Kitabı oku: «Le chemin qui descend», sayfa 6
IX
Une semaine plus tard, comme Claude rentrait, à l'heure du dîner, Mme Ronal, qui écrivait dans son cabinet, l'appela, entendant son pas.
– Veux-tu entrer, une seconde?.. mon petit. J'aurais un mot à te dire.
La porte s'ouvrit et Claude, sa boîte de violon en main, apparut le visage soudain rosé par la chaleur de la maison, après la glaciale morsure de la bise qui soufflait dehors. Affectueusement, elle se pencha vers son amie dont elle caressa les cheveux:
– Qu'y a-t-il? Élisabeth… Vous désirez me parler?
– Oui… Tantôt, j'ai reçu un billet qui te concerne.
– Qui me concerne?.. un billet?.. De quoi donc s'agit-il?
– Voici…
Élisabeth prit une lettre posée sur son bureau.
– … La vieille marquise de Ryeux m'a écrit, pour me demander, de la part de sa belle-fille, si tu pourrais, cet hiver, venir te faire entendre à ses réceptions de quinzaine, où elle désire offrir de la musique à ses visiteurs.
Les sourcils de Claude s'étaient un peu rapprochés et le visage devenait dur…
Les mains croisées derrière le dos, elle écoutait:
– Mais cette Mme de Ryeux ne me connaît pas du tout, et elle ignore si j'ai, ou non, du talent.
– Sa belle-mère lui aura parlé de toi. Ne jouais-tu pas à l'église cet été?
– Oui, je jouais…
Elle s'arrêta. La vieille marquise n'était pas seule à l'avoir entendue. Instantanément, dans son cerveau, se dressait le masque hardi de Raymond de Ryeux, avec ses yeux caressants et volontaires. Lui aussi l'avait écoutée.
Une sorte de révolte se cabra en elle. Encore une fois, l'impression l'étreignait qu'elle ne voulait rien devoir à cet homme si courtois, en apparence. Mais la vie, librement observée, avait fait d'elle une fille avertie. Et elle comprenait très bien pourquoi il avait cette façon de la regarder, qui tout ensemble l'amusait et l'irritait, ainsi qu'une proie digne de lui.
D'une impulsion irraisonnée, elle prononça, la voix un peu brève:
– Ah! Élisabeth, refusez, je vous en prie. Il me serait désagréable d'aller jouer dans ce milieu!
Une surprise passa dans les yeux clairs d'Élisabeth.
– Refuser?.. pourquoi?.. Ces auditions seraient utiles à ta carrière. Si tu as des raisons pour penser le contraire, dis-les-moi… Nous verrons ensemble, s'il faut ou non les écarter…
C'était vrai… Pourquoi refuser?.. après tout… Que lui importait l'équivoque attention d'un homme qui ne comptait pas pour elle, n'ayant d'autre supériorité que celle de sa fortune.
Et pourtant, elle dit, l'accent presque impatient:
– Je n'ai pas de raison précise…
– Alors, je ne comprends pas, fit Élisabeth, l'enveloppant de son regard profond. Les de Ryeux occupent dans le monde une situation qui leur permet de t'être très utiles. Nous connaissons, toi et moi, la vieille marquise. Ils viennent à toi… Je ne vois pas pour quel motif tu refuserais d'entrer avec eux en relations; surtout en des conditions qui peuvent rendre vos rapports très limités, puisque tu irais chez eux en artiste.
Évidemment, Élisabeth, ignorant la cour discrète de Raymond de Ryeux, ne pouvait parler d'autre façon. Fallait-il la lui révéler?.. Mais c'était attacher de l'importance à un détail qui n'en avait pas… Tout de suite, d'ailleurs, Claude s'était ressaisie, mécontente contre elle-même d'avoir obéi à de frivoles impressions: la crainte de sembler répondre au désir insolent de M. de Ryeux; l'obscur déplaisir d'aller chez lui en artiste payée pour distraire ses invités, ce qui établissait leur inégalité sociale. Et cette fois, sans hésiter plus, elle dit:
– Vous avez raison, Élisabeth… J'étais stupide!.. Alors, que dois-je faire?
– Aller voir Mme Raymond de Ryeux pour t'entendre avec elle. Tiens, voici la lettre de sa belle-mère. Les heures sont indiquées où tu pourras la trouver… Et puis, maintenant, ma petite, laisse-moi, car j'ai encore beaucoup à travailler avant le dîner; et ce soir, j'ai quelques visites. Il y a deux petits qui me préoccupent.
– Élisabeth, vous êtes incorrigible! Vous gaspillez votre santé!.. Vous savez que vous avez l'air très fatiguée.
– Non, pas très… Un peu, seulement peut-être parce que j'ai eu fort à faire tantôt… Mais, en ce moment, je me repose, tu vois bien…
– Oui, en faisant travailler votre cerveau. Élisabeth, reposez-vous, pour de vrai, en lisant quelque chose que vous aimez… Voulez-vous que je vous fasse un peu de musique?
Mme Ronal sourit:
– Ne me tente pas! petite fille… et laisse-moi écrire. Elle a bien marché, la séance de violon, tantôt?
– Oui, pas mal…
– Bon! embrasse-moi… et sauve-toi!
Claude se pencha, mit un baiser sur le front de la jeune femme et sortit.
Machinalement, dans sa chambre, elle tourna le commutateur, et la clarté jaillit dans la petite pièce, erra sur les murs où la blancheur du ripolin s'égayait des panneaux d'une toile persane, à grandes fleurs bizarres – que Claude elle-même avait tendus, – caressa le lit étroit, les quelques belles gravures attachées entre les panneaux; la table chargée de livres où, près de la lampe, dans une simple jatte de cristal, trempaient de larges violettes dont la senteur imprégnait l'air.
Mais Claude, en cette minute, n'apercevait rien du décor familier qui, cependant, lui était cher. Debout, devant la table à écrire, elle n'y voyait pas les feuillets où, avant de sortir, elle avait résumé quelques-unes des idées entendues le matin, à son cours de philosophie de la Sorbonne. Tout haut, elle interrogeait, obéissant à une vieille habitude:
– Claude, ma chère, qu'est-ce donc qui vous a pris de regimber devant une telle proposition? Demain, vous irez voir cette jeune Mme de Ryeux; et vous vous distrairez à comprendre pourquoi elle ne sait pas rendre fidèle, son grand diable de mari. Mais après tout, est-ce demain que je suis attendue?
Elle prit le billet et lut les quelques lignes où, très aimablement, la vieille dame célébrait son talent, en phrases admiratives, un peu naïves. L'entrevue pressait, car Mme Raymond de Ryeux commençait, en décembre, ses quatre à sept, et tenait à s'entendre le plus tôt possible avec l'artiste.
– Donc, demain sera très bien! conclut tranquillement Claude. Maintenant ne pensons plus à cette frivole histoire et travaillons.
Rejetant sur son lit, manteau et chapeau, elle s'assit devant la table, la lampe allumée; et tout en respirant le parfum d'une violette tombée de la coupe, elle se mit à relire les lignes écrites sur le cahier de notes:
«Notre perfectionnement appartient à notre volonté qui doit dominer les élans de notre inconscient, les forces, les influences du monde extérieur, les phénomènes occultes que la nature élabore sans cesse, dans les cellules de notre être. Si notre volonté est fragile, il faut la fortifier, afin qu'elle devienne l'outil inflexible et sûr de notre pensée. Nous pouvons et nous devons l'entraîner à lui obéir. C'est pourquoi l'on a justement dit que: «Nous sommes les maîtres de notre perfectionnement.»
A demi-voix, Claude répéta lentement:
«Nous sommes les maîtres de notre perfectionnement… Si ma volonté est fragile, je puis l'entraîner à obéir…» Le puis-je vraiment?
Un étrange sourire, un peu amer, errait sur sa bouche.
X
Le lendemain, à onze heures, ainsi qu'elle l'avait résolu, Claude entrait dans l'hôtel de Ryeux. Un valet de chambre l'introduisit, par un vestibule tendu de somptueuses verdures, dans un petit salon où il la pria d'attendre.
Il allait avertir Mme de Ryeux.
Seule, elle s'assit; et, observatrice d'instinct, regarda autour d'elle, s'occupant à chercher quelle devait être la personne morale de Mme de Ryeux, d'après le cadre qu'elle s'était créé.
Mais ce petit salon, qui semblait être son domaine propre, ressemblait, dans son vêtement de brocart rose, à des centaines d'autres salons Louis XVI qui avaient, pareillement, des meubles laqués, des bibelots de Saxe, des éventails anciens, de vieilles montres précieuses, des ivoires abrités par une vitrine, et dispersés sur les divers meubles capables de les porter; des plantes vertes, des fleurs de prix, vu la saison d'hiver. Un unique portrait, signé Flameng; celui, sans doute, de la maîtresse du logis; une jeune femme, d'un blond soyeux, debout devant un paysage délicatement estompé qui fuyait loin derrière elle. Plutôt forte, semblait-il, d'après la ligne trop ronde des épaules nues, du cou un peu court cerclé de grosses perles, qui portait une jolie tête insignifiante où s'ouvraient des yeux pâles, lesquels, pas plus que la bouche, à demi souriante, ne révélaient une personnalité.
Et puis, sur une petite table volante, bien en place d'honneur, une superbe photographie de très jeune femme ou jeune fille, une brune, petite, dont les traits irréguliers sous les cheveux noirs, plantés bas, se faisaient oublier devant l'éclat des yeux sombres, au regard câlin. Un sourire retroussait la bouche un peu grande, avec des lèvres lourdes qui devaient être, au baiser, souples infiniment.
Curieuse, pour tromper l'attente, Claude s'intéressait à l'analyse de ces deux portraits qui n'étaient pas les seuls dans la pièce, comme elle l'avait cru. A l'extrémité du piano à queue, elle aperçut tout à coup une petite photo de Raymond de Ryeux, en costume de tennis, si vivante, qu'une seconde, elle eut l'impression de le voir apparaître, tel qu'il était là-bas, à Jobourg, les yeux hardis et gais, une mine de grand garçon en vacances qui aurait une désinvolture hautaine et une courtoisie caressante.
Les minutes coulaient. Claude s'était distraite à chercher la psychologie des trois êtres dont les images étaient là, réunies. Mais elle commençait à trouver abusive, l'attente qui lui était imposée, avec le sans-gêne inhérent à certaines femmes du monde, vis-à-vis de ceux qu'elles tiennent pour des inférieurs. Et impatiente, elle se levait, prête à faire dire par le valet de chambre qu'elle ne pouvait davantage attendre, quand la portière fut écartée soudain. Mme de Ryeux entrait, et avec elle, un violent parfum d'œillet. C'était bien la jeune femme blonde du portrait. Mais elle avait un éclat tout artificiel, la peau savamment poudrée, les lèvres d'un coloris violent, un imperceptible trait brun accentuant les sourcils. Une longue robe de maison, d'un bleu de pâle turquoise, l'enveloppait, laissant voir le cou et les bras sertis de dentelle.
L'accent très correct, elle dit s'excusant:
– Bonjour, mademoiselle. Je vous ai fait attendre un instant. J'étais encore à ma toilette. Je regrette…
Elle s'était un peu inclinée. Claude avait fait de même; mais dans son salut, il y avait une aisance presque hautaine dont elle n'avait pas conscience et qui était la simple expression du sentiment qu'à première vue, cette jeune femme, d'allure omnipotente, éveillait en elle.
Toutes deux avaient échangé un coup d'œil rapide où, chez l'une comme chez l'autre, il y avait de l'examen.
– Voulez-vous prendre la peine de vous asseoir, mademoiselle. Et allons vite au fait, car j'ai peu de temps à vous donner.
– Ne serais-je pas venue, madame, à l'heure que vous aviez indiquée?
– Oh! si, parfaitement… Mais ma modiste vient d'arriver impromptu, pour me montrer des modèles. Elle m'attend, c'est pourquoi je suis pressée. Vous savez, mademoiselle, ce dont il s'agit?
– De me faire entendre, si j'ai bien compris, à quelques-unes de vos réceptions de quinzaine? madame.
– Oui… C'est cela… Je voudrais vous avoir un vendredi sur deux; pour l'un, j'ai des tsiganes et des danseuses étrangères, mais, pour l'autre, je désire offrir aux amateurs, qui sont assez nombreux dans notre cercle, mon mari ayant la toquade de la musique… un plaisir plus sérieux, du violon et du chant, peut-être aussi du piano… Mon mari et ma belle-mère m'ont dit que vous jouiez fort bien… Ce dont je regrette de ne pouvoir juger par moi-même.
Avec une ironie que la jeune femme ne perçut pas, Claude dit:
– Mon Dieu, madame, je dois jouer au Cercle ouvrier de Charonne, dans quelques jours, c'est-à-dire avant le début de vos séances… en décembre? je crois… Si vous voulez bien assister à ce concert, vous pourrez juger mon jeu, en connaissance de cause, comme vous le souhaitez.
– Comment, vous jouez pour les ouvriers?..
– Pour une œuvre philanthropique, oui, madame.
Mais l'explication ne parut pas dissiper le désarroi de Mme de Ryeux. De toute évidence, il lui paraissait absolument anormal de présenter à ses hôtes une artiste qui se faisait entendre devant un public d'ouvriers.
Il y eut dans le salon de brocatelle rose un imperceptible silence, presque aussitôt rompu par un bruit de pas. Et la portière, de nouveau écartée, Raymond de Ryeux, à son tour, entra dans le salon. Il était en tenue de cavalier, les bottes poudreuses. Il devait descendre de cheval. Courtois, il salua Claude, puis commença:
– Charlotte, je m'excuse de me présenter chez vous en pareil équipage. Mais on m'a dit que Mlle Suzore était encore avec vous et je désirais savoir où en étaient les négociations… Eh bien, mademoiselle, allez-vous nous accorder le régal de vous entendre… et dans quelles œuvres?..
Sur les traits de Claude, l'expression hautaine s'effaça. Maintenant, il s'agissait de musique; et tout de suite, sur elle, le charme opérait, sans rien d'ailleurs lui enlever de sa réserve fière. Mais, intéressée, elle indiquait les éléments d'un programme que Raymond de Ryeux écoutait, attentif. Tous deux discutèrent sur le choix le meilleur, laissant Mme de Ryeux donner des opinions que l'un et l'autre accueillaient comme celles d'une personne qui use d'une langue dont l'intelligence lui est étrangère.
Mais Raymond de Ryeux était, décidément, un vrai connaisseur; Claude le constatait, surprise; et, à cause de cela, tout à coup, elle cessait de l'englober dans la nulle phalange des hommes de son monde, infiniment négligeable, et le sortait du néant où, jusqu'alors, elle l'avait relégué, avec son dédain de travailleuse pour les oisifs.
Enfin tout fut réglé, même au gré de Mme de Ryeux qui s'était copieusement mêlée à la discussion. Claude l'avait bien jugée; elle était très soucieuse de ne point laisser oublier que les décisions concernant ses vendredis la regardaient au premier chef. Et ce fut elle qui conclut:
– Votre programme du 3 décembre est donc arrêté, mademoiselle. Maintenant, il me reste à savoir quelles sont les conditions de votre cachet.
Une imperceptible contraction rapprocha les sourcils de Claude. Les questions d'ordre financier lui étaient toujours désagréables à traiter. Mais, avant qu'elle eût répondu, de Ryeux intervenait:
– Pour régler cette question avec Mademoiselle, vous n'avez pas besoin de mes lumières, Charlotte. Je vous laisse. Mademoiselle, votre concert à Charonne est bien vendredi, n'est-ce pas, m'a dit Hugaye?.. Alors, à la semaine prochaine! Il est permis, je suppose, d'aller féliciter les artistes?
– Certes oui… Mais on ne les rencontre pas toujours!.. En général, nous filons tous et toutes, dès que notre tâche est remplie…
– Je ferai en sorte d'arriver à temps. Mademoiselle, je vous présente mes hommages.
Qu'il était donc cérémonieux chez lui! La présence de sa femme, sans doute… Et un involontaire sourire effleura la bouche de Claude.
Il ne s'en aperçut pas. Son œil incisif enveloppait les deux jeunes femmes: Charlotte, blonde, poudrée, un peu lourde, type insignifiant, dans l'élégance du peignoir de satin… Claude, svelte et haute, sous l'austère tailleur de laine bleu sombre, boutonné jusqu'au menton autour de l'original visage qui avait un éclat de fleur blanche…
Il s'inclinait. Elle répondit par un léger signe de tête et il sortit.
Aussitôt, à l'extrémité du petit salon, une porte s'entr'ouvrit; et Claude vit surgir la jeune fille brune dont, un moment plus tôt, elle regardait l'image.
– L'ogre est parti?.. Je puis entrer?..
– Mais oui, entre, Lolita, chère… Je suis avec Mlle Suzore à organiser mes «Matinées». Tu me donneras ton avis… Bonjour, très chérie, embrasse-moi.
Elles échangèrent un baiser de petites pensionnaires, ravies de se retrouver sans gênante présence. Claude ne semblait pas compter.
La nouvelle venue, souple et mince, ressemblait à un petit animal sauvage, avec ses yeux brillants, ses dents aiguës, tandis qu'elle se pelotonnait dans un canapé bas, attirant près d'elle Mme de Ryeux.
– Alors, raconte, ma belle Charlotte, qu'est-ce que vous complotiez, mademoiselle et toi?.. Je n'osais pas entrer. Victor m'avait dit que vous aviez une conférence avec une dame étrangère; et j'avais peur de m'attirer les foudres de ton aimable époux si je venais vous troubler…
– Ne dis donc pas de sottises, mon trésor. Tu sais bien que tu peux toujours entrer et je pense que les grogneries de Raymond ne te troublent pas plus que moi. Mais laisse-moi en finir bien vite avec Mlle Suzore, car Rosine vient de m'apporter à voir de bien jolis modèles de chapeaux. Il y en a un qui me tente très fort… Seulement, son prix est salé…
– Qu'est-ce que ça fait, s'il est joli! décréta Lola, philosophiquement.
– Très joli! rien que des aigrettes autour de la calotte… Je vais te le montrer… Alors, mademoiselle, vous demandez pour ces séances?..
Claude avait écouté le dialogue, amusée et dédaigneuse. Avec une aisance tranquille, elle indiqua un chiffre que, volontairement, elle faisait très élevé. Une obscure impulsion la poussait à affirmer ainsi sa valeur d'artiste.
La jeune femme eut un sursaut dont elle ne fut pas maîtresse, et jeta un peu raide:
– Vous êtes bien exigeante! mademoiselle! Pourtant, vous êtes une débutante, toute jeune…
Claude ne se troubla pas. Comme une gamine, elle continuait à s'amuser du désarroi où ses prétentions plongeaient la jeune Mme de Ryeux; et avec la même désinvolture paisible, elle prononça:
– Je ne suis pas une débutante pour les connaisseurs. Le cachet que je vous demande, madame, est le même que j'ai offert à la princesse Bracovan, par exemple.
– Ah! vous avez joué chez la princesse?..
– L'hiver dernier, oui, madame, et je vais y avoir encore plusieurs séances… Mais je ne voudrais pas vous entraîner plus loin que vous ne souhaitiez. Si vous préférez renoncer à votre projet, faites-le, je vous prie, sans scrupule, madame.
Du bout de sa pantoufle de satin, Mme de Ryeux frottait le tapis, partagée par des sentiments divers. Son amie intervint.
– Charlotte, mon amour, pourquoi hésites-tu, puisque Raymond t'a dit de tout arranger à ton gré? Fais-le donc… L'argent, ça n'a pas d'importance!
Mme de Ryeux devait subir, très fort et très facilement, l'influence de Lola, car soudain, décidée, elle se tourna vers Claude qui attendait, observant.
– Mlle Alviradès a raison. La seule chose importante, c'est que nous ayons de bonne musique. Puisque mon mari a une très haute opinion de votre talent, qu'il vous a choisie, il aurait mauvaise grâce à se plaindre des conditions où il pourra vous faire entendre.
– Mais sois sûre, Charlotte, qu'il ne se plaindra pas du tout… Mlle Suzore est pour cela bien trop jolie. Il la regardera, il l'écoutera… Et ainsi tout le monde sera satisfait!
Tout le monde?.. Qui?.. Les mots étaient ambigus. Mais Claude n'était pas femme à prendre souci d'une allusion trop directe, d'une parole plus ou moins heureuse… Surtout venant d'une étrangère qui avait tout à fait les allures d'une enfant gâtée. Sauf peut-être Mme de Ryeux qui paraissait sous le charme, nul ne devait prendre garde à ses propos. Tout en parlant, elle jouait avec les dentelles de son amie, ou s'amusait à faire glisser les bagues des doigts blancs, un peu potelés.
Elle darda, sur Claude, ses prunelles noires:
– Je suis sûre que vous devez jouer merveilleusement, mademoiselle. Vous avez un vrai type d'artiste. Vous ne me trouverez pas malhonnête de vous dire cela?
– Malhonnête?.. Oh! non! pourquoi?.. Si c'est ce que vous pensez!.. Je suis habituée à m'entendre dire toute sorte de choses…
Les yeux de Lola Alviradès flambèrent comme ceux d'une fillette curieuse, mise soudain en goût.
– Quelles choses?.. Dites!.. je vous en prie… Ce doit être amusant!
Mais Mme de Ryeux se chargea de répondre. Elle avait l'air agacée.
– Que tu es donc enfant! Lolita. Ne retarde pas ainsi Mademoiselle, qui doit être pressée comme nous. Tu sais que nous n'avons plus qu'un instant avant le déjeuner. Tu restes pour l'après-midi?
Lola se mit à rire.
– Non, les mines maussades de Raymond me coupent l'appétit. Mais je reviendrai te prendre à deux heures. J'ai prévenu tante qu'elle n'ait pas à compter sur ma société et…
Une exclamation de Charlotte de Ryeux l'interrompit:
– Comment, Raymond, vous voici encore?
– Encore, oui… Je suis venu voir si vous aviez terminé avec Mlle Suzore. Bonjour, Lola. Déjà en visite?
L'accent était bref, un peu ironique.
– Déjà! comme vous dites, homme malhonnête.
– Raymond, puisque vous voilà, voulez-vous vous charger de reconduire Mlle Suzore? J'ai quelque chose à voir avec Lola. Mademoiselle, au vendredi 3, n'est-ce pas? Au revoir.
Elle tendait la main. Claude, indifférente, donna la sienne.
– C'est convenu, madame.
Lola bondit vers elle:
– Mademoiselle Suzore, je suis enchantée à l'idée de vous retrouver et de vous entendre. Je vous trouve délicieuse! Je suis sûre que je vais vous adorer!
– Lola, tu es stupide, ma petite, allons, viens…
– Oui, si tu ne dois pas faire la grondeuse.
– Bien entendu! Allons, bébé, viens vite. Encore une fois, au revoir, mademoiselle.
Elle entraînait Lola, mi-grognon, mi-câline.
Claude avait salué silencieusement. Les papotages qu'elle venait d'entendre lui semblaient tout à la fois comiques et ridicules. Devant elle, Raymond de Ryeux écartait la portière. Ils se trouvèrent seuls dans le vestibule aux vieilles tapisseries. Sur une crédence, luisait l'éclair d'une collection d'étains.
Brusquement, il jeta:
– Qu'est-ce que vous avez fait à cette tête folle de Lola pour qu'elle vous adresse de pareilles déclarations?.. Ça me gâche mon plaisir de vous entendre, de penser qu'elle aussi jouira de vous écouter!
– Pourquoi? fit-elle le regardant bien en face.
– Parce que c'est une créature qui m'agace, fit-il durement.
Cette fois, Claude ne dit pas «pourquoi?» Mais il devina l'interrogation muette de sa pensée.
– Elle manque de tact… Elle a des emballements idiots…
– Merci bien, fit Claude, riant malgré elle.
Il la regarda interloqué. Puis, lui aussi, se mit à rire.
– Ne me faites pas dire ce que je ne pense pas… Lola Alviradès m'agace parce que c'est une enfant mal élevée. Charlotte l'a connue à Cannes et s'est toquée d'elle… Maintenant toutes deux ne se quittent pas. La jeune personne, qui est orpheline, vit chez une tante où elle a la bride sur le cou… Et je vous garantis qu'elle en use… Du matin au soir, je suis exposé à la voir surgir ici, se mêler de tout. Comprenez-vous qu'elle me paraisse odieuse?.. Vous ne me répondez pas… Pourquoi?.. Il y a quelque chose au fond de vos yeux.
Il appuyait sur elle son regard incisif, tandis qu'elle posait la main sur le bouton de la porte, pour sortir.
– Que pensez-vous?.. que je suis bien maussade pour Lola Alviradès?
– Peut-être le mérite-t-elle?.. Cela, je n'en sais rien… Non, je pensais…
– Quoi? insista-t-il avec sa vivacité impérieuse, voyant qu'elle s'arrêtait.
– Je pensais, je pense que chacun doit être libre de prendre son plaisir comme il l'entend… Ce que vous faites, sans doute… Sûrement même… Alors, je m'étonne que vous trouviez mauvais, l'agrément que recherche Mme de Ryeux dans la société de Mlle Alviradès. Voilà.
– Voilà!.. C'est vite dit… Vous ne savez pas à quel point il est exaspérant de voir une gamine régenter une maison où l'on a, seul, en fin de compte, le droit de commander.
– Seul?.. Oh! quelle prétention! Pourquoi donc votre volonté primerait-elle celle de Mme de Ryeux?
– Parce que je suis son mari!
Elle eut un haussement d'épaules et ses lèvres furent railleuses.
– Autrement dit son associé. Les associés ont les mêmes droits.
– Non, pas dans l'association conjugale, répliqua-t-il autoritaire.
– Oui, je sais… La plupart des hommes pensent comme vous; mais les femmes ne sont pas obligées de tenir compte de ces opinions d'un autre âge.
Elle avait parlé d'un ton de badinage; mais son accent était si sincère et si simple qu'il comprit que ce qu'elle disait, c'était sa conviction absolue. Et en lui, gronda l'instinct du mâle habitué à la domination, la brutale tentation d'asservir cette indépendante. Confusément, il avait la vision de ce visage volontaire renversé sous le sien, sa bouche écrasant les lèvres qui disaient des paroles d'affranchie.
Et cependant, très correct, tel un courtois maître de maison, il ouvrait la porte devant elle et prononçait:
– Au revoir, mademoiselle, et merci d'avoir bien voulu venir.