Kitabı oku: «Les mystères d'Udolphe», sayfa 28
CHAPITRE XXXIV
Retournons maintenant en Languedoc, et occupons-nous du comte de Villefort, ce seigneur qui avait hérité des terres du marquis de Villeroi, près du monastère de Sainte-Claire. On peut se souvenir que ce château n'était pas habité quand Emilie se trouva avec son père dans le voisinage, et que Saint-Aubert parut fort affecté en apprenant qu'il était aussi près du château de Blangy. Le bon Voisin avait tenu, au sujet de ce château, quelques propos alarmants pour la curiosité d'Emilie.

Le comte de Villefort.
C'est en 1584, l'année que Saint-Aubert mourut, que François de Beauveau, comte de Villefort, prit possession d'un immense domaine appelé Blangy, situé en Languedoc, sur les bords de la mer. Cette terre, pendant plusieurs siècles, avait appartenu à sa famille; elle lui revenait par la mort du marquis de Villeroi, son parent, homme d'un caractère austère et de manières très-réservées. Cette circonstance, jointe aux devoirs de sa profession, qui l'appelaient souvent à la guerre, avait prévenu toute espèce d'intimité entre lui et le comte de Villefort. Ils se connaissaient peu, et le comte n'apprit sa mort qu'en recevant le testament qui lui donnait Blangy. Ce ne fut que l'année suivante qu'il se détermina à le visiter et à y passer tout l'automne. Il se rappelait souvent Blangy avec les vives couleurs que prête l'imagination au souvenir des plaisirs de la jeunesse. Dans ses premières années, il avait connu la marquise; il avait visité ce séjour dans l'âge où les impressions des plaisirs demeurent surtout sensibles. L'intervalle qui s'était depuis écoulé dans les secousses et le tumulte des affaires, qui trop souvent corrompent le cœur et gâtent le goût, n'avait point effacé de sa mémoire les ombrages du Languedoc, et jamais ce souvenir ne l'avait trouvé indifférent.
Pendant plusieurs années, le feu marquis avait abandonné le château. Le vieux concierge et sa femme l'avaient laissé dégrader à l'excès. Le comte prit le parti d'y passer un automne pour veiller aux réparations. Les prières, les larmes même de la comtesse, qui au besoin savait pleurer, n'avaient pas eu le pouvoir de changer sa résolution. Elle se prépara donc à souffrir ce qu'elle ne pouvait empêcher, et à s'absenter de Paris. Sa beauté y réunissait les suffrages, mais son esprit y avait peu de droits. Le mystérieux ombrage des bois, la grandeur sauvage des montagnes, la solitude imposante des salles gothiques, des longues galeries qui ne résonnaient qu'aux pas d'un domestique ou aux sons de l'horloge du château, tous ces objets ne lui offraient qu'une triste perspective.
Le comte avait un fils et une fille, enfants de son premier mariage; il désira qu'ils vinssent avec lui. Henri, alors dans sa vingtième année, était au service de France. Blanche, qui n'avait pas encore dix-huit ans, était toujours dans le couvent où on l'avait placée lors du second mariage de son père. La comtesse n'avait ni assez de talents pour élever sa belle-fille, ni assez de courage pour l'entreprendre. Elle avait conseillé ce parti; et la crainte qu'une beauté naissante ne vînt à éclipser la sienne lui avait fait depuis employer mille moyens pour prolonger la réclusion de Blanche. Elle n'apprit pas sans une grande mortification le dessein qu'avait son époux: elle se consolait néanmoins en considérant que, si Blanche sortait du couvent, l'obscurité de la province ensevelirait pendant quelque temps ses charmes.
Le jour du départ, les postillons s'arrêtèrent au couvent, par ordre du comte, pour prendre Blanche. Son cœur palpitait de plaisir aux idées de nouveauté et de liberté qui s'offraient à elle. A mesure que l'époque du voyage s'était rapprochée, son impatience était devenue plus forte; et pendant cette nuit, la plus ennuyeuse qu'elle eût passée, elle avait compté les minutes. L'aube du jour avait paru; la cloche du matin avait sonné; elle avait entendu les religieuses sortir de leurs cellules, et s'était élancée de son lit pour saluer ce beau jour. Elle allait se voir délivrée des entraves du cloître et goûter la liberté dans un monde où le plaisir souriait toujours, où la bonté ne s'altérait jamais; où le plaisir et la bonté régnaient sans nul obstacle. Quand on sonna à la porte de clôture, Blanche courut à la grille; elle entendit le bruit des roues, vit dans la cour la voiture de son père; elle sauta de joie en parcourant les corridors. Une religieuse vint la chercher, par ordre de l'abbesse, qui était au parloir à recevoir la comtesse; celle-ci parut à Blanche un ange qui allait la conduire au temple du bonheur. L'émotion de la comtesse, en la voyant, ne fut pas de la même nature. Blanche n'avait jamais paru aussi aimable, et le sourire de la joie donnait à tous ses traits la beauté de l'innocence heureuse.
Après un entretien fort court, la comtesse prit congé de l'abbesse; c'était le moment que Blanche attendait impatiemment, comme l'instant où allaient commencer son bonheur et le charme de sa vie. Etait-ce donc le moment des larmes et des regrets? Il le fut pourtant. Elle se retourna, d'un œil attendri, vers ses jeunes compagnes, qui pleuraient en lui disant adieu. Madame l'abbesse elle-même, si grave, si imposante, la quitta avec un degré de chagrin dont une heure auparavant elle ne se serait pas cru capable.
La présence de son père, les distractions de la route absorbèrent bientôt ses idées et dispersèrent ce nuage de sensibilité. Peu attentive à l'entretien de la comtesse et de mademoiselle Béarn, son amie, Blanche se perdait en une rêverie douce; elle voyait les nuages qui flottaient en silence sur le vague bleu des airs; ils voilaient le soleil, promenaient les ombres sur la contrée et quelquefois la découvraient toute rayonnante. Ce voyage fut pour Blanche une succession de plaisirs; la nature, à ses yeux, variait à chaque instant, et lui fournissait les plus belles et les plus charmantes images.
Sur le soir du septième jour, les voyageurs aperçurent Blangy. Sa situation romantique fit une forte impression sur Blanche; elle observait avec étonnement les montagnes des Pyrénées, qu'elle n'avait jamais vues que de loin pendant le jour.
A mesure que Blanche approchait, les traits gothiques de cette antique demeure se dessinaient successivement. D'abord une tour fortifiée s'élevait entre les arbres; puis l'arcade ruinée d'une porte immense. Blanche croyait presque approcher du château célébré dans les vieilles histoires, où les chevaliers voyaient à travers les créneaux un champion et sa suite revêtus d'armes noires, et qui venait arracher la dame de ses pensées à l'oppression d'un rival orgueilleux.
Les voitures s'arrêtèrent à une porte qui conduisait à l'enceinte du château, et qui alors était fermée. La grosse cloche qui devait servir à annoncer les étrangers était depuis longtemps tombée de sa place; un domestique monta sur un mur ruiné, pour avertir les gens du château que leur maître arrivait.
Blanche, appuyée à la portière, s'abandonnait aux douces et charmantes émotions que l'heure et le lieu lui causaient. Le soleil avait quitté les cieux; le crépuscule brunissait les montagnes; les flots, très-éloignés, réfléchissant encore les nuances ternes de l'occident, semblaient comme une trace de lumière qui bordait l'horizon. On entendait le bruit monotone des vagues qui venaient se briser sur le rivage. Chaque personne de la compagnie rêvait aux objets dont elle était occupée. La comtesse regrettait les plaisirs de Paris, voyait avec dégoût ce qu'elle appelait de tristes bois et une solitude sauvage; et, frappée de l'idée qu'elle serait séquestrée dans ce vieux château, elle était disposée à ne rien voir qu'avec mécontentement. Les sentiments de Henri étaient à peu de chose près les mêmes. Il donnait un triste soupir aux délices de la capitale et au souvenir d'une dame qu'il aimait, du moins le croyait-il, et il est sûr que son imagination en était occupée; mais le pays, un genre de vie différent, avaient pour lui les charmes de la nouveauté, et ses regrets étaient mélangés des riantes illusions de la jeunesse.
Les portes s'ouvrirent à la fin; la voiture avança lentement sous de grands châtaigniers qui achevaient d'obscurcir le jour. On suivait une ancienne avenue que de grandes herbes et d'autres plantes rendaient alors presque impraticable, et qu'on ne distinguait plus qu'à l'éloignement des arbres. Cette avenue avait un quart de lieue de long: c'était celle où Saint-Aubert et Emilie s'étaient engagés une fois en arrivant dans le voisinage par l'espoir de trouver un asile. La solitude de ce lieu et une figure que le postillon avait prise pour un voleur leur avaient fait tout à coup rebrousser chemin.
–Quelle déplaisante habitation! s'écria la comtesse à mesure que la voiture avançait au milieu des bois. Sûrement, monsieur, vous ne comptez pas rester l'automne entier dans cette barbare solitude? Il y faudrait porter une coupe d'eau du Léthé, afin qu'au moins le souvenir d'un pays moins affreux n'augmentât pas la laideur de celui-ci.—Je me conduirai suivant les circonstances, dit le comte. Cette solitude barbare était l'habitation de mes ancêtres.
La voiture s'arrêta au château, et devant la porte du vestibule attendaient le vieux concierge et les domestiques de Paris qu'on avait envoyés pour disposer le château. Blanche s'aperçut que l'édifice n'était pas entièrement dans le style gothique, et qu'il s'y trouvait beaucoup d'additions très-modernes. La salle énorme et sombre où elle entra n'était pas à la vérité de ce nombre: une tapisserie somptueuse qu'on ne pouvait alors distinguer représentait sur les murailles quelques traits des romans provençaux. La grande fenêtre était parée d'églantiers et de pampres en berceaux. Ouverte, en ce moment, elle laissait voir au travers un plan incliné de verdure que formait la cime des bois sur la pente du promontoire. Au delà se découvraient les flots de la Méditerranée, qui, au sud et à l'orient, se perdaient avec l'horizon.
Tandis que la comtesse demandait quelques rafraîchissements, le comte avec son fils visitait d'autres parties de la maison. Blanche restait témoin malgré elle de la mauvaise humeur et du mécontentement de sa belle-mère.
Blanche, profitant du peu de jour qui restait, courut à de nouvelles découvertes. Elle sortit du salon, et passa du vestibule en une immense galerie, dont les murailles ornées de pilastres en marbre soutenaient un toit voûté composé de riches mosaïques. Une fenêtre qui semblait la terminer laissait apercevoir la campagne. Le paysage, légèrement voilé, commençait à confondre ses traits qu'enveloppait déjà l'ombre au loin répandue.
–Ai-je donc vécu si longtemps en ce monde, se disait-elle, sans avoir vu ce spectacle, sans avoir éprouvé ces délices? La plus pauvre paysanne des domaines de mon père a vu depuis son enfance le coup d'œil de la nature, a parcouru en liberté ces situations pittoresques; et moi, au fond d'un cloître, on m'a privée de ces merveilles, qui doivent enchanter les yeux et ravir tous les cœurs. Comment ces pauvres nonnes, comment ces pauvres moines peuvent-ils sentir une violente ferveur, s'ils ne voient ni lever ni coucher le soleil? Jamais, jusqu'à ce soir, je n'ai connu ce qu'était la dévotion. Jamais, jusqu'à ce soir, je n'avais vu le soleil quitter cet hémisphère. Demain, pour la première fois de ma vie, demain je le verrai lever. Oh! qui pourrait vivre à Paris? ne voir que des murs noirs et de sales rues quand, au milieu de la campagne, on peut voir et l'azur des cieux et le vert gazon de la terre!
Ce monologue d'enthousiasme fut troublé par un bruit qui retentit dans la salle. La solitude de ce lieu pouvait laisser place à la crainte. Blanche crut voir un objet qui se glissait entre les colonnes. Elle observa un moment en silence; mais, honteuse de cette crainte ridicule, elle reprit assez de courage pour demander qui c'était.—Ah! mademoiselle, est-ce vous? dit la vieille concierge, qui venait fermer les fenêtres. Je suis bien aise que ce soit vous. Le ton dont elle prononça ces paroles, l'émotion vive qu'il indiquait surprirent beaucoup la jeune Blanche.—Vous semblez effrayée, Dorothée, lui dit-elle; qui donc vous fait si peur?—Non, non, je ne suis pas effrayée, mademoiselle, répliqua Dorothée en hésitant et tâchant de paraître calme. Je suis vieille, et peu de chose me trouble. Blanche sourit.—Je suis bien aise que monsieur le comte soit venu vivre au château, mademoiselle, continua Dorothée. Il a été désert bien des années: cela faisait trembler. A présent le château ressemblera un peu à ce qu'il était du temps que ma pauvre dame était vivante. Blanche demanda combien il s'était passé de temps depuis la mort de la marquise.—Hélas! mademoiselle, si longtemps, reprit Dorothée, que j'ai cessé de compter les années. Le château, depuis cette époque, m'a toujours paru en deuil, et je suis sûre que les vassaux l'ont toujours au fond de leurs cœurs. Mais vous vous êtes égarée, mademoiselle; voulez-vous revenir à l'autre partie de la maison?
Blanche désira de retourner au côté habité; et comme tous les passages étaient complétement obscurs, Dorothée la mena par dehors, en côtoyant le bâtiment; elle ouvrit la grande salle, et trouva mademoiselle Béarn.—Où avez-vous donc été si longtemps? lui dit celle-ci. Je commençais à croire que quelque aventure surprenante vous était arrivée, et que le géant de ce château enchanté, l'esprit qui sans doute y revient, vous avait jetée par une trappe en quelque voûte souterraine, d'où vous ne reviendriez jamais.—Non, répondit Blanche en riant; vous paraissez aimer si fort les aventures, que je vous les abandonne toutes.—Eh bien, je consens à les achever, pourvu qu'un jour je puisse les raconter.—Ma chère mademoiselle Béarn, dit Henri qui entrait, les revenants de ce temps-ci ne seraient pas assez mal appris pour essayer de vous faire taire. Nos revenants sont trop civilisés pour condamner une dame à un purgatoire plus cruel que le leur, quel qu'il soit.
Mademoiselle Béarn ne fit que rire; le comte entra, et l'on servit le souper. Le comte parla fort peu, parut distrait, et fit souvent l'observation que, depuis qu'il n'avait vu ce lieu, il était bien changé! Il s'est écoulé bien des années depuis cette époque, dit-il; les grands traits du site sont les mêmes, mais ils me font une impression bien différente de celle que je sentais autrefois.—Est-ce que ce théâtre, dit Blanche, vous a paru jadis plus agréable qu'aujourd'hui? cela me semble à peine possible. Le comte la regarda avec un sourire mélancolique; il était autrefois aussi délicieux à mes regards, qu'il l'est maintenant aux vôtres. Le paysage n'a pas changé; mais j'ai changé, moi, avec le temps. L'illusion de mon esprit prêtait son coloris à la nature: elle est perdue! Si dans votre vie, ma chère Blanche, vous revenez en ce lieu après en avoir été absente pendant plusieurs années, vous vous rappellerez peut-être les sentiments de votre père, et vous les comprendrez alors.
Les fatigues de la journée engagèrent la compagnie à se séparer de bonne heure. Blanche, à travers une longue galerie boisée de chêne, se rendit à son appartement. Il était spacieux, fort élevé, les fenêtres gothiques en étaient hautes, et son air lugubre n'était pas propre à dédommager de la position écartée où il se trouvait. La jeune fille fit une prière plus fervente que jamais elle n'en avait prononcé sous les tristes voûtes du cloître. Elle resta en contemplation, jusqu'à ce que, vers minuit, l'obscurité s'étendît sur toute la contrée; alors elle se coucha, et ne fit que d'heureux songes. Doux sommeil, que connaissent seuls la santé, le bonheur et l'innocence!
Le sommeil de Blanche se prolongea bien longtemps après l'heure que la veille elle avait si impatiemment désirée: sa femme de chambre, fatiguée du voyage, ne l'appela que pour déjeuner. Ce désagrément fut oublié bien vite, quand, en ouvrant la fenêtre, elle vit d'un côté la grande mer étincelante aux rayons du matin, les voiles légères, et les rames qui fendaient l'onde; de l'autre, les bois, leur fraîcheur, les vastes plaines, les montagnes bleues, qui se coloraient de l'éclat du jour.
En respirant cet air si pur, la santé s'épanouit sur ses joues, et la gaieté pétilla dans ses yeux.
Qui donc a pu inventer les couvents? se disait-elle. Qui donc a pu le premier persuader à des humains de s'y rendre, et, prenant la religion pour prétexte, les éloigner de tous les objets qui l'inspirent? L'hommage d'un cœur reconnaissant est celui que Dieu nous demande; et quand on voit sa gloire, n'est-on pas bien reconnaissant? Je n'ai jamais senti tant de dévotion, pendant les heures d'ennui que j'ai passées au couvent, que pendant le peu de minutes que j'ai passées ici. Je regarde autour de moi, et j'adore Dieu du fond de mon cœur.
En disant ces mots, elle quitta la fenêtre, parcourut la galerie, et se trouva dans la salle du déjeuner, où le comte était déjà. La gaieté d'un soleil brillant avait dissipé sa tristesse; le sourire était sur ses lèvres: il parla à sa fille avec sérénité, et le cœur de Blanche répondit à cette douce disposition. Henri, bientôt après, la comtesse et mademoiselle Béarn parurent, et toute la compagnie sembla ressentir l'influence de l'heure et du lieu.

Henri et Blanche.
On se sépara après le déjeuner. Le comte se fit suivre à son cabinet par son intendant pour examiner ses baux, et recevoir quelques habitants. Henri courut sur le rivage pour examiner un bateau, dont ils devaient tous se servir le même soir, et auquel il faisait ajuster un petit pavillon. La comtesse et mademoiselle Béarn allèrent voir un appartement dans la partie moderne, construit avec élégance; les fenêtres ouvraient sur des balcons qui faisaient face à la mer, et sauvaient conséquemment la vue des affreuses Pyrénées.
Blanche, pendant ce temps, se hâtait de goûter, sous les futaies qui entouraient le château, un enthousiasme si nouveau pour elle; l'ombre sous laquelle elle errait fit céder peu à peu la gaieté à des impressions plus sérieuses. Tantôt elle avançait lentement sous un couvert impénétrable, dont les branches s'entrelaçaient, et sous lequel les gouttes de rosée baignaient encore les fleurs qui émaillaient le gazon; tantôt elle folâtrait dans un sentier où le soleil dardait ses rayons, et où le zéphyr balançait le feuillage: le hêtre, l'acacia, le frêne, unissaient leur verdure claire aux teintes foncées des pins et des cyprès, tandis que le chêne opposait sa force majestueuse à la légèreté du liége et à la grâce du peuplier.
Elle sortit de la tour, et descendit un escalier étroit. Elle se trouva dans un passage obscur; elle essaya vainement d'y retrouver son chemin, et, l'impatience faisant place à la crainte, elle appela au secours. Des pas approchaient; une lumière brillait sous une porte à l'extrémité du passage, et une personne l'ouvrit avec précaution, et ne s'aventura pas plus loin. Blanche l'observait en silence, la porte allait se refermer; Blanche appela de nouveau, et se hâtant de courir elle reconnut la vieille concierge.
–Ah! ma chère demoiselle, c'est vous! dit Dorothée; comment avez-vous pu prendre votre chemin par ici? Si Blanche avait été moins préoccupée de sa frayeur, elle aurait observé probablement la forte expression de terreur et de surprise qui défigurait Dorothée. Celle-ci la conduisit à travers des passages et des pièces sans nombre, qui ne paraissaient pas avoir été habitées depuis un siècle. Elles arrivèrent enfin à la résidence du concierge, et Dorothée la pria de s'asseoir et de se rafraîchir. Blanche accepta, et parlant de la tour charmante et de la découverte qu'elle en avait faite elle annonça le désir de se l'approprier. Soit que Dorothée fût moins sensible que la jeune personne aux beautés du paysage, soit que l'habitude lui eût rendu moins touchants les charmes qui l'embellissaient, elle n'encouragea pas l'enthousiasme de Blanche; mais elle garda le silence, et ne la condamna pas. Blanche demanda où conduisait la porte qu'elle avait trouvée fermée au bout de la galerie. Dorothée répondit qu'elle donnait sur une enfilade d'appartements où depuis maintes années on n'était point entré.—C'est là, ajouta-t-elle, que notre défunte dame est morte, et je n'ai pas eu la force d'y pénétrer depuis ce temps-là.
Blanche, qui désirait voir cet appartement, s'abstint de le demander à Dorothée, parce qu'elle observa que ses yeux étaient remplis de larmes, et elle alla faire sa toilette pour le dîner. La société s'y réunit en bonne disposition, excepté la comtesse.
La gaieté qu'avait eue Blanche en rejoignant sa famille se modéra lorsqu'elle fut sur le bord de la mer; elle regarda avec effroi une si immense étendue d'eau. De loin elle ne l'avait remarquée qu'avec ravissement et surprise; mais elle eut besoin d'un grand effort pour surmonter sa crainte, et suivre son père dans le bateau.
Elle contemplait en silence le vaste horizon qui bornait seul la vue de l'océan. Une émotion sublime luttait contre le sentiment du danger; un zéphyr léger se jouait à la surface des ondes, caressait les voiles, et agitait le feuillage des forêts qui couronnaient plusieurs milles sur la côte. Le comte, en les voyant, sentait l'orgueil de la propriété autant que le plaisir d'une vive admiration.
A quelque distance dans ces bois, se trouvait un pavillon, autrefois l'asile des plaisirs, et toujours, par sa situation, intéressant et romantique. Le comte y avait fait porter du café et des rafraîchissements. Les rameurs y dirigèrent leur course, en côtoyant les sinuosités du rivage; on suivait un promontoire couvert de bois, et la circonférence d'une baie, tandis que dans un bateau de leur suite les domestiques donnaient du cor et d'autres instruments à vent, dont les sons, secondés par les échos des rochers, allaient expirer sur les vagues. Blanche ne craignait plus; une délicieuse tranquillité s'était emparée d'elle, et la tenait en silence. Elle était trop heureuse pour se rappeler et son couvent, et ses premiers ennuis, même comme objets de comparaison.
Après une assez longue promenade, la famille revint au village et s'embarqua. La beauté de la soirée l'engagea à prolonger sa course, et à s'avancer dans la baie. Un calme parfait avait suspendu le zéphyr qui jusqu'alors avait poussé la barque, et les rameurs prirent leurs rames. Les eaux, comme une glace polie, réfléchissaient les roches grises, les arbres élevés, les teintes brillantes du couchant, et les nuages noirs qui montaient lentement de l'orient. Blanche se plaisait à voir plonger les rames; elle regardait les cercles concentriques que formaient leurs touches sur les eaux, et le tremblement qu'elles imprimaient au tableau du paysage, sans en défigurer l'harmonie.
Au-dessus de l'obscurité des bois, elle distingua un groupe de tourelles qu'illuminaient encore les rayons du couchant, et quand les cors eurent fait silence elle entendit un chœur de voix.
–Quelles voix sont-ce là? dit le comte en regardant autour de lui, et prêtant soigneusement l'oreille. Le chant cessa.—C'est une hymne des vêpres, dit Blanche, et je l'ai entendue au couvent.
–Nous sommes donc près d'un monastère? dit le comte; et le bateau ayant doublé un cap fort élevé, le couvent de Sainte-Claire parut. Il était bâti sur le bord de la mer, au fond d'une petite baie dont la côte était basse; les bois qui l'environnaient laissaient voir une partie de l'édifice, la grande porte, la fenêtre gothique du vestibule, les cloîtres, et un côté de la chapelle; une arcade vénérable, qui autrefois joignait la maison à une autre portion des bâtiments, démolie alors, restait comme une ruine majestueuse détachée de tout l'édifice. On ne voyait au delà que des bois; la mousse couvrait ces antiques murailles, et les fenêtres de la chapelle soutenaient des touffes de lierre et de brioine, qui retombaient comme des guirlandes.
Tout était en silence. Blanche regardait avec admiration cette arche majestueuse, dont l'effet augmentait par les masses de lumière et d'ombre que répandait le couchant couvert de nuages. Le son de plusieurs voix qui chantaient posément s'éleva tout à coup derrière. Le comte fit arrêter ses rameurs; les religieuses chantaient l'hymne des vêpres, et l'orgue se mêlant à leurs voix les soutenait, et donnait au chant une harmonie imposante. Le chœur cessa, mais il reprit bientôt dans un ton plus doux et plus majestueux; il s'affaiblit par degrés, et enfin on cessa de l'entendre. Blanche soupirait, versait presque des larmes, et ses pensées, comme les accords, semblaient monter jusqu'au ciel. Tandis que le ravissement et le respect maintenaient le silence dans le bateau, une procession de religieuses voilées de blanc sortit lentement du cloître, et passa dans le bois pour faire le tour de l'édifice.
La comtesse fut la première à retrouver la parole.—Cette hymne et ces religieuses sont d'une tristesse accablante, dit-elle; la nuit nous gagne, retournons au château, il sera nuit avant que nous soyons arrivés.
Le comte leva les yeux, et s'aperçut qu'une tempête menaçante avait avancé les ténèbres. Elle se formait à l'orient, et la pesante obscurité qu'elle répandait, contrastait avec le brillant éclat du couchant. Les bruyants oiseaux de mer tournoyaient sur les flots, y plongeaient leur plumage, et fuyaient vers quelque retraite éloignée. Les matelots faisaient force de rames; mais le tonnerre qui grondait de loin, les larges gouttes qui commençaient à tomber, déterminèrent le comte à chercher un abri dans le monastère. Le bateau changea de direction. A mesure que les nuages approchaient vers l'occident, leurs flancs noirâtres jetaient de sombres éclairs, qui semblaient, en se réfléchissant, enflammer le sommet des bois et les combles du couvent.
L'apparence des cieux alarma la comtesse et mademoiselle Béarn; leurs cris et leurs frayeurs inquiétaient le comte, et troublaient leurs rameurs. Blanche se contenait en silence, tantôt agitée par la crainte, et tantôt par l'admiration; elle observait la grandeur des nuages, leur effet sur la scène, et écoutait les roulements prolongés de la foudre, qui ébranlaient les airs.
Le bateau s'arrêta en face du monastère. Le comte envoya un de ses gens pour annoncer son arrivée à la supérieure, et lui demander asile. L'ordre de Sainte-Claire était dès lors assez peu austère; cependant les femmes seules pouvaient être admises dans le couvent. Le domestique rapporta une réponse qui respirait tout à la fois l'hospitalité et l'orgueil, mais un orgueil déguisé en soumission. On débarqua, on traversa promptement la pelouse à cause d'une abondante pluie, et l'on fut reçu par la supérieure, qui d'abord étendit la main et donna sa bénédiction. On passa dans une grande salle, où se trouvaient quelques religieuses, toutes vêtues de noir et voilées de blanc. Le voile de l'abbesse pourtant était à demi relevé, et découvrait une dignité douce, que tempérait un sourire obligeant. Elle conduisit la comtesse, Blanche, et mademoiselle Béarn dans un salon de son couvent, et le comte avec Henri restèrent au parloir.
L'abbesse demanda des rafraîchissements, et entretint la comtesse.
Leur entretien fut bientôt dérangé par les coups répétés du tonnerre, et la cloche sonna pour inviter les religieuses à la prière. Blanche, en passant près d'une fenêtre, jeta un regard à l'horizon, et l'éclat subit d'un éclair qui pénétra le vaste abîme des flots lui fit distinguer le vaisseau qu'elle avait déjà remarqué: il s'agitait au milieu d'une mer écumeuse, disparaissait entre les vagues, et tout à coup s'élevait jusqu'aux nues.
Elle soupira à cette vue, et suivit la comtesse et l'abbesse dans la chapelle. Les domestiques du comte étaient allés au château pour faire venir des voitures. Elles arrivèrent à la fin de l'office. La tempête était moins violente: le comte et sa famille retournèrent au château. Blanche fut surprise de découvrir combien les sinuosités du rivage l'avaient trompée sur la distance. C'était la cloche de ce monastère qu'elle avait entendue la veille dans le salon occidental, et elle aurait pu voir les tours, si les ombres de la nuit ne l'en eussent empêchée.
En arrivant, la comtesse affecta plus de lassitude que réellement elle n'en sentait, et se retira chez elle. Le comte, sa fille et Henri, se réunirent au salon; mais à peine y étaient-ils, que, dans un intervalle d'ouragan, ils entendirent un coup de canon. Le comte reconnut le signal de détresse d'un vaisseau: il ouvrit une fenêtre qui donnait sur la Méditerranée, mais la mer était enveloppée d'épaisses ténèbres, et le fracas de la tempête étouffait tout autre son. Blanche se souvint de la barque, et, toute tremblante, en avertit son père. En peu de moments, les coups de canon retentirent encore sur les vents, et s'envolèrent avec eux. La foudre s'élança des nues, avec un déchirement effroyable; mais l'éclair qui la précédait, et qui avait frappé l'immensité des flots, avait laissé voir une chaloupe luttant avec effort contre les vagues écumantes. Une nuit impénétrable avait soudain tout enveloppé. Un second éclair laissa revoir la barque: elle n'avait qu'une seule voile, et cherchait à gagner la côte. Blanche saisit le bras de son père, avec un regard de douleur où se peignaient l'effroi et la compassion. Ce moyen n'était pas nécessaire pour toucher le cœur du comte: il regardait la mer avec une expression de pitié; mais, voyant bien qu'un bateau ne pourrait tenir contre l'orage, il défendit d'en risquer un, et fit porter des torches sur les pointes des rochers.
Alors on vit les domestiques du comte courir de tous côtés, s'avancer à la pointe des rochers, se pencher, tendre leurs flambeaux; d'autres, dont on ne distinguait la direction qu'au mouvement des lumières, descendaient par de dangereux sentiers jusqu'au bord de la mer, et appelaient à grands cris les matelots: on entendait leurs sifflets, leurs faibles voix, qui s'efforçaient de répondre, et qui, par intervalles, se mêlaient avec la tempête. Ces cris subits, qui partaient des rochers, augmentaient la terreur de Blanche à un degré insupportable; mais son tendre intérêt fut bientôt soulagé quand Henri, accourant hors d'haleine, lui apprit que le vaisseau avait jeté l'ancre au fond de la baie, mais dans un tel délabrement, qu'il s'entr'ouvrirait peut-être avant que l'équipage fût débarqué. Le comte fit aussitôt partir tous les bateaux, et fit dire aux infortunés étrangers qu'il recevrait dans son château ceux qui ne pourraient trouver asile dans le village voisin. De ce nombre furent Emilie Saint-Aubert, Dupont, Ludovico et Annette, qui, s'étant embarqués à Livourne, et étant arrivés à Marseille, traversaient le golfe de Lyon quand la tempête les avait accueillis. Ils furent tous reçus par le comte avec une extrême affabilité. Emilie eût voulu, dès le soir, se rendre au couvent de Sainte-Claire; mais il ne voulut point consentir à ce qu'elle sortît du château. Il est bien vrai qu'après tant d'effroi et de fatigue, elle aurait pu difficilement aller plus loin.