Kitabı oku: «Les Troubadours», sayfa 8
Il est inutile de suivre pas à pas la vie de Bertran de Born: tout un livre a été consacré à ce sujet. Il suffira de n'en rappeler que ce qui est nécessaire à l'intelligence de quelques-unes de ses poésies.
Le roi d'Angleterre, Henri II, par son mariage avec Éléonore d'Aquitaine, était devenu le suzerain du sire d'Hautefort. Bertran ayant eu maille à partir avec son frère, celui-ci fit appel à Henri II, et notre troubadour fut assiégé dans son château. Il supporta vaillamment l'attaque et bientôt se réconcilia avec le roi d'Angleterre.
Il se rendit à sa cour, en Normandie; là l'attendait une grande déception. Il croyait y retrouver les goûts de luxe et de prodigalité qui régnaient dans le Midi. «Nous autres, Limousins, nous mettons la folie au-dessus de la sagesse; nous somme gais; nous aimons que l'on donne et que l'on rie.» Il n'en était pas de même à la cour anglaise et Bertran y serait mort d'ennui, si la fille du roi Henri II 102, n'avait daigné agréer ses hommages poétiques. «Il ne saurait y avoir de cour digne de ce nom, dit-il, sans que l'on y plaisante et que l'on y rie; une cour sans dons n'est qu'un parc de barons. L'ennui et la mesquinerie d'Argenton [c'était là que séjournait la cour] m'auraient tué sans faute, mais la douce figure compatissante, le bon accueil et la conversation de la Saxonne m'en ont préservé.»
Cependant des trois fils du roi d'Angleterre l'aîné, Henri, que l'on appelait le jeune roi, était jaloux de ses frères, surtout de Richard Cœur de Lion. Bertran de Born embrassa son parti et le poussa à la révolte contre son frère et son père. Au dernier moment le jeune roi hésita. Bertran lui adressa un sirventés indigné.
Je ne veux plus tarder d'écrire un sirventés, tellement j'ai envie de le dire et de le répandre; car j'ai un motif nouveau et fort (de composer un chant); le roi Henri retire par force la demande qu'il avait adressée à son père. Puisqu'il ne possède aucune terre, qu'il soit le roi des lâches.
Le jeune roi fut sensible à ce sanglant reproche. Il s'engagea dans la lutte et demanda à Bertran de Born un nouveau chant pour effacer le souvenir du premier. Bertran écrivit un chant de guerre enthousiaste.
Je chante, car le roi m'en a prié en entendant mes menaces; je chante cette guerre et le jeu que je vois engagé; nous saurons, quand nous l'aurons joué, auquel des fils appartiendra la terre.
Mais le jeune roi mourut tout au début de la campagne (1183). Cet événement fut, de la part de Bertran de Born, le sujet de deux plaintes funèbres qui sont parmi les plus sincères que l'ancienne poésie des troubadours nous ait laissées. Une traduction à peu près littérale de quelques strophes ne peut en garder qu'un pâle reflet.
Si tous les pleurs, les deuils et les tristesses, si toutes les douleurs, les malheurs et les misères qu'on ait jamais entendus dans ce siècle dolent étaient mis ensemble, ils sembleraient tous légers auprès de la mort du jeune roi anglais qui met dans la douleur les jeunes et les vaillants et qui laisse le monde obscur, sombre et ténébreux, privé de joie, plein de deuil et de tristesse.
Dolents et tristes et pleins de chagrin sont restés les soldats courtois, les troubadours et les jongleurs gracieux; ils ont trouvé dans la mort un guerrier trop cruel qui leur a enlevé le jeune roi anglais, auprès duquel les plus généreux étaient avares…
Mort cruelle et douloureuse, tu peux te vanter d'avoir enlevé au monde le meilleur chevalier qui fût jamais; car tout ce qui fait la réputation de l'homme se trouvait chez le jeune roi anglais; il vaudrait mieux, s'il plaisait à Dieu, que lui vécût plutôt que tant d'autres qui n'ont jamais procuré aux vaillants que deuil et tristesse.
Implorons la pitié de celui qui voulut venir au monde pour nous sauver de notre misère et qui reçut la mort pour notre salut, demandons-lui comme à un seigneur doux et juste, de pardonner au jeune roi anglais, lui qui est le vrai pardon; qu'il le mette à côté de ses nobles compagnons, là où il n'y eut et où il n'y aura jamais ni deuil ni tristesse.
Après la mort du jeune roi, Bertran de Born se vit assiégé dans son château d'Hautefort par Richard Cœur de Lion. Il se défendit mollement et se rendit à merci. Sa reddition aurait été, d'après un de ses biographes, le sujet d'une scène touchante que le vieux chroniqueur raconte ainsi.
Monseigneur Bertran fut appelé avec tout son monde à la tente du roi Henri et celui-ci le reçut fort mal et lui dit: «Bertran, Bertran, vous avez dit que jamais encore vous n'aviez eu besoin de la moitié de votre sens; il me semble qu'aujourd'hui il vous le faudra bien tout entier. – Sire, dit Bertran, il est vrai que je l'ai dit et je n'ai dit que la vérité.» Et le roi lui dit: «Alors vous me faites l'effet de l'avoir complètement perdu maintenant. – Sire, dit Bertran, je l'ai perdu, en effet. – Et comment?» dit le roi. – «Sire, dit Bertran, depuis le jour où le vaillant roi, votre fils, est mort, j'ai perdu le sens, le savoir et la connaissance.» Le roi, en entendant Bertran lui parler en pleurant de son fils, sentit l'émotion lui étreindre le cœur, et le coup fut si fort qu'il se trouva mal.
Quand il fut revenu de son évanouissement il s'écria en pleurant: «Ah! Bertran, Bertran, vous avez bien raison d'avoir perdu le sens à cause de mon fils, car il n'y avait pas d'homme au monde qu'il aimât plus que vous. Et moi, par amour pour lui, non seulement je vous fais grâce de la vie, mais je vous rends vos biens et votre château et j'y ajoute avec mon amour et mes bonnes grâces, cinq cents marcs d'argent pour les dommages que vous avez éprouvés.»
Dante ignorait sans doute la légende de cette touchante réconciliation, quand il décrivait l'horrible supplice de Bertran de Born.
Pardonné par le roi d'Angleterre, Bertran devint son fidèle allié; cependant il ne poussa pas le dévouement jusqu'à suivre son fils, Richard Cœur de Lion, en Terre Sainte. «Je voudrais être là-bas, à Tyr, je vous le jure; mais j'ai dû y renoncer, tellement les comtes, les ducs, les princes et les rois mettaient de retard à s'embarquer. Et puis, j'ai vu ma dame, belle et blonde, et mon cœur a faibli; autrement je serais là-bas depuis au moins un an.» Pour le reste de sa vie, nous pouvons nous en tenir ici à la brève remarque qui termine sa biographie: «il vécut longtemps dans le siècle, puis se rendit à l'ordre de Citeaux» dans l'abbaye de Dalon, voisine d'Hautefort; c'est là qu'il mourut tout au début du XIIIe siècle.
Ce fut une vie fort agitée que la sienne; celle de Guillaume de Poitiers, parmi les troubadours, pourrait seule lui être comparée. Aussi ses poésies ont-elles une couleur et un éclat que l'on retrouve rarement dans les poésies des troubadours. Avec lui naît la satire politique et elle atteint dès ses débuts un degré qu'elle ne dépassera pas. Bertran de Born attaque avec la même violence le jeune roi Henri, son frère Richard, le roi d'Angleterre, Philippe Auguste ou le roi d'Aragon, Alphonse II; aucune tête couronnée n'obtient grâce aux yeux du chevalier poète: noble attitude en apparence et qui lui donne une allure hautaine de poète indépendant et redresseur de torts.
Mais nous serions dupes des apparences si nous nous en tenions à cette impression. Le mobile le plus ordinaire des indignations poétiques de notre troubadour, c'est à peu près le seul intérêt personnel. Quand il prend part au soulèvement des barons aquitains contre leur suzerain, Richard Cœur de Lion, ce n'est pas pour aider l'Aquitaine à conquérir son indépendance, mais pour se venger de Richard et obtenir quelques morceaux à la curée finale. Quand la guerre éclate entre Henri II d'Angleterre et Philippe Auguste, il manifeste un enthousiasme qui ressemble à du patriotisme: il rappelle à Philippe Auguste le souvenir de Charlemagne et lui demande s'il laissera longtemps à l'abandon les cinq duchés qui composent la couronne de France. Mais le patriotisme n'a rien à faire dans cet enthousiasme factice: en voici l'explication: «Ne croyez pas, dit-il, dans une de ses pièces politiques, que j'aie l'humeur belliqueuse, si je souhaite toujours de voir les puissants en venir aux mains; c'est grâce à cela que les vassaux et les châtelains peuvent avoir du bon temps, car bien plus larges, plus généreux, plus accueillants, je vous le jure, sont les puissants, quand ils ont la guerre que quand ils ont la paix.» «Quand les rois font des folies, dit Horace, ce sont les peuples qui en pâtissent.» Ce n'était pas le cas pour Bertran de Born et pour les autres barons de cette contrée limousine toujours en révolte contre leurs suzerains.
Bertran de Born est le poète de la guerre; il l'aime surtout pour les profits immédiats qu'on en peut retirer. «Le danger est grand, mais le gain est encore supérieur.» «Nous entendrons bientôt, dit-il dans la même pièce, les trompettes et les tambours, nous verrons bannières, gonfanons, et enseignes, les chevaux blancs et noirs… on prendra leurs biens aux usuriers, on ne verra plus par les chemins les marchands aller tranquilles et les bourgeois, vivre sans crainte… celui-là sera riche qui voudra étendre la main.»
C'est en pensant à cette pièce et à quelques autres du même genre qu'un éditeur de Bertran de Born l'a appelé un «condottiere» poétique; le mot est assez juste. Mais on ne peut nier qu'il n'ait senti en soldat la poésie de la guerre, avec toute sa réalité. Voici sans doute le plus brillant éloge qu'on en trouve dans la poésie du moyen âge.
Bien me plaît la bonne saison de Pâques, qui fait naître feuilles et fleurs; j'aime à entendre la joie des oiseaux qui emplissent les bocages de leurs chants; mais j'aime aussi à voir, parmi les prés, tentes et pavillons dressés et j'ai une grande allégresse à voir rangés par la campagne chevaliers et chevaux armés.
J'aime à voir les éclaireurs mettre en fuite les gens qui emportent leurs biens; j'aime à voir venir après eux une grande masse d'hommes d'armes; j'aime à voir les forts châteaux assiégés, les fortifications brisées et démolies et l'armée sur le rivage, entourée de fossés et de palissades aux pieux solides et serrés…
Nous verrons à l'entrée de la bataille trancher et rompre masses d'armes, épées, casques de couleur et boucliers; nous verrons maints vassaux frappés ensemble et les chevaux des morts et des blessés errer à l'aventure; qu'au moment de l'assaut tout chevalier ne pense qu'à briser bras et têtes, car il vaut mieux être mort que vaincu.
Je vous l'assure, ni le manger, ni le boire, ni le dormir ne me plaisent autant que le cri de guerre: à eux! et le hennissement, dans l'ombre des bois, des chevaux privés de leurs cavaliers; rien ne me plaît comme d'entendre: à l'aide! à l'aide! de voir tomber chefs et soldats sur l'herbe ou dans les fossés et de contempler les morts qui portent encore au flanc le tronçon des lances avec leurs flammes 103.
Quel que soit le mobile qui a inspiré cette poésie et quelques autres du même ton, on ne peut nier qu'elle ne sente ce que Victor Hugo a appelé «l'odeur fauve de la bataille». Ce sont des accents auxquels les troubadours ne nous avaient pas encore habitués. Le contraste est rude entre cette poésie vivante, d'une vie farouche et brutale, et les chansons amoureuses des premiers troubadours. C'est de ce contraste que naît, en partie, l'intérêt de l'œuvre de Bertran de Born. Il forme une exception parmi les troubadours.
Il donne, dans cette poésie un peu efféminée, comme une note martiale et virile; il y a là des bruits de clairons et de tambours, comme un écho des fanfares guerrières. Saluons cette poésie au passage; nous ne la retrouverons pas dans la littérature provençale.
CHAPITRE VII
LA PÉRIODE CLASSIQUE (Suite)
Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die. – Sincérité des poétesses provençales et de la comtesse de Die en particulier. – Pierre d'Auvergne. – La satire littéraire. – Le message du rossignol. – Peire Vidal. – Une vie originale. – Folquet de Marseille. – Folquet évêque de Toulouse et les hérétiques albigeois
Les deux chapitres qui précèdent sont consacrés aux troubadours originaires du Sud-Ouest de la France. C'est là – on s'en souvient – que se trouve le berceau de la poésie des troubadours; c'est là aussi que sont nés les plus grands d'entre eux, ceux que nous pouvons appeler classiques, entendant par ce mot ceux qui méritent d'être mis hors de pair par la perfection de la forme et l'élévation de la pensée.
Cependant les autres provinces de langue d'oc, depuis l'Auvergne jusqu'à la Provence et au Dauphiné, ont eu également de bonne heure leurs grands troubadours. C'est ainsi que, si nous avions voulu suivre l'ordre purement chronologique, nous aurions dû citer, presque en même temps que Bernard de Ventadour, Raimbaut, comte d'Orange et la comtesse de Die. L'activité poétique du premier peut être placée entre 1158 et 1173.
Comme Marcabrun il est un des premiers à cultiver le style obscur, maniéré et recherché. Une de ses chansons renferme le même mot ou son dérivé à chaque vers, et il y en a quarante-cinq. Dans une autre il se contente de répéter le même mot à chaque strophe. Cette recherche des artifices de la forme n'est pas pour faire croire à la sincérité de ses sentiments et à la force de sa passion. Le contenu de ses poésies – presque toutes consacrées à l'amour – justifie cette première impression.
Sans doute quelques-unes peuvent faire illusion au premier abord. Il y attaque souvent les médisants qui le desservent auprès de sa dame; il proteste à plusieurs reprises de son amour et de sa fidélité, comme dans le début de la chanson suivante:
Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour neige, ni pour gelée, ni pour froid, ni pour chaleur, ni pour le retour de l'herbe verte dans les prairies; je ne chante et je n'ai jamais chanté pour nulle autre joie; mais je chante pour la dame que j'aime, car elle est la plus belle du monde.
J'ai quitté la pire qu'on ait pu voir ou trouver; et j'aime la plus belle et la plus honorée qui soit au monde. Je lui serai fidèle toute ma vie et ne partagerai avec aucune autre mon amour 104…
Mais ce sont là protestations déjà bien banales dans la littérature provençale. Nulle part on ne sent dans l'œuvre de Raimbaut d'Orange la sensibilité naïve de Bernard de Ventadour ou d'Arnaut de Mareuil; on éprouve plutôt l'impression d'avoir affaire à un excellent artiste en vers, amoureux des difficultés de la poésie, précieux et recherché. Il connaît d'ailleurs son talent et s'en vante sans modestie; il défie ses rivaux et témoigne de quelque vantardise et même de quelque fanfaronnade en poésie comme en amour. «Depuis qu'Adam mangea la pomme, dit-il, le talent de plus d'un qui mène beaucoup de bruit ne vaut pas une rave au prix du mien»; voilà des fanfaronnades de poète, et elles ne sont pas les seules. Et voici les vantardises de l'amant: «J'ai le droit de rire et je ris souvent; je ris même en dormant; ma dame me rit si aimablement qu'il me semble que c'est un sourire divin; et ce sourire me rend plus heureux que ne ferait le rire de quatre cents anges. J'ai tellement de joie qu'elle suffirait à rassasier mille malheureux; et de ma joie tous mes parents vivraient joyeusement sans manger 105.»
Ce n'est pas par des exagérations de ce genre que se marque la vraie passion; ces recherches et ces excès sont même un indice du contraire. Mais ce qui rend assez pâles les poésies amoureuses du comte d'Orange c'est leur contraste avec celles de la comtesse de Die, qui paraît avoir eu pour lui un amour sincère et profond.
C'est une figure originale dans la poésie provençale que celle de la comtesse de Die 106.
Elle n'est pas la seule poétesse du temps, comme on l'a vu dans un précédent chapitre; mais elle est la plus célèbre. Il faut dire à la louange de la plupart de ces poétesses que leur poésie se distingue par une sincérité de ton qui manque souvent à la poésie des troubadours. Le «style obscur», la rime difficile ne paraissent avoir eu pour elles aucun attrait. Elles n'ont pris ou appris du métier que ce qui leur était nécessaire; mais elles ont su rendre avec beaucoup de charme et de douceur des sentiments sincères et naturels. La plupart des troubadours écrivaient par nécessité, par métier; il semble que les poétesses provençales n'aient chanté et n'aient écrit que sous le souffle de l'inspiration.
Parmi elles Béatrix, comtesse de Die, occupe une place éminente. Par sa naissance elle était l'égale du comte d'Orange. Comment naquit et se développa le roman d'amour dont les chansons de la comtesse de Die – au nombre de cinq – nous ont gardé l'écho? C'est ce qu'il est bien difficile de dire. Étant donné ce que nous connaissons du caractère de notre poète, il ne semble pas qu'il ait répondu comme il convenait à l'amour que lui témoignait Béatrix. Cependant, des cinq chansons qui nous restent d'elle deux au moins nous apprennent que son amour pour le comte d'Orange fut d'abord heureux. La chanson suivante, par exemple, doit se rapporter au début du roman. On y remarquera une certaine recherche – plus sensible dans l'original que dans la traduction – et qui consiste surtout dans la répétition du même mot (ou de son dérivé) deux fois à la rime; mais il y règne d'un bout à l'autre un souffle de gaîté et de jeunesse que l'on ne saurait méconnaître.
Je me repais de joie et d'amour et de l'amour et de la joie me vient le bonheur; mon ami est le plus gai, c'est pourquoi je suis aimable et gaie; et puisque je suis sincère, il convient qu'il le soit avec moi…
Je suis heureuse de savoir que celui que j'aime est le plus vaillant qui soit au monde; je prie Dieu qu'il donne grande joie à celui qui le premier m'attira vers lui; quelque médisance qu'on lui rapporte, qu'il n'ait confiance qu'en moi; car souvent on cueille la verge dont on se bat soi-même.
La femme qui tient à une bonne renommée doit placer son amour en un preux et vaillant chevalier; quand elle connaît sa vaillance, qu'elle ne cache pas son amour; quand une femme aime ainsi ouvertement, les preux et les vaillants ne parlent de son amour qu'avec sympathie…
Ami, les preux et les vaillants connaissent votre vaillance; et je vous demande, s'il vous plaît, de me garder votre amour 107.
On a pu remarquer combien cette chanson est conforme à la théorie de l'amour courtois. L'amour est principe de vertu: l'amant et l'objet aimé doivent réaliser l'idéal de la perfection; tout amour fondé sur ces principes et conforme à cet idéal est noble et pur; il est une vertu et non une faiblesse, et les preux et les vaillants n'en parlent qu'avec respect et sympathie. Mais il y a dans les cours une catégorie de gens dont l'unique mission paraît être de troubler l'amour des autres en répandant médisances et calomnies; c'est à eux qu'est adressé le fragment de chanson suivant.
L'amour parfait me donne joie et me fait chanter plus gaiement; et je n'éprouve ni chagrin ni ennui de savoir que ces médisants truands travaillent contre moi; leurs médisances ne m'effraient pas; bien plus, j'en suis dix fois plus gaie… Ces gens-là sont semblables au brouillard qui s'épand et fait perdre au soleil ses rayons 108.
Il semble cependant que Béatrix avait tort de garder vis-à-vis des médisants sa gaie et sereine tranquillité; ils réussirent à mettre la brouille entre elle et le comte d'Orange ou du moins ils y contribuèrent. Deux des chansons de Béatrix se rapportent à cette seconde phase du roman. Voici la traduction d'une des deux.
Je chanterai ce que je n'aurais pas voulu chanter; tellement celui que j'aime me cause de chagrin. Je l'aime d'amour parfait; mais auprès de lui ne me sont d'aucun secours ni pitié, ni courtoisie, ni beauté… Je suis trompée et trahie comme si j'étais coupable envers lui.
Ce qui me réconforte, ami, c'est que je ne commis jamais envers vous aucune faute, en aucune manière; car je vous aime plus que Seguin ne fit Valence, et il me plaît beaucoup, ami, que je vous surpasse en amour; puisque vous êtes le plus vaillant, pourquoi vous, qui êtes si doux pour les autres, pourquoi vous montrez-vous si dur pour moi en paroles et en actions?
Je suis bien étonnée, ami, que votre cœur soit si dur, et j'ai sujet de m'en plaindre. Il n'est pas juste qu'une autre femme vous enlève à mon amour… Rappelez-vous quel fut le commencement de cet amour; Dieu veuille que je ne sois pour rien dans notre séparation…
Vous devriez avoir égard à mon mérite et à ma naissance, à ma beauté et plus encore à mon cœur si parfait; c'est pourquoi je vous mande cette chanson pour vous porter mon message: je veux savoir, mon bel ami, mon doux ami, pourquoi vous m'êtes si dur et si cruel; est-ce par orgueil ou par antipathie? Mais je veux que vous sachiez par mon message que trop d'orgueil fait mal à beaucoup de gens 109.
Il semble que sous cette traduction imparfaite on sente encore la douce plainte d'un cœur blessé, et d'un cœur délicat. «Quand je veux chanter, dira une autre poétesse, Clara d'Anduze, je pleure et je soupire… et mes vers ne disent pas ce qu'il y a dans mon cœur.» C'est l'écho de ces plaintes et de ces soupirs qui survit dans les chansons de la comtesse de Die. Et peut-être, encore, comme chez Clara d'Anduze, le «meilleur de ses vers» ne fut-il jamais lu.
On pourrait continuer l'histoire de la poésie dans ce petit coin privilégié de la Provence qu'était le comté d'Orange en étudiant un autre troubadour, Raimbaut de Vaquières, dont la vie se passa en Italie et en Terre Sainte, à la suite du marquis de Montferrat. Mais il en sera question ailleurs. Quittons un moment la Provence pour une autre région, Raimbaut d'Orange et la comtesse de Die pour Pierre d'Auvergne 110.
Pierre d'Auvergne est à peu près contemporain de Bernard de Ventadour et aussi de Giraut de Bornelh et d'Arnaut de Mareuil; car son activité poétique s'étend de 1158 à 1180 environ. L'auteur anonyme de sa biographie nous a donné sur sa vie quelques renseignements qu'il tenait du Dauphin d'Auvergne, troubadour qui fut en relations avec Pierre; mais ces renseignements sont peu nombreux. Ils nous apprennent que Pierre d'Auvergne était le fils d'un bourgeois de Clermont-Ferrand.
Il était savant et très lettré. Il était beau et avenant de sa personne… Il fut bon poète et le premier troubadour qui vécut au delà des montagnes 111.
Il fut très honoré et fêté par les vaillants barons et les nobles dames du temps… Il fut regardé comme le meilleur troubadour jusqu'au moment où parut Giraut de Bornelh… Il était très fier de son talent et méprisait les autres troubadours… Il vécut longtemps dans le monde, puis il fit pénitence avant de mourir.
Suivant d'autres témoignages il se destina d'abord à la carrière ecclésiastique et fut pourvu d'un canonicat. Un troubadour de son temps le lui rappelle en lui disant: «Quand Pierre d'Auvergne se fit chanoine, pourquoi se promettait-il à Dieu tout entier, puisqu'il ne devait pas tenir son serment? Car il se fit jongleur fou et perdit ainsi tout son mérite.»
Pendant son stage parmi les chanoines, qui paraît avoir été assez bref, ce troubadour ne prit pas le goût de l'humilité. «Jamais avant moi, dit-il, ne furent écrits de vers parfaits.» Par cette vantardise il appartient bien à la grande famille des troubadours, qui ressemblent sur ce point à la plupart des autres poètes comme des frères. «Pierre d'Auvergne, dit-il ailleurs, a une telle voix qu'il chante dans tous les tons et ses mélodies sont douces et agréables; il est maître de tout, pour peu qu'il mette un peu de clarté dans sa poésie, qu'on n'entend pas sans peine.» Remarquons cette réflexion; Pierre est lui aussi un des représentants du style obscur; mais il semble reconnaître ici qu'il y a quelque excès dans l'emploi de ce genre et en effet toute une partie de ses poésies est composée d'après cette nouvelle conception.
Le sentiment de sa valeur et de sa supériorité poétique se montre avec éclat dans une curieuse composition 112 qui est le premier essai de satire littéraire dans la poésie des troubadours. Pierre d'Auvergne y cite une bonne douzaine de poètes contemporains et il les gratifie à mesure de quelques épithètes peu flatteuses, mordantes en général, quelquefois cyniques et grossières. On retrouve dans cette satire un écho vivant des sentiments qu'un grand poète du temps pouvait avoir pour ses confrères en poésie; ces sentiments ne sont nullement charitables.
La vie de Pierre d'Auvergne ressemble à celle de la plupart des troubadours. Une de leurs habitudes – presque une nécessité – était de courir le monde, le monde un peu étroit où s'exerçait leur activité. Pierre d'Auvergne séjourna quelque temps en Espagne. Il y visita la cour de Sanche III de Castille; c'était un roi chevaleresque; on l'appelait, dit un chroniqueur du temps, «le père des pauvres, le protecteur des veuves et des orphelins, le justicier des peuples 113». Mais ce n'étaient pas ces qualités qui attiraient les troubadours: Sanche n'aurait pas été un prince parfait s'il n'avait connu l'art de donner largement, royalement, à tous les quémandeurs, grands seigneurs castillans ou troubadours, qui venaient à lui: cela aussi était une vertu chevaleresque.
Ce fut sans doute le même motif qui attira Pierre d'Auvergne à la cour d'Ermengarde, vicomtesse de Narbonne, et à celle de Raimon V de Toulouse. C'étaient les plus brillantes qui fussent alors dans le Sud de la France; elles furent deux foyers vivants de poésie pendant la seconde moitié du XIIe siècle.
Parmi les poésies de Pierre d'Auvergne quelques-unes sont des poésies religieuses: elles seront étudiées dans un des chapitres suivants. Une dizaine ont trait à l'amour. Elles ne se distinguent guère de la plupart des poésies consacrées par les troubadours à leur thème favori. Ce sont les mêmes plaintes sur la cruauté et l'orgueil de sa dame qui ne daigne lui témoigner aucune pitié. «La dame chantée par le poète, dit son éditeur, n'est qu'une ombre sans nom, sans individualité, sans personnalité.» Ceci est d'autant plus grave que nous sommes à peine dans la période classique, encore près des origines.
Mais Pierre d'Auvergne était capable, le cas échéant, de sincérité et ce fut au moins une fois un gracieux poète. Il trouva une manière originale d'envoyer un message d'amour; le poétique messager fut un rossignol. Et voici la charmante composition où l'oiseau du printemps joue le principal rôle. Le poète s'adresse en ces termes à son messager ailé.
«Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes sentiments et qu'elle te dise sincèrement les siens; qu'elle me les fasse connaître ici… et que d'aucune manière elle ne te garde auprès d'elle…»
L'oiseau gracieux s'en va aussitôt, droit vers le pays où elle règne; il part de bon cœur et sans crainte jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée.
Quand l'oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se mit à chanter doucement, comme il fait d'ordinaire vers le soir. Puis il se tait et cherche ingénieusement comment il pourra lui faire entendre, sans la surprendre, des paroles qu'elle daigne ouïr.
«Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre pouvoir pour chanter selon votre plaisir…
«Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui ait pour vous tant d'amour; je partirai et volerai avec joie où que j'aille; mais non, car je n'ai pas dit encore mon plaidoyer.
«Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en amour ne devrait guère tarder, tant qu'amour a des loisirs; car bientôt les cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme la fleur change de couleur sur la branche…»
Telle est la première partie du récit, la première scène de la petite comédie imaginée par le poète. En voici la seconde.
L'oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l'ai envoyé; et il m'a fait tenir un message, suivant la promesse qu'il m'a faite: «Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît; or écoutez – pour le lui dire – ce que j'ai au cœur…
«J'ai bien sujet d'être triste, car mon ami est loin de moi… la séparation fut trop rapide, et, si j'avais su, je lui aurais témoigné plus de bonté; c'est ce remords qui m'attriste.
«Je l'aime de si bon cœur qu'aussitôt que je pense à lui me viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; et la joie dont je jouis secrètement aucune créature ne la connaît…
«Même avant de le voir il m'a toujours plu; je ne voudrais pas en avoir conquis qui fût de plus haute naissance…
«Le bon amour est semblable à l'or, quand il est épuré; il s'affine de bonté pour celui qui le sert avec bonté; et croyez que l'amitié chaque jour s'améliore…
«Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure et vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui obéis.» Et l'oiseau est revenu très vite, bien renseigné et parlant volontiers de son heureuse aventure 114.
Ce récit – ou plutôt cette petite comédie – est des plus poétiques. D'autres troubadours ont employé les oiseaux comme messagers d'amour: les hirondelles, les perroquets et les étourneaux ont eu tour à tour cet honneur. Mais le rossignol que Pierre d'Auvergne charge de son message tient une place à part parmi ces personnages ailés. C'est un avocat habile, discret et disert, sachant choisir son temps pour ne pas surprendre ni étonner; procédant sans brusquerie, par allusions voilées, par réflexions générales; tâchant, suivant une formule chère aux rhétoriqueurs, de persuader plutôt que de convaincre. Et avec quelle joie et quelle rapidité ce messager ailé s'acquitte de sa mission! C'est ce modeste personnage qui fait l'unité de cette poésie.
Il y a dans le cadre de cette petite composition, dans le récit, dans le plaidoyer de l'habile avocat, dans la réponse un peu mélancolique qu'il provoque un charme poétique tout particulier qu'on ne trouve pas souvent dans l'œuvre poétique de Pierre d'Auvergne. Restons-en, à son sujet, sur cette impression. Et quittant l'Auvergne pour le Languedoc, passons à un troubadour un peu postérieur, mais dont la vie et l'œuvre sont empreintes d'une vivante originalité.
Peire Vidal était le fils d'un marchand de Toulouse. La biographie provençale nous dit qu'il fut bon troubadour, qu'il chantait à merveille, et qu'il avait une facilité étonnante à inventer et à composer; mais il ajoute qu'il fut l'homme le plus fou du monde. L'histoire de sa vie et la lecture de ses poésies justifie bien ces deux observations du biographe.