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LIVRE VII. LES TEMPS MODERNES MADAME CÉRÈS
Il n’y a de supportable que les choses extrêmes.
COMTE ROBERT DE MONTESQUIOU.
CHAPITRE PREMIER. LE SALON DE MADAME CLARENCE
Madame Clarence, veuve d’un haut fonctionnaire de la république, aimait à recevoir: elle réunissait tous les jeudis des amis de condition modeste et qui se plaisaient à la conversation. Les dames qui fréquentaient chez elle, très diverses d’âge et d’état, manquaient toutes d’argent et avaient toutes beaucoup souffert. Il s’y trouvait une duchesse qui avait l’air d’une tireuse de cartes et une tireuse de cartes qui avait l’air d’une duchesse. Madame Clarence, assez belle pour garder de vieilles liaisons, ne l’était plus assez pour en faire de nouvelles et jouissait d’une paisible considération. Elle avait une fille très jolie et sans dot, qui faisait peur aux invités; car les Pingouins craignaient comme le feu les demoiselles pauvres. Éveline Clarence s’apercevait de leur réserve, en pénétrait la cause et leur servait le thé d’un air de mépris. Elle se montrait peu, d’ailleurs, aux réceptions, ne causait qu’avec les dames ou les très jeunes gens; sa présence abrégée et discrète ne gênait pas les causeurs qui pensaient ou qu’étant une jeune fille elle ne comprenait pas, ou qu’ayant vingt-cinq ans elle pouvait tout entendre.
Un jeudi donc, dans le salon de madame Clarence, on parlait de l’amour; les dames en parlaient avec fierté, délicatesse et mystère; les hommes avec indiscrétion et fatuité; chacun s’intéressait à la conversation pour ce qu’il y disait. Il s’y dépensa beaucoup d’esprit; on lança de brillantes apostrophes et de vives réparties. Mais quand le professeur Haddock se mit à discourir, il assomma tout le morde.
– Il en est de nos idées sur l’amour comme sur le reste, dit-il; elles reposent sur des habitudes antérieures dont le souvenir même est effacé. En matière de morale, les prescriptions qui ont perdu leur raison d’être, les obligations les plus inutiles, les contraintes les plus nuisibles, les plus cruelles, sont, à cause de leur antiquité profonde et du mystère de leur origine, les moins contestées et les moins contestables, les moins examinées, les plus vénérées, les plus respectées et celles qu’on ne peut transgresser sans encourir les blâmes les plus sévères. Toute la morale relative aux relations des sexes est fondée sur ce principe que la femme une fois acquise appartient à l’homme, qu’elle est son bien comme son cheval et ses armes. Et cela ayant cessé d’être vrai, il en résulte des absurdités, telles que le mariage ou contrat de vente d’une femme à un homme, avec clauses restrictives du droit de propriété, introduites par suite de l’affaiblissement graduel du possesseur.
L’obligation imposée à une fille d’apporter sa virginité à son époux vient des temps où les filles étaient épousées dès qu’elles étaient nubiles; il est ridicule qu’une fille qui se marie à vingt-cinq ou trente ans soit soumise à cette obligation. Vous direz que c’est un présent dont son mari, si elle en rencontre enfin un, sera flatté; mais nous voyons à chaque instant des hommes rechercher des femmes mariées et se montrer bien contents de les prendre comme ils les trouvent.
Encore aujourd’hui le devoir des filles est déterminé, dans la morale religieuse, par cette vieille croyance que Dieu, le plus puissant des chefs de guerre, est polygame, qu’il se réserve tous les pucelages, et qu’on ne peut en prendre que ce qu’il en a laissé. Cette croyance, dont les traces subsistent dans plusieurs métaphores du langage mystique, est aujourd’hui perdue chez la plupart des peuples civilisés; pourtant elle domine encore l’éducation des filles, non seulement chez nos croyants, mais encore chez nos libres penseurs qui, le plus souvent, ne pensent pas librement pour la raison qu’ils ne pensent pas du tout.
Sage veut dire savant. On dit qu’une fille est sage quand elle ne sait rien. On cultive son ignorance. En dépit de tous les soins, les plus sages savent, puisqu’on ne peut leur cacher ni leur propre nature, ni leurs propres états, ni leurs propres sensations. Mais elles savent mal, elles savent de travers. C’est tout ce qu’on obtient par une culture attentive....
– Monsieur, dit brusquement d’un air sombre Joseph Boutourlé, trésorier- payeur général d’Alca, croyez-le bien: il y a des filles innocentes, parfaitement innocentes, et c’est un grand malheur. J’en ai connu trois; elles se marièrent: ce fut affreux. L’une, quand son mari s’approcha d’elle, sauta du lit, épouvantée et cria par la fenêtre: «Au secours; monsieur est devenu fou!» Une autre fut trouvée, le matin de ses noces, en chemise, sur l’armoire à glace et refusant de descendre. La troisième eut la même surprise, mais elle souffrit tout sans se plaindre. Seulement, quelques semaines après son mariage, elle murmura à l’oreille de sa mère: «Il se passe entre mon mari et moi des choses inouies, des choses qu’on ne peut pas s’imaginer, des choses dont je n’oserais pas parler même à toi.» Pour ne pas perdre son âme, elle les révéla à son confesseur et c’est de lui qu’elle apprit, peut-être avec un peu de déception, que ces choses n’étaient pas extraordinaires.
– J’ai remarqué, reprit le professeur Haddock, que les Européens en général et les Pingouins en particulier, avant les sports et l’auto, ne s’occupaient de rien autant que de l’amour. C’était donner bien de l’importance à ce qui en a peu.
– Alors, monsieur, s’écria madame Crémeur suffoquée, quand une femme s’est donnée tout entière, vous trouvez que c’est sans importance?
– Non, madame, cela peut avoir son importance, répondit le professeur Haddock, encore faudrait-il voir si, en se donnant, elle offre un verger délicieux ou un carré de chardons et de pissenlits. Et puis, n’abuse-t- on pas un peu de ce mot donner? Dans l’amour, une femme se prête plutôt qu’elle ne se donne. Voyez la belle madame Pensée....
– C’est ma mère! dit un grand jeune homme blond.
– Je la respecte infiniment, monsieur, répliqua le professeur Haddock; ne craignez pas que je tienne sur elle un seul propos le moins du monde offensant. Mais permettez-moi de vous dire que, en général, l’opinion des fils sur leurs mères est insoutenable: ils ne songent pas assez qu’une mère n’est mère que parce qu’elle aima et qu’elle peut aimer encore. C’est pourtant ainsi, et il serait déplorable qu’il en fût autrement. J’ai remarqué que les filles, au contraire, ne se trompent pas sur la faculté d’aimer de leurs mères ni sur l’emploi qu’elles en font: elles sont des rivales: elles en ont le coup d’oeil.
L’insupportable professeur parla longtemps encore, ajoutant les inconvenances aux maladresses, les impertinences aux incivilités, accumulant les incongruités, méprisant ce qui est respectable, respectant ce qui est méprisable; mais personne ne l’écoutait.
Pendant ce temps, dans sa chambre d’une simplicité sans grâce, dans sa chambre triste de n’être pas aimée, et qui, comme toutes les chambres de jeunes filles, avait la froideur d’un lieu d’attente, Éveline Clarence compulsait des annuaires de clubs et des prospectus d’oeuvres, pour y acquérir la connaissance de la société. Certaine que sa mère, confinée dans un monde intellectuel et pauvre, ne saurait ni la mettre en valeur ni la produire, elle se décidait à rechercher elle-même le milieu favorable à son établissement, tout à la fois obstinée et calme, sans rêves, sans illusions, ne voyant dans le mariage qu’une entrée de jeu et un permis de circulation et gardant la conscience la plus lucide des hasards, des difficultés et des chances de son entreprise. Elle possédait des moyens de plaire et une froideur qui les lui laissait tous. Sa faiblesse était de ne pouvoir regarder sans éblouissement tout ce qui avait l’air aristocratique.
Quand elle se retrouva seule avec sa mère:
– Maman, nous irons demain à la retraite du père Douillard.
CHAPITRE II. L’OEUVRE DE SAINTE-ORBEROSE
La retraite de révérend père Douillard réunissait, chaque vendredi, à neuf heures du soir, dans l’aristocratique église de Saint-Maël, l’élite de la société d’Alca. Le prince et la princesse des Boscénos, le vicomte et la vicomtesse Olive, madame Bigourd, monsieur et madame de la Trumelle n’en manquaient pas une séance; on y voyait la fleur de l’aristocratie et les belles baronnes juives y jetaient leur éclat, car les baronnes juives d’Alca étaient chrétiennes.
Cette retraite avait pour objet, comme toutes les retraites religieuses, de procurer aux gens du monde un peu de recueillement pour penser à leur salut; elle était destinée aussi à attirer sur tant de nobles et illustres familles la bénédiction de sainte Orberose, qui aime les Pingouins. Avec un zèle vraiment apostolique, le révérend père Douillard poursuivait l’accomplissement de son oeuvre: rétablir sainte Orberose dans ses prérogatives de patronne de la Pingouinie et lui consacrer, sur une des collines qui dominent la cité, une église monumentale. Un succès prodigieux avait couronné ses efforts, et pour l’accomplissement de cette entreprise nationale, il réunissait plus de cent mille adhérents et plus de vingt millions de francs.
C’est dans le choeur de Saint-Maël que se dresse reluisante d’or, étincelante de pierreries, entourée de cierges et de fleurs, la nouvelle châsse de sainte Orberose.
Voici ce qu’on lit dans l’Histoire des miracles de la patronne d’Alca, par l’abbé Plantain:
«L’ancienne châsse fut fondue pendant la Terreur et les précieux restes de la sainte jetés dans un feu allumé sur la place de Grève; mais une pauvre femme, d’une grande piété, nommée Rouquin, alla, de nuit, au péril de sa vie, recueillir dans le brasier les os calcinés et les cendres de la bienheureuse; elle les conserva dans un pot de confiture et, lors du rétablissement du culte, les porta au vénérable curé de Saint-Maël. La dame Rouquin finit pieusement ses jours dans la charge de vendeuse de cierges et de loueuse de chaises en la chapelle de la sainte.»
Il est certain que, du temps du père Douillard, au déclin de la foi, le culte de sainte Orberose, tombé depuis trois cents ans sous la critique du chanoine Princeteau et le silence des docteurs de l’Église, se relevait et s’environnait de plus de pompe, de plus de splendeur, de plus de ferveur que jamais. Maintenant les théologiens ne retranchaient plus un iota de la légende; ils tenaient pour avérés tous les faits rapportés par l’abbé Simplicissimus et professaient notamment, sur la foi de ce religieux, que le diable, ayant pris la forme d’un moine, avait emporté la sainte dans une caverne et lutté avec elle jusqu’à ce qu’elle eût triomphé de lui. Ils ne s’embarrassaient ni de lieux ni de dates; ils ne faisaient point d’exégèse et se gardaient bien d’accorder à la science ce que lui concédait jadis le chanoine Princeteau; ils savaient trop où cela conduisait.
L’église étincelait de lumières et de fleurs. Un ténor de l’opéra chantait le cantique célèbre de sainte Orberose.
Vierge du Paradis, Viens, viens dans la nuit brune, Et sur nous resplendis Comme la lune.
Mademoiselle Clarence se plaça au côté de sa mère, devant le vicomte Cléna, et elle se tint longtemps agenouillée sur son prie-Dieu, car l’attitude de la prière est naturelle aux vierges sages et fait valoir les formes.
Le révérend père Douillard monta en chaire. C’était un puissant orateur; il savait toucher, surprendre, émouvoir. Les femmes se plaignaient seulement qu’il s’élevât contre les vices avec une rudesse excessive, en des termes crus qui les faisaient rougir. Elles ne l’en aimaient pas moins.
Il traita, dans son sermon, de la septième épreuve de sainte Orberose qui fut tentée par le dragon qu’elle allait combattre. Mais elle ne succomba pas et elle désarma le monstre.
L’orateur démontra sans peine qu’avec l’aide de sainte Orberose et forts des vertus qu’elle nous inspire, nous terrasserons à notre tour les dragons qui fondent sur nous, prêts à nous dévorer, le dragon du doute, le dragon de l’impiété, le dragon de l’oubli des devoirs religieux. Il en tira la preuve que l’oeuvre de la dévotion à sainte Orberose était une oeuvre de régénération sociale et il conclut par un ardent appel «aux fidèles soucieux de se faire les instruments de la miséricorde divine, jaloux de devenir les soutiens et les nourriciers de l’oeuvre de sainte Orberose et de lui fournir tous les moyens dont elle a besoin pour prendre son essor et porter ses fruits salutaires»12.
À l’issue de la cérémonie, le révérend père Douillard se tenait, dans la sacristie, à la disposition des fidèles désireux d’obtenir des renseignements sur l’oeuvre ou d’apporter leur contribution. Mademoiselle Clarence avait un mot à dire au révérend père Douillard; le vicomte Cléna aussi; la foule était nombreuse; on faisait la queue. Par un hasard heureux, le vicomte Cléna et mademoiselle Clarence se trouvèrent l’un contre l’autre, un peu serrés, peut-être. Éveline avait distingué ce jeune homme élégant, presque aussi connu que son père dans le monde des sports. Cléna l’avait remarquée, et comme elle lui paraissait jolie, il la salua, s’excusa, et feignit de croire qu’il avait déjà été présenté à ces dames, mais qu’il ne se rappelait plus où. Elles feignirent de le croire aussi.
Il se présenta la semaine suivante chez madame Clarence qu’il imaginait un peu entremetteuse, ce qui n’était pas pour lui déplaire et, en revoyant Éveline, il reconnut qu’il ne s’était pas trompé et qu’elle était extrêmement jolie.
Le vicomte Cléna avait le plus bel auto d’Europe. Trois mois durant, il y promena les dames Clarence, tous les jours, par les collines, les plaines, les bois et les vallées; avec elles il parcourut les sites et visita les châteaux. Il dit à Éveline tout ce qu’on peut dire et fit de son mieux. Elle ne lui cacha pas qu’elle l’aimait, qu’elle l’aimerait toujours et n’aimerait que lui. Elle demeurait à son côté, palpitante et grave. À l’abandon d’un amour fatal elle faisait succéder, quand il le fallait, la défense invincible d’une vertu consciente du danger. Au bout de trois mois, après l’avoir fait monter, descendre, remonter, redescendre, et promenée durant les pannes innombrables, il la connaissait comme le volant de sa machine, mais pas autrement. Il combinait les surprises, les aventures, les arrêts soudains dans le fond des forêts et devant les cabarets de nuit, et n’en était pas plus avancé. Il se disait que c’était stupide, et furieux, la reprenant dans son auto, faisait de rage du cent vingt à l’heure, prêt à la verser dans un fossé ou à la briser avec lui contre un arbre.
Un jour, venu la prendre chez elle pour quelque excursion, il la trouva plus délicieuse encore qu’il n’eût cru et plus irritante; il fondit sur elle comme l’ouragan sur les joncs, au bord d’un étang. Elle plia avec une adorable faiblesse, et vingt fois fut près de flotter, arrachée, brisée, au souffle de l’orage, et vingt fois se redressa souple et cinglante, et, après tant d’assauts, on eût dit qu’à peine un souffle léger avait passé sur sa tige charmante; elle souriait, comme prête à s’offrir à la main hardie. Alors son malheureux agresseur, éperdu, enragé, aux trois quarts fou, s’enfuit pour ne pas la tuer, se trompe de porte, pénètre dans la chambre à coucher où madame Clarence mettait son chapeau devant l’armoire à glace, la saisit, la jette sur le lit et la possède avant qu’elle s’aperçoive de ce qui lui arrive.
Le même jour Éveline, qui faisait son enquête, apprit que le vicomte Cléna n’avait que des dettes, vivait de l’argent d’une vieille grue et lançait les nouvelles marques d’un fabricant d’autos. Ils se séparèrent d’un commun accord et Éveline recommença à servir le thé avec malveillance aux invités de sa mère.
CHAPITRE III. HIPPOLYTE CÈRES
Dans le salon de madame Clarence, on parlait de l’amour; et l’on en disait des choses délicieuses.
– L’amour, c’est le sacrifice, soupira madame Crémeur.
– Je vous crois, répliqua vivement M. Boutourlé.
Mais le professeur Haddock étala bientôt sa fastidieuse insolence:
– Il me semble, dit-il, que les Pingouines font bien des embarras depuis que, par l’opération de saint Maël, elles sont devenues vivipares. Pourtant il n’y a pas là de quoi s’enorgueillir: c’est une condition qu’elles partagent avec les vaches et les truies, et même avec les orangers et les citronniers, puisque les graines de ces plantes germent dans le péricarpe.
– L’importance des Pingouines ne remonte pas si haut, répliqua M. Boutourlé; elle date du jour où le saint apôtre leur donna des vêtements; encore cette importance, longtemps contenue, n’éclata qu’avec le luxe de la toilette, et dans un petit coin de la société. Car allez seulement à deux lieues d’Alca, dans la campagne, pendant la moisson, et vous verrez si les femmes sont façonnières et se donnent de l’importance.
Ce jour-là M. Hippolyte Cérès se fit présenter; il était député d’Alca et l’un des plus jeunes membres de la Chambre; on le disait fils d’un mastroquet, mais lui-même avocat, parlant bien, robuste, volumineux, l’air important et passant pour habile.
– Monsieur Cérès, lui dit la maîtresse de maison, vous représentez le plus bel arrondissement d’Alca.
– Et qui s’embellit tous les jours, madame.
– Malheureusement, on ne peut plus y circuler, s’écria M. Boutourlé.
– Pourquoi? demanda M. Cérès.
– À cause des autos, donc!
– N’en dites pas de mal, répliqua le député; c’est notre grande industrie nationale.
– Je le sais, monsieur. Les Pingouins d’aujourd’hui me font penser aux Égyptiens d’autrefois. Les Égyptiens, à ce que dit Taine, d’après Clément d’Alexandrie, dont il a d’ailleurs altéré le texte, les Égyptiens adoraient les crocodiles qui les dévoraient; les Pingouins adorent les autos qui les écrasent. Sans nul doute, l’avenir est à la bête de métal. On ne reviendra pas plus au fiacre qu’on n’est revenu à la diligence. Et le long martyre du cheval s’achève. L’auto, que la cupidité frénétique des industriels lança comme un char de Jagernat sur les peuples ahuris et dont les oisifs et les snobs faisaient une imbécile et funeste élégance, accomplira bientôt sa fonction nécessaire, et, mettant sa force au service du peuple tout entier, se comportera en monstre docile et laborieux. Mais pour que, cessant de nuire, elle devienne bienfaisante, il faudra lui construire des voies en rapport avec ses allures, des chaussées qu’elle ne puisse plus déchirer de ses pneus féroces et dont elle n’envoie plus la poussière empoisonnée dans les poitrines humaines. On devra interdire ces voies nouvelles aux véhicules d’une moindre vitesse, ainsi qu’à tous les simples animaux, y établir des garages et des passerelles, enfin créer l’ordre et l’harmonie dans la voirie future. Tel est le voeu d’un bon citoyen.
Madame Clarence ramena la conversation sur les embellissements de l’arrondissement représenté par M. Cérès, qui laissa paraître son enthousiasme pour les démolitions, percements, constructions, reconstructions et toutes autres opérations fructueuses.
– On bâtit aujourd’hui d’une façon admirable, dit-il; partout s’élèvent des avenues majestueuses. Vit-on jamais rien de si beau que nos ponts à pylônes et nos hôtels à coupoles?
– Vous oubliez ce grand palais recouvert d’une immense cloche à melon, grommela avec une rage sourde M. Daniset, vieil amateur d’art. J’admire à quel degré de laideur peut atteindre une ville moderne, Alca s’américanise; partout on détruit ce qui restait de libre, d’imprévu, de mesuré, de modéré, d’humain, de traditionnel; partout on détruit cette chose charmante, un vieux mur au-dessus duquel passent des branches; partout on supprime un peu d’air et de jour, un peu de nature, un peu de souvenirs qui restaient encore, un peu de nos pères, un peu de nous- même, et l’on élève des maisons, épouvantables, énormes, infâmes, coiffées à la viennoise de coupoles ridicules ou conditionnées à l’art nouveau, sans moulures ni profils, avec des encorbellements sinistres et des faîtes burlesques, et ces monstres divers grimpent au-dessus des toits environnants, sans vergogne. On voit traîner sur des façades avec une mollesse dégoûtante des protubérances bulbeuses; ils appellent cela les motifs de l’art nouveau. Je l’ai vu, l’art nouveau, dans d’autres pays, il n’est pas si vilain; il a de la bonhomie et de la fantaisie. C’est chez nous que, par un triste privilège, on peut contempler les architectures les plus laides, les plus nouvellement et les plus diversement laides; enviable privilège!
– Ne craignez-vous pas, demanda sévèrement M. Cérès, ne craignez-vous pas que ces critiques amères ne soient de nature à détourner de notre capitale les étrangers qui y affluent de tous les points du monde et y laissent des milliards?
– Soyez tranquille, répondit M. Daniset: les étrangers ne viennent point admirer nos bâtisses; ils viennent voir nos cocottes, nos couturiers et nos bastringues.
– Nous avons une mauvaise habitude, soupira M. Cérès, c’est de nous calomnier nous-mêmes.
Madame Clarence jugea, en hôtesse accomplie, qu’il était temps d’en revenir à l’amour, et demanda à M. Jumel ce qu’il pensait du livre récent où M. Léon Blum se plaint....
– … Qu’une coutume irraisonnée, acheva le professeur Haddock, prive les demoiselles du monde de faire l’amour qu’elles feraient avec plaisir, tandis que les filles mercenaires le font trop, et sans goût. C’est déplorable en effet; mais que monsieur Léon Blum ne s’afflige pas outre mesure; si le mal est tel qu’il dit dans notre petite société bourgeoise, je puis lui certifier, que, partout ailleurs, il verrait un spectacle plus consolant. Dans le peuple, dans le vaste peuple des villes et des campagnes les filles ne se privent pas de faire l’amour.
– C’est de la démoralisation! monsieur, dit madame Crémeur.
Et elle célébra l’innocence des jeunes filles en des termes pleins de pudeur et de grâce. C’était ravissant!
Les propos du professeur Haddock sur le même sujet furent, au contraire, pénibles à entendre:
– Les jeunes filles du monde, dit-il, sont gardées et surveillées; d’ailleurs les hommes n’en veulent pas, par honnêteté, de peur de responsabilités terribles et parce que la séduction d’une jeune fille ne leur ferait pas honneur. Encore ne sait-on point ce qui se passe, pour cette raison que ce qui est caché ne se voit pas. Condition nécessaire à l’existence de toute société. Les jeunes filles du monde seraient plus faciles que les femmes si elles étaient autant sollicitées et cela pour deux raisons: elles ont plus d’illusions et leur curiosité n’est pas satisfaite. Les femmes ont été la plupart du temps si mal commencées par leur mari, qu’elles n’ont pas le courage de recommencer tout de suite avec un autre. Moi qui vous parle, j’ai rencontré plusieurs fois cet obstacle dans mes tentatives de séduction.
Au moment où le professeur Haddock achevait ces propos déplaisants, mademoiselle Éveline Clarence entra au salon et servit le thé nonchalamment avec cette expression d’ennui qui donnait un charme oriental à sa beauté.
– Moi, dit Hippolyte Cérès en la regardant, je me proclame le champion des demoiselles.
«C’est un imbécile,» songea la jeune fille.
Hippolyte Cérès, qui n’avait jamais mis le pied hors de son monde politique, électeurs et élus, trouva le salon de madame Clarence très distingué, la maîtresse de maison exquise, sa fille étrangement belle; il devint assidu près d’elles et fit sa cour à l’une et à l’autre. Madame Clarence, que maintenant les soins touchaient, l’estimait agréable. Éveline ne lui montrait aucune bienveillance et le traitait avec une hauteur et des dédains qu’il prenait pour façons aristocratiques et manières distinguées, et il l’en admirait davantage.
Cet homme répandu s’ingéniait à leur faire plaisir et y réussissait quelquefois. Il leur procurait des billets pour les grandes séances et des loges à l’Opéra. Il fournit à mademoiselle Clarence plusieurs occasions de se mettre en vue très avantageusement et en particulier dans une fête champêtre, qui, bien que donnée par un ministre, fut regardée comme vraiment mondaine et valut à la république son premier succès auprès des gens élégants.
À cette fête, Éveline, très remarquée, attira notamment l’attention d’un jeune diplomate nommé Roger Lambilly qui, s’imaginant qu’elle appartenait à un monde facile, lui donna rendez-vous dans sa garçonnière. Elle le trouvait beau et le croyait riche: elle alla chez lui. Un peu émue, presque troublée, elle faillit être victime de son courage, et n’évita sa défaite que par une manoeuvre offensive, audacieusement exécutée. Ce fut la plus grande folie de sa vie de jeune fille.
Entrée dans l’intimité des ministres et du président, Éveline y portait des affectations d’aristocratie et de piété qui lui acquirent la sympathie du haut personnel de la république anticléricale et démocratique. M. Hippolyte Cérès, voyant qu’elle réussissait et lui faisait honneur, l’en aimait davantage; il en devint éperdument amoureux.
Dès lors, elle commença malgré tout à l’observer avec intérêt, curieuse de voir si cela augmentait. Il lui paraissait sans élégance, sans délicatesse, mal élevé, mais actif, débrouillard, plein de ressources et pas très ennuyeux. Elle se moquait encore de lui, mais elle s’occupait de lui.
Un jour elle voulut mettre son sentiment à l’épreuve.
C’était en période électorale, pendant qu’il sollicitait, comme on dit, le renouvellement de son mandat. Il avait un concurrent peu dangereux au début, sans moyens oratoires, mais riche et qui gagnait, croyait-on, tous les jours des voix. Hippolyle Cérès, bannissant de son esprit et l’épaisse quiétude et les folles alarmes, redoublait de vigilance. Son principal moyen d’action c’étaient ses réunions publiques où il tombait, à la force du poumon, la candidature rivale. Son comité donnait de grandes réunions contradictoires le samedi soir et le dimanche à trois heures précises de l’après-midi. Or, un dimanche, étant allé faire visite aux dames Clarence, il trouva Éveline seule dans le salon. Il causait avec elle depuis vingt ou vingt cinq minutes quand, tirant sa montre, il s’aperçut qu’il était trois heures moins un quart. La jeune fille se fit aimable, agaçante, gracieuse, inquiétante, pleine de promesses. Cérès, ému, se leva.
– Encore un moment! lui dit-elle d’une voix pressante et douce qui le fit retomber sur sa chaise.
Elle lui montra de l’intérêt, de l’abandon, de la curiosité, de la faiblesse. Il rougit, pâlit et de nouveau, se leva.
Alors, pour le retenir, elle le regarda avec des yeux dont le gris devenait trouble et noyé, et, la poitrine haletante, ne parla plus. Vaincu, éperdu, anéanti, il tomba à ses pieds; puis, ayant une fois encore tiré sa montre, bondit et jura effroyablement:
– B…! quatre heures moins cinq! il n’est que temps de filer.
Et aussitôt il sauta dans l’escalier.
Depuis lors elle eut pour lui une certaine estime.