Kitabı oku: «L'île des pingouins», sayfa 19
Le général Débonnaire croyait qu’une entrée en campagne était imminente; il s’y préparait. Loin de craindre la guerre, il l’appelait de ses voeux et confiait ses généreuses espérances à la baronne de Bildermann, qui en avertissait la nation voisine qui, sur son avis, procédait à une mobilisation rapide.
Le ministre des finances, sans le vouloir, précipita les événements. En ce moment il jouait à la baisse: pour déterminer une panique, il fit courir à la Bourse le bruit que la guerre était désormais inévitable. L’empereur voisin, trompé par cette manoeuvre et s’attendant à voir son territoire envahi, mobilisa ses troupes en toute hâte. La Chambre épouvantée renversa le ministère Visire à une énorme majorité (814 voix contre 7 et 28 abstentions). Il était trop tard; le jour même de cette chute, la nation voisine et ennemie rappelait son ambassadeur et jetait huit millions d’hommes dans la patrie de madame Cérès; la guerre devint universelle et le monde entier fut noyé dans des flots de sang.
APOGÉE DE LA CIVILISATION PINGOUINE
Un demi-siècle après les événements que nous venons de raconter, madame Cérès mourut entourée de respect et de vénération, en la soixante-dix- neuvième année de son âge et depuis longtemps veuve de l’homme d’État dont elle portait dignement le nom. Ses obsèques modestes et recueillies furent suivies par les orphelins de la paroisse et les soeurs de la Sacrée Mansuétude.
La défunte laissait tous ses biens à l’oeuvre de Sainte-Orberose.
– Hélas! soupira M. Monnoyer, chanoine de Saint-Maël, en recevant ce legs pieux, il était grand temps qu’une généreuse fondatrice subvînt à nos nécessités. Les riches et les pauvres, les savants et les ignorants se détournent de nous. Et, lorsque nous nous efforçons de ramener les âmes égarées, menaces, promesses, douceur, violence, rien ne nous réussit plus. Le clergé de Pingouinie gémit dans la désolation; nos curés de campagne, réduits pour vivre à exercer les plus vils métiers, traînent la savate et mangent des rogatons. Dans nos églises en ruines la pluie du ciel tombe sur les fidèles et l’on entend durant les saints offices les pierres des voûtes choir. Le clocher de la cathédrale penche et va s’écrouler. Sainte Orberose est oubliée des Pingouins, son culte aboli, son sanctuaire déserté. Sur sa châsse, dépouillée de son or et de ses pierreries, l’araignée tisse silencieusement sa toile.
Oyant ces lamentations, Pierre Mille qui, à l’âge de quatre-vingt-dix- huit ans, n’avait rien perdu de sa puissance intellectuelle et morale, demanda au chanoine s’il ne pensait pas que sainte Orberose sortît un jour de cet injurieux oubli.
– Je n’ose l’espérer, soupira M. Monnoyer.
– C’est dommage! répliqua Pierre Mille. Orberose est une charmante figure; sa légende a de la grâce. J’ai découvert, l’autre jour, par grand hasard, un de ses plus jolis miracles, le miracle de Jean Violle. Vous plairaît-il l’entendre, monsieur Monnoyer?
– Je l’entendrai volontiers, monsieur Mille.
– Le voici donc tel que je l’ai trouvé dans un manuscrit du xive siècle:
Cécile, femme de Nicolas Gaubert, orfèvre sur le Pont-au-Change, après avoir mené durant de longues années une vie honnête et chaste, et déjà sur le retour, s’éprit de Jean Violle, le petit page de madame la comtesse de Maubec, qui habitait l’hôtel du Paon sur la Grève. Il n’avait pas encore dix-huit ans, sa taille et sa figure étaient très mignonnes. Ne pouvant vaincre son amour, Cécile résolut de le satisfaire. Elle attira le page dans sa maison, lui fit toutes sortes de caresses, lui donna des friandises et finalement en fit à son plaisir avec lui.
Or, un jour qu’ils étaient couchés tous deux ensemble dans le lit de l’orfèvre, maître Nicolas rentra au logis plus tôt qu’on ne l’attendait. Il trouva le verrou tiré et entendit au travers de la porte, sa femme qui soupirait: «Mon coeur! mon »ange! mon rat!» La soupçonnant alors de s’être enfermée avec un galant, il frappa de grands coups à l’huis et se mit à hurler: «Gueuse, paillarde, »ribaude, vaudoise, ouvre que je te coupe »le nez et les oreilles!» En ce péril, l’épouse de l’orfèvre se voua à sainte Orberose et lui promit une belle chandelle si elle la tirait d’affaire, elle et le petit page qui se mourait de peur tout nu dans la ruelle.
La sainte exauça ce voeu. Elle changea immédiatement Jean Violle en fille. Ce que voyant, Cécile, bien rassurée, se mit à crier à son mari: «Oh! le vilain brutal, le méchant jaloux! Parlez »doucement si vous voulez qu’on vous ouvre.»
Et tout en grondant de la sorte, elle courait à sa garde-robe et en tirait un vieux chaperon, un corps de baleine et une longue jupe grise dont elle affublait en grande hâte le page métamorphosé. Puis, quand ce fut fait: «Catherine, ma »mie, Catherine, mon petit chat, fit-elle tout »haut, allez ouvrir à votre oncle: il est plus »bête que méchant, et ne vous fera point de »mal.» Le garçon devenu fille obéit. Maître Nicolas, entré dans la chambre, y trouva une jeune pucelle qu’il ne connaissait point et sa bonne femme au lit. «Grand bénêt, lui dit celle-ci, »ne t’ébahis pas de ce que tu vois. Comme je »venais de me coucher à cause d’un mal au »ventre, j’ai reçu la visite de Catherine, la fille »à ma soeur Jeanne de Palaiseau, avec qui nous »étions brouillés depuis quinze ans. Mon homme, »embrasse notre nièce! elle en vaut la peine.» L’orfèvre accola Violle, dont la peau lui sembla douce; et dès ce moment il ne souhaita rien tant que de se tenir un moment seul avec elle, afin de l’embrasser tout à l’aise. C’est pourquoi, sans tarder, il l’emmena dans la salle basse, sous prétexte de lui offrir du vin et des cerneaux, et il ne fut pas plus tôt en bas avec elle qu’il se mit à la caresser très amoureusement. Le bonhomme ne s’en serait pas tenu là, si sainte Orberose n’eût inspiré à son honnête femme l’idée de l’aller surprendre. Elle le trouva qui tenait la fausse nièce sur ses genoux, le traita de paillard, lui donna des soufflets et l’obligea à lui demander pardon. Le lendemain, Violle reprit sa première forme.»
Ayant entendu ce récit, le vénérable chanoine Monnoyer remercia Pierre Mille de le lui avoir fait, et, prenant la plume, se mit à rédiger les pronostics des chevaux gagnants aux prochaines courses. Car il tenait les écritures d’un bookmaker.
Cependant la Pingouinie se glorifiait de sa richesse. Ceux qui produisaient les choses nécessaires à la vie en manquaient; chez ceux qui ne les produisaient pas, elles surabondaient. «Ce sont là, comme le disait un membre de l’Institut, d’inéluctables fatalités économiques.» Le grand peuple pingouin n’avait plus ni traditions, ni culture intellectuelle, ni arts. Les progrès de la civilisation s’y manifestaient par l’industrie meurtrière, la spéculation infâme, le luxe hideux. Sa capitale revêtait, comme toutes les grandes villes d’alors, un caractère cosmopolite et financier: il y régnait une laideur immense et régulière. Le pays jouissait d’une tranquillité parfaite. C’était l’apogée.
LIVRE VIII. LES TEMPS FUTURS
L’HISTOIRE SANS FIN
Tae Hellasi peniae men aie chote suntrophos esti, haretae de hepachtos esti, hapo te sophiaes chatergaomenae chai nomoy ischyroy.
Herodot., Hist., VII, cn.
Vous n’aviez donc pas vu que c’étaient des anges. (Liber terribilis)
Bqsfttfusftpvtusbjuf bmbvupsju feftspjtfuo ftfnqfsfv stbqsftbx pjsqspdmbnfus pjtgpjttbm jelsufmbg sbodftft utpvnjtfbeft dpnqbhoj ftgjobodjfsftrv jcjtqptfo uef.sjdif tifte vqbztf uqbsmfn pzfoevofqsfttfb difulfejs jhfoump qj ojpo.
VOUFNPJOXFSJEJRVF.
Nous sommes au commencement d’une chimie qui s’occupera des changements produits par un corps contenant une quantité d’énergie concentrée telle que nous n’en avons pas encore eu de semblable à notre disposition.
SIR WILLIAM RAMSAY.
Section 1.
On ne trouvait jamais les maisons assez hautes; on les surélevait sans cesse, et l’on en construisait de trente à quarante étages, où se superposaient bureaux, magasins, comptoirs de banques, sièges de sociétés; et l’on creusait dans le sol toujours plus profondément des caves et des tunnels.
Quinze millions d’hommes travaillaient dans la ville géante, à la lumière des phares, qui jetaient leurs feux le jour comme la nuit. Nulle clarté du ciel ne perçait les fumées des usines dont la ville était ceinte; mais on voyait parfois le disque rouge d’un soleil sans rayons glisser dans un firmament noir, sillonné de ponts de fer, d’où tombait une pluie éternelle de suie et d’escarbilles. C’était la plus industrielle de toutes les cités du monde et la plus riche. Son organisation semblait parfaite; il n’y subsistait rien des anciennes formes aristocratiques ou démocratiques des sociétés; tout y était subordonné aux intérêts des trusts. Il se forma dans ce milieu ce que les anthropologistes appellent le type du milliardaire. C’étaient des hommes à la fois énergiques et frêles, capables d’une grande puissance de combinaisons mentales, et qui fournissaient un long travail de bureau, mais dont la sensibilité subissait des troubles héréditaires qui croissaient avec l’âge.
Comme tous les vrais aristocrates, comme les patriciens de la Rome républicaine, comme les lords de la vieille Angleterre, ces hommes puissants affectaient une grande sévérité de moeurs.
On vit les ascètes de la richesse: dans les assemblées des trusts apparaissaient des faces glabres, des joues creuses, des yeux cayes, des fronts plissés. Le corps plus sec, le teint plus jaune, les lèvres plus arides, le regard plus enflammé que les vieux moines espagnols, les milliardaires se livraient avec une inextinguible ardeur aux austérités de la banque et de l’industrie. Plusieurs, se refusant toute joie, tout plaisir, tout repos, consumaient leur vie misérable dans une chambre sans air ni jour, meublée seulement d’appareils électriques, y soupaient d’oeufs et de lait, y dormaient sur un lit de sangles. Sans autre occupation que de pousser du doigt un bouton de nickel, ces mystiques, amassant des richesses dont ils ne voyaient pas même les signes, acquéraient la vaine possibilité d’assouvir des désirs qu’ils n’éprouveraient jamais.
Le culte de la richesse eut ses martyrs. L’un de ces milliardaires, le fameux Samuel Box, aima mieux mourir que de céder la moindre parcelle de son bien. Un de ses ouvriers, victime d’un accident de travail, se voyant refuser toute indemnité, fit valoir ses droits devant les tribunaux, mais rebuté par d’insurmontables difficultés de procédure, tombé dans une cruelle indigence, réduit au désespoir, il parvint, à force de ruse et d’audace, à tenir son patron sous son revolver, menaçant de lui brûler la cervelle s’il ne le secourait point: Samuel Box ne donna rien et se laissa tuer pour le principe.
L’exemple est suivi quand il vient de haut. Ceux qui possédaient peu de capitaux (et c’était naturellement le plus grand nombre), affectaient les idées et les moeurs des milliardaires pour être confondus avec eux. Toutes les passions qui nuisent à l’accroissement ou à la conservation des biens passaient pour déshonorantes; on ne pardonnait ni la mollesse, ni la paresse, ni le goût des recherches désintéressées, ni l’amour des arts, ni surtout la prodigalité; la pitié était condamnée comme une faiblesse dangereuse. Tandis que toute inclination à la volupté soulevait la réprobation publique, on excusait au contraire la violence d’un appétit brutalement assouvi: la violence en effet semblait moins nuisible aux moeurs, comme manifestant une des formes de l’énergie sociale. L’État reposait fermement sur deux grandes vertus publiques: le respect pour le riche et le mépris du pauvre. Les âmes faibles que troublait encore la souffrance humaine n’avaient d’autre ressource que de se réfugier dans une hypocrisie qu’on ne pouvait blâmer puisqu’elle contribuait au maintien de l’ordre et à la solidité des institutions.
Ainsi, parmi les riches, tons étaient dévoués à la société ou le paraissaient; tous donnaient l’exemple, s’ils ne le suivaient pas tous. Certains sentaient cruellement la rigueur de leur état; mais ils le soutenaient par orgueil ou par devoir. Quelques-uns tentaient d’y échapper un moment en secret et par subterfuge. L’un d’eux, Édouard Martin, président du trust des fers, s’habillait parfois en pauvre, allait mendier son pain et se faisait rudoyer par les passants. Un jour qu’il tendait la main sur un pont il se prit de querelle avec un vrai mendiant et, saisi d’une fureur envieuse, l’étrangla.
Comme ils employaient toute leur intelligence dans les affaires, ils ne recherchaient pas les plaisirs de l’esprit. Le théâtre, qui avait été jadis très florissant chez eux, se réduisait maintenant à la pantomime et aux danses comiques. Les pièces à femmes étaient elles-mêmes abandonnées; le goût s’était perdu des jolies formes et des toilettes brillantes; on y préférait les culbutes des clowns et la musique des nègres et l’on ne s’enthousiasmait plus qu’à voir défiler sur la scène des diamants au cou des figurantes et des barres d’or portées en triomphe.
Les dames de la richesse étaient assujetties autant que les hommes à une vie respectable. Selon une tendance commune à toutes les civilisations, le sentiment public les érigeait en symboles; elles devaient représenter par leur faste austère à la fois la grandeur de la fortune et son intangibilité. On avait réformé les vieilles habitudes de galanterie; mais aux amants mondains d’autrefois succédaient sourdement de robustes masseurs ou quelque valet de chambre. Toutefois les scandales étaient rares: un voyage à l’étranger les dissimulait presque tous et les princesses des trusts restaient l’objet de la considération générale.
Les riches ne formaient qu’une petite minorité, mais leurs collaborateurs, qui se composaient de tout le peuple, leur étaient entièrement acquis ou soumis entièrement. Ils formaient deux classes, celle des employés de commerce et de banque et celle des ouvriers des usines. Les premiers fournissaient un travail énorme et recevaient de gros appointements. Certains d’entre eux parvenaient à fonder des établissements; l’augmentation constante de la richesse publique et la mobilité des fortunes privées autorisaient toutes les espérances chez les plus intelligents ou les plus audacieux. Sans doute on aurait pu découvrir dans la foule immense des employés, ingénieurs ou comptables, un certain nombre de mécontents et d’irrités; mais cette société si puissante avait imprimé jusque dans les esprits de ses adversaires sa forte discipline. Les anarchistes eux-mêmes s’y montraient laborieux et réguliers.
Quant aux ouvriers, qui travaillaient dans les usines, aux environs de la ville, leur déchéance physique et morale était profonde; ils réalisaient le type du pauvre établi par l’anthropologie. Bien que chez eux le développement de certains muscles, dû à la nature particulière de leur activité, pût tromper sur leurs forces, ils présentaient les signes certains d’une débilité morbide. La taille basse, la tête petite, la poitrine étroite, ils se distinguaient encore des classes aisées par une multitude d’anomalies physiologiques et notamment par l’asymétrie fréquente de la tête ou des membres. Et ils étaient destinés à une dégénérescence graduelle et continue, car des plus robustes d’entre eux l’État faisait des soldats, dont la santé ne résistait pas longtemps aux filles et aux cabaretiers postés autour des casernes. Les prolétaires se montraient de plus en plus débiles d’esprit. L’affaiblissement continu de leurs facultés intellectuelles n’était pas dû seulement à leur genre de vie; il résultait aussi d’une sélection méthodique opérée par les patrons. Ceux-ci, craignant les ouvriers d’un cerveau trop lucide comme plus aptes à formuler des revendications légitimes, s’étudiaient à les éliminer par tous les moyens possibles et embauchaient de préférence les travailleurs ignares et bornés, incapables de défendre leurs droits et encore assez intelligents pour s’acquitter de leur besogne que des machines perfectionnées rendaient extrêmement facile.
Aussi les prolétaires ne savaient-ils rien tenter en vue d’améliorer leur sort. À peine parvenaient-ils par des grèves à maintenir le taux de leurs salaires. Encore ce moyen commençait-il à leur échapper. L’intermittence de la production, inhérente au régime capitaliste, causait de tels chômages que, dans plusieurs branches d’industrie, sitôt la grève déclarée, les chômeurs prenaient la place des grévistes. Enfin ces producteurs misérables demeuraient plongés dans une sombre apathie que rien n’égayait, que rien n’exaspérait. C’était pour l’état social des instruments nécessaires et bien adaptés.
En résumé, cet état social semblait le mieux assis qu’on eût encore vu, du moins dans l’humanité, car celui des abeilles et des fourmis est incomparable pour la stabilité; rien ne pouvait faire prévoir la ruine d’un régime fondé sur ce qu’il y a de plus fort dans la nature humaine, l’orgueil et la cupidité. Pourtant les observateurs avisés découvraient plusieurs sujets d’inquiétude. Les plus certains, bien que les moins apparents, étaient d’ordre économique et consistaient dans la surproduction toujours croissante, qui entraînait les longs et cruels chômages auxquels les industriels reconnaissaient, il est vrai, l’avantage de rompre la force ouvrière en opposant les sans-travail aux travailleurs. Une sorte de péril plus sensible résultait de l’état physiologique de la population presque toute entière. «La santé des pauvres est ce qu’elle peut être, disaient les hygiénistes; mais celle des riches laisse à désirer.» Il n’était pas difficile d’en trouver les causes. L’oxygène nécessaire à la vie manquait dans la cité; on respirait un air artificiel; les trusts de l’alimentation, accomplissant les plus hardies synthèses chimiques, produisaient des vins, de la chair, du lait, des fruits, des légumes factices. Le régime qu’ils imposaient causait des troubles dans les estomacs et dans les cerveaux. Les milliardaires étaient chauves à dix-huit ans; quelques-uns trahissaient par moment une dangereuse faiblesse d’esprit; malades, inquiets, ils donnaient des sommes énormes à des sorciers ignares et l’on voyait éclater tout à coup dans la ville la fortune médicale ou théologique de quelque ignoble garçon de bain devenu thérapeute ou prophète. Le nombre des aliénés augmentait sans cesse; les suicides se multipliaient dans le monde de la richesse et beaucoup s’accompagnaient de circonstances atroces et bizarres, qui témoignaient d’une perversion inouie de l’intelligence et de la sensibilité.
Un autre symptôme funeste frappait fortement le commun des esprits. La catastrophe, désormais périodique, régulière, rentrait dans les prévisions et prenait dans les statistiques une place de plus en plus large. Chaque jour des machines éclataient, des maisons sautaient, des trains bondés de marchandises tombaient sur un boulevard, démolissant des immeubles entiers, écrasant plusieurs centaines de passants et, à travers le sol défoncé, broyaient deux ou trois étages d’ateliers et de docks où travaillaient des équipes nombreuses.
Section 2.
Dans la partie sud-ouest de la ville, sur une hauteur qui avait gardé son ancien nom de Fort Saint-Michel, s’étendait un square où de vieux arbres allongeaient encore au-dessus des pelouses leurs bras épuisés. Sur le versant nord, des ingénieurs paysagistes avaient construit une cascade, des grottes, un torrent, un lac, des îles. De ce côté l’on découvrait toute la ville avec ses rues, ses boulevards, ses places, la multitude de ses toits et de ses dômes, ses voies aériennes, ses foules d’hommes recouvertes de silence et comme enchantées par l’éloignement. Ce square était l’endroit le plus salubre de la capitale; les fumées n’y voilaient point le ciel, et l’on y menait jouer les enfants. L’été, quelques employés des bureaux et des laboratoires voisins, après leur déjeuner, s’y reposaient, un moment, sans en troubler la paisible solitude.
C’est ainsi qu’un jour de juin, vers midi, une télégraphiste, Caroline Meslier, vint s’asseoir sur un banc à l’extrémité de la terrasse du nord. Pour se rafraîchir les yeux d’un peu de verdure, elle tournait le dos à la ville. Brune, avec des prunelles fauves, robuste et placide, Caroline paraissait âgée de vingt-cinq à vingt-huit ans. Presque aussitôt un commis au trust de l’électricité, Georges Clair, prit place à côté d’elle. Blond, mince, souple, il avait des traits d’une finesse féminine; il n’était guère plus âgé qu’elle et paraissait plus jeune. Se rencontrant presque tous les jours à cette place, ils éprouvaient de la sympathie l’un pour l’autre et prenaient plaisir à causer ensemble. Cependant leur conversation n’avait jamais rien de tendre, d’affectueux, ni d’intime. Caroline, bien qu’il lui fût advenu, dans le passé, de se repentir de sa confiance, aurait peut-être laissé voir plus d’abandon; mais Georges Clair se montrait toujours extrêmement réservé dans ses termes comme dans ses façons; il ne cessait de donner à la conversation un caractère purement intellectuel et de la maintenir dans les idées générales, s’exprimant d’ailleurs sur tous les sujets avec la liberté la plus âpre.
Il l’entretenait volontiers de l’organisation de la société et des conditions du travail.
– La richesse, disait-il, est un des moyens de vivre heureux; ils en ont fait la fin unique de l’existence.
Et cet état de choses à tous deux paraissait monstrueux.
Ils en revenaient sans cesse à certains sujets scientifiques qui leur étaient familiers.
Ce jour-là, ils firent des remarques sur l’évolution de la chimie.
– Dès l’instant, dit Clair, où l’on vit le radium se transformer en hélium, on cessa d’affirmer l’immutabilité des corps simples; ainsi furent supprimées toutes ces vieilles lois des rapports simples et de la conservation de la matière.
– Pourtant, dit-elle, il y a des lois chimiques.
Car, étant femme, elle avait besoin de croire.
Il reprit avec nonchalance:
– Maintenant qu’on peut se procurer du radium en suffisante quantité, la science possède d’incomparables moyens d’analyse; dès à présent on entrevoit dans ce qu’on nomme les corps simples des composés d’une richesse extrême et l’on découvre dans la matière des énergies qui semblent croître en raison même de sa ténuité.
Tout en causant, ils jetaient des miettes de pain aux oiseaux; des enfants jouaient autour d’eux.
Passant d’un sujet à un autre:
– Cette colline, à l’époque quaternaire, dit Clair, était habitée par des chevaux sauvages. L’année passée, en y creusant des conduites d’eau, on a trouvé une couche épaisse d’ossements d’hémiones.
Elle s’inquiéta de savoir si, à cette époque reculée, l’homme s’était montré déjà.
Il lui dit que l’homme chassait l’hémione avant d’essayer de le domestiquer.
– L’homme, ajouta-t-il, fut d’abord chasseur, puis il devint pasteur, agriculteur, industriel.... Et ces diverses civilisations se succédèrent à travers une épaisseur de temps que l’esprit ne peut concevoir.
Il tira sa montre.
Caroline demanda s’il était déjà l’heure de rentrer au bureau.
– Il répondit que non, qu’il était à peine midi et demi.
Une fillette faisait des pâtés de sable au pied de leur banc; un petit garçon de sept à huit ans passa devant eux en gambadant. Tandis que sa mère cousait sur un banc voisin, il jouait tout seul au cheval échappé, et, avec la puissance d’illusion dont sont capables les enfants, il se figurait qu’il était en même temps le cheval et ceux qui le poursuivaient et ceux qui fuyaient épouvantés devant lui. Il allait se démenant et criant: «Arrêtez, hou! hou! Ce cheval est terrible; il a pris le mors aux dents.»
Caroline fit cette question:
– Croyez-vous que les hommes étaient heureux autrefois?
Son compagnon lui répondit:
– Ils souffraient moins quand ils étaient plus jeunes. Ils faisaient comme ce petit garçon: ils jouaient; ils jouaient aux arts, aux vertus, aux vices, à l’héroïsme, aux croyances, aux voluptés; ils avaient des illusions qui les divertissaient. Ils faisaient du bruit; ils s’amusaient. Mais maintenant....
Il s’interrompit et regarda de nouveau à sa montre.
L’enfant qui courait buta du pied contre le seau de la fillette et tomba de son long sur le gravier. Il demeura un moment étendu immobile, puis se souleva sur ses paumes; son front se gonfla, sa bouche s’élargit, et soudain il éclata en sanglots. Sa mère accourut, mais Caroline l’avait soulevé de terre, et elle lui essuyait les yeux et la bouche avec son mouchoir. L’enfant sanglotait encore; Clair le prit dans ses bras:
– Allons! ne pleure pas, mon petit! Je vais te conter une histoire.
Un pêcheur, ayant jeté ses filets dans la mer, en tira un petit pot de cuivre fermé; il l’ouvrit avec son couteau. Il en sortit une furnée qui s’éleva jusqu’aux nues et cette fumée, en s’épaississant, forma un géant qui éternua si fort, si fort que le monde entier fut réduit en poussière....»
Clair s’arrêta, poussa un rire sec et brusquement remit l’enfant à sa mère. Puis il tira de nouveau sa montre et, agenouillé sur le banc, les coudes au dossier, regarda la ville.
À perte de vue, la multitude des maisons se dressaient dans leur énormité minuscule.
Caroline tourna le regard vers le même cotê.
– Que le temps est beau! dit-elle. Le soleil brille et change en or les fumées de l’horizon. Ce qu’il y a de plus pénible dans la civilisation, c’est d’être privé de la lumière du jour.
Il ne répondait pas; son regard restait fixé sur un point de la ville.
Après quelques secondes de silence, ils virent, à une distance de trois kilomètres environ, au delà de la rivière, dans le quartier le plus riche, s’élever une sorte de brouillard tragique. Un moment après, une détonation retentit jusqu’à eux, tandis que montait vers le ciel pur un immense arbre de fumée. Et peu à peu l’air s’emplissait d’un imperceptible bourdonnement formé des clameurs de plusieurs milliers d’hommes. Des cris éclataient tout proches dans le square.
– Qu’est-ce qui saute?
La stupeur était grande; car, bien que les catastrophes fussent fréquentes, on n’avait jamais vu une explosion d’une telle violence et chacun s’apercevait d’une terrible nouveauté.
On essayait de définir le lieu du sinistre; on nommait des quartiers, des rues, divers édifices, clubs, théâtres, magasins. Les renseignements topographiques se précisèrent, se fixèrent.
– C’est le trust de l’acier qui vient de sauter. Clair remit sa montre dans sa poche. Caroline le regardait avec une attention tendue et ses yeux s’emplissaient d’étonnement. Enfin, elle lui muramra à l’oreille.
– Vous le saviez? Vous attendiez?… C’est vous qui....
Il répondit, très calme:
– Cette ville doit périr.
Elle reprit avec une douceur rêveuse:
– Je le pense aussi.
Et ils retournèrent tous deux tranquillement à leur travail.