lui, toute fripée et molle de larmes, cette bouche ouverte qui s’emplissait d’ombre à crier. C’est cela qui le poursuivit toute la nuit, cela qui troubla son sommeil, et non l’heureuse ivresse qu’il avait rapportée de là-bas. C’est cette figure vieillie, flétrie, qu’il revoyait, malgré tous ses efforts pour mettre entre lui et elle le visage aux purs contours, à la pulpe d’œillet en fleur, que l’aveu de l’amour teintait de petites flammes roses sous les yeux.
Cette lettre avait huit jours de date ; huit jours que la malheureuse attendait un mot, ou une visite, l’encouragement à la résignation qu’elle demandait. Mais comment n’avait-elle pas récrit depuis ? Peut-être était-elle malade ; et d’anciennes craintes lui revenaient. Il pensa qu’Hettéma pourrait lui donner des nouvelles, et, confiant dans la régularité de ses habitudes, alla l’attendre devant le Comité d’artillerie.
Le dernier coup de dix heures sonnait à Saint-Thomas d’Aquin lorsque le gros homme tourna le coin de la petite place, le collet retroussé, la pipe aux dents, qu’il tenait à deux mains pour se chauffer les doigts. Jean le regardait venir de loin, très ému de tout ce qu’il lui rappelait ; mais Hettéma l’accueillit d’un mouvement d’humeur à peine contraint.
– Vous voilà !… Je ne sais pas si nous vous avons maudit cette semaine !… nous qui sommes allés à la campagne pour vivre au calme…
Et sur la porte, en finissant sa pipe, il lui raconta que le dimanche précédent ils avaient invité Fanny à dîner chez eux avec l’enfant dont c’était le jour de sortie, histoire de la distraire un peu de ses vilaines idées. En effet, on avait mangé assez gaiement, même elle leur chantait un morceau de musique au dessert ; puis on se séparait vers dix heures, et ils s’apprêtaient à se mettre au lit délicieusement, quand tout à coup on frappe aux volets et la voix du petit Joseph appelle effarée :
– Venez vite, maman veut s’empoisonner…
Hettéma se précipite, arrive à temps pour lui arracher de force le flacon de laudanum. Il avait fallu se battre, la prendre à bras-le-corps, la maintenir et se défendre, contre les coups de tête, les coups de peigne dont elle lui abîmait là figure. Dans la lutte, la fiole se brisait, le laudanum répandu partout, et il n’en avait pas été autre chose que des vêtements tachés et empestés de poison.
– Mais vous comprenez bien que des scènes pareilles, tout ce drame de faits-divers, pour des gens tranquilles… Aussi c’est fini, j’ai donné congé, le mois prochain je déménage…
Il remit sa pipe dans l’étui, et avec un adieu bien paisible disparut sous les arcades basses d’une petite cour, laissant Gaussin tout bouleversé de ce qu’il venait d’entendre.
Il se représentait la scène dans cette chambre qui avait été leur chambre, l’effroi du petit appelant au secours, la lutte brutale avec le gros homme, et il croyait sentir le goût opiacé, l’amertume somnolente du laudanum répandu. L’épouvante lui en resta tout le jour, aggravée de l’isolement où elle allait se trouver. Les Hettéma partis, qui lui retiendrait la main à la nouvelle tentative ?
Une lettre vint le rassurer un peu. Fanny le remerciait de n’être pas si dur qu’il voulait le paraître, puisqu’il prenait encore quelque intérêt à la pauvre abandonnée : « On t’a dit, n’est-ce pas ?… J’ai voulu mourir… c’était de me sentir si seule !… J’ai essayé, je n’ai pas pu, on m’a arrêtée, ma main tremblait peut-être… la peur de souffrir, de devenir laide… Oh ! cette petite Doré, comment a-t-elle eu le courage ?… Après la première honte de m’être manquée, ç’a été une joie de penser que je pourrais t’écrire, t’aimer de loin, te voir encore ; car je ne perds pas l’espoir que tu viendras une fois, comme on vient chez une amie malheureuse, dans une maison en deuil, par pitié, seulement par pitié. »
Dès lors il arriva de Chaville tous les deux ou trois jours une capricieuse correspondance, longue, courte, un journal de douleur qu’il n’eut pas la force de renvoyer et qui agrandit dans ce cœur tendre la place à vif d’une pitié sans amour, non plus pour la maîtresse, mais pour l’être humain souffrant à cause de lui.
Un jour c’était le départ de ses voisins, ces témoins de son bonheur passé qui lui emportaient tant de souvenirs. À présent elle n’avait plus pour les lui rappeler que les meubles, les murs de leur petite maison, et la femme de service, pauvre bête sauvage, aussi peu intéressée aux choses que le loriot, tout frileux de l’hiver, tristement ébouriffé dans un coin de sa cage.
Un autre jour, un pâle rayon égayant la vitre, elle se réveillait toute joyeuse dans cette persuasion : il viendra aujourd’hui !… Pourquoi ?… rien, une idée… Tout de suite elle se mettait à faire la maison belle, et la femme coquette avec sa robe des dimanches et la coiffure qu’il aimait ; puis jusqu’au soir, jusqu’à la dernière goutte de lumière, elle comptait les trains à la fenêtre de la salle, l’écoutait venir par le Pavé des Gardes… Fallait-il être folle !
Quelquefois rien qu’une ligne : « Il pleut, il fait noir… je suis seule et je te pleure… » Ou bien elle se contentait de mettre sous enveloppe une pauvre fleur toute trempée et raide de frimas, la dernière de leur petit jardin. Mieux que toutes les plaintes, cette fleur ramassée sous la neige, disait l’hiver, la solitude, l’abandon ; il voyait la place, au bout de l’allée, et contre les plates-bandes, une jupe de femme mouillée jusqu’à l’ourlet, allant et revenant dans une solitaire promenade.
Cette pitié qui lui angoissait le cœur le faisait vivre encore avec Fanny, malgré la rupture. Il y songeait, se la figurait à toute heure ; mais par une singulière défaillance de sa mémoire, quoiqu’il n’y eût guère plus de cinq ou six semaines depuis leur séparation, et que les moindres détails de leur intérieur lui fussent encore présents, la cage de La Balue en face d’un coucou en bois gagné à une fête de campagne, jusqu’aux branches du noisetier qui battaient au moindre vent la vitre de leur cabinet de toilette, la femme elle-même ne lui apparaissait plus distinctement. Il la voyait dans un reculement de brume avec un seul détail de sa figure, accentué et pénible, la bouche déformée, le sourire troué par cette dent qui manquait.
Ainsi vieillie, qu’allait-elle devenir, la pauvre créature contre qui il avait dormi si longtemps ? L’argent fini qu’il lui avait laissé, où irait-elle, jusque vers quel bas-fond ? Et tout à coup se dressait dans son souvenir, la triste raccrocheuse, rencontrée le soir dans une taverne anglaise, mourant de soif devant sa tranche de saumon fumé. Elle deviendrait cela, celle dont il avait si longtemps accepté les soins, la tendresse passionnée et fidèle. Et cette idée le désespérait… Cependant, que faire ? Parce qu’il avait eu le malheur de rencontrer cette femme, de vivre quelque temps avec elle, était-il condamné à la garder toujours, à lui sacrifier son bonheur ? Pourquoi lui et pas les autres ? Au nom de quelle justice ?
Tout en s’interdisant de la revoir, il lui écrivait ; et ses lettres à dessein positives et sèches laissaient deviner son émotion sous des conseils de sagesse et d’apaisement. Il l’engageait à retirer Joseph de pension, à le reprendre pour s’occuper, se distraire ; mais Fanny refusait. À quoi bon mettre cet enfant en présence de sa douleur, de son découragement ? c’était bien assez du dimanche où le petit rôdait de chaise en chaise, errait de la salle au jardin, devinant qu’un grand malheur avait attristé la maison, et n’osant plus demander des nouvelles de « papa Jean » depuis qu’on lui avait dit avec des sanglots qu’il était parti, qu’il ne reviendrait plus :
– Tous mes papas s’en vont, alors !
Et ce mot du petit abandonné, tombant d’une lettre navrante, restait lourd sur le cœur de Gaussin. Bientôt, cette pensée de la savoir à Chaville devint une oppression telle, qu’il lui conseilla de rentrer dans Paris, de voir du monde. Avec sa triste expérience des hommes et des ruptures, Fanny ne vit dans cette offre qu’un affreux égoïsme, l’envie de se débarrasser d’elle à jamais, par un de ces brusques béguins dont elle était familière ; et elle s’en expliqua avec sincérité :
« Tu sais ce que je t’ai dit autrefois… Je resterai ta femme malgré tout, ta femme aimante et fidèle. Notre petite maison m’enveloppe de toi, et je ne voudrais la quitter pour rien au monde… Que ferais-je à Paris ? J’ai le dégoût de mon passé qui t’éloigne ; et puis, songe à quoi tu nous exposes… Tu te crois donc bien fort ? Viens, alors, méchant… une fois, rien qu’une… »
Il n’y alla pas ; mais, un dimanche, l’après-midi, seul et travaillant, il entendit frapper deux petits coups à sa porte. Il tressaillit, reconnut sa façon vive de s’annoncer comme autrefois. Craignant de trouver en bas quelque consigne, elle était montée d’une haleine, sans rien demander. Il s’approcha, les pas enfoncés dans le tapis, entendant son souffle par la feuillure :
– Jean, es-tu là ?…
Oh ! cette voix humble et brisée… Encore une fois, pas bien fort : « Jean !… » puis une plainte soupirée, le froissement d’une lettre, et la caresse et l’adieu d’un baiser jeté.
L’escalier descendu marche à marche, lentement, comme si elle attendait un rappel, Jean, seulement alors, ramassa la lettre et l’ouvrit. On avait enterré le matin la petite Hochecorne à l’hospice des Enfants-Malades. Elle était venue avec le père et quelques personnes de Chaville, et n’avait pu se défendre de monter pour le voir ou laisser ces lignes écrites d’avance. « … Quand je te le disais !… si j’habitais Paris, on ne verrait que moi dans ton escalier… Adieu, m’ami, je rentre chez nous… »
Et en lisant, les yeux brouillés de larmes, il se rappelait la même scène rue de l’Arcade, la douleur de l’amant congédié, la lettre glissée sous la porte, et le rire sans cœur de Fanny. Elle l’aimait donc plus qu’il n’aimait Irène ! Ou bien est-ce que l’homme, plus mêlé que la femme au combat des affaires et de la vie, n’a pas comme elle l’exclusivisme de l’amour, l’oubli et l’indifférence de tout ce qui n’est pas sa passion, absorbante et unique ?
Cette torture, ce mal de pitié dont il souffrait, ne s’apaisait qu’auprès d’Irène. Ici seulement l’angoisse se desserrait, fondait sous le doux rayon bleu de ses regards. Il ne lui restait plus qu’une grande lassitude, une tentation de mettre la tête sur son épaule et de rester là, sans parler, sans bouger, à l’abri.
– Qu’avez-vous, lui disait-elle… Est-ce que vous n’êtes pas heureux ?
Si, bien heureux. Mais pourquoi son bonheur était-il fait de tant de tristesse et de larmes ? Et par moments il aurait voulu tout lui dire, comme à une amie intelligente et bonne ; sans songer, pauvre fou, au trouble que de pareilles confidences agitent dans les âmes toutes neuves, aux inguérissables blessures qu’elles peuvent faire à la confiance d’une affection. Ah ! s’il avait pu l’emporter, fuir avec elle ! il sentait que ce serait la fin des tourments ; mais le vieux Bouchereau ne voulait pas faire grâce d’une heure sur le temps fixé :
– Je suis vieux, je suis malade… Je ne verrai plus mon enfant, ne me privez pas de ces derniers jours…
Sous son air dur, c’était le meilleur des hommes que ce grand homme. Condamné sans rémission par la maladie de cœur dont il suivait et constatait lui-même les progrès, il en parlait avec un sang-froid admirable, continuait ses cours en suffoquant, auscultait des malades moins atteints que lui. Une seule faiblesse dans ce vaste esprit, et marquant bien l’origine paysanne du Tourangeau : son respect pour les titres, la noblesse. Et le souvenir des petites tourelles de Castelet, le vieux nom d’Armandy n’avaient pas été étrangers à sa facilité d’agréer Jean comme mari de sa nièce.
Le mariage se ferait à la gentilhommière, ce qui éviterait de déplacer la pauvre maman qui envoyait tous les huit jours à sa future fille une bonne lettre bien tendre, dictée à Divonne ou à l’une des petites de Béthanie. Et c’était une joie douce pour lui de parler avec Irène de ses gens, de retrouver Castelet place Vendôme, toutes ses affections serrées autour de sa chère fiancée.
Seulement il s’effrayait de se sentir si vieux, si las en face d’elle, de la voir prendre un plaisir d’enfant à des choses qui ne l’amusaient plus, à des joies de la vie commune, déjà escomptées par lui. Ainsi la liste à dresser de tout ce qu’il leur faudrait emporter au Consulat, meubles, étoffes à choisir, liste au milieu de laquelle il s’arrêtait un soir, la plume hésitante, épouvanté du retour qu’il faisait vers son installation de la rue d’Amsterdam, et du recommencement inévitable de tant de jolis bonheurs usés, finis par ces cinq ans auprès d’une femme, dans un travestissement de mariage et de ménage.
Chapitre 14
– Oui, mon cher, mort cette nuit dans les bras de Rosa… Je viens de le porter chez l’empailleur.
De Potter, le musicien, que Jean rencontrait sortant d’un magasin de la rue du Bac, s’accrochait à lui avec un besoin d’effusion qui n’allait guère à ses traits impassibles et durs d’homme d’affaires, et lui racontait le martyre du pauvre Bichito tué par l’hiver parisien, ratatiné de froid malgré les tampons d’ouate, la mèche d’esprit-de-vin allumée depuis deux mois sous sa petite niche, comme on fait aux enfants venus avant terme. Rien n’avait pu l’empêcher de grelotter, et la nuit d’avant, pendant qu’ils étaient tous autour de lui, un dernier frisson le secouant de la tête à la queue, il était mort en bon chrétien, grâce aux flots d’eau bénite que sur sa peau grenue, où la vie s’évanouissait en moires changeantes, en mouvements de prisme, maman Pilar répandait en disant, les yeux au ciel : « Dios loui pardonne ! »
– J’en ris, mais j’ai le cœur gros tout de même ; surtout quand je pense au chagrin de ma pauvre Rosa que j’ai laissée en larmes… Heureusement Fanny était près d’elle…
– Fanny ?…
– Oui, voilà des temps que nous ne l’avions vue… Elle est arrivée ce matin juste au milieu du drame, et cette bonne fille est restée consoler son amie.
Il ajouta, sans s’apercevoir de l’impression causée par ses paroles :
– C’est donc fini ? Vous n’êtes plus ensemble ?… Vous rappelez-vous notre conversation au lac d’Enghien ? Au moins, vous profitez des leçons qu’on vous donne…
Et il perçait une pointe d’envie dans son approbation.
Gaussin, le front plissé, éprouvait un véritable malaise à songer que Fanny était retournée chez Rosario ; mais il s’en voulait de cette faiblesse, n’ayant plus après tout ni droit, ni responsabilité sur cette existence. Devant une maison de la rue de Beaune, une très ancienne rue du Paris aristocratique d’autrefois où ils venaient de s’engager, de Potter s’arrêta. C’est là qu’il demeurait ou qu’il était censé demeurer pour les convenances, pour le monde, car réellement son temps se passait avenue de Villiers ou à Enghien, et il ne faisait que des apparitions au domicile conjugal, pour empêcher que sa femme et son enfant n’eussent l’air trop abandonnés.
Jean suivait sa route, esquissant déjà un adieu, mais l’autre lui retint la main dans ses longues mains dures de briseur de clavier et, sans le moindre embarras, comme un homme que son vice ne gêne plus :
– Rendez-moi donc un service… montez avec moi. Je devais dîner chez ma femme aujourd’hui, mais je ne peux vraiment pas laisser ma pauvre Rosa toute seule à son désespoir… Vous servirez de prétexte à ma sortie et m’éviterez une explication ennuyeuse.
Le cabinet du musicien, dans un superbe et froid appartement bourgeois du second étage, sentait l’abandon de la pièce où l’on ne travaille pas. Tout y était trop net, sans rien du désordre, de l’active petite fièvre qui gagne les objets et les meubles. Pas un livre, pas un feuillet sur la table qu’encombrait majestueusement un énorme encrier de bronze à sec et reluisant comme dans une devanture ; ni la moindre partition au vieux piano à forme d’épinette dont s’étaient inspirées les premières œuvres. Et un buste en marbre blanc, le buste d’une jeune femme aux traits délicats, à l’expression de douceur, tout pâle dans le jour qui tombait, faisait plus froide encore la cheminée sans feu et drapée, semblait regarder tristement les murs chargés de couronnes dorées, enrubannées, de médailles, de cadres commémoratifs, toute une défroque glorieuse et vaniteuse généreusement laissée à la femme en compensation, et qu’elle entretenait comme les ornements de tombe de son bonheur.
À peine étaient-ils entrés, la porte du cabinet se rouvrit, et Mme de Potter parut :
– C’est toi, Gustave ?
Elle le croyait seul, s’arrêta devant la figure inconnue, avec une visible inquiétude. Élégante et jolie, d’une recherche de mise intelligente, elle paraissait plus affinée que son buste, la douce physionomie changée en une résolution courageuse et nerveuse. Dans le monde, les avis se partageaient sur ce caractère de femme. Les uns la blâmaient de supporter le dédain affiché du mari, ce ménage en ville, connu, installé ; d’autres admiraient au contraire sa résignation silencieuse. Et l’opinion générale la tenait pour une tranquille personne aimant son repos par-dessus tout, trouvant des compensations suffisantes à son veuvage dans les caresses d’un bel enfant et la joie de porter le nom d’un grand homme.
Mais pendant que le musicien présentait son compagnon et débitait n’importe quel mensonge pour se débarrasser du dîner de famille, au tressaillement de ce jeune visage féminin, à la fixité de ce regard qui ne voyait plus, n’écoutait plus, comme absorbé de souffrance, Jean pouvait se rendre compte que sous ces dehors mondains une grande douleur s’enterrait vivante. Elle parut accepter cette histoire qu’elle ne croyait pas, se contenta de dire doucement :
– Raymond va pleurer, je lui avais promis que nous dînerions près de son lit.
– Comment est-il ? demanda de Potter, distrait, impatient.
– Mieux, mais il tousse toujours… Tu ne viens pas le voir ?
Il bredouilla quelques mots dans sa moustache, en feignant de chercher autour de la pièce :
– Pas maintenant… très pressé… rendez-vous au club pour six heures…
Ce qu’il voulait éviter, c’était d’être seul avec elle.
« Adieu alors », fit la jeune femme subitement apaisée, les traits en place, refermée comme une eau pure que vient de troubler une pierre jusqu’au fond. Elle salua, disparut.
– Filons !…
Et de Potter délivré entraîna Gaussin qui regardait descendre devant lui, raide et correct dans son long pardessus serré de coupe anglaise, ce sinistre passionné, tellement ému quand il portait à empailler le caméléon de sa maîtresse, et s’en allant sans embrasser son enfant malade.
– Tout ça, mon cher, fit le musicien comme en réponse à la pensée de son ami, c’est la faute de ceux qui m’ont marié. Un vrai service qu’ils m’ont rendu là et à cette pauvre femme… Quelle folie de vouloir faire de moi un mari et un père !… J’étais l’amant de Rosa, je le suis resté, je le resterai jusqu’à ce que l’un de nous crève… Un vice qui vous a pris au bon moment, qui vous tient bien, est-ce qu’on s’en dégage jamais ?… Et vous-même, êtes-vous sûr que si Fanny avait voulu ?…
Il héla un fiacre vide qui passait, et en montant :
– à propos de Fanny, vous savez la nouvelle ?… Flamant est gracié, sorti de Mazas… C’est la pétition de Déchelette… Pauvre Déchelette ! il aura fait du bien même après sa mort.
Immobile, avec une envie folle de courir, de rattraper ces roues qui cahotaient à fond de train dans la rue sombre où le gaz s’allumait, Gaussin s’étonnait de se sentir si ému.
– Flamant gracié… sorti de Mazas…
Il redisait ces mots tout bas, y voyant la raison du silence de Fanny depuis quelques jours, de ses lamentations brusquement interrompues, tombées sous les caresses d’un consolateur ; car la première pensée du misérable enfin libre avait dû être pour elle.
Il se rappelait la correspondance amoureuse datée de la prison, l’obstination de sa maîtresse à défendre celui-là seul, quand elle faisait si bon marché des autres ; et au lieu de se féliciter d’une aventure qui logiquement le déchargeait de toute inquiétude, de tout remords, une angoisse indéfinissable le tint éveillé et fiévreux une partie de la nuit. Pourquoi ? Il ne l’aimait plus ; seulement il songeait à ses lettres restées aux mains de cette femme, qu’elle lirait peut-être à l’autre, et dont – qui sait ? – sous une influence mauvaise, elle pourrait se servir un jour pour troubler son repos, son bonheur.
Vraie ou fausse, ou cachant sans qu’il s’en doutât un souci d’autre genre, cette préoccupation de ses lettres le décida à une démarche imprudente, la visite à Chaville qu’il avait toujours obstinément refusée. Mais à qui confier une mission aussi intime et délicate ?… Un matin de février, il prit le train de dix heures, très calme d’esprit et de cœur, avec la seule crainte de trouver la maison fermée, la femme disparue déjà à la suite de son bandit.
Dès la courbe de la voie, les persiennes ouvertes, les rideaux aux fenêtres du pavillon le rassurèrent ; et se souvenant de son émotion, lorsqu’il voyait fuir derrière lui la petite lumière mouchetant l’ombre, il se raillait lui-même et la fragilité de ses impressions. Ce n’était plus le même homme qui passait là, et certainement il ne trouverait plus la même femme. Il n’y avait pourtant que deux mois depuis. Les bois que longeait le train n’avaient pas pris de nouvelles feuilles, gardaient les mêmes lèpres de rouille que le jour de la rupture, et de sa clameur aux échos.
Il descendit seul à la station, par ce brouillard pénétrant et froid, prit le petit chemin de campagne tout glissant de neige durcie, la voûte du chemin de fer, ne rencontra personne avant le Pavé des Gardes, au tournant duquel apparurent un homme et un enfant suivis d’un employé de la gare poussant sa brouette chargée de malles.
L’enfant, tout emmitouflé d’un cache-nez, la casquette jusqu’aux oreilles, retint un cri en passant près de lui. « Mais c’est Joseph… » se dit-il, un peu étonné et triste de cette ingratitude du petit ; et s’étant retourné il rencontra le regard de l’homme qui accompagnait l’enfant par la main. Cette figure intelligente et fine, pâlie par la claustration, ces vêtements de confection achetés de la veille, cette barbe blonde à fleur de menton, qui n’avait pas eu le temps de repousser depuis Mazas… Flamant, parbleu ! Et Joseph était son fils…
Ce fut une révélation dans un éclair. Il revit, comprit tout, depuis la lettre du coffret où le beau graveur confiait à sa maîtresse un enfant qu’il avait en province, jusqu’à l’arrivée mystérieuse du petit, et la mine gênée d’Hettéma pour parler de cette adoption, et les regards de Fanny à Olympe ; car ils s’étaient tous entendus pour lui faire nourrir le fils du faussaire. Oh ! le joli niais, et comme ils avaient dû rire !… Un dégoût lui en vint de tout ce passé de honte, une envie de fuir bien loin ; mais des choses le troublaient qu’il aurait voulu savoir. L’homme et l’enfant partis, pourquoi pas elle ? Et puis ses lettres, il lui fallait ses lettres, ne rien laisser de lui dans ce coin de souillure et de malheur.
– Madame ?… Voilà monsieur !…
– Qui, monsieur ?… demanda naïvement une voix du fond de la chambre.
– Moi…
On entendit un cri, un bond précipité, puis :
– Attends, je me lève… je viens…
Encore au lit à midi passé ! Jean se doutait bien pourquoi, il connaissait les causes de ces lendemains brisés, harassés ; et pendant qu’il l’attendait dans la salle aux moindres objets familiers, le sifflet du train montant, le « mé » grelottant d’une chèvre dans un jardinet voisin, les couverts épars sur la table le reportaient aux matins d’autrefois, le petit déjeuner en hâte avant le départ.
Fanny entra avec un élan vers lui, puis, s’arrêtant devant sa froideur, ils restèrent une seconde étonnés, hésitants, comme lorsqu’on se retrouve après ces intimités brisées, de chaque côté d’un pont rompu, d’une distance de rive à rive, et entre soi l’espace immense des flots roulants et engloutissants.