Kitabı oku: «Les Troubadours», sayfa 9
L'œuvre de Peire Vidal – qui comprend une cinquantaine de pièces – témoigne d'une remarquable facilité; l'inspiration n'en est pas profonde, mais le développement est clair et abondant, rien n'y trahit l'embarras ni l'effort. Il aurait réussi sans peine dans le genre du style obscur; mais il paraît avoir eu plus de goût pour la clarté; aussi est-il encore aujourd'hui d'une lecture facile et le lecteur connaît rarement avec lui l'amer plaisir de trouver sous une forme recherchée et obscure une pensée banale. La seconde observation que fait le biographe, «il fut l'homme le plus fou du monde» est justifiée par l'histoire de sa vie. On ne prête qu'aux riches, sans doute, et la plupart des anecdotes qui ont trait à sa vie ne sont que des légendes; mais Peire Vidal fut, à ce point de vue, prodigieusement riche.
Et d'abord il semble que, par une première folie, il se soit fait une ennemie de la comtesse Barral de Baux, femme du seigneur de Marseille. On se souvient peut-être qu'il fut un peu trop entreprenant avec elle et que la comtesse, malgré son mari qui prenait très bien la chose et qui riait des folies du troubadour, exigea son départ. Peire Vidal se réfugia en Italie, à Gênes; c'est là qu'il composa la jolie chanson suivante.
J'aspire avec mon haleine la brise que je sens venir de Provence; tout ce qui vient de là-bas me plaît, et quand j'entends qu'on en dit du bien, j'écoute en souriant. Pour un mot j'en demande cent, tant me plaît tout ce que j'en entends dire.
Car, des bords du Rhône jusqu'à Vence, entre la mer et la Durance, je ne sais si doux séjour ni où brille de joie plus parfaite; c'est dans cette noble contrée que j'ai laissé mon cœur joyeux, auprès de celle qui donne la gaîté aux malheureux.
Qui a souvenance d'elle ne connaît point l'ennui; car elle est la source de la joie; quelque éloge qu'on en fasse, quelque bien qu'on en dise, il n'y a point d'exagération; elle est, sans conteste, la plus belle et la plus aimable qui se voie au monde.
Je lui dois la gloire que me valent mes beaux vers et mes belles actions; car c'est d'elle que je tiens le talent et la connaissance; c'est elle qui m'a rendu gai et qui m'a fait poète; tout ce que je fais de bien me vient d'elle 115…
Son séjour à Gênes fut l'occasion de nombreuses chansons. Mais Barral de Baux, qui l'aimait beaucoup, le regrettait; il fit si bien que sa femme pardonna Peire Vidal; il revint à Marseille où il fut fort bien accueilli. Et il paya son pardon en poète, par une chanson.
Puisque je suis revenu en Provence et que ma dame m'a pardonné, je dois faire une bonne chanson, au moins par reconnaissance…
Comme je n'ai jamais commis de faute, j'ai bon espoir que mon malheur se change en bien… et tous les autres amants pourront se réconforter en apprenant mon bonheur; car avec un labeur surhumain je tire un feu clair de la froide neige et de l'eau douce de la mer.
Je m'abandonne tout entier en son pouvoir et elle ne me refusera pas; car elle peut me vendre ou me donner à son gré.
Ceux qui blâment une longue attente ont grand tort; car les Bretons ont maintenant leur Arthur en qui ils avaient mis leur espoir; et moi, pour avoir longuement espéré, j'ai conquis une bien grande douceur, un baiser que la force d'amour me fit prendre à une dame, mais maintenant elle doit me le donner.
Sans avoir péché j'ai fait pénitence, j'ai demandé pardon sans avoir fait de tort… de la colère je fais sortir la bienveillance et des pleurs une joie parfaite; je suis hardi par peur, je sais gagner en perdant et vaincre tout en étant vaincu 116…
Sa folie se manifestait de diverses manières. Quand son seigneur, le comte Raimon V de Toulouse, qui avait été si sympathique à la poésie, mourut, Peire Vidal n'exprima pas sa tristesse comme le commun des troubadours. Ceux-ci se contentaient d'ordinaire de composer en l'honneur de leurs protecteurs une plainte funèbre plus ou moins bien sentie. Peire Vidal, si nous en croyons la biographie, aurait fait couper la queue et les oreilles à tous ses chevaux; il fit raser la tête à ses domestiques et leur ordonna de laisser pousser la barbe et les ongles. Tout ceci est-il bien authentique? et Peire Vidal avait-il un tel train de maison qu'il pût se permettre ces folies? On ne saurait l'affirmer; mais il semble qu'il en fût bien capable.
Il aurait gardé longtemps ce deuil, jusqu'au jour où le roi d'Aragon, Alphonse II, vint en Provence. Il était accompagné de barons de haut parage, tous joyeux compagnons et amoureux de poésie; Peire Vidal n'aurait pas su résister à leur amicale insistance et pour leur plaire il aurait écrit la chanson suivante.
J'avais quitté la poésie, de tristesse et de douleur; mais puisque je vois que cela plaît au roi, je ferai une chanson nouvelle, que (mes amis) porteront en Aragon…
Je me suis donné à une telle dame que je vis de gloire et d'amour; car en elle la beauté s'épure, comme l'or sur les charbons ardents. Comme elle agrée mes prières, il me semble que le monde est à moi et que le roi tient de moi ses fiefs.
Je suis couronné de joie parfaite plus que tout empereur, car je me suis énamouré d'une noble dame; et je suis plus riche pour un ruban que dame Raimbaude m'a donné que le roi Richard avec Poitiers, Tours et Angers.
Je n'éprouve aucun déshonneur de m'entendre appeler loup, de m'entendre insulter par les bergers ni de me voir chassé par leurs chiens; j'aime mieux les buissons et les bois qu'un palais ou une maison; (pour elle) je vis avec joie dans la neige, dans la glace et le vent 117.
On a reconnu ici l'allusion à la fantastique anecdote rapportée dans sa biographie, et d'après laquelle, pour pouvoir approcher une dame appelée Louve, il se serait habillé en loup, aurait été poursuivi par des chiens et porté en piteux état au château de la Louve. Cette anecdote comme on voit n'est pas sortie tout entière de l'imagination du biographe; Peire Vidal a contribué de son mieux à faire naître la légende.
Mais il eut bientôt l'occasion de satisfaire des goûts un peu différents de ceux qui animent d'ordinaire le cœur des poètes. Ce troubadour se sentait l'âme d'un héros; et pour que nul ne l'ignorât, il ne manquait aucune occasion de s'en vanter. On croirait entendre souvent Bertran de Born, le grand baron poète, farouche et violent dans ses poésies guerrières.
Si j'avais un bon destrier, dit comme lui Peire Vidal, mes ennemis seraient bientôt à ma merci; car ils me craignent plus qu'une caille ne fait un épervier; ils ne donnent plus un denier de leur vie, tant ils me savent fier, courageux et vaillant…
J'ai fait les prouesses de Gauvain et de bien d'autres; et quand je suis sur un cheval armé, je brise tout ce que je rencontre; j'ai fait tout seul cent chevaliers prisonniers et à cent autres j'ai enlevé le harnais – j'ai fait pleurer cent femmes, j'en ai fait rire et amuser cent autres.
Quand j'ai revêtu ma double cuirasse, quand j'ai ceint l'épée, la terre tremble partout où je passe; il n'y a pas d'ennemi si orgueilleux qui ne me laisse aussitôt sentiers et chemins; tellement ils me craignent quand ils entendent mes pas.
En vaillance j'égale Roland et Olivier, et pour les femmes Bernard de Montdidier; ma vaillance me donne la gloire; souvent viennent vers moi des messagers avec un anneau d'or, avec des rubans blancs ou noirs, et avec de tels messages dont tout mon cœur se réjouit 118.
A cette époque les âmes héroïques ne restaient pas longtemps sans emploi. Et Peire Vidal s'embarqua avec Richard Cœur de Lion pour la Terre Sainte. Mais, en route, un séjour qu'il fit à Chypre lui fut fatal. Il s'y maria avec une Grecque; son goût pour les armes et pour les beaux coups d'épée paraît s'être éteint, mais la folie des grandeurs reparut. On lui fit croire que sa femme était de sang impérial. Il prit le titre d'empereur, exigea que sa femme fût appelée impératrice, eut des armoiries et fit suivre un trône dans ses déplacements. Il aurait même eu l'intention d'armer une flotte pour aller conquérir l'empire. Combien de temps dura cette folie? Dans quelle mesure sa femme la partageait-elle? Et quelle part de vérité renferme encore cette anecdote? C'est ce que nous ignorons; on sait seulement que Peire Vidal passa une partie de sa vie, pendant la dernière période, en Lombardie et en Hongrie 119.
Ce serait une erreur de croire qu'il n'eut que des folies à son actif. Ce troubadour à l'humeur vagabonde et à la fantaisie déréglée était capable, à l'occasion, de poésie sincère et éloquente. Dans ses poésies politiques en particulier il montre un sens des réalités et des nécessités qui fait un singulier contraste avec ses chansons amoureuses. Ce fut en somme une nature de poète bien doué.
L'imagination et la fantaisie paraissent primer chez lui tous les autres dons; mais ce sont là dons de poète et si même notre troubadour a fait passer un peu de cette fantaisie dans la réalité de la vie, c'est un charme de plus, du moins pour ceux qui ont à l'étudier.
Il ne semble pas que Peire Vidal ait passé la dernière partie de sa vie dans sa ville natale, Toulouse. On suppose qu'il vécut jusqu'aux environs de 1215; à cette époque les chansons joyeuses commençaient à ne plus être de mode dans le Midi de la France; depuis plusieurs années la croisade contre les Albigeois y accumulait les ruines et les deuils. On va voir par l'étude du troubadour Folquet de Marseille la transformation qui se produisit dans le Midi.
Le troubadour Folquet de Marseille était d'origine italienne; il était fils d'un marchand de Gênes et il paraît avoir exercé pendant quelque temps le métier paternel 120. Puis la vocation poétique l'emporta; il abandonna le commerce où son père s'était enrichi et s'adonna à la poésie. Dante l'a placé au Paradis et lui prête la déclaration suivante: «Je suis né dans cette vallée qui sépare la terre de Gênes et celle de la Toscane; presque sur la même ligne où se lève et se couche le soleil (c'est-à-dire sur le même méridien) se trouve Buggia (Bougie en Afrique) et la ville où je vécus, qui jadis réchauffa de son sang les eaux de son port» 121…
Pétrarque cite à son tour notre poète dans ses Triomphes d'Amour: «Folquet, dit-il, a enlevé son nom à Gênes pour le donner à Marseille; et à la fin il changea pour une meilleure patrie son habit et son état.»
Le milieu où vivait Folquet était loin d'être défavorable à la poésie. Gênes a fourni – un peu plus tard il est vrai – toute une pléiade de troubadours, et Marseille était le siège de la seigneurie de Barral de Baux, un des grands seigneurs qui protégèrent avec le plus de sympathie la poésie provençale. C'est à la femme du vicomte de Marseille, Azalaïs, que ce fou de Peire Vidal dédiait ses chansons; c'est elle aussi que chanta Folquet.
Il la désignait sous le nom d'Aimant, pseudonyme dont se servirent aussi quelques autres troubadours. Mais il ne semble pas que la force d'attraction de cet aimant fût très forte; bien plus, Folquet de Marseille semble avoir été plus souvent repoussé qu'attiré. Ses chansons sont pleines de plaintes sur son amour malheureux. Il accuse amour d'inconséquence: «Il lui plut, dit-il, de descendre en moi sans amener comme compagne la pitié qui pourrait adoucir ma douleur.» L'amour qui n'est pas accompagné de la pitié, continue Folquet, est un «désamour». Folquet développe ce thème avec subtilité, mais aussi avec préciosité. «Cela ne peut durer ainsi, dit-il, dans une apostrophe à l'amour, il faut qu'amour et pitié aillent ensemble.» Mais sa dame est moins cruelle qu'Amour; son visage est blanc et coloré, comme la neige et le feu; le mélange des couleurs est pour notre troubadour l'indice des sentiments du cœur: pitié et amour s'unissent en elle.
Ailleurs il s'en prend à ses yeux: «Ils ont bien mérité de pleurer, dit-il; ils ont causé leur mort et la mienne; pourquoi se sont-ils trompés dans leur choix?»
Ce n'est pas par cette préciosité un peu puérile qu'il faudrait juger uniquement Folquet de Marseille. Il sait s'exprimer avec plus de simplicité et aussi avec plus de sincérité et de profondeur, par exemple dans le début de la chanson suivante.
Si j'avais le cœur à chanter, ce serait bien le moment de faire des chansons pour maintenir la joie; mais quand je considère ma part de bonheur et de malheur, je suis bien affligé de mon lot; on me dit riche et heureux, mais ceux qui le disent ignorent la vérité; il n'y a de bonheur que quand tous nos vœux sont accomplis; un pauvre joyeux est plus riche qu'un grand riche sans joie…
Si je fus gai et amoureux, je n'ai plus de joie d'amour et je n'en espère aucune; nul autre bien ne peut plaire à mon cœur; les autres joies me semblent des tristesses; sur mon amour je vous dirai la vérité; je n'ose le quitter et je n'ose bouger; je n'ose m'élever et je n'ose rester en place; je suis comme un homme qui, arrivé au milieu d'un arbre, est monté si haut qu'il n'ose ni redescendre ni aller plus loin, tellement cela lui paraît dangereux…
La chanson se termine par un intéressant aveu:
Je pensais mentir (entendez: plaisanter) mais malgré moi je dis la vérité… je pensais faire croire ce qui n'est pas, mais malgré moi ma chanson devient vraie 122.
Sans doute il ne faut pas attribuer trop d'importance à cette déclaration; mais plus d'un troubadour pouvait la faire. Les plaintes de Folquet de Marseille ne sont peut-être qu'un jeu poétique où l'esprit seul a sa part; cependant il ne serait pas étonnant en cette matière que le cœur ait été souvent la dupe de l'esprit.
Folquet dut quitter Marseille pour une imprudence. Le vicomte Barral de Baux avait deux sœurs à sa cour, Laure de Saint-Jorlan et Mabille de Pontevès. La vicomtesse, jalouse de sa belle-sœur Laure, aurait exigé le départ du troubadour.
Folquet en quittant Marseille vint auprès du seigneur de Montpellier et il adressa ses hommages poétiques à l'impératrice. Montpellier avait en effet alors une impératrice 123. C'était la fille de l'empereur de Constantinople, Manuel Comnène, à qui il était arrivé une étrange aventure, bien digne des mœurs du temps. Elle avait été demandée en mariage par le roi Alphonse II d'Aragon et elle lui avait été accordée. Elle se mit en route pour Barcelone, mais quand elle arriva, il était trop tard; le roi d'Aragon impatient s'était marié avec la fille du roi de Castille. La pauvre princesse retourna à Montpellier, où elle avait sans doute débarqué; le seigneur de cette ville vint au secours de la fiancée errante en l'épousant. Elle garda son titre d'impératrice et c'est sous ce titre que les troubadours la chantèrent. Folquet resta sans doute peu de temps à Montpellier et revint bientôt à Marseille. A la mort du vicomte Barral de Baux, en 1192, il écrivit une touchante plainte funèbre en son honneur.
Semblable au malade qui est si déprimé par le mal qu'il ne sent plus sa douleur, je ne sens pas ma tristesse… et nul homme ne peut savoir le deuil que me cause la mort de mon bon seigneur Barral…
Vous étiez élevé, mais vous êtes tombé comme une fleur qui se fane d'autant plus vite qu'on la voit plus belle; Dieu nous montre que c'est lui seul que nous devons aimer et qu'il faut mépriser le misérable monde où nous passons comme des voyageurs…
Seigneur, c'est grande merveille que je puisse chanter de vous, quand je devrais tant pleurer; mais je pleure abondamment en pensant que les gentils troubadours diront de vous plus de louanges que je n'en saurais dire 124.
La tristesse qui s'empara de Folquet à la mort de son ami fut sincère; et elle ne contribua pas peu à l'éloigner du monde et de la poésie. «Quand il eut perdu, dit sa biographie, ses amis, il en eut tant de tristesse qu'il se rendit à l'ordre de Citeaux avec sa femme et les deux enfants qu'il avait. Il devint abbé d'une riche abbaye de Provence, puis fut évêque de Toulouse et mourut dans cette ville.»
Il fut mêlé, comme évêque de Toulouse, aux événements les plus tristes de la croisade albigeoise et il se comporta, en cette aventure, comme on ne l'aurait guère attendu de ce gracieux troubadour.
Et d'abord, par esprit de mortification, il brûla ce qu'il avait adoré; il rougissait de ses poésies profanes: ceci était dans l'ordre. Ce qui l'était peut-être moins, ce fut la part qu'il eut aux mesures les plus draconiennes prises contre les Albigeois. Il se signala par une telle vigueur dans la répression de l'hérésie qu'il fut plus tard sanctifié par l'Église. L'auteur anonyme de la Chanson de la Croisade le juge d'une façon plus profane, mais sans doute aussi plus humaine et plus juste. Dans un passage célèbre de cette épopée, le comte de Toulouse se défend devant le pape des accusations portées contre lui. Voici ce qu'il dit de l'évêque Folquet auquel il répondait.
Quand il fut nommé moine et abbé, le feu s'éteignit dans l'abbaye et ne se ralluma pas avant son départ; quand il fut élu évêque de Toulouse, il se répandit sur notre terre un tel feu qu'aucune eau ne pourra jamais l'éteindre; car il fit perdre la vie à plus de cinq cent mille personnes, grands et petits; par la foi que je vous dois, en faits et en paroles, il ressemble plutôt à l'Antechrist qu'à un messager de Rome. 125
Nous n'avons pas à rechercher ici quelle est la qualification qui lui convient le mieux. Mais la scène qui vient d'être citée nous rappelle qu'il y a quelque chose de changé dans le Midi de la France. Des événements importants s'y sont produits au début du XIIIe siècle. La croisade contre les Albigeois, avec ses conséquences politiques et religieuses, y a transformé bien des choses. Pour la poésie, c'est la décadence qui commence et qui arrive à grands pas.
CHAPITRE VIII
LA PÉRIODE ALBIGEOISE: PEIRE CARDENAL
Débuts de la décadence. – Les causes. – La croisade contre les Albigeois. – Raimon de Miraval. – La Chanson de la Croisade. – Bernard Sicard de Marvejols. – Peire Cardenal. – Ses attaques contre les femmes et l'amour. – La satire morale et sociale. – Satires contre les croisés et contre le clergé. – L'anticléricalisme de Peire Cardenal. – Satire contre la papauté: Guillem Figueira. – Défense de la papauté: Dame Gormonde, de Montpellier.
Diez place aux environs de 1250 le début de la dernière période de la poésie provençale, de la période de décadence. Cette date est trop tardive; la décadence a commencé plus tôt et les germes en sont de plus en plus visibles pendant la première moitié du XIIIe siècle.
La période la plus brillante pour la noblesse méridionale paraît avoir été le XIIe siècle: c'est aussi – du moins dans sa deuxième partie – la période de splendeur de la poésie des troubadours. Mais dès la fin du XIIe siècle plusieurs d'entre eux se plaignent – déjà! – de la transformation qui s'opère dans les mœurs. Le siècle est devenu grossier, les grands seigneurs, si larges et si généreux d'ordinaire, deviennent durs et avares; ils ne sont plus si accueillants au talent, à la poésie, point si disposés aux fêtes et amusements; leurs passe-temps sont la guerre et le pillage: telles sont les plaintes que fait entendre, un des premiers, Giraut de Bornelh. Supposerons-nous qu'il y a quelque exagération dans ces plaintes, qu'elles lui sont inspirées par les désordres dont il fut le témoin et même la victime? Non, il semble plutôt qu'elles soient fondées et qu'elles ne soient qu'un écho de la réalité. Les successeurs immédiats de Giraut de Bornelh les expriment à leur tour, elles se multiplient bientôt au point de devenir un thème conventionnel.
Un changement s'était produit en effet d'assez bonne heure dans la haute société méridionale. La noblesse y avait atteint un degré de culture que celle du Nord ne connaissait pas; l'histoire des troubadours en témoigne à tout instant. Mais la vie brillante et facile n'a qu'un temps, même dans les sociétés, et bientôt la décadence se faisait sentir: cette société s'en allait gaîment à sa ruine.
Elle s'appauvrit assez vite par ses goûts de luxe et ses prodigalités. On a vu plus haut quelles folies, suivant un chroniqueur, marquèrent la réunion des seigneurs méridionaux à Beaucaire. L'or y aurait été semé – et non pas au figuré – à pleines mains. Admettons la fausseté du récit, si l'on veut, au point de vue historique; mais on connaît par des documents de tout genre les goûts et les mœurs du temps, les uns et les autres rendent possibles des folies de ce genre.
Une autre cause contribua à l'appauvrissement de la noblesse: ce fut l'érection des consulats dans les grandes communes du Midi. Les premiers – importés sans doute d'Italie – datent de la fin du XIIe siècle. Leur institution marque l'avènement de la bourgeoisie à la vie politique; les bourgeois et les marchands, gens actifs et hardis au travail, s'enrichissent et se taillent une assez belle part d'influence dans la société. La situation sociale de la noblesse en est diminuée d'autant; sa puissance et son influence baissent rapidement dans les villes, surtout dans les villes marchandes comme Marseille, Arles, Avignon, Montpellier, Narbonne, Toulouse, où le XIIIe siècle voit le triomphe de la bourgeoisie.
Mais à ces causes d'appauvrissement de la noblesse vint s'en joindre, dès les premières années du XIIIe siècle, une autre bien plus grave. Au mois de juin 1209 une armée de croisés était concentrée à Lyon, non pas pour partir en Terre Sainte, mais pour marcher contre le Midi de la France. Il est à peine besoin de rappeler les faits qui avaient précédé ces événements. Le Midi avait vu naître depuis la fin du XIIe siècle des sectes hérétiques. Le berceau de l'hérésie était dans le pays Albigeois, mais elle s'était répandue dans tout le Languedoc, de Toulouse à Beaucaire. L'hérésie nouvelle n'était qu'une transformation de la grande hérésie manichéenne qui professait que le monde est livré à deux puissances, celle du bien et celle du mal: c'était le fond du dualisme manichéen, c'était la croyance des cathares albigeois. Une autre hérésie, celle des Vaudois, était née à Lyon – mais elle avait recruté de nombreux adeptes dans le Languedoc: Vaudois et Albigeois étaient confondus par l'Église dans une réprobation commune. On sait comment elle s'y prit pour extirper l'hérésie jusqu'en ses racines 126.
Les seigneurs du Midi étaient coupables non pas d'hérésie, mais de faiblesse et d'indulgence pour les hérétiques; ils étaient d'une tolérance rare pour le temps; le pape Innocent III appela contre eux les barons du Nord; ils accoururent en foule à cette nouvelle croisade, moins dangereuse en somme que les expéditions d'outre-mer et qui promettait des bénéfices plus immédiats.
L'armée des croisés marqua son passage par le siège et le pillage de Béziers et de Carcassonne. A Béziers sept mille personnes périrent dans la seule église de la Madeleine 127. Toulouse fut d'abord épargnée, parce que Raimon VI et la bourgeoisie se soumirent en quelque manière aux croisés; mais les exigences de ces derniers devenant trop fortes, bourgeois et comte prirent les armes.
La guerre fut menée avec vigueur et unité du côté des croisés, avec mollesse, et avec peu d'entente du côté des seigneurs méridionaux. Simon de Montfort, comte de Leicester, ravagea le Languedoc sans trêve ni cesse; les principales forteresses tombèrent en son pouvoir et s'il éprouva quelques légers échecs, ils furent vite réparés. Les excès furent innombrables. L'historien officiel de la croisade, le moine de Vaux-Cernay, s'exprime en ces termes: «C'est avec une allégresse extrême que nos pèlerins brûlèrent encore une grande quantité d'hérétiques»; l'historien moderne auquel nous empruntons cette citation, M. Luchaire, dit à son tour: «Chaque pas en avant de l'armée d'invasion est marqué par une boucherie 128.» Les principaux événements de cette triste période furent le siège de Béziers et de Carcassonne (juillet 1209), l'excommunication de Raimon VI, comte de Toulouse (1211), la bataille de Muret où Raimon fut vaincu et où le roi Pierre d'Aragon, qui était venu à son secours, fut tué (1213), le concile de Latran (1215), le siège de Toulouse et la mort de Simon de Montfort (1218). Ajoutons-y l'établissement de l'Inquisition et la fondation de l'ordre des Frères-Prêcheurs par saint Dominique.
On devine sans peine ce que devenait la poésie courtoise au milieu du tumulte des armes. La plupart des protecteurs des troubadours, Raimon VI, comte de Toulouse, les comtes de Foix, de Comminges, de Béarn étaient en pleine lutte; les seigneurs de moindre importance y étaient entraînés de gré ou de force; les envahisseurs, suivant l'exemple de leur chef Simon de Montfort, étaient encore plus sensibles aux biens temporels qu'aux indulgences qu'ils gagnaient à la croisade. Il n'y avait plus de place dans cette société nouvelle pour la poésie, ou du moins pour la poésie courtoise. Un troubadour toulousain, Aimeric de Péguillan, exilé dans la Haute-Italie, exprime ainsi le contraste entre l'ancien temps et le nouveau: «Voici ce que je voyais avant mon exil: si par amour on vous donnait un ruban, aussitôt naissaient joyeuses réunions et invitations; il me semble qu'un mois dure deux fois plus que ne durait un an, au temps où la galanterie régnait; quel chagrin de voir la différence entre la société d'hier et celle d'aujourd'hui 129!»
Cependant un autre troubadour d'origine languedocienne, Raimon de Miraval, petit chevalier de la région de l'Albigeois, ne paraît pas s'être aperçu qu'un changement profond s'opérait autour de lui. La plupart de ses chansons amoureuses semblent avoir été écrites pendant la période la plus tragique de la croisade contre les Albigeois. Marié avec une poétesse, Raimon de Miraval, qui avait des relations avec les principaux seigneurs du pays, de Narbonne à Toulouse, aurait mené une vie fort insouciante et fort joyeuse et la société pour laquelle il écrivait n'aurait pas vécu différemment. Bien plus, ce troubadour au calme olympien aurait écrit ses chansons les plus gaies en pleine vieillesse: double motif d'étonnement et belle occasion de dépeindre l'insouciance et la frivolité de cette société méridionale qui ne songeait qu'à s'amuser et à «s'esbaudir» au moment où la guerre faisait rage autour d'elle.
Ne la calomnions pas trop; elle a fort à se faire pardonner sans doute. Si elle a eu l'intention de défendre son indépendance, elle n'a pas eu la volonté nécessaire; les efforts désordonnés, le manque d'union devant le danger, l'absence d'un chef capable et énergique ont rendu ses sacrifices inutiles; mais elle a su faire des sacrifices; et si, au siège de Toulouse, les femmes et les enfants portaient en chantant des pierres pour réparer les brèches, cela prouve qu'on y faisait gaîment son devoir.
Raimon de Miraval n'est pas une exception. Et d'abord il semble bien que l'on confonde sous le même nom deux personnes de la même famille, le fils et le père; et ce fils lui-même, qui n'aurait pas été un vieillard au moment où il composait ses poésies amoureuses, serait mort avant la croisade contre les Albigeois. Il resterait donc simplement qu'à la veille de la catastrophe la société méridionale, et principalement languedocienne, n'aurait rien perçu des signes avant-coureurs de l'orage et n'aurait rien fait pour le conjurer. Cette observation est plus juste et correspond mieux à la réalité 130.
Quant aux troubadours, ils ont témoigné assez souvent et avec éloquence les sentiments d'indignation ou de pitié que faisaient naître les massacres inutiles qui avaient marqué l'expédition des croisés. Si ces études ne portaient pas surtout sur la poésie lyrique, il y aurait lieu d'analyser et de commenter ici la Chanson de la Croisade, poème épique de plus de neuf mille vers (9578), écrit par deux auteurs différents; le premier était un clerc originaire de la Navarre, le second est inconnu. On y relèverait, surtout dans la partie anonyme, la grandeur épique du récit, la gravité du ton dans les discours et le souffle héroïque qui l'anime d'un bout à l'autre.
La poésie lyrique a également gardé l'écho des rancunes et des haines que la croisade a fait naître. On doit à un obscur troubadour, Bernard Sicard de Marvejols, une éloquente satire contre la croisade et surtout contre les pieux auxiliaires des croisés.
Je ne puis décrire ma tristesse et ma peine; je vois le monde confondu, les lois et les serments violés. Tout le long du jour je m'irrite, la nuit je soupire veillant ou dormant; de quelque côté que je me tourne, j'entends la gent courtoise qui crie humblement aux Français: «Sire»; les Français accordent leur pitié pourvu qu'ils voient le butin. Ah! Toulouse et Provence, terre d'Argence, Béziers et Carcassonne, comme je vous ai vues et comme je vous vois!
Les chevaliers de l'Hôpital ou de tout ordre que ce soit me sont odieux; je trouve en eux l'orgueil joint à la simonie et à l'amour des grands biens; pour être admis dans leurs rangs, il faut de grandes richesses, de bons héritages; ils ont l'abondance et le bien-être; la fourberie et la ruse, c'est là leur religion.
O noble clergé, quel grand bien je dois dire de vous! Si je le pouvais, je doublerais mes éloges. Vous tenez bien la droite route et vous nous l'enseignez; mais les bons guides auront de belles récompenses; vous êtes larges en aumônes, vous ne connaissez point la convoitise et vous menez une vie bien malheureuse… Mais que Dieu soit plutôt avec nous, car tout ce que je dis est mensonge 131.
C'est surtout chez un troubadour né à l'extrémité du Languedoc, chez Peire Cardenal, que ces sentiments se retrouvent, exprimés avec une éloquence âpre et rude. Peire Cardenal est le grand troubadour de cette période du début de la décadence. C'est un de ceux qui, par la noblesse et la sincérité des sentiments et surtout par ces «haines vigoureuses» que le spectacle du vice ou de l'injustice donne aux «âmes généreuses», mérite d'avoir une place à part, et par certains côtés, une place unique parmi les troubadours. Avec lui c'en est fait des chansons joyeuses ou légères; sa lyre est accordée sur un autre ton.
Il n'existe sur Peire Cardenal qu'une courte notice biographique du temps, écrite par un notaire de Nîmes, Michel de la Tour. Cardenal était du Puy-en-Velay; il était de bonne naissance, fils de chevalier; ceci est confirmé par des documents concernant la ville du Puy. Comme son compatriote Pierre d'Auvergne, il était destiné à l'état ecclésiastique. «Quand il était jeune, son père l'établit chanoine au chapitre du Puy; il y apprit ses lettres et sut bien réciter et bien chanter.» Et le biographe ajoute: «Quand il fut arrivé à l'âge d'homme, il s'éprit de la joie de ce monde, car il se sentait gai, beau et jeune»: trois qualités de tout premier ordre pour réussir dans la carrière de troubadour. «Il composa des chansons, mais peu; mais il écrivit maints sirventés beaux et bons… il y châtiait rudement les mauvais prêtres…» C'était un troubadour de haut étage, il se faisait accompagner d'un jongleur qui chantait ses compositions. «Il fut très honoré par le bon roi Jacme d'Aragon et autres barons.» Enfin le biographe certifie, foi de notaire, que Peire Cardenal atteignit presque l'âge de cent ans.
M'en anei en Ongria
Al bon rei N' Aimeric
On trobei bon abric. Raynouard, Ch., V, 342.