Kitabı oku: «L'île des pingouins», sayfa 15
CHAPITRE IX. LE PÈRE DOUILLARD
Dans leur infinie mansuétude, à la suggestion du père commun des fidèles, les évêques, chanoines, curés, vicaires, abbés et prieurs de Pingouinie, résolurent de célébrer un service solennel dans la cathédrale d’Alca, pour obtenir de la miséricorde divine qu’elle daignât mettre un terme aux troubles qui déchiraient une des plus nobles contrées de la Chrétienté et accorder au repentir de la Pingouinie le pardon de ses crimes envers Dieu et les ministres du culte.
La cérémonie eut lieu le quinze juin. Le généralissime Caraguel se tenait au banc d’oeuvre, entouré de son état-major. L’assistance était nombreuse et brillante; selon l’expression de M. Bigourd, c’était à la fois une foule et une élite. On y remarquait au premier rang M. de la Berthoseille, chambellan de monseigneur le prince Crucho. Près de la chaire où devait monter le révérend père Douillard, de l’ordre de Saint- François, se tenaient debout, dans une attitude recueillie, les mains croisées sur leurs gourdins, les grands dignitaires de l’association des antipyrots, le vicomte Olive, M. de la Trumelle, le comte Cléna, le duc d’Ampoule, le prince des Boscénos. Le père Agaric occupait l’abside, avec les professeurs et les élèves de l’école Saint-Maël. Le croisillon et le bas-côté de droite étaient réservés aux officiers et soldats en uniforme comme le plus honorable, puisque c’est de ce côté que le Seigneur pencha la tête en expirant sur la croix. Les dames de l’aristocratie, et parmi elles la comtesse Cléna, la vicomtesse Olive, la princesse des Boscénos, occupaient les tribunes. Dans l’immense vaisseau et sur la place du Parvis se pressaient vingt mille religieux de toutes robes et trente mille laïques.
Après la cérémonie expiatoire et propitiatoire, le révérend père Douillard monta en chaire. Le sermon avait été donné d’abord au révérend père Agaric; mais jugé, malgré ses mérites, au-dessous des circonstances pour le zèle et la doctrine, on lui préféra l’éloquent capucin qui depuis six mois allait prêcher dans les casernes contre les ennemis de Dieu et de l’autorité.
Le révérend père Douillard, prenant pour texte Deposuit potentes de sede, établit que toute-puissance temporelle a Dieu pour principe et pour fin et qu’elle se perd et s’abîme elle-même quand elle se détourne de la voie que la Providence lui a tracée et du but qu’elle lui a assigné.
Faisant application de ces règles sacrées au gouvernement de la Pingouinie, il traça un tableau effroyable des maux que les maîtres de ce pays n’avaient su ni prévoir ni empêcher.
– Le premier auteur de tant de misères et de hontes, dit-il, vous ne le connaissez que trop, mes frères. C’est un monstre dont le nom annonce providentiellement la destinée, car il est tiré du grec pyros, qui veut dire feu, la sagesse divine, qui parfois est philologue, nous avertissant par cette étymologie qu’un juif devait allumer l’incendie dans la contrée qui l’avait accueilli.
Il montra la patrie, persécutée par les persécuteurs de l’Église, s’écriant sur son calvaire:
«Ô douleur! ô gloire! Ceux qui ont crucifié mon dieu me crucifient!»
À ces mots un long frémissement agita l’auditoire.
Le puissant orateur souleva plus d’indignation encore en rappelant l’orgueilleux Colomban, plongé, noir de crimes, dans le fleuve dont toute l’eau ne le lavera pas. Il ramassa toutes les humiliations, tous les périls de la Pingouinie pour en faire un grief au président de la république et à son premier ministre.
– Ce ministre, dit-il, ayant commis une lâcheté dégradante en n’exterminant pas les sept cents pyrots avec leurs alliés et leurs défenseurs, comme Saül extermina les Philistins dans Gabaon, s’est rendu indigne d’exercer le pouvoir que Dieu lui avait délégué, et tout bon citoyen peut et doit désormais insulter à sa méprisable souveraineté. Le Ciel regardera favorablement ses contempteurs. Deposuit patentes de sede. Dieu déposera les chefs pusillanimes et il mettra à leur place les hommes forts qui se réclameront de Lui. Je vous en préviens, messieurs; je vous en préviens, officiers, sous-officiers, soldats qui m’écoutez; je vous en préviens, généralissime des armées pingouines, l’heure est venue! Si vous n’obéissez pas aux ordres de Dieu, si vous ne déposez pas en son nom les possédants indignes, si vous ne constituez pas sur la Pingouinie un gouvernement religieux et fort, Dieu n’en détruira pas moins ce qu’il a condamné, il n’en sauvera pas moins son peuple; il le sauvera, à votre défaut, par un humble artisan ou par un simple caporal. L’heure sera bientôt passée. Hâtez-vous!
Soulevés par cette ardente exhortation, les soixante mille assistants se levèrent frémissants; des cris jaillirent: «Aux armes! aux armes! Mort aux pyrots! Vive Crucho!» et tous, moines, femmes, soldats, gentilshommes, bourgeois, larbins, sous le bras surhumain levé dans la chaire de vérité pour les bénir, entonnant l’hymne: Sauvons la Pingouinie! s’élancèrent impétueusement hors de la basilique et marchèrent, par les quais du fleuve, sur la Chambre des députés.
Resté seul dans la nef désertée, le sage Cornemuse, levant les bras au ciel, murmura d’une voix brisée:
– Agnosco fortunam ecclesiae pinguicanae! Je ne vois que trop où tout cela nous conduira.
L’assaut que donna la foule sainte au palais législatif fut repoussé. Vigoureusement chargés par les brigades noires et les gardes d’Alca, les assaillants fuyaient en désordre quand les camarades accourus des faubourgs, ayant à leur tête Phoenix, Dagobert, Lapersonne et Varambille, se jetèrent sur eux et achevèrent leur déconfiture. MM. de la Trumelle et d’Ampoule furent traînés au poste. Le prince des Boscénos, après avoir lutté vaillamment, tomba la tête fendue sur le pavé ensanglanté.
Dans l’enthousiasme de la victoire, les camarades, mêlés à d’innombrables camelots, parcoururent, toute la nuit, les boulevards, portant Maniflore en triomphe et brisant les glaces des cafés et les vitres des lanternes aux cris de: «À bas Crucho! Vive la sociale!» Les antipyrots passaient à leur tour, renversant les kiosques des journaux et les colonnes de publicité.
Spectacles auxquels la froide raison ne saurait applaudir et propres à l’affliction des édiles soucieux de la bonne police des chemins et des rues; mais ce qui était plus triste pour les gens de coeur, c’était l’aspect de ces cafards qui, de peur des coups, se tenaient à distance égale des deux camps, et tout égoïstes et lâches qu’ils se laissaient voir, voulaient qu’on admirât la générosité de leurs sentiments et la noblesse de leur âme; ils se frottaient les yeux avec des oignons, se faisaient une bouche en gueule de merlan, se mouchaient en contrebasse, tiraient leur voix des profondeurs de leur ventre, et gémissaient: «Ô Pingouins, cessez ces luttes fratricides; cessez de déchirer le sein de votre mère!», comme si les hommes pouvaient vivre en société sans disputes et sans querelles, et comme si les discordes civiles n’étaient pas les conditions nécessaires de la vie nationale et du progrès des moeurs, pleutres hypocrites qui proposaient des compromis entre le juste et l’injuste, offensant ainsi le juste dans ses droits et l’injuste dans son courage. L’un de ceux-là, le riche et puissant Machimel, beau de couardise, se dressait sur la ville en colosse de douleur; ses larmes formaient à ses pieds des étangs poissonneux et ses soupirs y chaviraient les barques des pêcheurs.
Pendant ces nuits agitées, au faîte de sa vieille pompe à feu, sous le ciel serein, tandis que les étoiles filantes s’enregistraient sur les plaques photographiques, Bidault-Coquille se glorifiait en son coeur. Il combattait pour la justice; il aimait, il était aimé d’un amour sublime. L’injure et la calomnie le portaient aux nues. On voyait sa caricature avec celle de Colomban, de Kerdanic et du colonel Hastaing dans les kiosques des journaux; les antipyrots publiaient qu’il avait reçu cinquante mille francs des grands financiers juifs. Les reporters des feuilles militaristes consultaient sur sa valeur scientifique les savants officiels qui lui refusaient toute connaissance des astres, contestaient ses observations les plus solides, niaient ses découvertes les plus certaines, condamnaient ses hypothèses les plus ingénieuses et les plus fécondes. Sous les coups flatteurs de la haine et de l’envie, il exultait.
Contemplant à ses pieds l’immensité noire percée d’une multitude de lumières, sans songer à tout ce qu’une nuit de grande ville renferme de lourds sommeils, d’insomnies cruelles, de songes vains, de plaisirs toujours gâtés et de misères infiniment diverses:
– C’est dans cette énorme cité, se disait-il, que le juste et l’injuste se livrent bataille.
Et, substituant à la réalité multiple et vulgaire une poésie simple et magnifique, il se représentait l’affaire Pyrot sous l’aspect d’une lutte des bons et des mauvais anges; il attendait le triomphe éternel des Fils de la lumière et se félicitait d’être un Enfant du jour terrassant les Enfants de la nuit.
CHAPITRE X. LE CONSEILLER CHAUSSEPIED
Aveuglés jusque-là par la peur, imprudents et stupides, les républicains, devant les bandes du capucin Douillard et les partisans du prince Crucho, ouvrirent les yeux et comprirent enfin le véritable sens de l’affaire Pyrot. Les députés que, depuis deux ans, les hurlements des foules patriotes faisaient pâlir, n’en devinrent pas plus courageux, mais ils changèrent de lâcheté et s’en prirent au ministère Robin Mielleux des désordres qu’ils avaient eux-mêmes favorisés par leur complaisance et dont ils avaient plusieurs fois, en tremblant, félicité les auteurs; ils lui reprochaient d’avoir mis en péril la république par sa faiblesse qui était la leur et par des complaisances qu’ils lui avaient imposées; certains d’entre eux commençaient à douter si leur intérêt n’était pas de croire à l’innocence de Pyrot plutôt qu’à sa culpabilité et dès lors ils éprouvèrent de cruelles angoisses à la pensée que ce malheureux pouvait n’avoir pas été condamné justement, et expiait dans sa cage aérienne les crimes d’un autre. «Je n’en dors pas!» disait en confidence à quelques membres de la majorité le ministre Guillaumette, qui aspirait à remplacer son chef.
Ces généreux législateurs renversèrent le cabinet, et le président de la république mit à la place de Robin Mielleux un sempiternel républicain, à la barbe fleurie, nommé La Trinité, qui, comme la plupart des Pingouins, ne comprenait pas un mot à l’affaire mais trouvait que, vraiment, il s’y mettait trop de moines.
Le général Greatauk, avant de quitter le ministère, fit ses dernières recommandations au chef d’état-major, Panther.
– Je pars et vous restez, lui dit-il en lui serrant la main. L’affaire Pyrot est ma fille; je vous la confie; elle est digne de votre amour et de vos soins; elle est belle. N’oubliez pas que sa beauté cherche l’ombre, se plaît dans le mystère et veut rester voilée. Ménagez sa pudeur. Déjà trop de regards indiscrets ont profané ses charmes … Panther, vous avez souhaité des preuves et vous en avez obtenu. Vous en possédez beaucoup; vous en possédez trop. Je prévois des interventions importunes et des curiosités dangereuses. À votre place, je mettrais au pilon tous ces dossiers. Croyez-moi, la meilleure des preuves, c’est de n’en pas avoir. Celle-là est la seule qu’on ne discute pas.
Hélas! le général Panther ne comprit pas la sagesse de ces conseils. L’avenir ne devait donner que trop raison à la clairvoyance de Greatauk. Dès son entrée au ministère, La Trinité demanda le dossier de l’affaire Pyrot. Péniche, son ministre de la guerre, le lui refusa au nom de l’intérêt supérieur de la défense nationale, lui confiant que ce dossier constituait à lui seul, sous la garde du général Panther, les plus vastes archives du monde. La Trinité étudia le procès comme il put et, sans le pénétrer à fond, le soupçonna d’irrégularité. Dès lors, conformément à ses droits et prérogatives, il en ordonna la révision. Immédiatement Péniche, son ministre de la guerre, l’accusa d’insulter l’armée et de trahir la patrie et lui jeta son portefeuille à la tête. Il fut remplacé par un deuxième qui en fit autant, et auquel succéda un troisième qui imita ces exemples, et les suivants, jusqu’à soixante-dix, se comportèrent comme leurs prédécesseurs, et le vénérable La Trinité gémit, obrué sous les portefeuilles belliqueux. Le septante-unième ministre de la guerre, van Julep, resta en fonctions; non qu’il fût en désaccord avec tant et de si nobles collègues, mais il était chargé par eux de trahir généreusement son président du conseil, de le couvrir d’opprobre et de honte et de faire tourner la révision à la gloire de Greatauk, à la satisfaction des anti-pyrots, au profit des moines et pour le rétablissement du prince Crucho.
Le général van Julep, doué de hautes vertus militaires, n’avait pas l’esprit assez fin pour employer les procédés subtils et les méthodes exquises de Greatauk. Il pensait, comme le général Panther, qu’il fallait des preuves tangibles contre Pyrot, qu’on n’en aurait jamais trop, qu’on n’en aurait jamais assez. Il exprima ces sentiments à son chef d’état-major, qui n’était que trop enclin à les partager.
– Panther, lui dit-il, nous touchons au moment où il nous va falloir des preuves abondantes et surabondantes.
– Il suffit, mon général, répondit Panther; je vais compléter mes dossiers.
Six mois plus tard, les preuves contre Pyrot remplissaient deux étages du ministère de la guerre. Le plancher s’écroula sous le poids des dossiers et les preuves éboulées écrasèrent sous leur avalanche deux chefs de service, quatorze chefs de bureau et soixante expéditionnaires, qui travaillaient, au rez-de-chaussée, à modifier les guêtres des chasseurs. Il fallut étayer les murs du vaste édifice. Les passants voyaient avec stupeur d’énormes poutres, de monstrueux étançons, qui, dressés obliquement contre la fière façade, maintenant disloquée et branlante, obstruaient la rue, arrêtaient la circulation des voitures et des piétons et offraient aux autobus un obstacle contre lequel ils se brisaient avec leurs voyageurs.
Les juges qui avaient condamné Pyrot n’étaient pas proprement des juges, mais des militaires. Les juges qui avaient condamné Colomban étaient des juges, mais de petits juges, vêtus d’une souquenille noire comme des balayeurs de sacristie, des pauvres diables de juges, des judicaillons faméliques. Au-dessus d’eux siégeaient de grands juges qui portaient sur leur robe rouge la simarre d’hermine. Ceux-là, renommés pour leur science et leur doctrine, composaient une cour dont le nom terrible exprimait la puissance. On la nommait Cour de cassation pour faire entendre qu’elle était le marteau suspendu sur les jugements et les arrêts de toutes les autres juridictions.
Or, un de ces grands juges rouges de la cour suprême, nommé Chaussepied, menait alors, dans un faubourg d’Alca, une vie modeste et tranquille. Son âme était pure, son coeur honnête, son esprit juste. Quand il avait fini d’étudier ses dossiers, il jouait du violon et cultivait des jacinthes. Il dînait le dimanche chez ses voisines, les demoiselles Helbivore. Sa vieillesse était souriante et robuste et ses amis vantaient l’aménité de son caractère.
Depuis quelques mois pourtant il se montrait irritable et chagrin et, s’il ouvrait un journal, sa face rose et pleine se tourmentait de plis douloureux et s’assombrissait des pourpres de la colère. Pyrot en était la cause. Le conseiller Chaussepied ne pouvait comprendre qu’un officier eût commis une action si noire, que de livrer quatre-vingt mille bottes de foin militaire à une nation voisine et ennemie; et il concevait encore moins que le scélérat eût trouvé des défenseurs officieux en Pingouinie. La pensée qu’il existait dans sa patrie un Pyrot, un colonel Hastaing, un Colomban, un Kerdanic, un Phoenix, lui gâtait ses jacinthes, son violon, le ciel et la terre, toute la nature et ses dîners chez les demoiselles Helbivore.
Or, le procès Pyrot étant porté par le garde des sceaux devant la cour suprême, ce fut le conseiller Chaussepied à qui il échut de l’examiner et d’en découvrir les vices, au cas où il en existât. Bien qu’intègre et probe autant qu’on peut l’être et formé par une longue habitude à exercer sa magistrature sans haine ni faveur, il s’attendait à trouver dans les documents qui lui seraient soumis les preuves d’une culpabilité certaine et d’une perversité tangible. Après de longues difficultés et les refus réitérés du général van Julep, le conseiller Chaussepied obtint communication des dossiers. Cotés et paraphés, ils se trouvèrent au nombre de quatorze millions six cent vingt six mille trois cent douze. En les étudiant, le juge fut d’abord surpris puis étonné, puis stupéfait, émerveillé, et, si j’ose dire, miraculé. Il trouvait dans les dossiers des prospectus de magasins de nouveautés, des journaux, des gravures de modes, des sacs d’épicier, de vieilles correspondances commerciales, des cahiers d’écoliers, des toiles d’emballage, du papier de verre pour frotter les parquets, des cartes à jouer, des épures, six mille exemplaires de la Clef des songes, mais pas un seul document où il fût question de Pyrot.
CHAPITRE XI. CONCLUSION
Le procès fut cassé et Pyrot descendu de sa cage. Les antipyrots ne se tinrent point pour battus. Les juges militaires rejugèrent Pyrot. Greatauk, dans cette seconde affaire, se montra supérieur à lui-même. Il obtint une seconde condamnation; il l’obtint en déclarant que les preuves communiquées à la cour suprême ne valaient rien et qu’on s’était bien gardé de donner les bonnes, celles-là devant rester secrètes. De l’avis des connaisseurs, il n’avait jamais déployé tant d’adresse. Au sortir de l’audience, comme il traversait, au milieu des curieux, d’un pas tranquille, les mains derrière le dos, le vestibule du tribunal, une femme vêtue de rouge, le visage couvert d’un voile noir, se jeta sur lui et, brandissant un couteau de cuisine:
– Meurs, scélérat! s’écria-t-elle.
C’était Maniflore. Avant que les assistants eussent compris ce qui se passait, le général lui saisit le poignet et, avec une douceur apparente, le serra d’une telle force que le couteau tomba de la main endolorie.
Alors il le ramassa et le tendit à Maniflore.
– Madame, lui dit-il en s’inclinant, vous avez laissé tomber un ustensile de ménage.
Il ne put empêcher que l’héroïne ne fût conduite au poste; mais il la fit relâcher aussitôt et il employa, plus tard, tout son crédit à arrêter les poursuites.
La seconde condamnation de Pyrot fut la dernière victoire de Greatauk.
Le conseiller Chaussepied, qui avait jadis tant aimé les soldats et tant estimé leur justice, maintenant, enragé contre les juges militaires, cassait toutes leurs sentences comme un singe casse des noisettes. Il réhabilita Pyrot une seconde fois; il l’aurait, s’il eût fallu, réhabilité cinq cents fois.
Furieux d’avoir été lâches et de s’être laissé tromper et moquer, les républicains se retournèrent contre les moines et les curés; les députés firent contre eux des lois d’expulsion, de séparation et de spoliation. Il advint ce que le père Cornemuse avait prévu. Ce bon religieux fut chassé du bois des Conils. Les agents du fisc confisquèrent ses alambics et ses cornues, et les liquidateurs se partagèrent les bouteilles de la liqueur de Sainte-Orberose. Le pieux distillateur y perdit les trois millions cinq cent mille francs de revenu annuel que lui procuraient ses petits produits. Le père Agaric prit le chemin de l’exil, abandonnant son école à des mains laïques qui la laissèrent péricliter. Séparée de l’État nourricier, l’Église de Pingouinie sécha comme une fleur coupée.
Victorieux, les défenseurs de l’innocent se déchirèrent entre eux et s’accablèrent réciproquement d’outrages et de calomnies. Le véhément Kerdanic se jeta sur Phoenix, prêt à le dévorer. Les grands juifs et les sept cents pyrots se détournèrent avec mépris des camarades socialistes dont naguère ils imploraient humblement le secours:
– Nous ne vous connaissons plus, disaient-ils; fichez-nous la paix avec votre justice sociale. La justice sociale, c’est la défense des richesses.
Nommé député et devenu chef de la nouvelle majorité, le camarade Larrivée fut porté par la Chambre et l’opinion à la présidence du Conseil. Il se montra l’énergique défenseur des tribunaux militaires qui avaient condamné Pyrot. Comme ses anciens camarades socialistes réclamaient un peu plus de justice et de liberté pour les employés de l’État ainsi que pour les travailleurs manuels, il combattit leurs propositions dans un éloquent discours:
– La liberté, dit-il, n’est pas la licence. Entre l’ordre et le désordre, mon choix est fait: la révolution c’est l’impuissance; le progrès n’a pas d’ennemi plus redoutable que la violence. On n’obtient rien par la violence. Messieurs, ceux qui, comme moi, veulent des réformes doivent s’appliquer avant tout à guérir cette agitation qui affaiblit les gouvernements comme la fièvre épuise les malades. Il est temps de rassurer les honnêtes gens.
Ce discours fut couvert d’applaudissements. Le gouvernement de la république demeura soumis au contrôle des grandes compagnies financières, l’armée consacrée exclusivement à la défense du capital, la flotte destinée uniquement à fournir des commandes aux métallurgistes; les riches refusant de payer leur juste part des impôts, les pauvres, comme par le passé, payèrent pour eux.
Cependant, du haut de sa vieille pompe à feu, sous l’assemblée des astres de la nuit, Bidault-Coquille contemplait avec tristesse la ville endormie. Maniflore l’avait quitté; dévorée du besoin de nouveaux dévouements et de nouveaux sacrifices, elle s’en était allée en compagnie d’un jeune Bulgare porter à Sofia la justice et la vengeance. Il ne la regrettait pas, l’ayant reconnue, après l’affaire, moins belle de forme et de pensée qu’il ne se l’était imaginé d’abord. Ses impressions s’étaient modifiées dans le même sens sur bien d’autres formes et bien d’autres pensées. Et, ce qui lui était le plus cruel, il se jugeait moins grand, moins beau lui-même qu’il n’avait cru.
Et il songeait:
– Tu te croyais sublime, quand tu n’avais que de la candeur et de la bonne volonté. De quoi t’enorgueillissais-tu, Bidault-Coquille? D’avoir su des premiers que Pyrot était innocent et Greatauk un scélérat. Mais les trois quarts de ceux qui défendaient Greatauk contre les attaques des sept cents pyrots le savaient mieux que toi. Ce n’était pas la question. De quoi te montrais-tu donc si fier? d’avoir osé dire ta pensée? C’est du courage civique, et celui-ci, comme le courage militaire, est un pur effet de l’imprudence. Tu as été imprudent. C’est bien, mais il n’y a pas de quoi te louer outre mesure. Ton imprudence était petite; elle t’exposait à des périls médiocres; tu n’y risquais pas ta tête. Les Pingouins ont perdu cette fierté cruelle et sanguinaire qui donnait autrefois à leurs révolutions une grandeur tragique: c’est le fatal effet de l’affaiblissement des croyances et des caractères. Pour avoir montré sur un point particulier un peu plus de clairvoyance que le vulgaire, doit-on te regarder comme un esprit supérieur? Je crains bien, au contraire, que tu n’aies fait preuve, Bidault-Coquille, d’une grande inintelligence des conditions du développement intellectuel et moral des peuples. Tu te figurais que les injustices sociales étaient enfilées comme des perles et qu’il suffisait d’en tirer une pour égrener tout le chapelet. Et c’est là une conception très naïve. Tu te flattais d’établir d’un coup la justice en ton pays et dans l’univers. Tu fus un brave homme, un spiritualiste honnête, sans beaucoup de philosophie expérimentale. Mais rentre en toi-même et tu reconnaîtras que tu as eu pourtant ta malice et que, dans ton ingénuité, tu n’étais pas sans ruse. Tu croyais faire une bonne affaire morale. Tu te disais: «Me voilà juste et courageux une fois pour toutes. Je pourrai me reposer ensuite dans l’estime publique et la louange des historiens.» Et maintenant que tu as perdu tes illusions, maintenant que tu sais qu’il est dur de redresser les torts et que c’est toujours à recommencer, tu retournes à tes astéroïdes. Tu as raison; mais retournes-y modestement, Bidault- Coquille!