Kitabı oku: «Sapho», sayfa 3
En passant sur le marché de la Madeleine, il fut troublé par une odeur d’héliotrope, l’odeur préférée de sa maîtresse. Il pressa le pas pour la fuir, et furieux, déchiré, il pensait tout haut : « ma maîtresse !… oui, une belle ordure… Sapho, Sapho… Dire que j’ai vécu un an avec ça !… » Il répétait le nom avec rage, se rappelant l’avoir vu sur les petits journaux parmi d’autres sobriquets de filles, dans le grotesque Almanach-Gotha de la galanterie : Sapho, Cora, Caro, Phryné, Jeanne de Poitiers, le Phoque…
Et avec les cinq lettres de son nom abominable, toute la vie de cette femme lui passait en fuite d’égout sous les yeux… L’atelier de Caoudal, les trépignées chez La Gournerie, les factions de nuit devant les bouges ou sur le paillasson du poète… Puis le beau graveur, les faux, la cour d’assises… et le petit bonnet du bagne qui lui allait si bien, et le baiser jeté à son faussaire : « T’ennuie pas, m’ami… » M’ami ! le même nom, la même caresse que pour lui… Quelle honte ! Ah ! il allait joliment te balayer ces saletés-là… Et toujours cette odeur d’héliotrope qui le poursuivait dans un crépuscule du même lilas pâle que la toute petite fleur.
Tout à coup, il s’aperçut qu’il était encore à arpenter le marché comme un pont de bateau. Il reprit sa course, arriva d’une traite rue d’Amsterdam, bien décidé à chasser cette femme de chez lui, à la jeter sur l’escalier sans explication, en lui crachant l’injure de son nom dans le dos. À la porte il hésita, réfléchit, fit quelques pas encore. Elle allait crier, sangloter, lâcher par la maison tout son vocabulaire du trottoir, comme là-bas, rue de l’Arcade…
Écrire ?… oui, c’est cela, il valait mieux écrire, lui régler son compte en quatre mots, bien féroces. Il entra dans une taverne anglaise, déserte et morne sous le gaz qu’on allumait, s’assit à une table empoissée, près de l’unique consommateur, une fille à tête de mort qui dévorait du saumon fumé, sans boire. Il demanda une pinte d’ale, n’y toucha pas et commença une lettre. Mais trop de mots se pressaient dans sa tête, qui voulaient sortir à la fois, et que l’encre décomposée et grumeleuse traçait lentement à son gré.
Il déchirait deux ou trois commencements, s’en allait enfin sans écrire, quand tout bas près de lui une bouche pleine et vorace demanda timidement : « Vous ne buvez pas ?… on peut ?… » Il fit signe que oui. La fille se jeta sur la pinte et la vida d’une goulée violente qui révélait la détresse de cette malheureuse, ayant tout juste dans sa poche de quoi rassasier sa faim sans l’arroser d’un peu de bière. Une pitié lui vint, qui l’apaisa, l’éclaira subitement sur les misères d’une vie de femme ; et il se mit à juger plus humainement, à raisonner son malheur.
Après tout, elle ne lui avait pas menti ; et s’il ne savait rien de sa vie, c’est qu’il ne s’en était jamais soucié. Que lui reprochait-il ?… Son temps à Saint-Lazare ?… Mais puisqu’on l’avait acquittée, portée presque en triomphe à la sortie… Alors, quoi ? D’autres hommes avant lui ?… Est-ce qu’il ne le savait pas ?… Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce que les noms de ces amants étaient connus, célèbres, qu’il pouvait les rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux devantures ? Devait-il lui faire un crime d’avoir préféré ceux-là ?
Et tout au fond de son être, se levait une fierté mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grands artistes, de se dire qu’ils l’avaient trouvée belle. À son âge on n’est jamais sûr, on ne sait pas bien. On aime la femme, l’amour ; mais les yeux et l’expérience manquent, et le jeune amant qui vous montre un portrait de sa maîtresse, cherche un regard, une approbation qui le rassurent. La figure de Sapho lui semblait grandie, auréolée, depuis qu’il la savait chantée par La Gournerie, fixée par Caoudal dans le marbre et le bronze.
Mais brusquement repris de rage, il quittait le banc où sa méditation l’avait jeté sur un boulevard extérieur, au milieu des cris d’enfants, des commérages de femmes d’ouvriers dans la poudreuse soirée de juin ; et il se remettait à marcher, à parler tout haut, furieusement… Joli, le bronze de Sapho… du bronze de commerce, qui a traîné partout, banal comme un air d’orgue, comme ce mot de Sapho qui à force de rouler les siècles s’est encrassé de légendes immondes sur sa grâce première, et d’un nom de déesse est devenu l’étiquette d’une maladie… Quel dégoût que tout cela, mon Dieu !…
Il s’en allait ainsi, tour à tour apaisé ou furieux, à ce remous d’idées, de sentiments contraires. Le boulevard s’assombrissait, devenait désert. Une fadeur âcre traînait dans l’air chaud ; et il reconnaissait la porte du grand cimetière où il était venu l’année d’avant assister avec toute la jeunesse à l’inauguration d’un buste de Caoudal sur la tombe de Dejoie, le romancier du quartier Latin, l’auteur de Cenderinette. Dejoie, Caoudal ! L’étrange accent que ces noms prenaient pour lui depuis deux heures ! et comme elle lui semblait menteuse et lugubre, l’histoire de l’étudiante et de son petit ménage, maintenant qu’il en savait les tristes dessous, qu’il avait appris par Déchelette l’affreux surnom donné à ces mariages du trottoir.
Toute cette ombre, plus noire du voisinage de la mort, l’effrayait. Il revint sur ses pas, frôlant des blouses qui rôdaient, silencieuses comme des ailes de nuit, des jupes sordides à la porte de bouges dont les vitres dépolies découpaient de grandes lumières de lanterne magique où des couples passaient, s’embrassaient… Quelle heure ?… Il se sentait brisé, comme une recrue à la fin de l’étape ; et de sa douleur assourdie, tombée dans ses jambes, il ne lui restait que la courbature. Oh ! se coucher, dormir… Puis au réveil, froidement, sans colère, il dirait à la femme : « Voilà… je sais qui tu es… Ce n’est pas ta faute ni la mienne ; mais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Séparons-nous… » Et pour se mettre à l’abri de ses poursuites, il irait embrasser sa mère et ses sœurs, secouer au vent du Rhône, au libre et vivifiant mistral, les souillures et l’effroi de son mauvais rêve.
Elle s’était couchée, lasse d’attendre, et dormait en plein sous la lampe, un livre ouvert sur le drap devant elle. Son approche ne l’éveilla pas ; et debout près du lit, il la regardait curieusement comme une femme nouvelle, une étrangère qu’il aurait trouvée là. Belle, oh ! belle, les bras, la gorge, les épaules, d’un ambre fin, solide, sans tache ni fêlure. Mais sur ces paupières rougies, – peut-être le roman qu’elle lisait, peut-être l’inquiétude, l’attente, – sur ces traits détendus dans le repos et que ne soutenait plus l’âpre désir de la femme qui veut être aimée, quelle lassitude, quels aveux ! Son âge, son histoire, ses bordées, ses caprices, ses collages, et Saint-Lazare, les coups, les larmes, les terreurs, tout se voyait, s’étalait ; et les meurtrissures violettes du plaisir et de l’insomnie, et le pli de dégoût affaissant la lèvre inférieure, usée, fatiguée comme une margelle où tout le communal est venu boire, et la bouffissure commençante qui délie les chairs pour les rides de la vieillesse.
Cette trahison du sommeil, le silence de mort enveloppant cela, c’était grand, c’était sinistre ; un champ de bataille à la nuit, avec toute l’horreur qui se montre et celle qu’on devine aux vagues mouvements de l’ombre.
Et tout à coup il vint au pauvre enfant une grosse, une étouffante envie de pleurer.
Chapitre 4
Ils achevaient de dîner, la fenêtre ouverte, au long sifflement des hirondelles saluant la tombée de la lumière. Jean ne parlait pas, mais il allait parler et toujours de la même cruelle chose qui le hantait, et dont il torturait Fanny, depuis la rencontre avec Caoudal. Elle, voyant ses yeux baissés, l’air faussement indifférent qu’il prenait pour de nouvelles questions, devina et le prévint :
– écoute, je sais ce que tu vas me dire… épargne-nous, je t’en prie… on s’épuise à la fin… puisque c’est mort, tout ça, que je n’aime que toi, qu’il n’y a plus que toi au monde…
– Si c’était mort comme tu dis, tout ce passé…
Et il la regardait au fond de ses beaux yeux d’un gris frissonnant et changeant à chaque impression :
– … Tu ne garderais pas des choses qui te le rappellent… oui, là-haut dans l’armoire…
Le gris se velouta d’un noir d’ombre :
– Tu sais donc ?
Tout ce fatras de lettres d’amour, de portraits, ces archives galantes et glorieuses sauvées de tant de débâcles, il allait donc falloir s’en défaire !
– Au moins me croiras-tu après ?
Et sur un sourire incrédule qui la défiait, elle courut chercher le coffret de laque dont les ferrures ciselées entre les piles délicates de son linge avaient si fort intrigué son amant depuis quelques jours.
– Brûle, déchire, c’est à toi…
Mais il ne se pressait pas de tourner la petite clef, regardait les cerisiers à fruits de nacre rose et les vols de cigognes incrustés sur le couvercle qu’il fit sauter brusquement… Tous les formats, toutes les écritures, papiers de couleur aux en-têtes dorés, vieux billets jaunis cassés aux pliures, griffonnages au crayon sur des feuilles de carnet, des cartes de visite, en tas, sans ordre, comme en un tiroir souvent fouillé et bousculé où lui-même enfonçait maintenant ses mains tremblantes…
– Passe-les-moi. Je les brûlerai sous tes yeux.
Elle parlait fiévreusement, accroupie devant la cheminée, une bougie allumée par terre, à côté d’elle.
– Donne…
Mais lui :
– Non… attends…
Et plus bas, comme honteux :
– Je voudrais lire…
– Pourquoi ? tu vas te faire mal encore…
Elle ne songeait qu’à sa souffrance et non à l’indélicatesse de livrer ainsi les secrets de passion, la confession sur l’oreiller de tous ces hommes qui l’avaient aimée ; et se rapprochant, toujours à genoux, elle lisait en même temps que lui, l’épiait du coin de l’œil.
Dix pages, signées La Gournerie, 1861, d’une écriture longue et féline, dans lesquelles le poète, envoyé en Algérie pour le compte-rendu officiel et lyrique du voyage de l’empereur et de l’impératrice, faisait à sa maîtresse une description éblouissante des fêtes.
Alger débordant et grouillant, vraie Bagdad des Mille et Une Nuits ; toute l’Afrique accourue, entassée autour de la ville, battant ses portes à les rompre, comme un simoun. Caravanes de nègres et de chameaux chargés de gomme, tentes de poil dressées, une odeur de musc humain sur toute cette singerie qui bivouaquait au bord de la mer, dansait la nuit autour de grands feux, s’écartait chaque matin devant l’arrivée des chefs du Sud pareils à des Rois Mages avec la pompe orientale, les musiques discordantes, flûtes de roseau, petits tambours rauques, le goum entourant l’étendard du Prophète aux trois couleurs ; et derrière, menés en laisse par des nègres, les chevaux destinés en présent à l’Emberour, vêtus de soie, caparaçonnés d’argent, secouant à chaque pas des grelots et des broderies…
Le génie du poète rendait tout cela vivant et présent ; les mots brillaient sur la page, comme ces pierres sans monture que jugent les joailliers sur du papier. Vraiment elle pouvait être fière, la femme aux genoux de qui l’on jetait ces richesses. Fallait-il qu’elle fût aimée, puisque, malgré la curiosité de ces fêtes, le poète ne songeait qu’à elle, mourait de ne pas la voir :
– Oh ! cette nuit, j’étais avec toi sur le grand divan de la rue de l’Arcade. Tu étais nue, tu étais folle, tu criais de joie sous mes caresses, quand je me suis réveillé en sursaut roulé dans un tapis sur ma terrasse, en pleine nuit d’étoiles. Le cri du muezzin montait d’un minaret voisin en claire et limpide fusée voluptueuse plutôt que priante, et c’est toi que j’entendais encore en sortant de mon rêve…
Quelle force mauvaise le poussait donc à continuer sa lecture malgré l’horrible jalousie qui blanchissait ses lèvres, contractait ses mains ? Doucement, câlinement, Fanny essayait de lui reprendre la lettre ; mais il la lut jusqu’au bout, et après celle-là une autre, puis une autre, les laissant tomber au fur et à mesure avec un détachement de mépris, d’indifférence, sans regarder la flamme qui s’avivait dans la cheminée aux effusions lyriques et passionnées du grand poète. Et quelquefois, dans le débordement de cet amour exagéré à la température africaine, le lyrisme de l’amant s’entachait de quelque grosse obscénité de corps de garde dont auraient été surprises et scandalisées les lectrices mondaines du Livre de l’Amour, d’un spiritualisme raffiné, immaculé comme la corne d’argent de la Yungfrau.
Misères du cœur ! c’est à ces passages surtout que Jean s’arrêtait, à ces souillures de la page, sans se douter des tressauts nerveux qui chaque fois agitaient sa figure. Même il eut le courage de ricaner à ce post-scriptum qui suivait le récit éblouissant d’une fête d’Aïssaouas : « Je relis ma lettre… il y a vraiment des choses pas mal ; mets-la-moi de côté, je pourrai m’en servir… »
– Un monsieur qui ne laissait rien traîner ! fit-il en passant à un autre feuillet de la même écriture où, sur un ton glacé d’homme d’affaires, La Gournerie réclamait un recueil de chansons arabes et une paire de babouches en paille de riz.
C’était la liquidation de leur amour. Ah ! il avait su s’en aller, il était fort, celui-là…
Et sans s’arrêter, Jean continuait à drainer ce marécage d’où montait une haleine chaude et malsaine. La nuit venue, il avait mis la bougie sur la table, et parcourait des billets très courts, illisiblement tracés comme au poinçon par de trop gros doigts qui à tous moments, dans une brusquerie de désir ou de colère, trouaient et déchiraient le papier. Les premiers temps d’une liaison avec Caoudal, rendez-vous, soupers, parties de campagne, puis des brouilles, de suppliants retours, des cris, des injures ignobles et basses d’ouvrier, coupées tout à coup de drôleries, de mots cocasses, de reproches sanglotés, toute la faiblesse mise à nu du grand artiste devant la rupture et l’abandon.
Le feu prenait cela, allongeait de grands jets rouges où fumaient et grésillaient la chair, le sang, les larmes d’un homme de génie ; mais qu’importait à Fanny, toute au jeune amant qu’elle surveillait, dont l’ardente fièvre la brûlait à travers leurs vêtements. Il venait de trouver un portrait à la plume signé Gavarni, avec cette dédicace : à mon amie Fanny Legrand, dans une auberge de Dampierre, un jour qu’il pleuvait. Une tête intelligente et douloureuse, aux yeux caves, quelque chose d’amer et de ravagé.
– Qui est-ce ?
– André Dejoie… J’y tenais à cause de la signature…
Il eut un « Garde-le, tu es libre », si contraint, si malheureux, qu’elle prit le dessin, le jeta au feu en chiffon, pendant que lui s’abîmait dans la correspondance du romancier, une suite navrante, datée de plages d’hiver, de villes d’eaux, où l’écrivain envoyé pour sa santé se désespérait de sa détresse physique et morale, se forant le crâne pour y trouver une idée loin de Paris, et mêlait à des demandes de potions, d’ordonnances, à des inquiétudes d’argent ou de métier, envois d’épreuves, de billets renouvelés, toujours le même cri de désir et d’adoration vers ce beau corps de Sapho que les médecins lui défendaient.
Jean murmurait, enragé et candide :
– Mais qu’est-ce qu’ils avaient donc tous pour être après toi comme ça ?…
C’était pour lui la seule signification de ces lettres désolées, confessant le désarroi d’une de ces existences glorieuses qu’envient les jeunes gens et dont rêvent les femmes romanesques… Oui, qu’avaient-ils donc tous ? Et que leur faisait-elle boire ?… Il éprouvait la souffrance atroce d’un homme qui, garrotté, verrait outrager devant lui la femme qu’il aime ; et, pourtant, il ne pouvait se décider à vider d’un coup, les yeux fermés, ce fond de boîte.
À présent, venait le tour du graveur qui, misérable, inconnu, sans autre célébrité que celle de la Gazette des Tribunaux, ne devait sa place dans le reliquaire qu’au grand amour qu’on avait eu pour lui. Déshonorantes, ces lettres datées de Mazas, et niaises, gauches, sentimentales comme celles du troupier à sa payse. Mais on y sentait, à travers les poncifs de romance, un accent de sincérité dans la passion, un respect de la femme, un oubli de soi-même qui le distinguait des autres, ce forçat ; ainsi, quand il demandait pardon à Fanny du crime de l’avoir trop aimée, ou quand du greffe du Palais de Justice, tout de suite après sa condamnation, il écrivait sa joie de savoir sa maîtresse acquittée et libre. Il ne se plaignait de rien ; il avait eu près d’elle, grâce à elle, deux ans d’un bonheur si plein, si profond, que le souvenir en suffirait pour remplir sa vie, adoucir l’horreur de son sort, et il terminait par la demande d’un service :
« Tu sais que j’ai un enfant au pays, dont la mère est morte depuis longtemps ; il vit chez une vieille parente, dans un coin si perdu qu’on n’y saura jamais rien de mon affaire. L’argent qui me restait, je le leur ai envoyé, disant que je partais très loin, en voyage, et c’est sur toi que je compte, ma bonne Nini, pour t’informer de temps en temps de ce petit malheureux et m’envoyer de ses nouvelles… »
Comme preuve de l’intérêt de Fanny, suivait une lettre de remerciements et une autre, toute récente, ayant à peine six mois de date : « Oh ! tu es bonne d’être venue… Que tu étais belle, comme tu sentais bon, en face de ma veste de prisonnier dont j’avais si grand’honte !… » et Jean s’interrompait, furieux :
– Tu as donc continué à le voir ?
– De loin en loin, par charité…
– Même depuis que nous sommes ensemble ?
– Oui, une fois, une seule, au parloir… on ne les voit que là.
– Ah ! tu es une bonne fille…
Cette idée que, malgré leur liaison, elle visitait ce faussaire, l’exaspérait plus que tout. Il était trop fier pour le dire ; mais un paquet de lettres, le dernier, noué d’une faveur bleue sur des petits caractères fins et penchés, une écriture de femme, déchaîna toute sa colère.
« Je change de tunique après la course des chars… viens dans ma loge… »
– Non, non… ne lis pas ça…
Elle sautait sur lui, arrachait et jetait au feu toute la liasse, sans qu’il eût compris d’abord même en la voyant à ses genoux, empourprée du reflet de la flamme et de la honte de son aveu :
– J’étais jeune, c’est Caoudal… ce grand fou… Je faisais ce qu’il voulait.
Alors seulement il comprit, devint très pâle.
– Ah ! oui… Sapho… toute la lyre…
Et la repoussant du pied, comme une bête immonde :
– Laisse-moi, ne me touche pas, tu me soulèves le cœur…
Son cri se perdit dans un effroyable grondement de tonnerre, tout proche et prolongé, en même temps qu’une lueur vive éclairait la chambre… Le feu !… Elle se dressa épouvantée, prit machinalement la carafe restée sur la table, la vida sur cet amas de papiers dont la flamme embrasait les suies du dernier hiver, puis le pot à l’eau, les cruches, et se voyant impuissante, des flammèches voletant jusqu’au milieu de la chambre, elle courut au balcon en criant :
– Au feu ! au feu !
Les Hettéma arrivèrent les premiers, ensuite le concierge, les sergents de ville. On criait :
– Baissez la plaque !… montez sur le toit !… De l’eau, de l’eau !… non, une couverture !…
Atterrés, ils regardaient leur intérieur envahi et souillé ; puis, l’alerte finie, le feu éteint, quand le noir attroupement en bas, sous le gaz de la rue, se fut dissipé, les voisins rassurés, rentrés chez eux, les deux amants au milieu de ce gâchis d’eau, de suie en boue, de meubles renversés et ruisselants, se sentirent écœurés et lâches, sans force pour reprendre la querelle ni faire la chambre propre autour d’eux. Quelque chose de sinistre et de bas venait d’entrer dans leur vie ; et, ce soir-là, oubliant leurs répugnances anciennes, ils allèrent coucher à l’hôtel.
Le sacrifice de Fanny ne devait servir à rien. De ces lettres disparues, brûlées, des phrases entières retenues par cœur hantaient la mémoire de l’amoureux, lui montaient au visage en coups de sang comme certains passages de mauvais livres. Et ces anciens amants de sa maîtresse étaient presque tous des hommes célèbres. Les morts se survivaient ; les vivants, on voyait leurs portraits et leurs noms partout, on parlait d’eux devant lui, et chaque fois il éprouvait une gêne, comme d’un lien de famille douloureusement rompu.
Le mal lui affinant l’esprit et les yeux, il arrivait bientôt à retrouver chez Fanny la trace des influences premières, et les mots, les idées, les habitudes qu’elle en avait gardés. cette façon d’avancer le pouce comme pour façonner, pétrir l’objet dont elle parlait avec un « Tu vois ça d’ici… » appartenait au sculpteur. À Dejoie, elle avait pris la manie des queues de mots, et les chansons populaires dont il avait publié un recueil, célèbre à tous les coins de la France ; à La Gournerie, son intonation hautaine et méprisante, la sévérité de ses jugements sur la littérature moderne.
Elle s’était assimilé tout cela, superposant les disparates, par ce même phénomène de stratification qui permet de connaître l’âge et les révolutions de la terre à ses différentes couches géologiques ; et, peut-être, n’était-elle pas aussi intelligente qu’elle lui avait semblé d’abord. Mais il s’agissait bien d’intelligence ; sotte comme pas une, vulgaire et de dix ans plus vieille encore, elle l’eût tenu par la force de son passé, par cette jalousie basse qui le rongeait et dont il ne taisait plus les irritations ni les rancœurs, éclatant à tout propos contre l’un et l’autre.
Les romans de Dejoie ne se vendaient plus, toute l’édition traînait le quai à vingt-cinq centimes. Et ce vieux fou de Caoudal s’entêtant à l’amour à son âge…
– Tu sais qu’il n’a plus de dents… Je le regardais à ce déjeuner de Ville d’Avray… Il mange comme les chèvres, sur le devant de la bouche.
Fini aussi le talent. Quel four, sa Faunesse du dernier Salon ! « Ça ne tenait pas… » Un mot qui lui venait d’elle, « Ça ne tenait pas… » et qu’elle-même gardait du sculpteur. Quand il entreprenait ainsi un de ses rivaux du temps passé, Fanny faisait chorus pour lui plaire ; et l’on aurait entendu ce gamin ignorant de l’art, de la vie, de tout, et cette fille superficielle, frottée d’un peu d’esprit à ces artistes fameux, les juger de haut, les condamner doctoralement.
Mais l’ennemi intime de Gaussin, c’était Flamant le graveur. De celui-là, il savait seulement qu’il était très beau, blond comme lui, qu’on lui disait « m’ami », qu’on allait le voir en cachette, et que lorsqu’il l’attaquait comme les autres, l’appelant « le Forçat sentimental » ou « le Joli réclusionnaire », Fanny détournait la tête sans un mot. Bientôt il accusa sa maîtresse de garder une indulgence pour ce bandit, et elle dut s’en expliquer doucement, mais avec une certaine fermeté.
– Tu sais bien que je ne l’aime plus, Jean, puisque je t’aime… Je ne vais plus là-bas, je ne réponds pas à ses lettres ; mais tu ne me feras jamais dire du mal de l’homme qui m’a adorée jusqu’à la folie, jusqu’au crime…
à cet accent de franchise, ce qu’il y avait de meilleur en elle, Jean ne protestait pas, mais il souffrait d’une haine jalouse, aiguisée d’inquiétude, qui le ramenait parfois rue d’Amsterdam en surprise, au milieu du jour. « Si elle était allée le voir ! »
Il la trouvait toujours là, casanière, inactive dans leur petit logis comme une femme d’Orient, ou bien au piano, donnant une leçon de chant à leur grosse voisine, madame Hettéma. On s’était lié depuis le soir du feu avec ces bonnes gens, placides et pléthoriques, vivant dans un perpétuel courant d’air, portes et fenêtres ouvertes.
Le mari, dessinateur au Musée d’artillerie, apportait de la besogne chez lui, et chaque soir de la semaine, le dimanche toute la journée, on le voyait penché sur sa large table à tréteaux, suant, soufflant, en bras de chemise, secouant ses manches pour y faire circuler l’air, de la barbe jusque dans les yeux. Près de lui, sa grosse femme en camisole s’évaporait aussi, quoiqu’elle ne fît jamais rien ; et, pour se rafraîchir le sang, ils entamaient de temps en temps un de leurs duos favoris.
L’intimité s’établit vite entre les deux ménages. Le matin, vers dix heures, la forte voix d’Hettéma criait devant la porte : « Y êtes-vous, Gaussin ? » Et leurs bureaux se trouvant du même côté, ils faisaient route ensemble. Bien lourd, bien vulgaire, de quelques degrés sociaux plus bas que son jeune compagnon, le dessinateur parlait peu, bredouillait comme s’il avait eu autant de barbe dans la bouche que sur les joues ; mais on le sentait brave homme, et le désarroi moral de Jean avait besoin de ce contact-là. Il y tenait surtout à cause de sa maîtresse vivant dans une solitude peuplée de souvenirs et de regrets plus dangereux peut-être que les relations auxquelles elle avait volontairement renoncé, et qui trouvait dans madame Hettéma, sans cesse préoccupée de son homme, et de la surprise gourmande qu’elle lui ferait pour dîner, et de la romance nouvelle qu’elle lui chanterait au dessert, une relation honnête et saine.
Pourtant, quand l’amitié se resserra jusqu’à des invitations réciproques, un scrupule lui vint. Ces gens devaient les croire mariés, sa conscience se refusait au mensonge, et il chargea Fanny de prévenir la voisine, pour qu’il n’y eût pas de malentendu. Cela la fit beaucoup rire… Pauvre bébé ! il n’y avait que lui pour des naïvetés pareilles…
– Mais ils ne l’ont pas cru une minute que nous étions mariés… Et ce qu’ils s’en moquent !… Si tu savais où il a été prendre sa femme… Tout ce que j’ai fait, moi, c’est de la Saint-Jean à côté. Il ne l’a épousée que pour l’avoir à lui tout seul, et tu vois que le passé ne le gêne guère…
Il n’en revenait pas. Une ancienne, cette bonne mère aux yeux clairs, au petit rire d’enfant sur des traits de chair tendre, aux provincialismes traînards, et pour qui les romances n’étaient jamais assez sentimentales, ni les mots trop distingués ; et lui, l’homme, si tranquille, si sûr dans son bien-être amoureux ! Il le regardait marcher à son côté, la pipe aux dents, avec de petits souffles de béatitude, pendant que lui-même songeait toujours, se dévorait de rage impuissante.
« Ça te passera, m’ami… » lui disait doucement Fanny aux heures où l’on se dit tout ; et elle l’apaisait, tendre et charmante comme au premier jour, mais avec quelque chose d’abandonné, que Jean ne savait définir.
C’était l’allure plus libre et la façon de s’exprimer, une conscience de son pouvoir, des confidences bizarres et qu’il ne lui demandait pas sur sa vie passée, ses débauches anciennes, ses folies de curiosité. Elle ne se privait plus de fumer maintenant, roulant entre ses doigts, posant sur tous les meubles l’éternelle cigarette qui aveulit la journée des filles, et dans leurs discussions elle émettait sur la vie, l’infamie des hommes, la coquinerie des femmes, les théories les plus cyniques. Jusqu’à ses yeux, dont l’expression changeait, alourdis d’une buée d’eau dormante, où passait l’éclair d’un rire libertin.
Et l’intimité de leur tendresse se transformait aussi. D’abord réservée avec la jeunesse de son amant dont elle respectait l’illusion première, la femme ne se gênait plus après avoir vu l’effet, sur cet enfant, de son passé de débauche brusquement découvert, la fièvre de marécage dont elle lui avait allumé le sang. Et les caresses perverses si longtemps retenues, tous ces mots de délire que ses dents serrées arrêtaient au passage, elle les lâchait à présent, s’étalait, se livrait dans son plein de courtisane amoureuse et savante, dans toute la gloire horrible de Sapho.
Pudeur, réserve, à quoi bon ? Les hommes sont tous pareils, enragés de vice et de corruption, ce petit-là comme les autres. Les appâter avec ce qu’ils aiment, c’est encore le meilleur moyen de les tenir. Et ce qu’elle savait, ces dépravations du plaisir qu’on lui avait inoculées, Jean les apprenait à son tour pour les passer à d’autres. Ainsi le poison va, se propage, brûlure de corps et d’âme, semblable à ces flambeaux dont parle le poète latin, et qui couraient de main en main par le stade.