Kitabı oku: «Manon Lescaut / Манон Леско. Книга для чтения на французском языке», sayfa 3

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Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable. Chère Manon! lui dis-je, avec un mélange profane d’expressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour! Les faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations ; enfin tous les biens différents de ceux que j’espère avec toi sont des biens méprisables, puisqu’ils ne sauraient tenir un moment, dans mon cœur, contre un seul de tes regards.


En lui promettant néanmoins un oubli général de ses fautes, je voulus être informé de quelle manière elle s’était laissé séduire par B… Elle m’apprit que, l’ayant vue à sa fenêtre, il était devenu passionné pour elle ; qu’il avait fait sa déclaration en fermier général, c’est-à-dire en lui marquant dans une lettre que le payement serait proportionné aux faveurs; qu’elle avait capitulé d’abord, mais sans autre dessein que de tirer de lui quelque somme considérable qui pût servir à nous faire vivre commodément; qu’il l’avait éblouie par de si magnifiques promesses, qu’elle s’était laissé ébranler par degrés22; que je devais juger pourtant de ses remords par la douleur dont elle m’avait laissé voir des témoignages, la veille de notre séparation ; que, malgré l’opulence dans laquelle il l’avait entretenue, elle n’avait jamais goûté de bonheur avec lui, non seulement parce qu’elle n’y trouvait point, me dit-elle, la délicatesse de mes sentiments et l’agrément de mes manières, mais parce qu’au milieu même des plaisirs qu’il lui procurait sans cesse, elle portait, au fond du cœur, le souvenir de mon amour, et le remords de son infidélité. Elle me parla de Tiberge et de la confusion extrême que sa visite lui avait causée. Un coup d’épée dans le cœur, ajouta-t-elle, m’aurait moins ému le sang. Je lui tournai le dos, sans pouvoir soutenir un moment sa présence. Elle continua de me raconter par quels moyens elle avait été instruite de mon séjour à Paris, du changement de ma condition et de mes exercices de Sorbonne. Elle m’assura qu’elle avait été si agitée, pendant la dispute, qu’elle avait eu beaucoup de peine, non seulement à retenir ses larmes, mais ses gémissements mêmes et ses cris, qui avaient été plus d’une fois sur le point d’éclater. Enfin, elle me dit qu’elle était sortie de ce lieu la dernière, pour cacher son désordre, et que, ne suivant que le mouvement de son cœur et l’impétuosité de ses désirs, elle était venue droit au séminaire, avec la résolution d’y mourir si elle ne me trouvait pas disposé à lui pardonner.

Où trouver un barbare qu’un repentir si vif et si tendre n’eût pas touché? Pour moi, je sentis, dans ce moment, que j’aurais sacrifié pour Manon tous les évêchés du monde chrétien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait à propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu’il fallait sur-le-champ sortir du séminaire, et remettre à nous arranger dans un lieu plus sûr. Je consentis à toutes ses volontés sans réplique. Elle entra dans son carrosse, pour aller m’attendre au coin de la rue. Je m’échappai un moment après sans être aperçu du portier. Je montai avec elle. Nous passâmes à la friperie. Je repris les galons et l’épée. Manon fournit aux frais23, car j’étais sans un sou ; et dans la crainte que je ne trouvasse de l’obstacle à ma sortie de Saint-Sulpice, elle n’avait pas voulu que je retournasse un moment à ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trésor, d’ailleurs, était médiocre, et elle assez riche des libéralités de B… pour mépriser ce qu’elle me faisait abandonner. Nous conférâmes, chez le fripier même, sur le parti que nous allions prendre. Pour me faire valoir24 davantage le sacrifice qu’elle me faisait de B…, elle résolut de ne pas garder avec lui le moindre ménagement. Je veux lui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont à lui ; mais j’emporterai, comme de justice, les bijoux et près de soixante mille francs que j’ai tirés de lui depuis deux ans. Je ne lui ai donné nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle; ainsi nous pouvons demeurer sans crainte à Paris, en prenant une maison commode où nous vivrons heureusement. Je lui représentai que, s’il n’y avait point de péril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi, qui ne manquerais point tôt ou tard d’être reconnu, et qui serais continuellement exposé au malheur que j’avais déjà essuyé. Elle me fit entendre qu’elle aurait du regret à quitter Paris. Je craignais tant de la chagriner, qu’il n’y avait point de hasards que je ne méprisasse pour lui plaire ; cependant, nous trouvâmes un tempérament raisonnable, qui fut de louer une maison dans quelque village voisin de Paris, d’où il nous serait aisé d’aller à la ville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nous choisîmes Chaillot, qui n’en est pas éloigné. Manon retourna sur-le-champ chez elle. J’allai l’attendre à la petite porte du jardin des Tuileries. Elle revint une heure après, dans un carrosse de louage25, avec une fille qui la servait, et quelques malles où ses habits et tout ce qu’elle avait de précieux était renfermé.

Nous ne tardâmes point à gagner Chaillot. Nous logeâmes la première nuit à l’auberge, pour nous donner le temps de chercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous en trouvâmes, dès le lendemain, un de notre goût.26

Mon bonheur me parut d’abord établi d’une manière inébranlable. Manon était la douceur et la complaisance même. Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je me crus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu d’expérience, nous raisonnâmes sur la solidité de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaient le fond de nos richesses, n’étaient pas une somme qui pût s’étendre autant que le cours d’une longue vie. Nous n’étions pas disposés d’ailleurs à resserrer trop notre dépense. La première vertu de Manon, non plus que la mienne, n’était pas l’économie. Voici le plan que je me proposai : Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année, si nous continuons de vivre à Chaillot. Nous y mènerons une vie honnête, mais simple. Notre unique dépense sera pour l’entretien d’un carrosse, et pour les spectacles. Nous nous réglerons. Vous aimez l’Opéra : nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. Il est impossible que, dans l’espace de dix ans, il n’arrive point de changement dans ma famille ; mon père est âgé, il peut mourir. Je me trouverai du bien, et nous serons alors au-dessus de toutes nos autres craintes.

Cet arrangement n’eût pas été la plus folle action de ma vie, si nous eussions été assez sages pour nous y assujettir constamment Mais nos résolutions ne durèrent guère plus d’un mois. Manon était passionnée pour le plaisir ; je l’étais pour elle. Il nous naissait à tous moments, de nouvelles occasions de dépense ; et loin de regretter les sommes qu’elle employait quelquefois avec profusion je fus le premier à lui procurer tout ce que je croyais propre à lui plaire. Notre demeure de Chaillot commença même à lui devenir à charge. L’hiver approchait; tout le monde retournait à la ville, et la campagne devenait déserte. Elle me proposa de reprendre une maison à Paris. Je n’y consentis point; mais, pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublé, et que nous y passerions la nuit lorsqu’il nous arriverait de quitter trop tard l’assemblée où nous allions plusieurs fois la semaine ; car l’incommodité de revenir si tard à Chaillot était le prétexte qu’elle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donnâmes ainsi deux logements, l’un à la ville, et l’autre à la campagne. Ce changement mit bientôt le dernier désordre dans nos affaires, en faisant naître deux aventures qui causèrent notre ruine.

Manon avait un frère, qui était garde du corps27. Il se trouva malheureusement logé, à Paris, dans la même rue que nous. Il reconnut sa sœur, en la voyant le matin à sa fenêtre. Il accourut aussitôt chez nous. C’était un homme brutal et sans principes d’honneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement, et comme il savait une partie des aventures de sa sœur, il l’accabla d’injures et de reproches. J’étais sorti un moment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui n’étais rien moins que disposé à souffrir une insulte. Je ne retournai au logis qu’après son départ. La tristesse de Manon me fit juger qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire. Elle me raconta la scène fâcheuse qu’elle venait d’essuyer, et les menaces brutales de son frère. J’en eus tant de ressentiment que j’eusse couru sur-le-champ à la vengeance si elle ne m’eût arrêté par ses larmes. Pendant que je m’entretenais avec elle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre où nous étions, sans s’être fait annoncer. Je ne l’aurais pas reçu aussi civilement que je fis si je l’eusse connu; mais, nous ayant salués d’un air riant, il eut le temps de dire à Manon qu’il venait lui faire des excuses de son comportement; qu’il l’avait crue dans le désordre, et que cette opinion avait allumé sa colère ; mais que, s’étant informé qui j’étais, d’un de nos domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, qu’elles lui faisaient désirer de bien vivre avec nous. Quoique cette information, qui lu’ venait d’un de mes laquais, eût quelque chose de bizarre et de choguant, je reçus son compliment avec honnêteté. Je crus foire plaisir à Manon. Elle paraissait charmée de le voir porté à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner.28 Il se rendit, en peu de moments, si familier, que nous ayant entendus parler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession, car il s’accoutuma bientôt à nous voir avec tant de plaisir qu’il fit sa maison de la nôtre et qu’il se rendit le maître, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il m’appelait son frère, et sous prétexte de la liberté fraternelle, il se mit sur le pied d’amener tous ses amis dans notre maison de Chaillot, et de les y traiter à nos dépens. Il se fit habiller magnifiquement à nos frais. Il nous engagea même à payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas déplaire à Manon, jusqu’à feindre de ne pas m’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps en temps, des sommes considérables. Il est vrai, qu’étant grand joueur, il avait la fidélité de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait; mais la nôtre était trop médiocre pour fournir longtemps à des dépenses si peu modérées. J’étais sur le point de m’expliquer fortement avec lui, pour nous délivrer de ses importunités, lorsqu’un funeste accident m’épargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous abîma sans ressource.

Nous étions demeurés un jour à Paris, pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule à Chailiot dans ces occasions, vint m’avertir, le matin, que le feu avait pris, pendant la nuit, dans ma maison, et qu’on avait eu beaucoup de difficulté à l’éteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage ; elle me répondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causée par la multitude d’étrangers qui étaient venus au secours, qu’elle ne pouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent, qui était renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement à Chaillot. Diligence inutile, la caisse avait déjà disparu. J’éprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans être avare. Cette perte me pénétra d’une si vive douleur que j’en pensai perdre la raison. Je compris tout d’un coup à quels nouveaux malheurs j’allais me trouver exposé ; l’indigence était le moindre. Je connaissais Manon ; je n’avais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée qu’elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier : Je la perdrai, m’ écriai-je. Malheureux Chevalier, tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort. Cependant, je conservai assez de présence d’esprit pour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulle ressource. Le Ciel me fit naître une idée, qui arrêta mon désespoir. Je crus qu’il ne me serait pas impossible de cacher notre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pour l’empêcher de sentir la nécessité. J’ai compté, disais-je pour me consoler, que vingt mille écus nous suffiraient pendant dix ans. Supposons que les dix ans soient écoulés, et que nul des changements que j’espérais ne soit arrivé dans ma famille. Quel parti prendrais-je? Je ne le sais pas trop bien, mais, ce que je ferais alors, qui m’empêche de le faire aujourd’hui? Combien de personnes vivent à Paris, qui n’ont ni mon esprit, ni mes qualités naturelles, et qui doivent néanmoins leur entretien à leurs talents, tels qu’ils les ont! La Providence, ajoutais-je, en réfléchissant sur les différents états de la vie, n’a-t-elle pas arrangé les choses fort sagement? La plupart des grands et des riches sont des sots : cela est clair à qui connaît un peu le monde. Or il y a là-dedans une justice admirable. S’ils joignaient l’esprit aux richesses, ils seraient trop heureux, et le reste des hommes trop misérable. Les qualités du corps et de l’âme sont accordées à ceux-ci, comme des moyens pour se tirer de la misère et de la pauvreté. Les uns prennent part aux richesses des grands en servant à leurs plaisirs : ils en font des dupes ; d’autres servent à leur instruction, ils tâchent d’en faire d’honnêtes gens ; il est rare, à la vérité, qu’il y réussissent, mais ce n’est pas là le but de la divine Sagesse : ils tirent toujours un fruit de leurs soins, qui est de vivre aux dépens de ceux qu’ils instruisent ; et de quelque façon qu’on le prenne, c’est un fond excellent de revenu pour les petits, que la sottise des riches et des grands.

Ces pensées me remirent un peu le cœur et la tête. Je résolus d’abord d’aller consulter M. Lescaut, frère de Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je n’avais eu que trop d’occasions de reconnaître que ce n’était ni de son bien ni de la paye du roi qu’il tirait son plus clair revenu. Il me restait à peine vingt pistoles qui s’étaient trouvées heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai s’il y avait pour moi un parti à choisir entre celui de mourir de faim, ou de me casser la tête de désespoir. Il me répondit que se casser la tête était la ressource des sots ; pour mourir de faim, qu’il y avait quantité de gens d’esprit qui s’y voyaient réduits, quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents ; que c’était à moi d’examiner de quoi j’étais capable; qu’il m’assurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises.

Cela est bien vague, monsieur Lescaut, lui dis-je; mes besoins demanderaient un remède plus présent, car que voulez-vous que je dise à Manon? À propos de Manon, reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse? N’avez-vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquiétudes quand vous le voudrez? Une fille comme elle devrait nous entretenir, vous, elle et moi. Il me coupa la réponse que cette impertinence méritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant le soir mille écus à partager entre nous, si je voulais suivre son conseil; qu’il connaissait un seigneur, si libéral sur le chapitre des plaisirs, qu’il était sûr que mille écus ne lui coûteraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle que Manon. Je l’arrêtai. J’avais meilleure opinion de vous, lui répondis-je ; je m’étais figuré que le motif que vous aviez eu, pour m’accorder votre amitié, était un sentiment tout opposé à celui où vous êtes maintenant. Il me confessa impudemment qu’il avait toujours pensé de même, et que sa sœur ayant une fois violé les lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait le plus, il ne s’était réconcilié avec elle que dans l’espérance de tirer parti de sa mauvaise conduite29. Il me fut aisé de juger que jusqu’alors nous avions été ses dupes. Quelque émotion néanmoins que ce discours m’eût causée, le besoin que j’avais de lui m’obligea de répondre, en riant, que son conseil était une dernière ressource qu’il fallait remettre à l’extrémité. Je le priai de m’ouvrir quelque autre voie. Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que j’avais reçue de la nature, pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m’aurait rendu infidèle à Manon ; je lui parlai du jeu, comme du moyen le plus facile, et le plus convenable à ma situation. Il me dit que le jeu, à la vérité, était une ressource, mais que cela demandait d’être expliqué ; qu’entreprendre de jouer simplement, avec les espérances communes, c’était le vrai moyen d’achever ma perte; que de prétendre exercer seul, et sans être soutenu, les petits moyens qu’un habile homme emploie pour corriger la fortune, était un métier trop dangereux ; qu’il y avait une troisième voie, qui était celle de l’association, mais que ma jeunesse lui faisait craindre que messieurs les Confédérés ne me jugeassent point encore les qualités propres à la Ligue. Il me promit néanmoins ses bons offices auprès d’eux ; et ce que je n’aurais pas attendu de lui, il m’offrit quelque argent, lorsque je me trouverais pressé du besoin. L’unique grâce que je lui demandai, dans les circonstances, fut de ne rien apprendre à Manon de la perte que j’avais faite, et du sujet de notre conversation.

Je sortis de chez lui, moins satisfait encore que je n’y étais entré ; je me repentis même de lui avoir confié mon secret. Il n’avait rien fait, pour moi, que je n’eusse pu obtenir de même sans cette ouverture, et je craignais mortellement qu’il ne manquât à la promesse qu’il m’avait faite de ne rien découvrir à Manon. J’avais lieu d’appréhender aussi, par la déclaration de ses sentiments, qu’il ne formât le dessein de tirer parti d’elle, suivant ses propres termes, en l’enlevant de mes mains, ou, du moins, en lui conseillant de me quitter pour s’attacher à quelque amant plus riche et plus heureux. Je fis là-dessus mille réflexions, qui n’aboutirent qu’à me tourmenter et à renouveler le désespoir où j’avais été le matin. Il me vint plusieurs fois à l’esprit d’écrire à mon père, et de feindre une nouvelle conversion, pour obtenir de lui quelque secours d’argent ; mais je me rappelai aussitôt que, malgré toute sa bonté, il m’avait resserré six mois dans une étroite prison, pour ma première faute ; j’étais bien sûr qu’après un éclat tel que l’avait dû causer ma fuite de Saint-Sulpice, il me traiterait beaucoup plus rigoureusement. Enfin, cette confusion de pensées en produisit une qui remit le calme tout d’un coup dans mon esprit, et que je m’étonnai de n’avoir pas eue plus tôt, ce fut de recourir à mon ami Tiberge, dans lequel j’étais bien certain de retrouver toujours le même fond de zèle et d’amitié. Rien n’est plus admirable, et ne fait plus d’honneur à la vertu, que la confiance avec laquelle on s’adresse aux personnes dont on connaît parfaitement la probité. On sent qu’il n’y a point de risque à courir. Si elles ne sont pas toujours en état d’offrir du secours, on est sûr qu’on en obtiendra du moins de la bonté et de la compassion. Le cœur, qui se ferme avec tant de soin au reste des hommes, s’ouvre naturellement en leur présence, comme une fleur s’épanouit à la lumière du soleil, dont elle n’attend qu’une douce influence.

Je regardai comme un effet de la protection du Ciel de m’être souvenu si à propos de Tiberge, et je résolus de chercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis, pour lui écrire un mot, et lui marquer un lieu propre à notre entretien. Je lui recommandais le silence et la discrétion, comme un des plus importants services qu’il pût me rendre dans la situation de mes affaires. La joie que l’espérance de le voir m’inspirait effaça les traces du chagrin que Manon n’aurait pas manqué d’apercevoir sur mon visage. Je lui parlai de notre malheur de Chaillot comme d’une bagatelle qui ne devait pas l’alarmer; et Paris étant le lieu du monde où elle se voyait avec le plus de plaisir, elle ne fut pas fâchée de m’entendre dire qu’il était à propos d’y demeurer, jusqu’à ce qu’on eût réparé à Chaillot quelques légers effets de l’incendie. Une heure après, je reçus la réponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieu de l’assignation. J’y courus avec impatience. Je sentais néanmoins quelque honte d’aller paraître aux yeux d’un ami, dont la seule présence devait être un reproche de mes désordres, mais l’opinion que j’avais de la bonté de son cœur et l’intérêt de Manon soutinrent ma hardiesse.

Je l’avais prié de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y était avant moi. Il vint m’embrasser, aussitôt qu’il m’eut aperçu. Il me tint serré longtemps entre ses bras, et je sentis mon visage mouillé de ses larmes. Je lui dis que je ne me présentais à lui qu’avec confusion, et que je portais dans le cœur un vif sentiment de mon ingratitude ; que la première chose dont je le conjurais était de m’apprendre s’il m’était encore permis de le regarder comme mon ami, après avoir mérité si justement de perdre son estime et son affection. Il me répondit, du ton le plus tendre, que rien n’était capable de le faire renoncer à cette qualité; que mes malheurs mêmes, et si je lui permettais de le dire, mes fautes et mes désordres, avaient redoublé sa tendresse pour moi ; mais que c’était une tendresse mêlée de la plus vive douleur, telle qu’on la sent pour une personne chère, qu’on voit toucher à sa perte sans pouvoir la secourir.

Nous nous assîmes sur un banc. Hélas! lui dis-je, avec un soupir parti du fond du cœur, votre compassion doit être excessive, mon cher Tiberge, si vous m’assurez, qu’elle est égale à mes peines. J’ai honte de vous les laisser voir, car je confesse que la cause n’en est pas glorieuse, mais l’effet en est : si triste qu’il n’est pas besoin de m’aimer autant que vous faites pour en être attendri. Il me demanda, comme une marque d’amitié, de lui raconter sans déguisement ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Saint-Sulpice. Je le satisfis ; et loin d’altérer quelque chose à la vérité, ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passion avec toute la force qu’elle m’inspirait. Je la lui représentai comme un de ces coups particuliers du destin qui s’attache à la ruine d’un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du désespoir où j’étais deux heures avant que de le voir, et de celui dans lequel j’allais retomber, si j’étais abandonné par mes amis aussi impitoyablement que par la fortune; enfin, j’attendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par la compassion que je l’étais par le sentiment de mes peines. Il ne se lassait point de m’embras-ser, et de m’exhorter à prendre du courage et de la consolation, mais, comme il supposait toujours qu’il fallait me séparer de Manon, je lui fis entendre nettement que c’était cette séparation même que je regardais comme la plus grande de mes infortunes, et que j’étais disposé à souffrir, non seulement le dernier excès de la misère, mais la mort la plus cruelle, avant que de recevoir un remède plus insupportable que tous mes maux ensemble.

Expliquez-vous donc, me dit-il : quelle espèce de secours suis-je capable de vous donner, si vous vous révoltez contre toutes mes propositions? Je n’osais lui déclarer que c’était de sa bourse que j’avais besoin. Il le comprit pourtant à la fin, et m’ayant confessé qu’il croyait m’entendre, il demeura quelque temps suspendu, avec l’air d’une personne qui balance. Ne croyez pas, reprit-il bientôt, que ma rêverie vienne d’un refroidissement de zèle et d’amitié. Mais à quelle alternative me réduisez-vous, s’il faut que je vous refuse le seul secours que vous voulez accepter, ou que je blesse mon devoir en vous l’accordant? car n’est-ce pas prendre part à votre désordre, que de vous y faire persévérer? Cependant, continua-t-il après avoir réfléchi un moment, je m’imagine que c’est peut-être l’état violent où l’indigence vous jette, qui ne vous laisse pas assez de liberté pour choisir le meilleur parti ; il faut un esprit tranquille pour goûter la sagesse et la vérité. Je trouverai le moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, mon cher Chevalier, ajouta-t-il en m’embrassant, d’y mettre seulement une condition : c’est que vous m’apprendrez le lieu de votre demeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes efforts pour vous ramener à la vertu, que je sais que vous aimez, et dont il n’y a que la violence de vos passions qui vous écarte. Je lui accordai sincèrement tout ce qu’il souhaitait, et je le priai de plaindre la malignité de mon sort, qui me faisait profiter si mal des conseils d’un ami si vertueux. Il me mena aussitôt chez un banquier de sa connaissance, qui m’avança cent pistoles sur son billet, car il n’était rien moins qu’en argent comptant. J’ai déjà dit qu’il n’était pas riche. Son bénéfice valait mille écus, mais, comme c’était la première année qu’il le possédait, il n’avait encore rien touché du revenu : c’était sur les fruits futurs qu’il me faisait cette avance.

Je sentis tout le prix de sa générosité. J’en fus touché, jusqu’au point de déplorer l’aveuglement d’un amour fatal, qui me faisait violer tous les devoirs. La vertu eut assez de force pendant quelques moments pour s’élever dans mon cœur contre ma passion, et j’aperçus du moins, dans cet instant de lumière, la honte et l’indignité de mes chaînes. Mais ce combat fut léger et dura peu. La vue de Manon m’aurait fait précipiter du ciel, et je m’étonnai, en me retrouvant près d’elle, que j’eusse pu traiter un moment de honteuse une tendresse si juste pour un objet si charmant.

Manon était une créature d’un caractère extraordinaire. Jamais fille n’eut moins d’attachement qu’elle pour l’argent, mais elle ne pouvait être tranquille un moment, avec la crainte d’en manquer. C’était du plaisir et des passe-temps qu’il lui fallait. Elle n’eût jamais voulu toucher un sou, si l’on pouvait se divertir sans qu’il en coûte. Elle ne s’informait pas même quel était le fonds de nos richesses, pourvu qu’elle pût passer agréablement la journée ; de sorte que, n’étant ni excessivement livrée au jeu ni capable d’être éblouie par le faste des grandes dépenses, rien n’était plus facile que de la satisfaire, en lui taisant naître tous les jours des amusements de son goût. Mais c’était une chose si nécessaire pour elle, d’être ainsi occupée par le plaisir, qu’il n’y avait pas le moindre fond à faire, sans cela, sur son humeur et sur ses inclinations30. Quoiqu’elle m’aimât tendrement, et que je fusse le seul, comme elle en convenait volontiers, qui pût lui faire goûter parfaitement les douceurs de l’amour, j’étais presque certain que sa tendresse ne tiendrait point contre de certaines craintes. Elle m’aurait préféré à toute la terre avec une fortune médiocre ; mais je ne doutais nullement qu’elle ne m’abandonnât pour quelque nouveau B… lorsqu’il ne me resterait que de la constance et de la fidélité à lui offrir. Je résolus donc de régler si bien ma dépense particulière que je fusse toujours en état de fournir aux siennes, et de me priver plutôt de mille choses nécessaires que de la borner même pour le superflu. Le carrosse m’effrayait plus que tout le reste; car il n’y avait point d’apparence de pouvoir entretenir des chevaux et un cocher. Je découvris ma peine à M. Lescaut. Je ne lui avais point caché que j’eusse reçu cent pistroles d’un ami. Il me répéta que, si je voulais tenter le hasard du jeu, il ne désespérait point qu’en sacrifiant de bonne grâce une centaine de francs pour traiter ses associés, je ne pusse être admis, à sa recommandation, dans la Ligue de l’Industrie. Quelque répugnance que j’eusse à tromper, je me laissai entraîner par une cruelle nécessité.

M. Lescaut me présenta, le soir même, comme un de ses parents. Il ajouta que j’étais d’autant mieux disposé à réussir, que j’avais besoin des plus grandes faveurs de la fortune. Cependant, pour faire connaître que ma misère n’était pas celle d’un homme de néant, il leur dit que j’étais dans le dessein de leur donner à souper. L’offre fut acceptée. Je les traitai magnifiquement. On s’entretint longtemps de la gentillesse de ma figure et de mes heureuses dispositions. On prétendit qu’il y avait beaucoup à espérer de moi, parce qu’ayant quelque chose dans la physionomie qui sentait l’honnête homme, personne ne se défierait de mes artifices. Enfin, on rendit grâce à M. Lescaut d’avoir procuré à l’Ordre un novice de mon mérite et l’on chargea un des chevaliers de me donner, pendant quelques jours, les instructions nécessaires. Le principal théâtre de mes exploits devait être l’hôtel de Transylvanie, où il y avait une table de pharaon dans une salle et divers autres jeux de cartes et de dés dans la galerie. Cette académie se tenait au profit de M. le prince de R…, qui demeurait alors à Clagny, et la plupart de ses officiers étaient de notre société. Le dirai-je à ma honte? Je profitai en peu de temps des leçons de mon maître. J’acquis surtout beaucoup d’habileté à faire une volte-face, à filer la carte, et m’aidant fort bien d’une longue paire de manchettes, j’escamotais assez légèrement pour tromper les yeux des plus habiles, et ruiner sans affectation quantité d’honnêtes joueurs. Cette adresse extraordinaire hâta si fort les progrès de ma fortune, que je me trouvai en peu de semaines des sommes considérables, outre celles que je partageais de bonne foi avec mes associés. Je ne craignis plus, alors, de découvrir à Manon notre perte de Chaillot, et, pour la consoler, en lui apprenant cette fâcheuse nouvelle, je louai une maison garnie, où nous nous établîmes avec un air d’opulence et de sécurité.

22.qu’elle s’était laissé ébranler par degrés – что она сдалась постепенно
23.Manon fournit aux frais – Манон покрыла издержки
24.faire valoir – подчеркнуть
25.un carrosse de louage – взятая напрокат карета
26.Nous en trouvâmes, dès le lendemain, un de notre goût – Уже на следующий день мы нашли одну (квартиру) в нашем вкусе.
27.le garde du corps – телохранитель
28.Nous le retînmes à dîner – Мы оставили его ужинать.
29.Il me confessa impudemment qu’il avait toujours pensé de même, et que sa sœur ayant une fois violé les lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait le plus, il ne s’était réconcilié avec elle que dans l’espérance de tirer parti de sa mauvaise conduite – Он мне цинично признался, что он всегда думал так же и что со своей сестрой, нарушившей один раз законы своего пола, хоть и в пользу мужчины, которого он любил больше всего, он помирился только из-за надежды извлечь пользу из её плохого поведения.
30.Mais c’était une chose si nécessaire pour elle, d’être ainsi occupée par le plaisir, qu’il n’y avait pas le moindre fond à faire, sans cela, sur son humeur et sur ses inclinations – Но это было столь необходимо для неё, быть таким образом занятой удовольствием, что без этого даже не надо было делать усилий, чтобы понять её настроение и привязанности.

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Yaş sınırı:
0+
Litres'teki yayın tarihi:
07 ekim 2021
Yazıldığı tarih:
1731
Hacim:
235 s. 10 illüstrasyon
ISBN:
978-5-9925-1528-2
Telif hakkı:
КАРО
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