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Kitabı oku: «Le chemin qui descend», sayfa 5

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Bravement, peut-être parce qu'au passage, elle rencontrait le regard lumineux d'Élisabeth, elle domina tout de suite la honteuse impression:

– Je serai à votre disposition, Étienne, le soir où vous voudrez.

– Bien. Merci beaucoup, Claude. Je vous dirai, ces jours-ci, la date exacte du concert. Croyez-vous que votre amie, Rita Delviani, consentirait à chanter?

– Étienne, vous m'en demandez trop long. Mais Rita viendra, je pense, tout à l'heure. Vous pourrez lui adresser vous-même votre requête… Tenez, les dieux sont pour vous, la voilà justement!.. Ah! Sonia aussi!..

En effet, la porte venait encore de s'ouvrir devant deux nouvelles visiteuses très différentes d'aspect: une superbe créature, grande, très forte, des yeux de velours sombre, une bouche délicieuse sur des dents de bébé, un air joyeux de bonne fille qui goûte la vie avec des lèvres gourmandes, Rita Delviani, la chanteuse dont la voix était d'un admirable métal.

L'autre, Sonia Lavernoff, une Russe, étudiante en médecine, d'une vingtaine d'années, qui avait des yeux clairs de mystique, dans un masque rude. Insouciante de la pauvreté, elle poursuivait ses études pour atteindre les grades qui lui permettraient de s'en aller exercer un ministère charitable dans une région perdue de la Russie.

Claude lui serra amicalement la main car elle admirait fort sa valeur morale; tandis que Étienne Hugaye évoluait pour se rapprocher de Rita. Il la savait très généreuse, toujours prête à faire, pour les malheureux, le don de sa belle voix; et, à cause de cela, il lui pardonnait les allures que sa rigidité et son éducation condamnaient.

Il dut attendre un peu pour l'aborder. Après avoir gaiement pris contact avec Élisabeth et ses hôtes, elle était revenue à Claude et demandait:

– Claude, ma petite, voulez-vous, dimanche prochain, venir jouer dans un concert à Rouen? Je chante. Nous partirions le matin avec la troupe des artistes. Ce n'est pas bien avantageux… Mais vous savez mon principe. Quand on débute, il faut surtout se faire connaître; donc ne jamais refuser une occasion d'être entendue. Le cachet n'est pas fort, mais le voyage est payé… Ça vous tente-t-il?

– Bien sûr! fit Claude, rieuse. Rien que le voyage me tenterait… C'est si amusant de remuer!.. Expliquez-moi ce qu'il faudrait jouer…

Rita, très volontiers, se mit en devoir d'expliquer. Mais elles furent interrompues par une exclamation du professeur Delbeau:

– Est-ce que nous n'allons pas avoir un peu de musique?.. Les deux artistes seraient bien aimables de ne pas s'absorber dans leur aparté.

Le petit journaliste hirsute avait aussitôt dressé la tête, abandonnant les «logements ouvriers». Ses yeux vifs regardaient avec envie le groupe des deux jeunes femmes qui, en riant, terminaient sans façon leurs arrangements.

Puis Rita se rapprocha:

– Docteur, qu'est-ce qu'il vous faut?.. Du chant?.. du violon?

– Tous les deux.

– Quelle gourmandise…! Claude, voulez-vous jouer seule, d'abord… parce que, moi aussi, j'ai envie de vous écouter… pour me mettre en train…

Elle s'était assise au piano. Claude vint se placer près d'elle… Et elles commencèrent. Alors, instantanément, les conversations cessèrent. Tous, même les pures intellectuelles comme Mme Albran, étaient saisis par la magie des sons. Étienne écoutait, son cerveau d'observateur se prenant, une fois de plus, à chercher le mystère d'une personnalité que ne livrait guère cette troublante Claude. Le petit journaliste semblait hypnotisé; son regard ne quittait point les artistes. Les yeux mystiques de Sonia rêvaient; et ceux de Lily détaillaient le visage de Claude, devenu ardent et grave, notaient le mouvement harmonieux du bras qui faisait frémir l'archet.

A travers la maison où, une heure plus tôt, montaient les plaintes de la souffrance, s'épandaient maintenant les sonorités du chant qui s'élevait pareil à une voix humaine, toute vibrante d'une passion d'abord contenue, puis épanouie dans une allégresse triomphante.

Quand Claude se tut, laissant retomber son archet, Rita se tourna vers elle, avec l'exclamation qui était dans toutes les pensées:

– Ma petite, vous avez encore fait des progrès depuis cet été!

Les paroles se croisaient, tandis que Claude, une faible lueur pourpre sur les joues, reposait son violon d'un geste presque tendre, elle si peu démonstrative. Elle souriait parce que Rita poursuivait drôlement:

– Vous savez, Claude, vous devenez dangereuse, au moral s'entend, pour vos auditeurs! Vous avez un jeu qui rend tout prêt à la chute… s'il y a occasion!

Rita Delviani ne se doutait pas qu'en ce moment même, le docteur Delbeau disait à Élisabeth:

– Comme elle joue, cette gamine! Elle n'a plus rien d'une écolière. C'est une vraie femme. Mon amie, gare à l'éveil! Il est tout proche.

– L'éveil?.. Oh! pas encore, j'espère.

– Vous espérez? Pourquoi? C'est beau, le développement normal de l'être.

– Très beau… oui… Mais si inquiétant aussi! Ah! comme nos enfants nous échappent vite.

– Toujours l'évolution, l'inévitable évolution!

Encore une fois, pensivement, elle fit «oui». Le docteur la regardait, trop observateur pour n'être pas perspicace; mais aussi, trop discret pour lui laisser voir qu'il percevait en elle une obscure préoccupation au sujet de Claude; et amical, il dit seulement, tout haut:

– Pour votre tranquillité… – et celle de Claude! – tâchez de n'être pas ainsi «mère poule». Vous avez élevé cette petite, donc elle doit être bien trempée… Vous l'avez élevée – et Dieu sait que je vous en approuve! – de façon à lui permettre d'acquérir une personnalité. Eh bien, cette personnalité est en train de se révéler. Voilà tout! Il ne faut pas vous en plaindre!

Élisabeth gardait son visage songeur.

– C'est vrai, j'ai voulu qu'elle eût sa personnalité… Je lui ai toujours montré, autant qu'il était en mon pouvoir, ce qui me paraissait le bien, ce qui devait être fait… Et puis, je l'ai laissée libre de choisir, d'agir, de penser, après m'être appliquée à lui donner le sentiment de sa responsabilité…

– Et ainsi, vous l'avez marquée de votre empreinte, mon amie. A travers la vie, elle l'emportera…

– Peut-être… Docteur, ces petites filles sont des sphinx… Mais après tout, vous avez, sans doute, raison. Je suis trop «mère poule»… C'est que je me sens, moralement, de telles responsabilités, vis-à-vis de cette petite qui m'a été confiée. Pour ma propre enfant, j'aurais, il me semble, moins de souci!..

– Je ne crois pas, fit-il, souriant. Dès que votre sentiment maternel est en jeu, vous, de volonté si ferme, vous vous transformez en une pauvre petite femme craintive…

– Un chiffon, quoi! fit-elle, secouant la tête.

Puis, changeant de ton, elle jeta:

– Rita, nous vous écoutons, n'est-ce pas?

Mais l'artiste n'entendit pas, occupée à causer avec Étienne Hugaye, tandis que, près d'eux, le petit journaliste félicitait Claude, avec la même ardeur qu'il apportait à attaquer les jouisseurs, oublieux de leurs frères misérables.

Élisabeth les regarda, une seconde; aux lèvres, elle avait son beau sourire indulgent; puis elle répéta, un peu plus haut:

– Rita, Rita, vous bavarderez tout à l'heure avec Hugaye! Le docteur Delbeau va être obligé de nous quitter et il réclame un peu de chant!

Tous aussitôt insistèrent. Lily Switson, glissée dans un coin de la pièce, avait pris son album et crayonnait les physionomies.

Rita, docilement, se dirigea vers le piano.

– Bon, bon! Ne soyez pas si agités, vous tous!.. Je chante… Claude, vous êtes prête?

Toutes deux s'installèrent… Et de nouveau, ce fut, pour ceux qui les écoutaient, l'oubli, le rêve, l'apaisement ou l'éveil passionné dans le secret de l'âme… En chantant, Rita perdait son air «bonne fille». On aurait dit, alors, qu'un invisible dieu modelait le visage où la bouche délicieuse frémissait au souffle des sons. Même la stature trop massive changeait de caractère, prenant la majesté de quelque cariatide.

Près d'elle, Claude avait une sveltesse de Tanagra. Sous les paupières abaissées, les cils traçaient leur ombre sur la chair de rose blanche; et la lueur des bougies caressait la ligne délicatement ferme du profil.

– Ah! que c'est beau à contempler, la jeunesse! murmura le docteur.

Élisabeth ne répondit pas; elle écoutait.

Entendre de la musique, c'était pour elle le plus vivifiant des repos, la seule jouissance, peut-être, qu'elle se permît. Les auditeurs devenaient insatiables. Ils demandaient une mélodie, puis une autre encore… Car les deux artistes se comprenaient, se suivaient si merveilleusement, le violon vibrant à l'unisson avec la voix, que la moindre page musicale devenait ainsi une œuvre d'art.

Mais une visiteuse de la dernière heure apparaissait, le professeur de philosophie Sabine Méruel; et si discrètement qu'elle eût pénétré dans la pièce, son entrée rompait le charme, d'autant que Rita, jetant, par hasard, un coup d'œil sur la pendule, s'exclamait:

– Comment, six heures et demie?.. Vite, je me sauve! Je dîne en ville et je veux me faire belle… Or, madame Ronal, sans reproche, vous demeurez au diable!.. Je vous pardonne, parce que vous êtes une femme exquise… comme votre salon!.. J'adore décidément cette pièce… Au revoir, Claude. Alors, à jeudi pour notre répétition… Vous savez, il nous faut un succès digne de nous…

Tous et toutes prenaient congé, plus ou moins stupéfaits de s'être ainsi attardés dans les délices de la musique.

Devant l'étroit perron, sur le gravier du jardin, sonnait le roulement des autos qui remmenaient dans Paris les ex-infirmières redevenues de très fortunées créatures.

Claude s'était rapprochée de son amie…

– Élisabeth, si vous n'avez pas besoin de moi, j'irai reconduire Lily et Sonia pour marcher un peu…

– Je n'ai pas du tout besoin de toi, mon petit. Tu peux sortir. Mais nous dînons à sept heures et demie, n'est-ce pas? J'ai quelques visites à faire, ce soir.

– Et moi, à travailler. A tout à l'heure, Élisabeth.

Le salon se vidait; mais les chaises dérangées, les tasses sur le plateau du thé, le violon demeuré près du piano ouvert lui gardaient une physionomie vivante.

– Élisabeth, je ne vous dérange pas en restant encore un instant avec vous, demanda Sabine Méruel, voyant Hugaye et son ami, le journaliste, s'apprêter, à leur tour, pour le départ.

– Pas du tout. Je puis m'accorder encore un moment de récréation, avant de chercher un rapport attendu. Vous voyez que je ne fais pas de cérémonies avec vous!

Tout en parlant, elle levait ses yeux clairs vers son amie, et aussitôt, elle acheva, le ton tout différent:

– Qu'est-ce que vous avez? Sabine. Vous êtes nerveuse… Un ennui?

– Est-ce un ennui?.. Peut-être vous jugerez que le mot est impropre…

– Si vous pouvez, dites-le-moi… Nous en causerons ensemble. Cela vous détendra…

Sabine Méruel fit un geste vague et se rassit, laissant Élisabeth recevoir l'adieu de ses derniers hôtes. Sans qu'elle en eût conscience, son pied battait le parquet, et un pli creusait son front, accentuant le caractère un peu autoritaire des traits réguliers, fortement dessinés. Elle tressaillit, sentant sur son épaule la main d'Élisabeth, ferme et légère.

– Eh bien, Sabine, qu'y a-t-il?

– Oh! rien, après tout… que la réaction d'une scène absurde que je viens de subir tantôt.

– Une scène?.. de qui?..

La jeune femme mordit ses lèvres.

– Vous connaissez une des «petites» les plus remarquables de mon cours de philosophie, Suzanne Lumièges?..

– Oui… Du moins, je vous en ai souvent entendue parler… Eh bien?..

– Eh bien, cette petite est un cerveau rare… Elle est douée à miracle pour devenir une intellectuelle remarquable. Et depuis trois ans qu'elle suit mes cours, je m'applique à la diriger vers la beauté pure, à faire d'elle une créature vraiment supérieure. Jamais, peut-être, dans toute ma carrière de professeur, je n'ai rencontré un sujet qui m'intéressât, même qui m'attachât davantage… par sa pensée admirablement compréhensive, son culte pour l'idée, son âme ardente, avide de se développer librement sans souci des préjugés d'antan. Pour moi, elle devenait une délicieuse âme sœur qui m'était chère, comme une créature d'élection, créée par mes soins…

Sabine s'arrêta un peu. Sans un geste, du ton qu'elle eût trouvé pour faire n'importe quelle intéressante analyse, mais la voix sourdement frémissante, elle avait parlé.

– Alors?.. demanda Élisabeth qui écoutait, pensive.

– Alors, il y a trois semaines, cette enfant, qui reconnaissait en moi la directrice morale de sa vie, m'a confié que sa famille désirait la marier… Et à qui! Si encore ç'avait été à un artiste, à un intellectuel remarquable, j'aurais compris que la proposition pût être étudiée. Mais, vous le savez, cette petite est lamentablement riche… Et c'est d'un futur agent de change qu'il était question. Une vraie chute, qu'un pareil mariage!.. Je lui ai dit mon sentiment… Nous avons causé… Elle m'a comprise et a répondu en conséquence…

Élisabeth leva son regard profond vers son amie.

– Et la liberté dans le jugement et la décision, qu'en faisiez-vous là? Sabine.

– Je l'ai, comme toujours, respectée, ce me semble. J'ai discuté la question avec une fille très intelligente… Et ensuite, c'est elle qui a décidé en connaissance de cause.

– Sous votre influence, puisque, dites-vous, Suzanne Lumièges a en vous une absolue confiance… Et qu'est-il arrivé?..

– Une visite de sa mère, furibonde, fulminante, m'accusant d'avoir perverti le jugement de sa fille… Une stupidité, à laquelle j'ai répondu cette très simple vérité que je n'avais eu en vue que le développement moral de sa fille, digne de vivre pour un idéal supérieur, dégagé des mesquines préoccupations qui remplissent la cervelle des femmes du monde. Là-dessus, elle m'a encore accusée d'avoir détaché d'elle sa fille, de lui avoir faussé l'esprit en lui donnant des idées qui ne sont pas de mise en son monde… – heureusement!.. de l'avoir détournée d'un mariage qui, – soi-disant – était, pour elle, le bonheur… Des idioties!.. quoi!.. Puis, pour couronner son discours, elle m'a déclaré que j'avais commis le crime «d'accaparer son enfant»… C'était complet!

Attentive, Élisabeth écoutait; son clair regard d'observatrice attaché sur le visage de Sabine Méruel, le beau visage, d'une régularité classique, un peu dure, où errait, en ce moment, le reflet d'une émotion passionnée que seul trahissait un imperceptible tremblement des lèvres, de la voix timbrée, qui avait une autorité «prenante».

– Qu'avez-vous répondu à cette Mme Lumièges? Sabine.

– Toujours la vérité; que jamais, naturellement, je n'avais pensé à accaparer sa fille. Mais, puisqu'elle me la confiait, je l'avais dirigée dans le sens que je jugeais utile à son perfectionnement moral. Vite, je me suis aperçue que c'était lettre morte pour elle, tout ce que je lui disais sur la beauté, le devoir que nous avons de la chercher pour la réaliser en nous, sans souci des obstacles dressés par les préjugés, le milieu, les tentations… Vivre pour la pensée, libre de tous liens, occupée du développement harmonieux de sa personnalité… Quand je lui ai dit cela, à sa mine, j'ai compris qu'elle saisirait aussi bien une révélation faite en chinois! Elle était toute à sa fureur, exhalée en misérables petites phrases, à ses lamentations de bête qui croit avoir perdu son petit… Ah! Élisabeth, ce serait à décourager de l'apostolat, si je n'avais au cœur et au cerveau, la conviction que j'accomplis une œuvre trop haute, pour avoir le droit de me rebuter devant l'incompréhension des natures inférieures.

– Sabine, fit lentement Mme Ronal, qui semblait encore réfléchir, je crois que cet apostolat, vous devriez le réserver pour les petites de notre monde, à nous autres travailleuses; celles-là ont besoin de savoir être libres et fortes puisque leur qualité de filles sans dot les destine pour la plupart à n'être pas des épouses. Bon gré, mal gré, elles se trouvent devant la nécessité de compter sur elles seules, sans l'aide de l'homme, à laquelle j'estime d'ailleurs que, neuf fois sur dix, c'est, pour elles, le bonheur d'échapper.

– Vous l'avez rudement appris, Élisabeth.

– Oui… Moi et bien d'autres!.. Mais comme femme et comme médecin, je sais aussi qu'il ne faut pas oublier la nature qui, physiologiquement et psychologiquement, les entraîne vers l'homme… L'inévitable attirance du sexe!..

Sabine Méruel eut un geste de protestation.

– Élisabeth, vous exagérez… Jugez-en par vous, par moi-même…

– Moi, j'ai souffert. Et vous, vous, Sabine, vous êtes une cérébrale. Mais toutes, surtout les très jeunes, les petites de vingt ans, ne sont pas ainsi… Alors, nous, les aînées, nous que l'expérience a instruites, nous devons leur apprendre la belle et fière indépendance de la femme d'aujourd'hui. Et pour leur bien tremper l'âme, vous avez raison, il faut que nous leur donnions un idéal – de beauté morale qui les dirige et les soutienne, – à défaut de la foi religieuse qui n'existe plus pour beaucoup.

– Leur conscience doit suffire! interrompit orgueilleusement Sabine.

– Elle devrait, oui… Mais elle suffit surtout aux natures supérieures… Voyez-vous, Sabine, pour en revenir à notre point de départ, je crois qu'il faut laisser les gamines du monde à leur milieu, avec tout ce qu'il comporte d'infériorité, à leur destinée d'épouses… Car, après tout, il en faut, des épouses! Disciplinées par l'éducation, elles trouvent tout naturel de subir le joug de l'homme. Elles n'en souffrent pas. Élargissez leur horizon, vous en ferez des déclassées dans leur milieu, dont fatalement, elles ne peuvent sortir.

Sabine Méruel gardait son expression d'invincible conviction.

– Mais, Élisabeth, quand une de ces gamines vaut la peine d'être élevée hors de ce milieu, ce serait un crime de ne pas l'en arracher coûte que coûte!

– De l'en arracher en la séparant de sa mère, de ses parents?

De sa voix timbrée où il y avait une sorte de violence froide, Sabine prononça:

– Quand les parents ne remplissent pas, ou sont incapables de remplir leur mission, il faut bien que nous nous substituions à eux!

– Le faut-il?.. En êtes-vous sûre? interrompit gravement Élisabeth… Peut-être parce que je suis moi-même une mère, je comprends la révolte de cette femme devant l'ascendant qu'elle vous voit sur sa fille. Et je me demande, en conscience, faut-il que cet ascendant existe?

Du même ton absolu, Sabine Méruel affirma:

– Il le faut!

– Vous le croyez, soit. Mais il me semble que, en la circonstance, pour des raisons très complexes que votre devoir est d'analyser, vous ne jugez pas entièrement juste, avec les intentions les plus droites… Réfléchissez bien… N'influencez pas cette petite. Vous êtes trop intéressée dans la question…

Sabine ne répondit pas. Et un silence tomba dans la pièce. Toutes deux songeaient. Mais le timbre de la pendule sonna. Sabine tressaillit et se leva aussitôt:

– Ma pauvre Élisabeth, comme je vous fais perdre votre temps! J'en suis honteuse!.. Excusez-moi…

– Ne soyez pas honteuse… Nous avons parlé de choses qui valent la peine d'être discutées…

– Et que nous envisageons bien différemment, Élisabeth; au revoir… Et merci de l'attention que vous m'avez donnée…

– Je voudrais espérer que je vous ai été bonne en quelque chose…

– Ah!.. de cela, que sait-on jamais?..

Et serrant la main de Mme Ronal, elle la quitta rapidement.

VIII

Il pleuvait.

Sous le péristyle du Châtelet, Claude s'arrêta, avec une imperceptible moue, regardant la course mouillée des passants qui circulaient sous l'averse diluvienne, dans la maussade clarté de ce jour de novembre, trempé de brume et d'eau.

Elle sortait de la répétition du concert dominical où elle avait voulu entendre une œuvre qu'elle aimait; et aussi, se rendre compte, à nouveau, des sonorités de la salle où elle devait jouer pour la première fois au début de l'hiver. Son maître, après l'avoir sévèrement écartée des grandes exhibitions, jugeait maintenant son talent assez sûr pour qu'elle pût l'offrir au jugement d'un public de vrais connaisseurs.

L'esprit tout vibrant encore de l'ardente étude qu'elle venait de lui imposer, elle demeurait sur le seuil du théâtre, immobile et distraite, ne sentant même pas la poussière d'eau dont le vent lui poudrait le visage, indifférente au flot que le théâtre déversait autour d'elle.

Mais une exclamation la rappela brusquement à elle-même.

– Oh! Mlle Suzore!

Elle se retourna. A ses côtés, la saluant, il y avait le comte de Ryeux qui, lui aussi, sortait du théâtre.

Instantanément, en son souvenir, ressuscita le plaisir qu'elle avait goûté dans sa course en auto. Il lui tendait la main; de bonne grâce, elle donna la sienne et dit alertement:

– Bonjour!.. Il fait moins beau qu'à Jobourg!.. Vous venez d'écouter la répétition?

– Oui, je suis abonné. Vous aussi?

– Moi? Je viens aussi d'écouter; mais je ne suis pas abonnée.

– Vous n'aimez pas les séances régulières? C'est vrai, vous avez l'humeur fantasque!..

Elle se mit à rire:

– Vous n'en savez rien!.. Si, j'aime toujours les répétitions de Colonne… Mais hélas! mes finances ne me permettent pas le luxe de l'abonnement. De temps à autre seulement, je m'offre de ces petites fêtes!

Il retrouvait tout de suite, à la regarder, la même jouissance qu'il avait éprouvée, là-bas, à Landemer… Plus que jamais, son visage avait un charme irritant d'androgyne, sous la toque de fourrure – pareille à celle de quelque jeune garçon – qui, à peine, laissait sortir l'extrémité des boucles sur la tempe. Mais, aussi, elle avait ses yeux et ses lèvres de femme. Elle était de celles qui sont assez jeunes pour supporter la pleine lumière de midi. Et Raymond de Ryeux, le connaisseur, qui, tout de suite, avait noté qu'elle était chaussée et gantée de façon impeccable, pensa, avec une insolence paisible:

– Quel beau fruit d'amour va être cette gamine, quand elle aura été mise en goût!

Cependant, tout haut, il continuait, pour la retenir, car il devinait très bien qu'elle était posée sur ce péristyle comme une mouette prête à prendre son vol:

– Alors, maintenant, vous êtes réhabituée à Paris? Vous vous passez bien de Jobourg?

Elle inclina la tête.

– Oui! je trouve que Paris a du bon aussi. Et puis, d'ailleurs, j'ai tant à faire que je ne trouverais guère de loisirs pour regretter Landemer. Peu à peu, j'oublie la vagabonde ravie que j'ai été là-bas… et je rentre dans le rang des utilités.

Il l'examinait curieusement:

– Vous faites beaucoup de violon?

– Oui, et je viens d'avoir un concert à Rouen. Je suis prise aussi par le dispensaire; j'ai mes cours de la Sorbonne, le théâtre, les livres… Cela vous paraît-il suffisant?

– Cela me paraît… écrasant! Et elle vous amuse, cette existence?

– Non, elle ne m'amuse pas, elle m'intéresse.

– Sincèrement? interrogea-t-il avec une impérieuse hardiesse que corrigeait le sourire charmeur.

– Naturellement… Sinon, pourquoi la ferais-je ainsi?

– Pour… vous donner le change sur vos vrais désirs… par devoir… par nécessité…

Elle mit ses larges prunelles dans celles de Raymond.

– Si vous me connaissiez plus, vous sauriez que je ne fais jamais les choses que quand il me plaît, pour une raison ou une autre. Mais qu'allons-nous chercher là?.. Au revoir, je me sauve déjeuner… Élisabeth va m'attendre…

– Partir sous cette averse?.. Vous serez trempée! J'ai l'auto. Elle va vous reconduire.

– Certes non!.. Qu'est-ce que cela me fait, la pluie?.. J'ai une veste et une toque de fourrure, un parapluie. Je ne crains rien.

Une impatience l'irrita de n'avoir aucun droit de la retenir. Cette singulière petite fille l'avait étrangement intéressé pendant le pittoresque après-midi qu'ils avaient, à l'improviste, passé ensemble.

Et l'impression, affaiblie par l'usure des jours, renaissait tout de suite, aussi forte. Cette Claude Suzore ressemblait si peu aux femmes – de tout genre… – qu'il avait coutume de fréquenter; avec sa franche et fière liberté d'allures, son absence totale de coquetterie, son évidente et orgueilleuse indifférence pour l'homme qui paraissait – à l'heure présente – sans prise sur elle… Et, pourtant, – il s'y connaissait!.. – elle était sûrement une passionnée. Très jeune et déjà si vraiment femme!.. Et avec cela, pire que jolie, d'une originalité troublante qui agissait sur lui comme la senteur grisante d'un parfum violent et inconnu.

L'idée qu'il n'avait aucune chance de la revoir bientôt, ni beaucoup, avivait en lui un obscur désir. Profitant de ce que l'averse ruisselait de façon à la retenir, bon gré mal gré, quelques minutes encore, il interrogea:

– Avez-vous des concerts en vue?

Un éclair de malice flamba dans les prunelles sombres.

– Oui, j'en ai un prochain… Au Cercle ouvrier de Charonne.

– Oh!.. quel public vous allez trouver là!

– Un excellent public… Ce n'est pas la première fois que je l'expérimente… Infiniment meilleur que le public des belles dames et des beaux messieurs blasés… si souvent inintelligents!

– Merci bien!

– Remerciement très inutile…

– Est-ce qu'on peut aller vous entendre à Charonne?

– Oh! oui, bien sûr!.. L'entrée est libre, même pour les auditeurs chics!

– C'est quand?..

– Je ne sais encore la date exacte. Mais vous pourrez la demander à votre cousin, Étienne Hugaye. C'est lui qui organise le concert.

– Ah!.. Vous voyez souvent Hugaye?

– Oui… Il s'intéresse à beaucoup de nos œuvres.

– Je regrette bien de n'être pas comme lui!

Elle eut son petit rire moqueur.

– Oh! je ne vous vois pas du tout dans son personnage!

– Vous me voyez mieux dans un salon, avec les gens «inintelligents», remplissant mon rôle d'inutilité?.. Que vous êtes dure!..

Elle allait riposter. Il l'arrêta avec une malice gamine:

– Non, ne protestez pas! Ne faites pas la «dame polie»… Vous ne seriez plus vous! Dites-moi, jouez-vous beaucoup dans le monde?

– La saison n'est pas encore commencée. Mais je pense avoir des «thés» réguliers… Je suis déjà en «négociations».

Dans sa pensée, une exclamation avait jailli: «Si vous connaissez des amateurs, recommandez-moi!» Pourtant, elle se tut.

Elle avait le besoin instinctif de ne pas devenir l'obligée de ce beau monsieur qui n'avait pour occupation que le souci de ses chevaux. Il lui eût été très déplaisant de devoir quelque chose à sa protection.

Interrogateur, il répéta:

– Des thés?..

– Oui, des thés où je vais me faire entendre… Et puis des soirées…

– Est-ce que?..

Il s'interrompit, vaguement embarrassé:

– Est-ce qu'il vous serait agréable que je parle de vous… de votre talent… dans nos relations?..

– Agréable… non, fit-elle avec sa sincérité hautaine. Utile… oui, peut-être, à l'occasion. On n'est jamais trop connue quand on veut arriver. Et je me sens furieusement avide de mordre au succès – puisque les gens compétents affirment que je puis réussir.

– Pourquoi si avide?

De nouveau, elle rit:

– Décidément vous êtes aussi curieux à Paris qu'à Jobourg… Pourquoi?.. Parce que j'imagine que le succès me donnera l'indépendance matérielle qui m'est nécessaire pour savourer la vie.

– Savourer la vie!.. La vie?.. Un fruit insipide.

Elle haussa les épaules, avec un petit rire de pitié:

– Quand on s'y prend mal pour en extraire tous les sucs et les goûter!

– Les goûter!.. Il faut être jeune comme vous pour avoir une pareille idée!

– Une pouponne, quoi! A Jobourg, vous m'avez déjà dit quelque chose comme cela!

Il glissa drôlement:

– Vous trouvez que je radote? C'est que quand je vous vois et vous entends, je me produis l'effet de quelque Mathusalem qui n'a plus qu'à regarder derrière lui.

La bouche moqueuse, elle jeta:

– Cela ne sert à rien. C'est du temps gaspillé bien inutilement. Je me suis souvent entendu répéter qu'il était excellent d'avoir à gagner sa vie. Je commence à croire que c'est la vérité vraie.

– Hum… Ce serait une question à discuter! Ici nous sommes très mal pour le faire. Est-ce que nous ne pourrions pas trouver un meilleur endroit?.. Me permettez-vous une visite?

Elle secoua négativement la tête.

– Je n'ai pas de jour… ni de temps à perdre… Adieu. Cette fois, je me sauve; tant pis pour l'averse et pour moi.

Sans même lui tendre la main, occupée déjà à ouvrir son parapluie, elle se détournait avec un fugitif sourire de congé; et dans le regard dont elle l'effleurait, il y avait une si complète indifférence, qu'une sorte de colère rageuse bondit en lui contre l'orgueilleuse créature qui, distillant un charme grisant, prétendait demeurer insouciante et libre devant l'homme qu'elle dédaignait.

Ah! comme elle méritait, d'être vaincue!.. Et que ce serait là une partie séduisante à gagner…

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 ağustos 2017
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
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