Kitabı oku: «Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке»

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A Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman en témoignage d’amitié profonde.

A. G.

© Каро, 2019

Première partie
Paris

I

– C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor, se dit Bernard. Il releva la tête et prêta l’oreille. Mais non: son père et son frère aîné étaient retenus au Palais; sa mère en visite; sa soeur à un concert; et quant au puîné, le petit Caloub, une pension le bouclait au sortir du lycée chaque jour. Bernard Profitendieu était resté à la maison pour potasser son bachot; il n’avait plus devant lui que trois semaines. La famille respectait sa solitude; le démon pas. Bien que Bernard eût mis bas sa veste, il étouffait. Par la fenêtre ouverte sur la rue n’entrait rien que de la chaleur. Son front ruisselait. Une goutte de sueur coula le long de son nez, et s’en alla tomber sur une lettre qu’il tenait en main;

– Ça joue la larme, pensa-t-il. Mais mieux vaut suer que de pleurer.

Oui, la date était péremptoire. Pas moyen de douter: c’est bien de lui, Bernard, qu’il s’agissait. La lettre était adressée à sa mère; une lettre d’amour vieille de dix-sept ans; non signée.

– Que signifie cette initiale? Un V, qui peut aussi bien être un N… Sied-il d’interroger ma mère?… Faisons crédit à son bon goût. Libre à moi d’imaginer que c’est un prince. La belle avance si j’apprends que je suis le fils d’un croquant! Ne pas savoir qui est son père, c’est ça qui guérit de la peur de lui ressembler. Toute recherche oblige. Ne retenons de ceci que la délivrance. N’approfondissons pas. Aussi bien j’en ai mon suffisant pour aujourd’hui.

Bernard replia la lettre. Elle était de même format que les douze autres du paquet. Une faveur rose les attachait, qu’il n’avait pas eu à dénouer; qu’il refit glisser pour ceinturer comme auparavant la liasse. Il remit la liasse dans le coffret et le coffret dans le tiroir de la console. Le tiroir n’était pas ouvert; il avait livré son secret par en haut. Bernard assujettit les lames disjointes du plafond de bois, que devait recouvrir une lourde plaque d’onyx. Il fit doucement, précautionneusement, retomber celle-ci, replaça pardessus deux candélabres de cristal et l’encombrante pendule qu’il venait de s’amuser à réparer.

La pendule sonna quatre coups. Il l’avait remise à l’heure.

– Monsieur le juge d’instruction et Monsieur l’avocat son fils ne seront pas de retour avant six heures. J’ai le temps. Il faut que Monsieur le juge, en rentrant, trouve sur son bureau la belle lettre où je m’en vais lui signifier mon départ. Mais avant de l’écrire, je sens un immense besoin d’aérer un peu mes pensées – et d’aller retrouver mon cher Olivier, pour m’assurer, provisoirement du moins, d’un perchoir. Olivier, mon ami, le temps eét venu pour moi de mettre ta complaisance à l’épreuve et pour toi de me montrer ce que tu vaux. Ce qu’il y avait de beau dans notre amitié, c’est que, jusqu’à présent, nous ne nous étions jamais servis l’un de l’autre. Bah! un service amusant à rendre ne saurait être ennuyeux à demander. Le gênant, c’est qu’Olivier ne sera pas seul. Tant pis; je saurai le prendre à part. Je veux l’épouvanter par mon calme. C’est dans l’extraordinaire que je me sens le plus naturel.

La rue de T…, où Bernard Profitendieu avait vécu jusqu’à ce jour, est toute proche du jardin du Luxembourg. Là, près de la fontaine Médicis, dans cette allée qui la domine, avaient coutume de se retrouver, chaque mercredi entre quatre et six, quelques-uns de ses camarades. On causait art, philosophie, sports, politique et littérature. Bernard avait marché très vite; mais en passant la grille du jardin il aperçut Olivier Molinier et ralentit aussitôt son allure.

L’assemblée ce jour-là était plus nombreuse que de coutume, sans doute à cause du beau temps. Quelques-uns s’y étaient adjoints que Bernard ne connaissait pas encore. Chacun de ces jeunes gens, sitôt qu’il était devant les autres, jouait un personnage et perdait presque tout naturel.

Olivier rougit en voyant approcher Bernard et, quittant assez brusquement une jeune femme avec laquelle il causait, s’éloigna. Bernard était son ami le plus intime, aussi Olivier prenait-il grand soin de ne paraître point le rechercher; il feignait même parfois de ne pas le voir.

Avant de le rejoindre, Bernard devait affronter plusieurs groupes, et, comme lui de même affectait de ne pas rechercher Olivier, il s’attardait.

Quatre de ses camarades entouraient un petit barbu à pince-nez sensiblement plus âgé qu’eux, qui tenait un livre. C’était Dhurmer.

– Qu’est-ce que tu veux, disait-il en s’adressant plus particulièrement à l’un des autres, mais manifestement heureux d’être écouté par tous. J’ai poussé jusqu’à la page trente sans trouver une seule couleur, un seul mot qui peigne. Il parle d’une femme; je ne sais même pas si sa robe était rouge ou bleue. Moi, quand il n’y a pas de couleurs, c’est bien simple, je ne vois rien. – Et par besoin d’exagérer, d’autant plus qu’il se sentait moins pris au sérieux, il insistait: – Absolument rien.

Bernard n’écoutait plus le discoureur; il jugeait malséant de s’écarter trop vite, mais déjà prêtait l’oreille à d’autres qui se querellaient derrière lui et qu’Olivier avait rejoints après avoir laissé la jeune femme; l’un de ceux-ci, assis sur un banc, lisait UAftion française. Combien Olivier Molinier, parmi tous ceux-ci, paraît grave! Il est l’un des plus jeunes pourtant. Son visage presque enfantin encore et son regard révèlent la précocité de sa pensée. Il rougit facilement. Il est tendre. Il a beau se montrer affable envers tous, je ne sais quelle secrète réserve, quelle pudeur, tient ses camarades à distance. Il souffre de cela. Sans Bernard, il en souffrirait davantage.

Molinier s’était un instant prêté, comme fait Bernard à présent, à chacun des groupes; par complaisance, mais rien de ce qu’il entend ne l’intéresse.

Il se penchait par-dessus l’épaule du lecteur. Bernard, sans se retourner, l’entendait dire:

– Tu as tort de lire les journaux; ça te congestionne.

Et l’autre repartir d’une voix aigre:

– Toi, dès qu’on parle de Maurras, tu verdis. Puis un troisième, sur un ton goguenard, demander:

– Ça t’amuse, les articles de Maurras?

Et le premier répondre:

– Ça m’emmerde; mais je trouve qu’il a raison.

Puis un quatrième, dont Bernard ne reconnaissait pas la voix:

– Toi, tout ce qui ne t’embête pas, tu crois que ça manque de profondeur.

Le premier ripostait:

– Si tu crois qu’il suffit d’être bête pour être rigolo!

– Viens, dit à voix basse Bernard, en saisissant brusquement Olivier par le bras. Il l’entraîna quelques pas plus loin:

– Réponds vite; je suis pressé. Tu m’as bien dit que tu ne couchais pas au même étage que tes parents?

– Je t’ai montré la porte de ma chambre; elle donne droit sur l’escalier, un demi-étage avant d’arriver chez nous.

– Tu m’as dit que ton frère couchait là aussi?

– Georges, oui.

– Vous êtes seuls tous les deux?

– Oui.

– Le petit sait se taire?

– S’il le faut. Pourquoi?

– Écoute. J’ai quitté la maison; ou du moins je vais la quitter ce soir. Je ne sais pas encore où j’irai. Pour une nuit, peux-tu me recevoir?

Olivier devint très pâle. Son émotion était si vive qu’il ne pouvait regarder Bernard.

– Oui, dit-il; mais ne viens pas avant onze heures. Maman descend nous dire adieu chaque soir, et fermei notre porte à clef.

– Mais alors…

Olivier sourit:

– J’ai une autre clef. Tu frapperas doucement pour ne pas réveiller Georges s’il dort.

– Le concierge me laissera passer?

– Je l’avertirai. Oh! je suis très bien avec lui. C’est lui qui m’a donné l’autre clef. A tantôt.

Ils se quittèrent sans se serrer la main. Et tandis que Bernard s’éloignait, méditant la lettre qu’il voulait écrire et que le magistrat devait trouver en rentrant. Olivier, qui ne voulait pas qu’on ne le vît s’isoler qu’avec Bernard, alla retrouver Lucien Bercail que les autres laissent un peu à l’écart. Olivier l’aimerait beaucoup s’il ne lui préférait Bernard. Autant Bernard est entreprenant, autant Lucien est timide. On le sent faible; il semble n’exister que par le coeur et par l’esprit. Il ose rarement s’avancer, mais devient fou de joie dès qu’il voit qu’Olivier s’approche. Que Lucien fasse des vers, chacun s’en doute; pourtant Olivier est, je crois bien, le seul à qui Lucien découvre ses projets. Tous deux gagnèrent le bord de la terrasse.

– Ce que je voudrais, disait Lucien, c’est raconter l’histoire, non point d’un personnage, mais d’un endroit, – tiens, par exemple, d’une allée de jardin, comme celle-ci, raconter ce qui s’y passe – depuis le matin jusqu’au soir. Il y viendrait d’abord des bonnes d’enfants, des nourrices avec des rubans… Non, non… d’abord des gens tout gris, sans sexe ni âge, pour balayer l’allée, arroser l’herbe, changer les fleurs, enfin préparer la scène et le décor avant l’ouverture des grilles, tu comprends? Alors, l’entrée des nourrices. Des mioches font des pâtés de sable, se chamaillent; les bonnes les giflent. Ensuite il y a la sortie des petites classes – et puis les ouvrières. Il y a des pauvres qui viennent manger sur un banc. Plus tard des jeunes gens qui se cherchent; d’autres qui se fuient; d’autres qui s’isolent, des rêveurs. Et puis la foule, au moment de la musique et de la sortie des magasins. Des étudiants, comme à présent. Le soir, des amants qui s’embrassent; d’autres qui se quittent en pleurant. Enfin, à la tombée du jour, un vieux couple… Et, tout à coup, un roulement de tambour: on ferme. Tout le monde sort. La pièce est finie. Tu comprends: quelque chose qui donnerait l’impression de la fin de tout, de la mort… mais sans parler de la mort, naturellement.

– Oui, je vois ça très bien, dit Olivier qui songeait à Bernard et n’avait pas écouté un mot.

– Et ça n’est pas tout; ça n’est pas tout! reprit Lucien avec ardeur. Je voudrais, dans une espèce d’épilogue, montrer cette même allée, la nuit, après que tout le monde est parti, déserte, beaucoup plus belle que pendant le jour; dans le grand silence, l’exaltation de tous les bruits naturels: le bruit de la fontaine, du vent dans les feuilles, et le chant d’un oiseau de nuit. J’avais pensé d’abord à y faire circuler des ombres, peut-être des Statues… mais je crois que ça serait plus banal; qu’est-ce que tu en penses?

– Non, pas de Statues, pas de Statues, protesta distraitement Olivier; puis, sous le regard triste de l’autre: Eh bien, mon vieux, si tu réussis, ce sera épatant, s’écria-t-il chaleureusement.

II

Il n’y a point de trace, dans les lettres de Poussin, d’aucune obligation qu’il aurait eue à ses parents, jamais dans la suite il ne marqua de regrets de s’être éloigné d’eux. Transplanté volontairement à Rome, il perdit tout désir de retour, on dirait même tout souvenir.

PAUL DESJARDINS (Poussin)

Monsieur Profitendieu était pressé de rentrer et trouvait que son collègue Molinier, qui l’accompagnait le long du boulevard Saint-Germain, marchait bien lentement. Albéric Profitendieu venait d’avoir au Palais une journée particulièrement chargée: il s’inquiétait de sentir une certaine pesanteur au côté droit; la fatigue, chez lui, portait sur le foie, qu’il avait un peu délicat. Il songeait au bain qu’il allait prendre; rien ne le reposait mieux des soucis du jour qu’un bon bain; en prévision de quoi il n’avait pas goûté ce jourd’hui, estimant qu’il n’est prudent d’entrer dans l’eau, fût-elle tiède, qu’avec un estomac non chargé. Après tout, ce n’était peut-être là qu’un préjugé; mais, les préjugés sont les pilotis de la civilisation.

Oscar Molinier pressait le pas tant qu’il pouvait et faisait effort pour suivre Profitendieu, mais il était beaucoup plus court que lui et de moindre développement crural; de plus, le coeur un peu capitonné de graisse, il s’essoufflait facilement. Profitendieu, encore vert à cinquante-cinq ans, de coffre creux et de démarche alerte, l’aurait plaqué volontiers; mais il était très soucieux des convenances; son collègue était plus âgé que lui, plus avancé dans la carrière: il lui devait le respect. Il avait, de plus, à se faire pardonner sa fortune qui, depuis la mort des parents de sa femme, était considérable, tandis que monsieur Molinier n’avait pour tout bien que son traitement de président de chambre, traitement dérisoire et hors de proportion avec la haute situation qu’il occupait avec une dignité d’autant plus grande qu’elle palliait sa médiocrité. Profitendieu dissimulait son impatience; il se retour-nait vers Molinier et regardait celui-ci s’éponger; au demeurant ce que lui disait Molinier l’intéressait fort; mais leur point de vue n’était pas le même et la discussion s’échauffait.

– Faites surveiller la maison, disait Molinier. Recueillez les rapports du concierge et de la fausse servante, tout cela va fort bien. Mais faites attention que, pour peu que vous poussiez un peu trop avant cette enquête, Parfaire vous échappera… Je veux dire qu’elle risque.de vous entraîner beaucoup plus loin que vous ne pensiez tout d’abord.

– Ces préoccupations n’ont rien à voir avec la justice.

– Voyons! Voyons, mon ami; nous savons vous et moi ce que devrait être la justice, et ce qu’elle est. Nous faisons pour le mieux, c’est entendu; mais, si bien que nous fassions, nous ne parvenons à rien que d’approximatif. Le cas qui vous occupe aujourd’hui est particulièrement délicat: sur quinze inculpés ou qui, sur un mot de vous, pourront l’être demain, il y a neuf mineurs. Et certains de ces enfants, vous le savez, sont fils de très honorables familles. C’est pourquoi je considère en l’occurrence le moindre mandat d’arrêt comme une insigne maladresse. Les journaux de parti vont s’emparer de l’affaire, et vous ouvrez la porte à tous les chantages, à toutes les diffamations. Vous aurez beau faire: malgré toute votre prudence vous n’empêcherez pas que des noms propres soient prononcés… Je n’ai pas qualité pour vous donner un conseil, et vous savez combien plus volontiers j’en recevrais de vous dont j’ai toujours reconnu et apprécié la hauteur de vue, la lucidité, la droiture… Mais, à votre place, voici comment j’agirais: je chercherais le moyen de mettre fin à cet abominable scandale en m’emparant des quatre ou cinq instigateurs… Oui, je sais qu’ils sont de prise difficile; mais que diable! c’est notre métier. Je ferais fermer l’appartement, le théâtre de ces orgies, et je m’arrangerais de manière à prévenir les parents de ces jeunes effrontés, doucement, secrètement, et simplement de manière à empêcher les récidives. Ah! par exemple, faites coffrer les femmes; ça, je vous l’accorde volontiers; il me paraît que nous avons affaire ici à quelques créatures d’une insondable perversité et dont il importe de nettoyer la société. Mais, encore une fois, ne vous saisissez pas des enfants; contentez-vous de les effrayer, puis couvrez tout cela de l’étiquette “ayant agi sans discernement” et qu’ils restent longtemps étonnés d’en être quittes pour la peur. Songez que trois d’entre eux n’ont pas quatorze ans et que les parents sûrement les considèrent comme des anges de pureté et d’innocence. Mais, au fait, cher ami, voyons, entre nous, est-ce que nous songions déjà aux femmes à cet âge?

Il s’était arrêté, plus essoufflé par son éloquence que par la marche, et forçait Profitendieu, qu’il tenait par la manche, de s’arrêter aussi.

– Ou si nous y pensions, reprenait-il, c’était idéalement, mystiquement, religieusement si je puis dire. Ces enfants d’aujourd’hui, voyez-vous, ces enfants n’ont plus d’idéal… A propos, comment vont les vôtres? Bien entendu, je ne disais pas tout cela pour eux. Je sais qu’avec eux, sous votre surveillance, et grâce à l’éducation que vous leur avez donnée, de tels égarements ne sont pas à craindre.

En effet, Profitendieu n’avait eu jusqu’à présent qu’à se louer de s’és fils; mais il ne se faisait pas d’illusion: la meilleure éducation du monde ne prévalait pas contre les mauvais instincts; Dieu merci, ses enfants n’avaient pas de mauvais instincts, non plus que les enfants de Molinier sans doute; aussi se garaient-ils d’eux-mêmes des mauvaises fréquentations et des mauvaises leâures. Car que sert d’interdire ce qu’on ne peut pas empêcher? Les livres qu’on lui défend de lire, l’enfant les lit en cachette. Lui, son système est bien simple: les mauvais livres, il n’en défendait pas la lefture; mais il s’arrangeait de façon que ses enfants n’aient aucune envie de les lire. Quant à l’affaire en question, il y réfléchirait encore et promettait en tout cas de ne rien faire sans en aviser Molinier. Simplement on continuerait à exercer une discrète surveillance et, puisque le mal durait déjà depuis trois mois, il pouvait bien continuer quelques jours ou quelques semaines encore. Au surplus, les vacances se chargeraient de disperser les délinquants. Au revoir.

Profitendieu put enfin presser le pas.

Sitôt rentré, il courut à son cabinet de toilette et ouvrit les robinets de la baignoire. Antoine guettait le retour de son maître et fit en sorte de le croiser dans le corridor.

Ce fidèle serviteur était dans la maison depuis quinze ans; il avait vu grandir les enfants. Il avai pu voir bien des choses; il en soupçonnait beaucoup d’autres, mais faisait mine de ne remarquer rien de ce qu’on prétendait lui cacher. Bernard ne laissait pas d’avoir de l’affection pour Antoine. Il n’avait pas voulu partir sans lui dire adieu. Et peut-être par irritation contre sa famille se plaisait-il à mettre un simple domestique dans la confidence de ce départ que ses proches ignoreraient; mais il faut dire à la décharge de Bernard qu’aucun des siens n’était alors à la maison.

De plus Bernard n’aurait pu leur dire adieu sans qu’ils cherchassent à le retenir. Il redoutait les explications. A Antoine il pouvait dire simplement: “Je m’en vais.” Mais ce faisant il lui tendit la main d’une façon si solennelle que le vieux serviteur s’étonna.

– Monsieur Bernard ne rentre pas dîner?

– Ni pour coucher, Antoine. Et comme l’autre restait indécis ne sachant trop ce qu’il devait comprendre, ni s’il devait interroger davantage, Bernard répéta plus intentionnellement: “Je m’en vais”, puis il ajouta: – J’ai laissé une lettre sur le bureau de… Il ne put se résoudre à dire: de papa, il se reprit:… sur la table du bureau. Adieu.

En serrant la main d’Antoine, il était ému comme s’il prenait congé du même coup de son passé; il répéta bien vite adieu, puis partit, avant de laisser éclater le gros sanglot qui montait à sa gorge.

Antoine doutait si ce n’était point une grave responsabilité que de le laisser partir ainsi – mais comment eût-il pu le retenir?

Que ce départ de Bernard fût pour toute la famille un événement inattendu, monstrueux, Antoine le sentait de reste, mais son rôle de parfait serviteur était de ne paraître pas s’en étonner. Il n’avait pas à savoir ce que monsieur Profitendieu ne savait pas. Sans doute aurait-il pu lui dire simplement: “Monsieur sait-il que monsieur Bernard cet parti?”; mais il perdait ainsi tout avantage et cela n’était pas plaisant du tout s’il attendait son maître avec tant d’impatience, c’était pour lui glisser, sur un ton neutre, déférent, et comme un simple avis que l’eût chargé de transmettre Bernara, cette phrase qu’il avait longuement préparée:

– Avant de s’en aller, monsieur Bernard a laissé une lettre pour Monsieur dans le bureau.

Phrase si simple qu’elle risquait de demeurer inaperçue; il avait vainement cherché quelque chose de plus gros, sans rien trouver qui fût à la fois naturel. Mais comme il n’arrivait jamais à Bernard de s’absenter, monsieur Profitendieu, qu’Antoine observait du coin de l’oeil, ne put réprimer un sursaut:

– Comment? avant de…

Il se ressaisit aussitôt; il n’avait pas à laisser paraître son étonnement devant un subalterne; le sentiment de sa supériorité ne le quittait point. Il acheva d’un ton très calme, magistral vraiment:

– C’est bien.

Et tout en gagnant son cabinet:

– Où dis-tu qu’elle eét, cette lettre?

– Sur le bureau de Monsieur.

Profitendieu, sitôt entré dans la pièce, vit, en effet une enveloppe posée d’une manière bien apparente en face du fauteuil où il avait coutume de s’asseoir pour écrire; mais Antoine ne lâchait pas prise si vite, et monsieur Profitendieu n’avait pas lu deux lignes de la lettre, qu’il entendait frapper à la porte.

– J’oubliais de dire à Monsieur qu’il y a deux personnes qui attendent dans le petit salon.

– Quelles personnes?

– Je ne sais pas.

– Elles sont ensemble?

– Il ne paraît pas.

– Qu’eét-ce qu’elles me veulent?

– Je ne sais pas. Elles voudraient voir Monsieur. Profitendieu sentit que la patience lui échappait.

– J’ai déjà dit et répété que je ne voulais pas qu’on vienne me déranger ici – surtout à cette heure; j’ai mes jours et mes heures de réception au Palais… Pourquoi les as-tu introduites?

– Elles ont dit toutes deux qu’elles avaient quelque chose de pressé à dire à Monsieur.

– Elles sont ici depuis longtemps?

– Depuis bientôt une heure.

Profitendieu fit quelques pas dans la pièce et passa une main sur son front; de l’autre il tenait la lettre de Bernard. Antoine restait devant la porte, digne, impassible. Enfin il eut la joie de voir le juge perdre son calme et de l’entendre, pour la première fois de sa vie, frappant du pied, gronder:

– Qu’on me fiche la paix! Qu’on me fiche la paix! Disleur que je suis occupé. Qu’elles reviennent un autre jour.

Antoine n’était pas plus tôt sorti que Profitendieu courut à la porte:

– Antoine! Antoine!… Et puis, va fermer les robinets de la baignoire.

Il était bien question d’un bain! Il s’approcha de la fenêtre et lut:

“Monsieur,

“J’ai compris, à la suite de certaine découverte que j’ai faite par hasard cet après-midi, que je dois cesser de vous considérer comme mon père, et c’est pour moi un immense soulagement. En me sentant si peu d’amour pour vous, j’ai longtemps cru que j’étais un fils dénaturé; je préfère savoir que je ne suis pas votre fils du tout. Peut-être estimez-vous que je vous dois la reconnaissance pour avoir été traité par vous comme un de vos enfants; mais d’abord j’ai toujours senti entre eux et moi votre différence d’égards, et puis tout ce que vous en avez fait, je vous connais assez pour savoir que c’était par horreur du scandale, pour cacher une situation qui ne vous faisait pas beaucoup d’honneur – et enfin parce que vous ne pouviez faire autrement. Je préfère partir sans revoir ma mère, parce que je craindrais, en lui faisant mes adieux définitifs, de m’attendrir et aussi parce que devant moi, elle pourrait se sentir dans une fausse situation – ce qui me serait désagréable. Je doute que son affeâion pour moi soit bien vive; comme j’étais le plus souvent en pension, elle n’a guère eu le temps de me connaître, et comme ma vue lui rappelait sans cesse quelque chose de sa vie qu’elle aurait voulu effacer, je pense qu’elle me verra partir avec soulagement et plaisir. Dites-lui, si vous en avez le courage, que je ne lui en veux pas de m’avoir fait bâtard; qu’au contraire, je préfère ça à savoir que je suis né de vous. (Excusez-moi de parler ainsi; mon intention n’est pas de vous écrire des insultes; mais ce que j’en dis va vous permettre de me mépriser, et cela vous soulagera.)

“Si vous désirez que je garde le silence sur les secrètes raisons qui m’ont fait quitter votre foyer, je vous prie de ne point chercher à m’y faire revenir. La décision que je prends de vous quitter est irrévocable. Je ne sais ce qu’a pu vous coûter mon entretien jusqu’à ce jour; je pouvais accepter de vivre à vos dépens tant que j’étais dans l’ignorance, mais il va sans dire tue je préfère ne rien recevoir de vous à l’avenir. L’idée de vous devoir quoi que ce soit m’est intolérable, et je crois que, si c’était à recommencer, je préférerais mourir de faim plutôt que de m’asseoir à votre table. Heureusement il me semble me souvenir d’avoir entendu dire que ma mère, quand elle vous a épousé, était plus riche que vous. Je suis donc libre de penser que je n’ai vécu qu’à sa charge. Je la remercie, la tiens quitte de tout le reste, et lui demande de m’oublier. Vous trouverez bien un moyen d’expliquer mon départ auprès de ceux qui pourraient s’en étonner. Je vous permets de me charger (mais je sais bien que vous n’attendrez pas ma permission pour le faire).

“Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre, et qu’il me tarde de déshonorer.

“BERNARD PROFITENDIEU.

“P. S. Je laisse chez vous toutes mes affaires qui pourront servir à Caloub plus légitimement, je l’espère pour vous.”

Monsieur Profitendieu gagna, en chancelant, un fauteuil. Il eût voulu réfléchir, mais les idées tourbillonnaient confusément dans sa tête. De plus, il ressentait un petit pincement au côté droit, là, sous les côtes; il n’y couperait pas: c’était la crise de foie. Y avait-il seulement de l’eau de Vichy, à la maison? Si au moins son épouse était rentrée! Comment allait-il l’avertir de la fuite de Bernard? Devait-il lui montrer la lettre? Elle est injuste, cette lettre, abominablement injuste. Il devrait s’en indigner surtout. Il voudrait prendre pour de l’indignation sa tristesse. Il respire fortement et à chaque expiration exhale un “ah! mon Dieu!” rapide et faible comme un soupir. Sa douleur au côté se confond avec sa tristesse, la prouve et la localise. Il lui semble qu’il a du chagrin au foie. Il se jette dans un fauteuil et relit la lettre de Bernard. Il hausse tristement les épaules. Certes elle est cruelle pour lui, cette lettre; mais il y sent du dépit, du défi, de la jaâance. Jamais aucun de ses autres enfants, de ses vrais enfants, n’aurait été capable d’écrire ainsi, non plus qu’il n’en aurait été capable lui-même; il le sait bien, car il n’est rien en eux qu’il n’ait connu de reste en lui-même. Certes il a toujours cru qu’il devait blâmer ce qu’il sentait en Bernard de neuf, de rude, et d’indompté; mais il a beau le croire encore, il sent bien que c’est précisément à cause de cela qu’il l’aimait comme il n’avait jamais aimé les autres.

Depuis quelques instants on entendait dans la pièce d’à côté Cécile qui, rentrée du concert, s’était mise au piano et répétait avec obstination la même phrase d’une barcarolle. A la fin Albéric Profitendieu n’y tint plus. Il entrouvrit la porte du salon et, d’une voix plaintive, quasi suppliante, car la colique hépatique commençait à le faire cruellement souffrir (au surplus il a toujours été quelque peu timide avec elle):

– Ma petite Cécile, voudrais-tu t’assurer qu’il y a de l’eau de Vichy à la maison; et s’il n’y en a pas, en envoyer chercher. Et puis tu serais gentille d’arrêter un peu ton piano.

– Tu es souffrant?

– Mais non, mais non. Simplement j’ai besoin de réfléchir un peu jusqu’au dîner et ta musique me dérange.

Et, par gentillesse, car la souffrance le rend doux, il ajoute:

– C’est bien joli ce que tu jouais là. Qu’est-ce que c’est?

Mais il sort sans avoir entendu la réponse. Du reste sa fille qui sait qu’il n’entend rien à la musique et confond Viens, Poupoule avec la marche de Tannhâuser (du moins c’est elle qui le dit), n’a pas l’intention de lui répondre. Mais voici qu’il rouvre la porte:

– Ta mère n’est pas rentrée?

– Non, pas encore.

C’est absurde. Elle allait rentrer si tard qu’il n’aurait pas le temps de lui parler avant le dîner. Qu’est-ce qu’il pourrait inventer pour expliquer provisoirement l’absence de Bernard? Il ne pouvait pourtant pas raconter la vérité, livrer aux enfants le secret de l’égarement passager de leur mère. Ah! tout était si bien pardonné, oublié, réparé. La naissance d’un dernier fils avait scellé leur réconciliation. Et soudain ce spectre vengeur qui ressort du passé, ce cadavre que le flot ramène…

Allons! qu’est-ce que c’est encore? La porte de son bureau s’est ouverte sans bruit; vite, il glisse la lettre dans la poche intérieure de son veston; la portière tout doucement se soulève. C’est Caloub.

– Papa, dis… Qu’est-ce que ça veut dire, cette phrase latine. Je n’y comprends rien…

– Je t’ai déjà dit de ne pas entrer sans frapper. Et puis je ne veux pas que tu viennes me déranger comme ça à tout bout de champ. Tu prends, l’habitude de te faire aider et de te reposer sur les autres au lieu de donner un effort personnel. Hier, c’était ton problème de géométrie, aujourd’hui c’eét une… de qui est-elle ta phrase latine?

Caloub tend son cahier:

– Il ne nous a pas dit; mais, tiens, regarde: toi tu vas reconnaître. Il nous l’a diâée, mais j’ai peut-être mal écrit. Je voudrais savoir au moins si c’est correû…

Monsieur Profitendieu prend le cahier, mais il souffre trop. Il repousse doucement l’enfant:

– Plus tard. On va dîner. Charles est-il rentré?

– Il est redescendu à son cabinet. (C’est au rez-de-chaussée que l’avocat reçoit sa clientèle.)

– Va lui dire qu’il vienne me trouver. Va vite.

Un coup de sonnette! Madame Profitendieu rentre enfin; elle s’excuse d’être en retard; elle a dû faire beaucoup de visites. Elle s’attriste de trouver son mari souffrant. Que peut-on faire pour lui? C’est vrai qu’il a très mauvaise mine. – Il ne pourra manger. Qu’on se mette à table sans lui. Mais qu’après le repas elle vienne le retrouver avec les enfants. – Bernard! – Ah! c’est vrai; son ami… tu sais bien, celui avec qui il prenait des répétitions de mathématiques, est venu l’emmener dîner.

Profitendieu se sentait mieux. Il avait d’abord eu peur d’être trop souffrant pour pouvoir parler. Pourtant il importait de donner une explication de la disparition de Bernard. Il savait maintenant ce qu’il devait dire, si douloureux que cela fût. Il se sentait ferme et résolu. Sa seule crainte, c’était que sa femme ne l’interrompît par des pleurs, par un cri; qu’elle ne se trouvât mal…

Une heure plus tard, elle entre avec les trois enfants, s’approche. Il la fait asseoir près de lui contre son fauteuil:

– Tâche de te tenir, lui dit-il à voix basse, mais sur un ton impérieux; et ne dis pas un mot, tu m’entends. Nous causerons ensuite tous les deux.

Et tandis qu’il parle, il garde une de ses mains à elle dans les siennes.

– Allons; asseyez-vous, mes enfants. Cela me gêne de vous voir là, debout devant moi comme pour un examen. J’ai à vous dire quelque chose de très triste… Bernard nous a quittés et nous ne le reverrons plus… d’ici quelque temps. Il faut que je vous apprenne aujourd’hui ce que je vous ai caché d’abord, désireux que j’étais de vous voir aimer Bernard comme un frère; car votre mère et moi nous l’aimions comme notre enfant. Mais il n’était pas notre enfant… et un oncle à lui, un frère de sa vraie mère qui nous l’avait confié en mourant… est venu ce soir le reprendre.

Yaş sınırı:
16+
Litres'teki yayın tarihi:
25 kasım 2019
Yazıldığı tarih:
1925
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
978-5-9925-1387-5
Telif hakkı:
КАРО
İndirme biçimi:
Metin PDF
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