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Kitabı oku: «Sapho», sayfa 4

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Chapitre 5

Dans leur chambre, à côté d’un beau portrait de Fanny par James Tissot, une épave des anciennes splendeurs de la fille, il y avait un paysage du Midi, tout noir et blanc, grossièrement rendu sous le soleil par un photographe de campagne.

Une côte rocheuse escaladée de vignes, étayée de muretins de pierre, puis en haut, derrière des files de cyprès contre le vent du nord, et s’accotant à un petit bois de pins et de myrtes aux clairs reflets, la grande maison blanche, moitié ferme et moitié château, large perron, toiture italienne, portes écussonnées, que continuaient les murailles rousses du mas provençal, les perchoirs pour les paons, la crèche aux troupeaux, la baie noire des hangars ouverts sur le luisant des charrues et des herses. La ruine d’anciens remparts, une tour énorme, déchiquetée sur un ciel sans nuage, dominait le tout, avec quelques toits et le clocher roman de Châteauneuf-des-Papes où les Gaussin d’Armandy avaient habité de tout temps.

Castelet, clos et domaine, riche de ses vignobles fameux comme ceux de la Nerte et de l’Ermitage, se transmettait de père en fils, indivis entre tous les enfants, mais toujours le cadet faisait valoir, par cette tradition familiale d’envoyer l’aîné dans les consulats. Malheureusement la nature contrecarre souvent ces projets ; et s’il y eut jamais un être incapable de gérer un domaine, de gérer n’importe quoi, c’était bien Césaire Gaussin, à qui incombait à vingt-quatre ans cette lourde responsabilité.

Libertin, coureur de tripots et de guilledoux villageois, Césaire, ou plutôt le Fénat, le vaurien, le mauvais drôle, pour lui garder son surnom de jeunesse, accentuait ce type contradictoire qui apparaît de loin en loin dans les familles les plus austères, dont il est comme la soupape d’échappement.

En quelques années d’incurie, de dilapidations imbéciles, de bouillottes désastreuses aux cercles d’Avignon et d’Orange, le clos fut hypothéqué, les caves de réserve mises à sec, les récoltes à venir vendues d’avance ; puis un jour, à la veille d’une saisie définitive, le Fénat imita la signature de son frère, fit trois traites payables au consulat de Shang-Haï, persuadé qu’avant l’échéance il trouverait l’argent pour les retirer ; mais elles arrivèrent régulièrement à l’aîné avec une lettre éperdue avouant la ruine et les faux. Le consul accourut à Châteauneuf, remédia à cette situation désespérée, à l’aide de ses économies et de la dot de sa femme, et voyant l’incapacité du Fénat, il renonça à la “carrière” qui s’ouvrait pourtant brillante devant lui et se fit simplement vigneron.

Un vrai Gaussin, celui-là, traditionnel jusqu’à la manie, violent et calme, à la façon des volcans éteints qui gardent des menaces et des réserves d’éruption, laborieux avec cela, très entendu à la culture. Grâce à lui, Castelet prospéra, s’agrandit de toutes les terres jusqu’au Rhône, et, comme les chances humaines vont toujours par compagnie, le petit Jean fit son apparition sous les myrtes du domaine. Pendant ce temps, le Fénat errait par la maison, anéanti sous le poids de sa faute, osant à peine lever les yeux vers son frère dont le méprisant silence l’accablait ; il ne respirait qu’aux champs, à la chasse, à la pêche, fatiguant son chagrin à d’ineptes besognes, ramassant des escargots, se taillant des cannes superbes de myrte ou de roseau, et déjeunant tout seul dehors d’une brochette de becs fins qu’il cuisait, sur un feu de souches d’oliviers, au milieu de la garrigue. Le soir, rentré pour dîner à la table fraternelle, il ne prononçait pas un mot, malgré l’indulgent sourire de sa belle-sœur, pitoyable au pauvre être et le fournissant d’argent de poche, en cachette de son mari qui tenait rigueur au Fénat, moins pour ses sottises passées que pour toutes celles à commettre ; et en effet la grande incartade réparée, l’orgueil de Gaussin l’aîné fut mis à une nouvelle épreuve.

Trois fois par semaine, venait en journée de couture, à Castelet, une jolie fille de pêcheurs, Divonne Abrieu, née dans l’oseraie au bord du Rhône, vraie plante fluviale à la tige ondulante et longue. Sous sa catalane à trois pièces enserrant sa petite tête et dont les brides rejetées laissaient admirer l’attache du cou légèrement bistré comme le visage, jusqu’aux névés délicats de la gorge et des épaules, elle faisait songer à quelque done des anciennes cours d’amour jadis tenues tout autour de Châteauneuf, à Courthezon, à Vacqueiras, dans ces vieux donjons dont les ruines s’effritent par les collines.

Ce souvenir historique n’était pour rien dans l’amour de Césaire, âme simple, dénuée d’idéal et de lecture ; mais, de petite taille, il aimait les femmes grandes et fut pris dès le premier jour. Il s’y entendait, le Fénat, à ces aventures villageoises ; une contredanse au bal le dimanche, un cadeau de gibier, puis à la première rencontre en pleins champs la vive attaque à la renverse, sur la lavande ou le paillis. Il se trouva que Divonne ne dansait pas, qu’elle rapporta le gibier à la cuisine, et que solide comme un de ces peupliers de rive, blancs et flexibles, elle envoya le séducteur rouler à dix pas. Depuis, elle le tint à distance avec la pointe des ciseaux pendus à sa ceinture par un clavier d’acier, le rendit fou d’amour, si bien qu’il parla d’épouser et se confia à sa belle sœur. Celle-ci, connaissant Divonne Abrieu depuis l’enfance, la sachant sérieuse et délicate, trouvait dans le fond de son cœur que cette mésalliance serait peut-être le salut du Fénat ; mais la fierté du consul se révoltait à l’idée d’un Gaussin d’Armandy épousant une paysanne : « Si Césaire fait cela, je ne le revois plus… » et il tint parole.

Césaire marié quitta Castelet, alla vivre au bord du Rhône chez les parents de sa femme, d’une petite rente que lui servait son frère et qu’apportait tous les mois l’indulgente belle-sœur. Le petit Jean accompagnait sa mère dans ses visites, ravi de la cabane des Abrieu, sorte de rotonde enfumée, secouée par la tramontane ou le mistral, et que soutenait une poutre unique et verticale comme un mât. La porte ouverte encadrait le petit môle où séchaient les filets, où luisait et frétillait l’argent vif et nacré des écailles ; au bas deux ou trois grosses barques houlant et criant sur leurs amarres, et le grand fleuve joyeux, large, lumineux, tout rebroussé par le vent contre ses îles en touffes d’un vert pâle. Et, tout petit, Jean prenait là son goût des lointains voyages, et de la mer qu’il n’avait pas encore vue.

Cet exil de l’oncle Césaire dura deux ou trois ans, n’aurait jamais fini peut-être sans un événement familial, la naissance des deux petites bessonnes, Marthe et Marie. La mère tomba malade à la suite de cette double couche, et Césaire et sa femme eurent la permission de venir la voir. La réconciliation des deux frères suivit, irraisonnée, instinctive, par la toute-puissance du même sang ; le ménage habita Castelet, et comme une incurable anémie, compliquée bientôt de goutte rhumatismale, immobilisait la pauvre mère, Divonne se trouva chargée de mener la maison, de surveiller la nourriture des petites, le personnel nombreux, d’aller voir Jean deux fois la semaine au lycée d’Avignon, sans compter que le soin de sa malade la réclamait à toute heure.

Femme d’ordre et de tête, elle suppléait à l’instruction qui lui manquait, par son intelligence, son âpreté paysanne, les lambeaux d’études restés dans la cervelle du Fénat dompté et discipliné. Le consul se reposait sur elle de toute la dépense de la maison, très lourde avec ses charges accrues et des revenus diminuant d’année en année, rongés au pied des vignes par le phylloxera. Toute la plaine était atteinte, mais le clos résistait encore, et c’était la préoccupation du consul : sauver le clos à force de recherches et d’expériences.

Cette Divonne Abrieu qui restait fidèle à ses coiffes, à son clavier d’artisane et se tenait si modestement à sa place d’intendante, de dame de compagnie, garda la maison de la gêne, en ces années de crise, la malade toujours entourée des mêmes soins coûteux, les petites élevées près de leur mère, en demoiselles, la pension de Jean régulièrement payée, d’abord au lycée, puis à Aix où il faisait son droit, enfin à Paris où il était allé l’achever.

Par quels miracles d’ordre, de vigilance y arrivait-elle, tous l’ignoraient comme elle-même. Mais chaque fois que Jean songeait à Castelet, qu’il levait les yeux vers la photographie à reflets pâles, effacée de lumière, la première figure évoquée, le premier nom prononcé, c’était Divonne, la paysanne au grand cœur qu’il sentait cachée derrière la gentilhommière et la tenant debout par l’effort de sa volonté. Depuis quelques jours cependant, depuis qu’il savait ce qu’était sa maîtresse, il évitait de prononcer ce nom vénéré devant elle, comme celui de sa mère ni d’aucun des siens ; même la photographie le gênait à regarder, déplacée, égarée à cette muraille, au-dessus du lit de Sapho.

Un jour, en rentrant dîner, il fut surpris de voir trois couverts au lieu de deux, plus encore de trouver Fanny en train de jouer aux cartes avec un petit homme qu’il ne reconnut pas d’abord, mais qui en se retournant lui montra les yeux clairs de chèvre folle, le grand nez conquérant dans une face hâlée et poupine, le crâne chauve et la barbe de ligueur de l’oncle Césaire. Au cri de son neveu, il répondit sans lâcher les cartes :

– Tu vois, je ne m’ennuie pas, je fais un bésigue avec ma nièce.

Sa nièce !

Et Jean qui cachait si soigneusement sa liaison à tout le monde. Cette familiarité lui déplut, et les choses que Césaire lui débitait à voix basse, pendant que Fanny s’occupait du dîner…

– Mon compliment, petit… des yeux… des bras… un morceau de roi.

Ce fut bien pis, quand à table le Fénat se mit à parler sans aucune réserve des affaires de Castelet, de ce qui l’amenait à Paris.

Le prétexte du voyage c’était de l’argent à toucher, huit mille francs qu’il avait prêtés autrefois à son ami Courbebaisse et qu’il ne comptait jamais revoir, quand une lettre du notaire lui avait appris et la mort de Courbebaisse, pechère ! et le remboursement tout prêt de ses huit mille francs. Mais le vrai motif, car on aurait pu lui faire parvenir l’argent :

– Le vrai motif c’est la santé de ta mère, mon pauvre… Depuis quelque temps elle s’affaiblit beaucoup, et des fois qu’il y a, sa tête déménage, elle oublie tout, jusqu’au nom des petites. L’autre soir, ton père sortait de sa chambre, elle a demandé à Divonne qui était ce bon Monsieur qui venait la voir si souvent. Personne ne s’est encore aperçu de cela que ta tante, et elle ne m’en a parlé que pour me décider à venir consulter Bouchereau sur l’état de la pauvre femme qu’il a soignée autrefois.

– Avez-vous eu déjà des fous dans votre famille ? demanda Fanny, l’air doctoral et grave, son air La Gournerie.

– Jamais… dit le Fénat, ajoutant avec un sourire malin, froncé jusqu’aux tempes, qu’il avait été un peu toqué dans sa jeunesse… mais ma folie ne déplaisait pas aux dames, et l’on n’a pas eu besoin de m’enfermer.

Jean les regardait, navré. Au chagrin que lui causait la triste nouvelle, se joignait un oppressant malaise d’entendre cette femme parler de sa mère, de ses infirmités d’âge critique, avec le libre langage et l’expérience d’une matrone, les coudes sur la nappe, en roulant une cigarette. Et l’autre, bavard, indiscret, s’abandonnait, disait les secrets intimes de la famille.

Ah ! les vignes… fichues les vignes !… Et le clos lui-même n’en avait plus pour longtemps ; la moitié des cépages était déjà dévorée, et l’on ne conservait le reste que par miracle, en soignant chaque grappe, chaque grain comme des enfants malades, avec des drogues qui coûtaient cher. Le terrible, c’est que le consul s’entêtait à planter toujours de nouveaux ceps que le ver attaquait, au lieu de laisser à la culture des oliviers, des câpriers, toute cette bonne terre inutile couverte de pampres lépreux et roussis.

Heureusement qu’il avait, lui, Césaire, quelques hectares au bord du Rhône, qu’il soignait par l’immersion, une découverte superbe applicable seulement dans les terrains bas. Déjà une bonne récolte l’encourageait, d’un petit vin pas très chaud, « du vin de grenouille », disait le consul dédaigneusement ; mais le Fénat s’entêtait aussi, et, avec les huit mille francs de Courbebaisse, il allait acheter la Piboulette…

– Tu sais, petit, la première île sur le Rhône, en aval des Abrieu… mais ceci entre nous, il faut que personne à Castelet ne se doute de rien encore…

– Pas même Divonne, mon oncle ? demanda Fanny en souriant…

Au nom de sa femme, les yeux du Fénat se mouillèrent :

– Oh ! Divonne, je ne fais jamais rien sans elle. Elle a foi dans mon idée d’ailleurs, et serait si heureuse que son pauvre Césaire refît la fortune de Castelet, après en avoir commencé la ruine.

Jean frémit ; allait-il donc faire sa confession, raconter cette lamentable histoire des faux ? Mais le Provençal tout à sa tendresse pour Divonne, s’était mis à parler d’elle, du bonheur qu’elle lui donnait. Et si belle avec ça, si magnifiquement charpentée :

– Tenez, ma nièce, vous qui êtes femme, vous devez vous y connaître.

Il lui tendait un portrait-carte, tiré de son portefeuille, et qui ne le quittait jamais.

À l’accent filial de Jean quand il parlait de sa tante, aux conseils maternels de la paysanne écrits d’une grande écriture, un peu tremblée, Fanny se figurait une de ces villageoises à marmotte de Seine-et-Oise, et resta saisie devant ce joli visage aux lignes pures, éclairci par l’étroite coiffe blanche, cette taille élégante et souple d’une femme de trente cinq ans.

– Très belle en effet… dit-elle en pinçant les lèvres, d’une intonation singulière.

– Et une charpente ! fit l’oncle qui tenait à son image.

Puis on passa sur le balcon. Après une journée chaude dont le zinc de la véranda brûlait encore, il tombait, d’un nuage perdu, une fine pluie d’arrosage qui rafraîchissait l’air, tintait gaiement sur les toits, éclaboussait les trottoirs. Paris riait sous cette ondée, et le train de la foule, des voitures, toute cette rumeur montante grisait le provincial, remuait dans sa tête vide et mobile comme un grelot, des rappels de jeunesse, et d’un séjour de trois mois qu’il avait fait, quelque trente ans auparavant, chez son ami Courbebaisse.

Quelle noce, mes enfants, quelles bordées !… Et leur entrée au Prado une nuit de mi-carême, Courbebaisse en chicard, et sa maîtresse, la Mornas, en marchande de chansons, un déguisement qui lui avait porté chance puisqu’elle était devenue une célébrité de café-concert. Lui-même, l’oncle, remorquait un petit chiffon du quartier que l’on appelait Pellicule… Et tout ragaillardi, il riait de la bouche jusqu’aux tempes, fredonnait des airs à danser, saisissait en mesure sa nièce par la taille. À minuit, quand il les quitta pour gagner l’hôtel Cujas, le seul qu’il connût dans Paris, il chantait à pleine gorge dans l’escalier, envoyait des baisers à sa nièce qui l’éclairait, et criait à Jean :

– Tu sais, prends garde à toi !…

Dès qu’il fut parti, Fanny dont le front gardait un pli préoccupé, passa vivement dans son cabinet de toilette et, par la porte restée entrouverte, pendant que Jean se couchait, elle commençait d’une voix presque insouciante.

– Dis donc, elle est très jolie, ta tante… ça ne m’étonne plus si tu en parlais si souvent… Vous avez dû lui en faire porter à ce pauvre Fénat, une tête à ça du reste…

Il protestait de toute son indignation… Divonne ! une seconde mère pour lui, qui, tout petit, le soignait, l’habillait… Elle l’avait sauvé d’une maladie, de la mort… non, jamais la tentation ne lui serait venue d’une infamie pareille.

– Va donc, va donc, reprenait la voix stridente de la femme, des épingles à coiffer entre les dents, tu ne me feras pas croire qu’avec ces yeux-là et la belle charpente dont parlait cet imbécile, sa Divonne ait pu rester sans désir à côté d’un joli blond à peau de fille comme toi ?… Vois-tu, des bords du Rhône ou d’ailleurs, nous sommes toutes les mêmes…

Elle le disait avec conviction, croyant son sexe entier facile à tout caprice et vaincu du premier désir. Lui, se défendait, mais troublé, interrogeant ses souvenirs, se demandant si jamais le frôlement d’une innocente caresse avait pu l’avertir d’un danger quelconque ; et quoique ne trouvant rien, la candeur de son affection restait atteinte, le pur camée rayé d’un coup d’ongle.

– Tiens !… regarde… la coiffe de ton pays…

Sur ses beaux cheveux, massés en deux longs bandeaux, elle avait épinglé un fichu blanc qui imitait assez bien la catalane, le béguin à trois pièces des filles de Châteauneuf ; et, droite devant lui, dans les plis laiteux de sa batiste de nuit, les yeux brûlants, elle lui demandait :

– Est-ce que je ressemble à Divonne ?

Oh ! non, pas du tout ; elle ne ressemblait qu’à elle-même sous ce petit bonnet rappelant l’autre, celui de Saint-Lazare, qui la rendait si jolie, disait-on, pendant qu’elle envoyait à son forçat un baiser d’adieu en plein tribunal :

– T’ennuie pas, m’ami, les beaux jours reviendront…

Et ce souvenir lui fit tant de mal que, sitôt sa maîtresse couchée, il éteignit bien vite, pour ne plus la voir.

Le lendemain de bonne heure, l’oncle arrivait en casseur, la canne haute, criant : « Ohé ! les bébés », avec l’intonation fringante et protégeante qu’avait Courbebaisse autrefois quand il venait le chercher dans les bras de Pellicule. Il paraissait encore plus excité que la veille : l’hôtel Cujas, sans doute, et surtout les huit mille francs pliés dans son portefeuille. L’argent de la Piboulette, bé oui, mais il avait bien le droit d’en distraire quelques louis pour offrir un déjeuner à la campagne à sa nièce !…

« Et Bouchereau ? » observa le neveu, qui ne pouvait manquer son ministère deux jours de suite. Il fut convenu qu’on déjeunerait aux Champs-élysées et que les deux hommes iraient après à la consultation.

Ce n’était pas ce que le Fénat avait rêvé, l’arrivée à Saint Cloud en grande remise, du champagne plein la voiture ; mais le repas fut charmant tout de même sur la terrasse du restaurant ombragée d’acacias et de vernis du Japon, que traversaient les flonflons d’une répétition de jour au voisin café-concert. Césaire, très bavard, très galant, mit toutes ses grâces à l’air pour éblouir la Parisienne. Il « attrapait » les garçons, complimentait le chef de sa sauce meunière ; et Fanny riait d’un élan bête et forcé, d’une niaiserie de cabinet particulier, qui fit de la peine à Gaussin, ainsi que l’intimité s’établissant entre l’oncle et la nièce par-dessus sa tête.

On eût dit des amis de vingt ans. Le Fénat, devenu sentimental avec les vins de dessert, parlait de Castelet, de Divonne et aussi de son petit Jean ; il était heureux de le savoir avec elle, une femme sérieuse qui l’empêcherait de faire des sottises. Et sur le caractère un peu ombrageux du jeune homme, la façon de le prendre, il lui donnait des conseils comme à une jeune mariée en lui tapotant les bras, la langue épaisse, l’œil éteint et mouillé.

Il se dégrisa chez Bouchereau. Deux heures d’attente au premier étage de la place Vendôme, dans ses grands salons, hauts et froids, encombrés d’une foule silencieuse et angoissée ; l’enfer de la douleur dont ils traversèrent successivement tous les cercles, passant de pièce en pièce jusqu’au cabinet de l’illustre savant.

Bouchereau, avec sa mémoire prodigieuse, se souvint très bien de Mme Gaussin, étant venu en consultation à Castelet dix ans auparavant au commencement de la maladie ; il s’en fit raconter les différentes phases, relut les ordonnances anciennes et, tout de suite, rassura les deux hommes sur les accidents cérébraux qui venaient de se produire et qu’il attribuait à l’emploi de certains médicaments. Pendant qu’immobile, ses gros sourcils baissés sur ses petits yeux aigus et fouilleurs, il écrivait une longue lettre à son confrère d’Avignon, l’oncle et le neveu écoutaient, retenant leur souffle, le grincement de cette plume qui couvrait pour eux, à elle seule, toute la rumeur du Paris luxueux ; et subitement leur apparaissait la puissance du médecin dans les temps modernes, dernier prêtre, croyance suprême, invincible superstition…

Césaire sortit de là, sérieux et refroidi :

– Je rentre à l’hôtel boucler ma malle, l’air de Paris est mauvais pour moi, vois-tu, petit… si j’y restais, je ferais des bêtises. Je prendrai ce soir le train de sept heures, excuse-moi près de ma nièce, hé ?

Jean se garda bien de le retenir, effrayé de son enfantillage, de sa légèreté ; et le lendemain, en s’éveillant, il se félicitait de le savoir rentré, sous clé, près de Divonne, quand on le vit apparaître, la figure à l’envers, le linge en désordre :

– Bon Dieu ! mon oncle, que vous arrive-t-il ?

Effondré dans un fauteuil, sans voix et sans gestes d’abord, mais s’animant à mesure, l’oncle avoua une rencontre du temps de Courbebaisse, le dîner trop copieux, les huit mille francs perdus la nuit dans un tripot… Plus un sou, rien !… Comment rentrer là-bas, raconter ça à Divonne ! Et l’achat de la Piboulette… Tout à coup pris d’une sorte de délire, il se mettait les mains sur les yeux, les pouces bouchant les oreilles, et hurlant, sanglotant, déchaîné, le Méridional s’invectivait, étalait son remords dans une confession générale de toute sa vie. Il était la honte et le malheur des siens ; des types tels que lui dans les familles on aurait le droit de les abattre comme des loups. Sans la générosité de son frère où serait-il ?… Au bagne avec les voleurs et les faussaires.

– Mon oncle, mon oncle !… disait Gaussin très malheureux, essayant de l’arrêter.

Mais l’autre, volontairement aveugle et sourd, se délectait à ce témoignage public de son crime, raconté dans les moindres détails, tandis que Fanny le regardait avec une pitié mêlée d’admiration. Un passionné au moins celui-là, un brûle-tout comme elle les aimait ; et, remuée dans ses entrailles de bonne fille, elle cherchait un moyen de lui venir en aide. Mais lequel ? Elle ne voyait plus personne depuis un an, Jean n’avait aucune relation… Subitement un nom lui vint à l’esprit : Déchelette !… Il devait être à Paris en ce moment, et c’était un si bon garçon.

– Mais je le connais à peine… dit Jean.

– J’irai, moi….

– Comment ! tu veux ?

– Pourquoi pas ?

Leurs regards se croisèrent et se comprirent. Déchelette aussi avait été son amant, l’amant d’une nuit qu’elle se rappelait à peine. Mais lui n’en oubliait pas un ; ils étaient tous en rang dans sa tête, comme les saints d’un calendrier.

– Si cela t’ennuie… fit-elle un peu gênée.

Alors Césaire, qui, pendant ce court débat s’était interrompu de crier, très anxieux, tourna vers eux un tel regard de supplication désespérée, que Jean se résigna, consentit entre les dents…

Qu’elle leur parut longue cette heure, à tous deux, déchirés par des pensées qu’ils ne s’avouaient pas, appuyés au balcon, guettant la rentrée de la femme.

– C’est donc bien loin, ce Déchelette ?…

– Mais non, rue de Rome… à deux pas, répondait Jean furieux, et trouvant, lui aussi, que Fanny était bien longue à revenir.

Il essayait de se tranquilliser avec la devise amoureuse de l’ingénieur « pas de lendemain », et la façon méprisante dont il l’avait entendu parler de Sapho, comme d’une ancienne de la vie galante ; mais sa fierté d’amant se révoltait, et il aurait presque souhaité que Déchelette la trouvât encore belle et désirable. Ah ! ce vieux toqué de Césaire avait bien besoin de rouvrir ainsi toutes les plaies.

Enfin le mantelet de Fanny tourna l’angle de la rue. Elle, rentrait, rayonnante :

– C’est fait… j’ai l’argent.

Les huit mille francs étalés devant lui, l’oncle pleurait de joie, voulait faire un reçu, fixer les intérêts, la date du remboursement.

– Inutile, mon oncle… Je n’ai pas prononcé votre nom… C’est à moi qu’on a prêté cet argent, c’est à moi que vous le devez, et aussi longtemps qu’il vous plaira.

– Des services pareils, mon enfant, répondait Césaire transporté de reconnaissance, on les paye avec de l’amitié qui ne finit plus…

Et dans la gare, où Gaussin l’accompagnait pour être assuré cette fois de son départ, il répétait les larmes aux yeux :

– Quelle femme, quel trésor !… Il faut la rendre heureuse, vois-tu…

Jean resta très fâché de cette aventure, sentant sa chaîne, déjà si lourde, se river de plus en plus, et se confondre deux choses que sa délicatesse native avait toujours tenues séparées et distinctes : la famille et sa liaison. À présent, Césaire mettait la maîtresse au courant de ses travaux, de ses plantations, lui donnait des nouvelles de tout Castelet ; et Fanny critiquait l’obstination du consul dans l’affaire des vignes, parlait de la santé de la mère, irritait Jean d’une sollicitude ou de conseils déplacés. Jamais d’allusion au service rendu par exemple, ni à l’ancienne aventure du Fénat, à cette tare de la maison d’Armandy, que l’oncle avait livrée devant elle. Une seule fois elle s’en faisait une arme de riposte, dans les circonstances que voici :

Ils rentraient du théâtre, et montaient en voiture, sous la pluie, à une station du boulevard. L’équipage, une de ces guimbardes qui ne roulent qu’après minuit, fut long à démarrer, l’homme endormi, la bête secouant sa musette. Pendant qu’ils attendaient à couvert dans le fiacre, un vieux cocher, en train de rajuster une mèche à son fouet, s’approcha tranquillement de la portière, son filin entre les dents, et dit à Fanny d’une voix cassée qui puait le vin :

– Bonsoir… Comment qu’à ça va ? Tiens, c’est vous ?

Elle eut un petit tressaut vite réprimé et, tout bas, à son amant :

– Mon père !…

Son père, ce maraudeur à la longue lévite d’ancienne livrée, souillée de boue, aux boutons de métal arrachés, et montrant sous le gaz du trottoir une face bouffie, apoplectisée d’alcool, où Gaussin croyait retrouver en vulgaire le profil régulier et sensuel de Fanny, ses larges yeux de jouisseuse ! Sans se préoccuper de l’homme qui accompagnait sa fille, et comme s’il ne l’eût pas vu, le père Legrand donnait des nouvelles de la maison.

– La vieille est à Necker depuis quinze jours, elle file un mauvais coton… Va donc la voir un de ces jeudis, ça y donnera du courage… Moi, heureusement, le coffre est solide ; toujours bon fouet, bonne mèche. Seulement le commerce ne va pas fort… Si t’avais besoin d’un bon cocher au mois, ça ferait joliment mon affaire… Non ? tant pis alors, et à la revoyure…

Ils se serrèrent les mains mollement ; le fiacre partit.

« Hein ? crois-tu… » murmurait Fanny ; et tout de suite elle se mit à lui parler longuement de sa famille, ce qu’elle avait toujours évité… « c’était si laid, si bas… » mais on se connaissait mieux maintenant ; on n’avait plus rien à se cacher. Elle était née au Moulin-aux-Anglais, dans la banlieue, de ce père, ancien dragon, qui faisait le service des voitures de Paris à Châtillon, et d’une servante d’auberge, entre deux tournées de comptoir. Elle n’avait pas connu sa mère, morte en couches ; seulement les patrons du relais, braves gens, obligèrent le père à reconnaître sa petite et à payer les mois de nourrice. Il n’osa pas refuser, car il devait gros dans la maison, et quand Fanny eut quatre ans il l’emmenait sur sa voiture comme un petit chien, nichée en haut, sous la bâche, amusée de rouler ainsi par les chemins, de voir la lumière des lanternes courir des deux côtés, fumer et haleter le dos des bêtes, de s’endormir au noir, à la bise, en entendant sonner les grelots.

Mais le père Legrand se fatigua vite de cette pose à la paternité ; si peu que ça coûtât, il fallait la nourrir, l’habiller, cette morveuse. Puis elle le gênait pour un mariage avec la veuve d’un maraîcher dont il guignait les cloches à melon, les choux en carrés alignés sur son itinéraire. Elle eut alors la sensation très nette que son père voulait la perdre ; c’était son idée fixe d’ivrogne, se débarrasser de l’enfant à toute force, et si la veuve elle-même, la brave mère Machaume, n’avait pris la fillette sous sa protection…

– Au fait tu l’as connue, Machaume, dit Fanny.

– Comment ! cette servante que j’ai vue chez toi…

– C’était ma belle-mère… Elle avait été si bonne pour moi quand j’étais petite ; je la prenais pour l’arracher à son gueux de mari qui, après lui avoir mangé tout son bien, la rouait de coups, l’obligeait à servir une gaupe avec laquelle il vivait… Ah ! la pauvre Machaume, elle sait ce que coûte un bel homme. Eh bien ! quand elle m’a eu quittée, malgré tout ce que j’ai pu lui dire, elle est courue se remettre avec lui et, maintenant, la voilà à l’hospice. Comme il se laisse aller sans elle, le vieux gredin ! était-il sale ! quelle mine de rouleur ! il n’y a que son fouet… as-tu vu comme il le tenait droit ?… Même saoul à tomber, il le porte devant lui comme un cierge, le serre dans sa chambre ; il n’a jamais eu que ça de propre… Bon fouet, bonne mèche, c’est son mot.

Elle en parlait inconsciemment, ainsi que d’un étranger, sans dégoût ni honte ; et Jean s’épouvantait à l’entendre. Ce père !… cette mère !… en face de la figure sévère du consul et de l’angélique sourire de Mme Gaussin !… Et comprenant tout à coup ce qu’il y avait dans le silence de son amant, quelle révolte contre ce gâchis social dont il s’éclaboussait auprès d’elle :

– Après tout, dit Fanny sur un ton philosophe, c’est un peu ça dans toutes les familles, on n’en est pas responsable… moi, j’ai mon père Legrand ; toi, tu as ton oncle Césaire.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
220 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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