Читайте только на Литрес

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «L'île des pingouins», sayfa 18

Yazı tipi:
CHAPITRE VII. LES PREMIÈRES CONSÉQUENCES

Quand Éveline confia à Paul Visire qu’elle n’avait jamais éprouvé rien de semblable, il ne la crut pas. Il avait l’habitude des femmes et savait qu’elles disent volontiers ces choses aux hommes pour les rendre très amoureux. Ainsi son expérience, comme il arrive parfois, lui fit méconnaître la vérité. Incrédule, mais tout de même flatté, il ressentit bientôt pour elle de l’amour et quelque chose de plus. Cet état parut d’abord favorable à ses facultés intellectuelles; Visire prononça dans le chef-lieu de sa circonscription un discours plein de grâce, brillant, heureux, qui passa pour son chef-d’oeuvre.

La rentrée fut sereine; c’est à peine, à la Chambre, si quelques rancunes isolées, quelques ambitions encore timides levèrent la tête. Un sourire du président du conseil suffit à dissiper ces ombres. Elle et lui se voyaient deux fois par jour et s’écrivaient dans l’intervalle. Il avait l’habitude des liaisons intimes, était adroit et savait dissimuler; mais Éveline montrait une folle imprudence; elle s’affichait avec lui dans les salons, au théâtre, à la Chambree et dans les ambassades; elle portait son amour sur son visage, sur toute sa personne, dans les éclairs humides de son regard, dans le sourire mourant de ses lèvres, dans la palpitation de sa poitrine, dans la mollesse de ses hanches, dans toute sa beauté avivée, irritée, éperdue. Bientôt le pays tout entier sut leur liaison; les cours étrangères en étaient informées; seuls le président de la république et le mari d’Éveline l’ignoraient encore. Le président l’apprit à la campagne par un rapport de police égaré, on ne sait comment, dans sa valise.

Hippolyte Cérès, sans être ni très délicat ni très perspicace, s’apercevait bien que quelque chose était changé dans son ménage: Éveline, qui naguère encore s’intéressait à ses affaires et lui montrait sinon de la tendresse, du moins une bonne amitié, désormais ne lui laissait voir que de l’indifférence et du dégoût. Elle avait toujours eu des périodes d’absence, fait des visites prolongées à l’oeuvre de Sainte-Orberose; maintenant, sortie dès le matin et toute la journée dehors, elle se mettait à table à neuf heures du soir avec un visage de somnambule. Son mari trouvait cela ridicule; pourtant il n’aurait peut- être jamais su; une ignorance profonde des femmes, une épaisse confiance dans son mérite et dans sa fortune lui auraient peut-être toujours dérobé la vérité, si les deux amants ne l’eussent, pour ainsi dire, forcé à la découvrir.

Quand Paul Visire allait chez Éveline et l’y trouvait seule, ils disaient en s’embrassant: «Pas ici! pas ici!» et aussitôt ils affectaient l’un vis-à-vis de l’autre une extrême réserve. C’était leur règle inviolable. Or, un jour, Paul Visire se rendit chez son collègue Cérès, à qui il avait donné rendez-vous; ce fut Éveline qui le reçut: le ministre des postes était retenu dans «le sein» d’une commission.

– Pas ici! se dirent en souriant les amants.

Ils se le dirent la bouche sur la bouche, dans des embrassements, des enlacements et des agenouillements. Ils se le disaient encore quand Hippolyte Cérès entra dans le salon.

Paul Visire retrouva sa présence d’esprit; il déclara à madame Cérès qu’il renonçait à lui retirer la poussière qu’elle avait dans l’oeil. Par cette attitude il ne donnait pas le change au mari, mais il sauvait sa sortie.

Hippolyte Cérès s’effondra. La conduite d’Éveline lui paraissait incompréhensible; il lui en demandait les raisons.

– Pourquoi? pourquoi? répétait-il sans cesse, pourquoi?

Elle nia tout, non pour le convaincre, car il les avait vus, mais par commodité et bon goût et pour éviter les explications pénibles.

Hippolyte Cérès souffrait toutes les tortures de la jalousie. Il se l’avouait à lui-même; il se disait: «Je suis un homme fort; j’ai une cuirasse; mais la blessure est dessous: elle est au coeur.»

Et se retournant vers sa femme toute parée de volupté et belle de son crime, il la contemplait douloureusement et lui disait:

– Tu n’aurais pas dû avec celui-là.

Et il avait raison. Éveline n’aurait pas dû aimer dans le gouvernement.

Il souffrait tant qu’il prit son revolver en criant: «Je vais le tuer!» Mais il songea qu’un ministre des postes et télégraphes ne peut pas tuer le président du conseil, et il remit son revolver dans le tiroir de sa table de nuit.

Les semaines se passaient sans calmer ses souffrances. Chaque matin, il bouclait sur sa blessure sa cuirasse d’homme fort et cherchait dans le travail et les honneurs la paix qui le fuyait. Il inaugurait tous les dimanches des bustes, des statues, des fontaines, des puits artésiens, des hôpitaux, des dispensaires, des voies ferrées, des canaux, des halles, des égouts, des arcs de triomphe, des marchés et des abattoirs, et prononçait des discours frémissants. Son activité brûlante dévorait les dossiers; il changea en huit jours quatorze fois la couleur des timbres-poste. Cependant il lui poussait des rages de douleur et de fureur qui le rendaient fou; durant des jours entiers sa raison l’abandonnait. S’il avait tenu un emploi dans une administration privée on s’en serait tout de suite aperçu; mais il est beaucoup plus difficile de reconnaître la démence ou le délire dans l’administration des affaires de l’État. À ce moment, les employés du gouvernement formaient des associations et des fédérations, au milieu d’une effervescence dont s’effrayaient le parlement et l’opinion; les facteurs se signalaient entre tous par leur ardeur syndicaliste.

Hippolyte Cérès fit connaître par voie de circulaire que leur action était strictement légale. Le lendemain, il lança une seconde circulaire, qui interdisait comme illégale toute association des employés de l’État. Il révoqua cent quatre-vingts facteurs, les réintégra, leur infligea un blâme et leur donna des gratifications. Au conseil des ministres il était toujours sur le point d’éclater; c’était à peine si la présence du chef de l’État le contenait dans les bornes des bienséances, et comme il n’osait pas sauter à la gorge de son rival, il accablait d’invectives, pour se soulager, le chef respecté de l’armée, le général Débonnaire, qui ne les entendait pas, étant sourd et occupé à composer des vers pour madame la baronne de Bildermann. Hippolyte Cérès s’opposait indistinctement à tout ce que proposait M. le président du conseil. Enfin il était insensé. Une seule faculté échappait au désastre de son esprit: il lui restait le sens parlementaire, le tact des majorités, la connaissance approfondie des groupes, la sûreté des pointages.

CHAPITRE VIII. NOUVELLES CONSÉQUENCES

La session s’achevait dans le calme, et le ministère ne découvrait, sur les bancs de la majorité, nul signe funeste. On voyait cependant par certains articles des grands journaux modérés que les exigences des financiers juifs et chrétiens croissaient tous les jours, que le patriotisme des banques réclamait une expédition civilisatrice en Nigritie et que le trust de l’acier, plein d’ardeur à protéger nos côtes et à défendre nos colonies, demandait avec frénésie des cuirassés et des cuirassés encore. Des bruits de guerre couraient: de tels bruits s’élevaient tous les ans avec la régularité des vents alisés; les gens sérieux n’y prêtaient pas l’oreille et le gouvernement pouvait les laisser tomber d’eux-mêmes à moins qu’ils ne vinssent à grossir et à s’étendre; car alors le pays se serait alarmé. Les financiers ne voulaient que des guerres coloniales; le peuple ne voulait pas de guerres du tout; il aimait que le gouvernement montrât de la fierté et même de l’arrogance; mais au moindre soupçon qu’un conflit européen se préparait, sa violente émotion aurait vite gagné la Chambre. Paul Visire n’était point inquiet, la situation européenne, à son avis, n’offrait rien que de rassurant. Il était seulement agacé du silence maniaque de son ministre des affaires étrangères. Ce gnôme arrivait au conseil avec un portefeuille plus gros que lui, bourré de dossiers, ne disait rien, refusait de répondre à toutes les questions, même à celles que lui posait le respecté président de la république et, fatigué d’un travail opiniâtre, prenait, dans son fauteuil, quelques instants de sommeil et l’on ne voyait plus que sa petite houppe noire au-dessus du tapis vert.

Cependant Hippolyte Cérès redevenait un homme fort; il faisait en compagnie de son collègue Lapersonne des noces fréquentes avec des filles de théâtre; on les voyait tous deux entrer, de nuit, dans des cabarets à la mode, au milieu de femmes encapuchonnées, qu’ils dominaient de leur haute taille et de leurs chapeaux neufs, et on les compta bientôt parmi les figures les plus sympathiques du boulevard. Ils s’amusaient; mais ils souffraient. Fortuné Lapersonne avait aussi sa blessure sous sa cuirasse; sa femme, une jeune modiste qu’il avait enlevée à un marquis, était allée vivre avec un chauffeur. Il l’aimait encore; il ne se consolait pas de l’avoir perdue et, bien souvent, dans un cabinet particulier, au milieu des filles qui riaient en suçant des écrevisses, les deux ministres, échangeant un regard plein de leurs douleurs, essuyaient une larme.

Hippolyte Cérès, bien que frappé au coeur, ne se laissait point abattre. Il fit serment de se venger.

Madame Paul Visire, que sa déplorable santé retenait chez ses parents, au fond d’une sombre province, reçut une lettre anonyme, spécifiant que M. Paul Visire, qui s’était marié sans un sou, mangeait avec une femme mariée, E… C… (cherchez!) sa dot, à elle madame Paul, donnait à cette femme des autos de trente mille francs, des colliers de perles de quatre-vingt mille et courait à la ruine, au déshonneur et à l’anéantissement. Madame Paul Visire lut, tomba d’une attaque de nerfs et tendit la lettre à son père.

– Je vais lui frotter les oreilles, à ton mari, dit M. Blampignon; c’est un galopin qui, si l’on n’y prend garde, te mettra sur la paille. Il a beau être président du Conseil, il ne me fait pas peur.

Au sortir du train M. Blampignon se présenta au ministère de l’intérieur et fut reçu tout de suite. Il entra furieux dans le cabinet du président.

– J’ai à vous parler, monsieur!

Et il brandit la lettre anonyme.

Paul Visire l’accueillit tout souriant.

– Vous êtes le bienvenu, mon cher père. J’allais vous écrire.... Oui, pour vous annoncer votre nomination au grade d’officier de la Légion d’honneur. J’ai fait signer le brevet ce matin.

M. Blampignon remercia profondément son gendre et jeta au feu la lettre anonyme.

Rentré dans sa maison provinciale, il y trouva sa fille irritée et languissante.

– Eh bien! je l’ai vu, ton mari; il est charmant. Mais voilà! tu ne sais pas le prendre.

Vers ce temps, Hippolyte Cérès apprit par un petit journal de scandales (c’est toujours par les journaux que les ministres apprennent les affaires d’État) que le président du Conseil dînait tous les soirs chez mademoiselle Lysiane, des Folies Dramatiques, dont le charme semblait l’avoir vivement frappé. Dès lors Cérès se faisait une sombre joie d’observer sa femme. Elle rentrait tous les soirs très en retard, pour dîner ou s’habiller, avec un air de fatigue heureuse et la sérénité du plaisir accompli.

Pensant qu’elle ne savait rien, il lui envoya des avis anonymes. Elle les lisait à table, devant lui et demeurait alanguie et souriante.

Il se persuada alors qu’elle ne tenait aucun compte de ces avertissements trop vagues et que, pour l’inquiéter, il fallait lui donner des précisions, la mettre en état de vérifier par elle-même l’infidélité et la trahison. Il avait au ministère des agents très sûrs, chargés de recherches secrètes intéressant la défense nationale et qui précisément surveillaient alors des espions qu’une puissance voisine et ennemie entretenait jusque dans les postes et télégraphes de la république. M. Cérès leur donna l’ordre de suspendre leurs investigations et de s’enquérir où, quand et comment M. le ministre de l’intérieur voyait mademoiselle Lysiane. Les agents accomplirent fidèlement leur mission et instruisirent le ministre qu’ils avaient plusieurs fois surpris M. le président du Conseil avec une femme, mais que ce n’était pas mademoiselle Lysiane. Hippolyte Cérès ne leur en demanda pas davantage. Il eut raison: Les amours de Paul Visire et de Lysiane n’étaient qu’un alibi imaginé par Paul Visire lui-même, à la satisfaction d’Éveline, importunée de sa gloire et qui soupirait après l’ombre et le mystère.

Ils n’étaient pas filés seulement par les agents du ministère des postes; ils l’étaient aussi par ceux du préfet de police et par ceux mêmes du ministère de l’intérieur qui se disputaient le soin de les protéger; ils l’étaient encore par ceux de plusieurs agences royalistes, impérialistes et cléricales, par ceux de huit ou dix officines de chantage, par quelques policiers amateurs, par une multitude de reporters et par une foule de photographes qui, partout où ils abritaient leurs amours errantes, grands hôtels, petits hôtels, maisons de ville, maisons de campagne, appartements privés, châteaux, musées, palais, bouges, apparaissaient à leur venue, et les guettaient dans la rue, dans les maisons environnantes, dans les arbres, sur les murs, dans les escaliers, sur les paliers, sur les toits, dans les appartements contigus, dans les cheminées. Le ministre et son amie voyaient avec effroi tout autour de la chambre à coucher les vrilles percer les portes et les volets, les violons faire des trous dans les murs. On avait obtenu, faute de mieux, un cliché de madame Cérès en chemise, boutonnant ses bottines.

Paul Visire, impatienté, irrité, perdait par moments sa belle humeur et sa bonne grâce; il arrivait furieux au Conseil et couvrait d’invectives, lui aussi, le général Débonnaire, si brave au feu, mais qui laissait l’indiscipline s’établir dans les armées, et il accablait de sarcasmes, lui aussi, le vénérable amiral Vivier des Murènes, dont les navires coulaient à pic sans cause apparente.

Fortuné Lapersonne l’écoutait, narquois, les yeux tout ronds, et grommelait entre ses dents:

– Il ne lui suffit pas de prendre à Hippolyte Cérès sa femme; il lui prend aussi ses tics.

Ces algarades, connues par les indiscrétions des ministres et par les plaintes des deux vieux chefs, qui annonçaient qu’ils foutraient leur portefeuille au nez de ce coco-là et qui n’en faisaient rien, loin de nuire à l’heureux chef du cabinet, produisirent le meilleur effet sur le parlement et l’opinion qui y voyaient les marques d’une vive sollicitude pour l’armée et la marine nationales. Le président du Conseil recueillit l’approbation générale. Aux félicitations des groupes et des personnages notables, il répondait avec une ferme simplicité:

– Ce sont mes principes!

Et il fit mettre en prison sept ou huit socialistes.

La session close, Paul Visire, très fatigué, alla prendre les eaux. Hippolyte Cérès refusa de quitter son ministère où s’agitait tumultueusement le syndicat des demoiselles téléphonistes. Il les frappa avec une violence inouie car il était devenu misogyne. Le dimanche, il allait dans la banlieue pêcher à la ligne avec son collègue Lapersonne, coiffé du chapeau de haute forme qu’il ne quittait plus depuis qu’il était ministre. Et tous deux, oubliant le poisson, se plaignaient de l’inconstance des femmes et mêlaient leurs douleurs.

Hippolyte aimait toujours Éveline et souffrait toujours. Cependant l’espoir s’était glissé dans son coeur. Il la tenait séparée de son amant et, pensant la pouvoir reprendre, il y dirigea tous ses efforts, y déploya toute son habileté, se montra sincère, prévenant, affectueux, dévoué, discret même; son coeur lui enseignait toutes les délicatesses. Il disait à l’infidèle des choses charmantes et des choses touchantes et, pour l’attendrir, lui avouait tout ce qu’il avait souffert.

Croisant sur son ventre la ceinture de son pantalon:

– Vois, lui disait-il, j’ai maigri.

Il lui promettait tout ce qu’il pensait qui pût flatter une femme, des parties de campagne, des chapeaux, des bijoux.

Parfois il croyait l’avoir apitoyée. Elle ne lui montrait plus un visage insolemment heureux; séparée de Paul, sa tristesse avait un air de douceur; mais dès qu’il faisait un geste pour la reconquérir, elle se refusait, farouche et sombre, ceinte de sa faute comme d’une ceinture d’or.

Il ne se lassait pas, se faisait humble, suppliant, déplorable.

Un jour il alla trouver Lapersonne, et lui dit, les larmes aux yeux:

– Parle-lui, toi!

Lapersonne s’excusa, ne croyant pas son intervention efficace, mais il donna des conseils à son ami.

– Fais-lui croire que tu la dédaignes, que tu en aimes une autre, et elle te reviendra.

Hippolyte, essayant de ce moyen, fit mettre dans les journaux qu’on le rencontrait à toute heure chez mademoiselle Guinaud de l’Opéra. Il rentrait tard, ou ne rentrait pas; affectait, devant Éveline, les apparences d’une joie intérieure impossible à contenir; pendant le dîner, il tirait de sa poche une lettre parfumée qu’il feignait de lire avec délices et ses lèvres semblaient baiser, dans un songe, des lèvres invisibles. Rien ne fit. Éveline ne s’apercevait même pas de ce manège. Insensible à tout ce qui l’entourait, elle ne sortait de sa léthargie que pour demander quelques louis à son mari; et, s’il ne les lui donnait pas, elle lui jetait un regard de dégoût, prête à lui reprocher la honte dont elle l’accablait devant le monde entier. Depuis qu’elle aimait, elle dépensait beaucoup pour sa toilette; il lui fallait de l’argent et elle n’avait que son mari pour lui en procurer: elle était fidèle.

Il perdit patience, devint enragé, la menaça de son revolver. Il dit un jour devant elle à madame Clarence:

– Je vous fais compliment, madame; vous avez élevé votre fille comme une grue.

– Emmène-moi, maman, s’écria Éveline. Je veux divorcer!

Il l’aimait plus ardemment que jamais.

Dans sa jalouse rage, la soupçonnant, non sans vraisemblance, d’envoyer et de recevoir des lettres, il jura de les intercepter, rétablit le cabinet noir, jeta le trouble dans les correspondances privées, arrêta les ordres de Bourse, fit manquer les rendez-vous d’amour, provoqua des ruines, traversa des passions, causa des suicides. La presse indépendante recueillit les plaintes du public, et les soutint de toute son indignation. Pour justifier ces mesures arbitraires les journaux ministériels parlèrent à mots couverts de complot, de danger public et firent croire à une conspiration monarchique. Des feuilles moins bien informées donnèrent des renseignements plus précis, annoncèrent la saisie de cinquante mille fusils et le débarquement du prince Crucho. L’émotion grandissait dans le pays; les organes républicains demandaient la convocation immédiate des Chambres. Paul Visire revint à Paris, rappela ses collègues, tint un important conseil de cabinet et fit savoir par ses agences qu’un complot avait été effectivement ourdi contre la représentation nationale, que le président du conseil en tenait les fils et qu’une information judiciaire était ouverte.

Il ordonna immédiatement l’arrestation de trente socialistes, et tandis que le pays entier l’acclamait comme un sauveur, déjouant la surveillance de ses six cents agents, il conduisait furtivement Éveline dans un petit hôtel, près de la gare du Nord, où ils restèrent jusqu’à la nuit. Après leur départ, la fille de l’hôtel, en changeant les draps du lit, vit sept petites croix tracées avec une épingle à cheveux, près du chevet, sur le mur de l’alcôve.

C’est tout ce qu’Hippolyte Cérès obtint pour prix de ses efforts.

CHAPITRE IX. LES DERNIERES CONSÉQUENCES

La jalousie est une vertu des démocraties qui les garantit des tyrans. Les députés commençaient à envier la clé d’or du président du conseil. Il y avait un an que sa domination sur la belle madame Cérès était connue de tout l’univers; la province, où les nouvelles et les modes ne parviennent qu’après une complète révolution de la terre autour du soleil, apprenait enfin les amours illégitimes du cabinet. La province garde des moeurs austères; les femmes y sont plus vertueuses que dans la capitale. On en allègue diverses raisons: l’éducation, l’exemple, la simplicité de la vie. Le professeur Haddock prétend que leur vertu tient uniquement à leur chaussure dont le talon est bas. «Une femme, dit-il dans un savant article de la Revue anthropologique, une femme ne produit sur un homme civilisé une sensation nettement érotique qu’autant que son pied fait avec le sol un angle de vingt-cinq degrés. S’il en fait un de trente-cinq degrés, l’impression érotique qui se dégage du sujet devient aiguë. En effet, de la position des pieds sur le sol dépend, dans la station droite, la situation respective des différentes parties du corps et notamment du bassin, ainsi que les relations réciproques et le jeu des reins et des masses musculaires qui garnissent postérieurement et supérieurement la cuisse. Or, comme tout homme civilisé est atteint de perversion génésique et n’attache une idée de volupté qu’aux formes féminines (tout au moins dans la station droite) disposées dans les conditions de volume et d’équilibre commandées par l’inclinaison du pied que nous venons de déterminer, il en résulte que les dames de province, ayant des talons bas, sont peu convoitées (du moins dans la station droite) et gardent facilement leur vertu.» Ces conclusions ne furent pas généralement adoptées. On objecta que, dans la capitale même, sous l’influence des modes anglaises et américaines, l’usage des talons bas s’introduisit sans produire les effets signalés par le savant professeur; qu’au reste, la différence qu’on prétend établir entre les moeurs de la métropole et celles de la province est, peut-être, illusoire et que, si elle existe, elle est due apparemment à ce que les grandes villes offrent à l’amour des avantages et des facilités que les petites n’ont pas. Quoi qu’il en soit, la province commença à murmurer contre le président du conseil et à crier au scandale. Ce n’était pas encore un danger, mais ce pouvait en devenir un.

Pour le moment, le péril n’était nulle part et il était partout. La majorité restait ferme, mais les leaders devenaient exigeants et moroses. Peut-être Hippolyte Cérès n’eût-il jamais sacrifié ses intérêts à sa vengeance. Mais, jugeant qu’il pouvait désormais, sans compromettre sa propre fortune, contrarier secrètement celle de Paul Visire, il s’étudiait à créer, avec art et mesure, des difficultés et des périls au chef du gouvernement. Très loin d’égaler son rival par le talent, le savoir et l’autorité, il le surpassait de beaucoup en habileté dans les manoeuvres de couloirs. Les plus fins parlementaires attribuaient à son abstention les récentes défaillances de la majorité. Dans les commissions, faussement imprudent, il accueillait sans défaveur des demandes de crédits auxquelles il savait que le président du conseil ne saurait souscrire. Un jour, sa maladresse calculée souleva un brusque et violent conflit entre le ministre de l’intérieur et le rapporteur du budget de ce département. Alors Cérès s’arrêta effrayé. C’eut été dangereux pour lui de renverser trop tôt le ministère. Sa haine ingénieuse trouva une issue par des voies détournées. Paul Visire avait une cousine pauvre et galante qui portait son nom. Cérès, se rappelant à propos cette demoiselle Céline Visire, la lança dans la grande vie, lui ménagea des liaisons avec des hommes et des femmes étranges et lui procura des engagements dans des cafés-concerts. Bientôt, à son instigation, elle joua en des Eldorados des pantomimes unisexuelles, sous les huées. Une nuit d’été, elle exécuta, sur une scène des Champs- Élysées, devant une foule en tumulte, des danses obscènes, aux sons d’une musique enragée qu’on entendait jusque dans les jardins où le président de la république donnait une fête à des rois. Le nom de Visire, associé à ces scandales, couvrait les murs de la ville, emplissait les journaux, volait sur des feuilles à vignettes libertines par les cafés et les bals, éclatait sur les boulevards en lettres de feu.

Personne ne rendit le président du conseil responsable de l’indignité de sa parente; mais on prenait mauvaise idée de sa famille et le prestige de l’homme d’État s’en trouva diminué.

Il eut presque aussitôt une alerte assez vive. Un jour à la Chambre, sur une simple question, le ministre de l’instruction publique et des cultes, Labillette, souffrant du foie et que les prétentions et les intrigues du clergé commençaient à exaspérer, menaça de fermer la chapelle de Sainte-Orberose et parla sans respect de la vierge nationale. La droite se dressa tout entière indignée; la gauche parut soutenir à contre-coeur le ministre téméraire. Les chefs de la majorité ne se souciaient pas d’attaquer un culte populaire qui rapportait trente millions par an au pays: le plus modéré des hommes de la droite, M. Bigourd, transforma la question en interpellation et mit le cabinet en péril. Heureusement le ministre des travaux public, Fortuné Lapersonne, toujours conscient des obligations du pouvoir, sut réparer, en l’absence du president du conseil, la maladresse et l’inconvenance de son collègue des cultes. Il monta à la tribune pour y témoigner des respects du gouvernement à l’endroit de la céleste patronne du pays, consolatrice de tant de maux que la science s’avoue impuissante à soulager.

Quand Paul Visire, enfin arraché des bras d’Éveline, parut à la Chambre, le ministère était sauvé; mais le président du conseil se vit obligé d’accorder à l’opinion des classes dirigeantes d’importantes satisfactions; il proposa au parlement la mise en chantier de six cuirassés et reconquit ainsi les sympathies de l’acier; il assura de nouveau que la rente ne serait pas imposée et fit arrêter dix-huit socialistes.

Il devait bientôt se trouver aux prises avec des difficultés plus redoutables. Le chancelier de l’empire voisin, dans un discours sur les relations extérieures de son souverain, glissa, au milieu d’aperçus ingénieux et de vues profondes, une allusion maligne aux passions amoureuses dont s’inspirait la politique d’un grand pays. Cette pointe, accueillie par les sourires du parlement impérial, ne pouvait qu’irriter une république ombrageuse. Elle y éveilla la susceptibilité nationale qui s’en prit au ministre amoureux; les députés saisirent un prétexte frivole pour témoigner leur mécontentement. Sur un incident ridicule: une sous-préfète venue danser au Moulin-Rouge, la Chambre obligea le ministère à engager sa responsabilité et il s’en fallut de quelques voix seulement qu’il ne tombàt. De l’aveu général, Paul Visire n’avait jamais été si faible, si mou, si terne, que dans cette déplorable séance.

Il comprit qu’il ne pouvait se maintenir que par un coup de grande politique et décida l’expédition de Nigritie, réclamée par la haute finance, la haute industrie et qui assurait des concessions de forêts immenses à des sociétés de capitalistes, un emprunt de huit milliards aux établissements de crédit, des grades et des décorations aux officiers de terre et de mer. Un prétexte s’offrit: une injure à venger, une créance à recouvrer. Six cuirassés, quatorze croiseurs et dix-huit transports pénétrèrent dans l’embouchure du fleuve des Hippopotames; six cents pirogues s’opposèrent en vain au débarquement des troupes. Les canons de l’amiral Vivier des Murènes produisirent un effet foudroyant sur les noirs qui répondirent par des volées de flèches et, malgré leur courage fanatique, furent complètement défaits. Échauffé par les journaux aux gages des financiers, l’enthousiasme populaire éclata. Quelques socialistes seuls protesterent contre une entreprise barbare, équivoque et dangereuse; ils furent immédiatement arrêtés.

À cette heure où le ministère, soutenu par la richesse et cher maintenant aux simples, semblait inébranlable, Hippolyte Cérès, éclairé par la haine, voyait seul le danger, et, contemplant son rival avec une joie sombre, murmurait entre ses dents: «Il est foutu, le forban!»

Tandis que le pays s’enivrait de gloire et d’affaires, l’empire voisin protestait contre l’occupation de la Nigritie par une puissance européenne et ces protestations, se succédant à des intervalles de plus en plus courts, devenaient de plus en plus vives. Les journaux de la république affairée dissimulaient toutes les causes d’inquiétude; mais Hippolyte Cérès écoutait grossir la menace et, résolu enfin à tout risquer pour perdre son ennemi, même le sort du ministère, travaillait dans l’ombre. Il fit écrire par des hommes à sa dévotion et insérer dans plusieurs journaux officieux des articles qui, semblant exprimer la pensée même de Paul Visire, prêtaient au chef du gouvernement des intentions belliqueuses.

En même temps qu’ils éveillaient un écho terrible à l’étranger, ces articles alarmaient l’opinion chez un peuple qui aimait les soldats mais n’aimait pas la guerre. Interpellé sur la politique extérieure du gouvernement, Paul Visire fit une déclaration rassurante, promit de maintenir une paix compatible avec la dignité d’une grande nation; le ministre des affaires étrangères, Crombile, lut une déclararation tout à fait inintelligible puisqu’elle était rédigée en langage diplomatique; le ministère obtint une forte majorité.

Mais les bruits de guerre ne cessèrent pas et, pour éviter une nouvelle et dangereuse interpellation, le président du conseil distribua entre les députés quatre-vingt mille hectares de forêts en Nigritie et fit arrêter quatorze socialistes. Hippolyte Cérès allait dans les couloirs, très sombre, et confiait aux députés de son groupe qu il s’efforçait de faire prévaloir au conseil une politique pacifique et qu’il espérait encore y réussir.

De jour en jour, les rumeurs sinistres grossissaient, pénétraient dans le public, y semaient le malaise et l’inquiétude. Paul Visire lui-même commençait à prendre peur. Ce qui le troublait, c’était le silence et l’absence du ministre des affaires étrangères. Crombile maintenant ne venait plus au conseil; levé à cinq heures du matin, il travaillait dix- huit heures à son bureau et tombait épuisé dans sa corbeille où les huissiers le ramassaient avec les papiers qu’ils allaient vendre aux attachés militaires de l’empire voisin.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin PDF
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 2 на основе 1 оценок
Metin
Средний рейтинг 4,7 на основе 3 оценок
Metin PDF
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin PDF
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin PDF
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Ses
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок
Metin
Средний рейтинг 0 на основе 0 оценок