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Kitabı oku: «Sapho», sayfa 10

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– Tenez, la voilà !… Est-elle jolie, la coquine… à se mettre à genoux devant… Ces jambes, cette gorge !

Et c’était terrible le contraste de ces yeux ardents, de cette voix passionnée avec le tremblement sénile des gros doigts en spatule où grelottait l’image souriante, aux charmes capitonnés de fossettes, de Cousinard le petit modèle.

Chapitre 12

– C’est toi ?… Comme tu viens de bonne heure !…

Elle arrivait du fond du jardin, sa robe pleine de pommes tombées, et montait le perron très vite, un peu inquiète de la mine à la fois gênée et volontaire de son amant.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Rien, rien… c’est ce temps, ce soleil… J’ai voulu profiter du dernier beau jour pour faire un tour en forêt, nous deux… Veux-tu ?

Elle eut son cri d’enfant de la rue, qui lui revenait chaque fois qu’elle était contente :

– Oh ! veine…

Plus d’un mois qu’ils n’étaient sortis, bloqués par les pluies, les bourrasques de novembre. On ne s’amusait pas toujours à la campagne ; autant vivre dans l’arche avec les bestiaux de Noé… Elle avait quelques recommandations à faire à la cuisine, à cause des Hettéma qui venaient dîner ; et pendant qu’il l’attendait dehors, sur le Pavé des Gardes, Jean regardait la petite maison réchauffée de cette lumière douce d’arrière-été, la rue de campagne aux larges dalles moussues, avec cet adieu de nos yeux, étreignant et doué de mémoire, aux endroits que nous allons quitter.

La fenêtre de la salle, grande ouverte, laissait échapper les vocalises du loriot, alternant avec les ordres de Fanny à la femme de service :

– Surtout n’oubliez pas, pour six heures et demie… Vous servirez d’abord la pintade… Ah ! que je vous donne du linge…

Sa voix sonnait, claire, heureuse, parmi des grésillements de cuisine et les petits cris de l’oiseau s’égosillant au soleil. Et lui qui savait que leur ménage n’avait plus que deux heures à vivre, ces préparatifs de fête lui serraient le cœur.

Il eut envie de rentrer, de tout lui dire, là, d’un coup ; mais il eut peur de ses cris, de la scène épouvantable que le voisinage entendrait, d’un scandale à ameuter le haut et le bas Chaville. Il savait que déchaînée, rien ne comptait plus pour elle, et s’en tint à son idée de la conduire en forêt.

– Voilà… j’y suis…

Légère, elle prit son bras, l’avertissant de parler bas et de marcher vite en passant devant chez leurs voisins, dans la crainte qu’Olympe voulût les accompagner et gêner leur bonne partie. Elle ne fut tranquille que le pavé franchi et la voûte du chemin de fer, lorsqu’ils eurent tourné à gauche dans le bois.

Il faisait un temps doux, rayonnant, un soleil tamisé d’une brume argentée et flottante, qui baignait toute l’atmosphère, s’accrochait aux taillis où quelques arbres, entre leurs feuilles dorées tenant encore, gardaient des nids de pies, des paquets de gui vert à de grandes hauteurs. On entendait un cri d’oiseau, continu, en bruit de lime, et ces coups de bec sur le bois qui répondent au bûcheron dans les coupes.

Ils allaient lentement, marquant leurs pas sur la terre amollie par les pluies de l’automne. Elle avait chaud d’être venue si vite, les joues allumées, les yeux brillants, s’arrêta pour enlever la grande mantille de blonde, un cadeau de Rosa, dont elle s’était garantie la tête en sortant, le reste fragile et coûteux des splendeurs passées. La robe qu’elle portait, une pauvre robe en soie noire, craquée sous les bras, à la taille, il la lui connaissait depuis trois ans ; et quand elle la relevait, en passant devant lui, à cause de quelque flaque, il voyait les talons de ses bottines qui se tournaient.

Comme elle avait pris gaiement cette demi-misère, sans regret ni plainte, occupée de lui, de son bien-être, jamais plus heureuse que lorsqu’elle le frôlait, les deux mains croisées sur son bras. Et Jean se demandait en la regardant toute rajeunie de ce renouveau de soleil et d’amour, quelle poussée de sève il y avait dans une créature pareille, quelle merveilleuse faculté d’oubli et de pardon, pour garder tant de gaieté, d’insouciance, après une vie de passions, de traverses et de larmes, tout cela marqué sur son visage, mais s’effaçant au moindre épanouissement de gaieté.

– C’est un cèpe, je te dis que c’est un cèpe…

Elle entrait sous bois, enfonçait jusqu’aux genoux dans les feuilles mortes, revenait toute décoiffée et fripée par les ronces, et lui montrait ce petit réseau sur le pied du champignon qui distingue le vrai cèpe du faux :

– Tu vois, il a le tulle !…

Et elle triomphait.

Lui n’écoutait pas, distrait, s’interrogeant :

– Est-ce le moment ?… Faut-il ?…

Mais le courage lui manquait, elle riait trop, ou l’endroit n’était pas favorable ; et il l’entraînait toujours plus loin, comme un assassin qui médite son coup.

Il allait se décider, quand au tournant d’une allée, quelqu’un apparut et les dérangea, le garde de ce peuplement, Hochecorne, qu’ils rencontraient quelquefois. Pauvre diable qui avait successivement perdu, dans la petite maison forestière que l’état lui allouait au bord de l’étang, deux enfants, puis sa femme, et toujours des mêmes fièvres pernicieuses. Dès le premier décès, le médecin déclarait le logement insalubre, trop près de l’eau et de ses émanations ; et malgré les certificats, les apostilles, on l’avait laissé là deux ans, trois ans, le temps de voir mourir tous les siens, à l’exception d’une petite fille avec qui il venait enfin de s’installer dans un logis neuf à l’entrée du bois.

Hochecorne, face de Breton têtu, aux yeux clairs et courageux, au front fuyant sous sa casquette d’uniforme, vrai type de fidélité, de superstition à toutes les consignes, avait la bricole de son fusil sur une épaule, sur l’autre la tête endormie de son enfant, qu’il portait.

– Comment va-t-elle ? demanda Fanny souriant à cette fillette de quatre ans, pâlie et diminuée par la fièvre, qui s’éveillait, ouvrait de grands yeux cerclés de rose.

Le garde soupira :

– Pas bien… J’ai beau la mener partout avec moi… voilà qu’elle ne mange plus, qu’elle n’a de goût à rien ; faut croire que c’était trop tard quand on a changé d’air et qu’elle a déjà pris le mal… Elle est si légère, voyez, madame, on dirait une feuille… Un de ces jours elle va fiche le camp comme les autres… Bon Dieu !…

Ce « bon Dieu ! » tout bas, dans la moustache, c’était toute sa révolte contre la cruauté des bureaux et des paperassiers.

– Elle tremble, on dirait qu’elle a froid.

– C’est la fièvre, madame.

– Attendez, nous allons la réchauffer…

Elle prit la mantille qui pendait sur son bras, en entoura la petite :

– Si, si, laissez donc… ce sera son voile de mariée, plus tard…

Le père eut un sourire navré, et remuant la menotte de l’enfant qui se rendormait, blême dans tout ce blanc comme une petite morte, il lui faisait dire merci à la dame, puis s’éloignait avec un « bon Dieu ! » perdu dans le craquement des branches sous ses pieds.

Fanny n’était plus gaie, serrée contre lui de toute cette tendresse craintive de la femme que son émotion, tristesse ou joie, rapproche de celui qu’elle aime. Jean se disait : « Quelle bonne fille… », mais sans faiblir dans ses décisions, s’y affermissant au contraire, car sur la pente de l’allée où ils entraient se levait l’image d’Irène, le souvenir du rayonnant sourire rencontré là et qui l’avait pris tout de suite, avant même qu’il en connût le charme profond, la source intime de douceur intelligente. Il songea qu’il avait attendu jusqu’au dernier moment, que c’était aujourd’hui jeudi… « Allons, il le faut… » et visant un rond-point à quelque distance, il se le donna comme dernière limite.

Une éclaircie dans une coupe de bois, des arbres couchés au milieu de copeaux, de sanglants débris d’écorce, et des fagots, des trous de charbonnage… Un peu plus bas on voyait l’étang d’où montait une buée blanche, et sur le bord la petite maison abandonnée, au toit tombant, aux fenêtres cassées, ouvertes, le lazaret des Hochecorne. Après, les bois remontaient vers Vélizy, un grand coteau de toisons rousses, de haute futaie serrée et triste… Il s’arrêta brusquement :

– Si l’on se reposait un peu ?

Ils s’assirent sur une longue charpente jetée à terre, un ancien chêne dont se comptaient les branches aux blessures de la hache. L’endroit était tiède, égayé d’une pâle réverbération lumineuse, et d’un parfum de violettes perdues.

– Comme il fait bon !… dit-elle, alanguie sur son épaule et cherchant la place d’un baiser dans son cou.

Il se recula un peu, lui prit la main. Alors, devant l’expression subitement durcie de son visage, elle s’effraya :

– Quoi donc ? Qu’y a-t-il ?

– Une mauvaise nouvelle, ma pauvre amie… Hédouin, tu sais, celui qui est parti à ma place…

Il parlait péniblement, avec une voix rauque dont le son l’étonnait lui-même, mais qui se raffermissait vers la fin de l’histoire préparée d’avance… Hédouin tombé malade en arrivant à son poste, et lui, désigné d’office pour aller le remplacer. Il avait trouvé cela plus facile à dire, moins cruel que la vérité. Elle l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre, la face d’une pâleur grise, l’œil fixe.

– Quand pars-tu ? demanda-t-elle, en retirant sa main.

– Mais ce soir… cette nuit…

Et la voix fausse et dolente, il ajouta :

– Je compte passer vingt-quatre heures à Castelet, puis m’embarquer à Marseille…

– Assez, ne mens plus, cria-t-elle dans une explosion farouche qui la mit debout, ne mens plus, tu ne sais pas !… Le vrai, c’est que tu te maries… Il y a assez longtemps que ta famille te travaille… Ils ont tellement peur que je te retienne, que je t’empêche d’aller chercher le typhus ou la fièvre jaune… Enfin les voilà satisfaits… La demoiselle à ton goût, il faut croire… Et quand je pense aux nœuds de cravate que je te faisais, le jeudi !… Étais-je assez bête, hein ?

Elle riait d’un rire douloureux, atroce, qui tordait sa bouche, montrait l’écart que faisait sur le côté la cassure toute récente sans doute, car il ne l’avait pas vue encore, d’une de ses belles dents nacrées dont elle était si fière ; et cela, cette dent manquante dans cette figure terreuse, creusée, bouleversée, fit à Gaussin une peine horrible.

– écoute-moi, dit-il la reprenant, l’asseyant de force contre lui… Eh bien, oui, je me marie… Mon père y tenait, tu sais bien ; mais qu’est-ce que cela peut te faire puisque je dois partir ?…

Elle se dégagea, voulant garder sa colère :

– Et c’est pour m’apprendre ça, que tu m’as fait faire une lieue à travers bois… Tu t’es dit : Au moins on ne l’entendra pas, si elle crie… Non, tu vois… pas un éclat, pas une larme. D’abord, j’en ai plein le dos du joli garçon que tu es… tu peux t’en aller, ce n’est pas moi qui te ferai revenir… Sauve toi donc dans les Îles avec ta femme, ta petite, comme on dit chez toi… Elle doit être propre, la petite… laide comme un gorille, ou alors enceinte à pleine ceinture… car tu es aussi jobard que ceux qui te l’ont choisie.

Elle ne se retenait plus, lancée dans un débordement d’injures, d’infamies, jusqu’à ne pouvoir bégayer à la fin que des mots « lâche… menteur… lâche… » sous son nez, en provocation, comme on montre le poing.

C’était au tour de Jean de l’écouter sans rien dire, sans aucun effort pour l’arrêter. Il l’aimait mieux ainsi, insultante, ignoble, la vraie fille du père Legrand ; la séparation serait moins cruelle… En eut-elle conscience ? Mais elle se tut tout à coup, tomba, la tête et le buste en avant, dans les genoux de son amant, avec un grand sanglot qui la secouait toute, et d’où sortait une plainte entrecoupée :

– Pardon, grâce… je t’aime, je n’ai que toi… Mon amour, ma vie, ne fais pas ça… ne me laisse pas… qu’est-ce que tu veux que je devienne ?

L’émotion le gagnait… Oh ! voilà ce qu’il avait redouté… Les larmes montaient d’elle à lui, et il renversait la tête en arrière pour les garder dans ses yeux débordants, essayant de l’apaiser par des mots bêtes, et toujours cet argument raisonnable :

– Mais puisque je devais partir…

Elle se redressa avec ce cri qui dévoilait tout son espoir :

– Eh ! tu ne serais pas parti. Je t’aurais dit : Attends, laisse-toi aimer encore… Crois-tu que cela se retrouve deux fois d’être aimé comme je t’aime ?… Tu as le temps de te marier, tu es si jeune… moi, bientôt, je serai finie… je ne pourrai plus, et alors nous nous quitterons naturellement.

Il voulut se lever ; il eut ce courage, et de lui dire que tout ce qu’elle faisait était inutile ; mais s’accrochant à lui, se traînant agenouillée dans la boue restée à ce creux de vallon, elle le forçait à reprendre sa place, et devant lui, dans ses jambes, avec le souffle de ses lèvres, la voluptueuse étreinte de ses yeux, et des caresses enfantines, les mains à plat sur cette figure qui se raidissait, les doigts dans ses cheveux, dans sa bouche, elle essayait de tisonner les cendres froides de leur amour, lui redisait tout bas les délices passés, les réveils sans force, l’enlacement anéanti de leurs après-midi du dimanche. Tout cela n’était rien auprès de ce qu’elle lui donnerait encore ; elle savait d’autres baisers, d’autres ivresses, elle en inventerait pour lui…

Et pendant qu’elle lui chuchotait de ces mots comme les hommes en entendent à la porte des bouges, elle avait de grosses larmes ruisselant sur une expression d’agonie et de terreur, se débattait, criait d’une voix de rêve :

– Oh ! que ça ne soit pas… dis que ce n’est pas vrai que tu me quittes…

Et des sanglots encore, des gémissements, des appels au secours, comme si elle lui voyait un couteau dans les mains.

Le bourreau n’était guère plus vaillant que la victime. Sa colère, il ne la craignait pas plus que ses caresses ; mais il restait sans défense contre ce désespoir, cette bramée qui remplissait le bois, allait s’éteindre sur l’eau morte et fiévreuse où descendait un triste soleil rouge… Il pensait bien souffrir, mais pas à cette acuité ; et il lui fallait tout l’éblouissement du nouvel amour pour résister à la relever des deux mains, lui dire :

– Je reste, tais-toi, je reste…

Depuis combien de temps s’épuisaient-ils ainsi tous deux ?… Le soleil n’était plus qu’une barre toujours plus étroite au couchant ; l’étang se teignait d’un gris d’ardoise, et l’on eût dit que sa vapeur malsaine envahissait la lande et le bois, les coteaux en face. Dans l’ombre qui les gagnait, il ne voyait plus que cette figure pâle, levée vers lui, cette bouche ouverte, clamant d’une intarissable plainte. Un peu après, la nuit venue, les cris s’apaisèrent. Maintenant, c’était un bruit de larmes à flots, sans fin, une de ces longues pluies installées sur le grand fracas de l’orage, et de temps en temps un « Oh !… » profond et sourd comme devant quelque chose d’horrible qu’elle chassait et revoyait toujours.

Puis, plus rien. C’est fini, la bête est morte… Une bise froide se lève, froisse les branches, apportant l’écho d’une heure lointaine.

– Allons, viens, ne reste pas là.

Il la soulève doucement, la sent molle dans ses mains, obéissante comme un enfant et convulsionnée de gros soupirs. Il semble qu’elle garde une peur, un respect de l’homme qui vient de se montrer si fort. Elle marche à côté de lui, de son pas, mais timidement, sans lui donner le bras ; et à les voir ainsi, chancelants et mornes, par les allées où les guide le reflet jaune du terrain, on dirait un couple de paysans, qui rentre harassé d’une longue fatigue en plein air.

À la lisière, une lueur apparaît, la porte ouverte d’Hochecorne, éclairant la silhouette arrêtée de deux hommes :

– Est-ce vous, Gaussin ? demande la voix d’Hettéma qui s’approche avec le garde.

Ils commençaient à être inquiets de ne pas les voir revenir, et de ces gémissements qu’on entendait à travers bois. Hochecorne allait prendre son fusil, se mettre à leur recherche…

– Bonsoir, monsieur, madame… c’est la petite qui est contente de son châle…

A fallu que je la couche, avec… » Leur dernière action en commun, cette charité de tout à l’heure, leurs mains une dernière fois liées autour de ce petit corps moribond.

– Adieu, adieu, père Hochecorne.

Et ils se hâtent tous trois vers la maison, Hettéma toujours très intrigué de ces clameurs qui remplissaient le bois.

– Ça montait, descendait, on aurait dit une bête qu’on égorge… Mais comment n’avez-vous rien entendu ?

Ni l’un ni l’autre ne répondent.

Au coin du Pavé des Gardes, Jean hésite.

– Reste dîner… lui dit-elle tout bas, suppliante… Ton train est passé… tu prendras celui de neuf heures.

Il rentre avec eux. Que peut-il craindre ? On ne recommence pas deux fois une scène pareille, et c’est bien le moins qu’il lui donne cette petite consolation.

La salle est chaude, la lampe éclaire bien, et le bruit de leurs pas dans la traverse a prévenu la servante, qui apporte la soupe sur la table.

« Enfin, vous voilà !… » dit Olympe déjà installée, la serviette remontée sous ses bras courts. Elle découvre la soupière et s’arrête tout à coup avec un cri :

– Mon Dieu, ma chère !…

Hâve, de dix ans plus vieille, les paupières gonflées et sanglantes, de la boue sur sa robe, jusque dans ses cheveux, le désordre effaré d’une pierreuse qui sort d’une chasse de police, c’est Fanny. Elle respire un moment, ses pauvres yeux brûlés clignotent à la lumière, et peu à peu la chaleur de la petite maison, cette table gaiement servie, provoquent le souvenir des bons jours, un nouveau rappel de larmes où se distinguent ces mots :

– Il me quitte… Il se marie.

Hettéma, sa femme, la paysanne qui les sert se regardent, regardent Gaussin. « Enfin, dînons toujours », dit le gros homme qu’on sent furieux ; et le bruit des cuillerées voraces se mêle à un ruissellement d’eau dans la chambre voisine, où Fanny est en train d’éponger son visage. Quand elle revient toute bleuie de poudre, en blanc peignoir de laine, les Hettéma l’épient avec angoisse, s’attendant à quelque nouvelle explosion, et sont très étonnés de la voir, sans un mot, se jeter sur les plats gloutonnement, comme un naufragé, combler le creusement de son chagrin et le gouffre de ses cris de tout ce qu’elle trouve à portée, le pain, les choux, une aile de pintade, des pommes. Elle mange, elle mange…

On cause d’abord d’un air contraint, puis plus librement, et comme avec les Hettéma ce n’est que de choses bien plates et matérielles, la façon d’accommoder les crêpes aux confitures, ou si le crin vaut mieux que la plume pour dormir, on arrive sans encombre au café, que le gros ménage agrémente d’un petit caramel savouré lentement, les coudes sur la table.

C’est plaisir de voir le bon regard confiant et tranquille qu’échangent ces lourds compagnons de crèche et de litière. Ils n’ont pas envie de se quitter, ceux-là. Jean surprend ce regard et, dans l’intimité de la salle pleine de souvenirs, d’habitudes tapies à tous les coins, une torpeur de fatigue, de digestion, de bien-être l’envahit. Fanny qui le surveille a rapproché doucement sa chaise, coulé ses jambes, glissé son bras sous le sien.

– écoute, dit-il brusquement… Neuf heures… vite, adieu… Je t’écrirai.

Il est debout, dehors, la rue franchie, tâte dans l’ombre pour ouvrir la barrière du passage. Deux bras l’étreignent à plein corps :

– Embrasse-moi au moins…

Il se sent pris sous le peignoir ouvert où elle est nue, pénétré de cette odeur, de cette chaleur de chair de femme, bouleversé de ce baiser d’adieu qui lui laisse dans la bouche un goût de fièvre et de larmes ; et elle, tout bas, le sentant faible :

– Encore une nuit, plus qu’une…

Un signal sur la voie… C’est le train !…

Comment eut-il la force de se dégager, de bondir jusqu’à la gare dont les fanaux luisaient à travers les branches défeuillées ? Il s’en étonnait encore, tout haletant dans un coin de wagon, guettant par la portière les fenêtres allumées de la maisonnette, une forme blanche contre la barrière…

– Adieu ! adieu !…

Et ce cri rassurait la terreur silencieuse qu’il venait d’avoir à ce tournant des rails, en apercevant sa maîtresse à la place occupée par son rêve de mort.

La tête dehors, il voyait fuir et diminuer et rouler dans le pelotonnement des terrains leur petit pavillon, dont la lueur n’était plus qu’une étoile égarée. Tout à coup il sentit une joie, un soulagement énormes. Comme on respirait, que c’était beau toute cette vallée de Meudon et ces grands coteaux noirs dégageant au loin un triangle étincelant d’innombrables lumières, égrenées vers la Seine en cordons réguliers ! Irène l’attendait là, et il allait à elle de toute la vitesse du train, de tout son désir d’amoureux, de tout son élan vers l’honnête et jeune vie…

Paris !… Il arrêtait une voiture pour se faire conduire place Vendôme. Mais, sous le gaz, il aperçut ses vêtements, ses souliers couverts de boue, une boue lourde, épaisse, tout son passé qui le tenait encore pesamment et salement. « Oh ! non, pas ce soir… » Et il rentra à son ancien hôtel, rue Jacob, où le Fénat lui avait retenu une chambre près de la sienne.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
220 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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