Kitabı oku: «Essai historique sur l'origine des Hongrois», sayfa 5
§ 6
MARCHE SUIVIE PAR LES HONGROIS
Il faudrait dire présentement d'où sont sortis les peuples hunniques. Ici les traditions hongroises se taisent. Les traditions turques, il est vrai, assurent que les Turcs et les Magyars ont eu une même patrie69. Mais comment découvrir la patrie première d'une nation nomade? Cette question, qui ne saurait être décidée dans l'état actuel de la science, peut rester toujours sans solution. Cependant on a vu combien le désir de retrouver leur berceau préoccupe, inquiète les Hongrois. Non seulement Csoma, M. de Szemere, et un autre Sicule dont le nom m'est malheureusement échappé, ont pénétré séparément jusqu'en Perse, jusqu'au Thibet, pour rechercher les traces des Hongrois; non seulement M. de Besse, malgré son âge avancé, a entrepris pour le même objet un voyage au Caucase; mais, récemment encore, M. de Reguly vient de partir pour l'Asie, où il doit rester long-temps, dans le seul espoir de jeter quelque lumière sur les origines de sa nation. Peut-être de nouveaux travaux, de nouveaux voyages, amèneront-ils quelque découverte inattendue. Remarquons seulement que ces intrépides voyageurs se dirigent tous vers l'Asie centrale.
Toutefois nous essaierons de tracer, autant qu'il est permis de le faire, l'itinéraire que les Hongrois ont suivi. Il est possible de reconnaître, de loin en loin, leur diverses stations, tantôt en consultant les historiens des nations voisines, tantôt en examinant la langue hongroise.
Les historiens chinois placent les Huns au nord de la grande muraille. «L'empire des Huns, en Tartarie, était borné du côté du midi par celui des Chinois; les guerres continuelles que ces deux peuples se sont faites ont obligé les Chinois à parler souvent des Huns»70.
Et ailleurs:
«Les Hiong-nou (ou Huns), une des plus nombreuses nations de la Tartarie occidentale, erraient dans ces vastes campagnes qui sont au delà de la Chine, nourrissaient de nombreux troupeaux et habitaient sous des tentes»71.
Les mêmes historiens montrent également près de la Chine et au milieu des Huns les Igours ou Ouigours, qui, tantôt alliés, tantôt ennemis des Huns, commencent ces dissensions que nous voyons se perpétuer jusqu'en Europe72, car ces Ouigours sont les Hongrois: une foule d'historiens les nomment ainsi.
Il est à présumer que cette grande nation nomade, avant de se diriger vers la Chine ou de se tourner vers l'Europe, a erré dans l'Asie centrale et a porté ses tentes d'une contrée à l'autre: c'est ce qu'on peut constater par les emprunts de la langue hongroise. Ainsi, les Magyars ont dû se rapprocher de l'Inde, à en juger par certaines expressions qu'ils ont conservées. Ex.: bálvány, «idole»; vásár, «marché»; anya, «mère»; gát, «digue»; tábor, «camp»; etc. Le nom de Buda, si commun chez les vieux Hongrois, est indien. Plusieurs noms de lieux, comme Sóvár, Pennavár, etc., se retrouvent également dans l'Inde et en Hongrie73.
Csoma avait trouvé des exemples d'analogie entre des mots hongrois et tibétains. Il est à jamais regrettable que ce voyageur, aussi savant que dévoué, après avoir souffert les plus cruelles privations et s'être livré pendant sa vie entière aux études les plus difficiles, ait été arrêté par la mort au moment peut-être de voir son entreprise couronnée du succès. On sait qu'il avait eu le projet de découvrir le berceau des Hongrois. Le baron Charles Hügel, qui l'avait connu à Calcutta, a publié sur lui dans l'Observateur autrichien un intéressant article. Il a fait connaître les idées de Csoma, qui heureusement s'était ouvert, quelques jours avant sa mort, à M. Campbell, agent anglais à Dardjilling, dans le pays de Sikkim.
Csoma découvrit dans les historiens arabes, persans et turcs, les traces d'un peuple appelé Jugur, Ugur, Wugur, qui campait au milieu de l'Asie, et qui par ses mœurs se rapprochait des Hongrois. Il pensait, d'après ces écrivains, que le berceau de ce peuple était le Tibet. Certain de trouver à Lassa le véritable foyer de la science orientale, il avait pris le chemin de cette ville, quand il fut attaqué de la maladie qui l'emporta. Il demanda à M. Campbell si le nom de Hung, qui se trouve dans l'ouvrage du ministre anglais, avait donné lieu aux Indes à quelques recherches, et si les Hung et les Huns n'avaient pas une même origine. M. Campbell répondit que selon lui la patrie des Hung était la contrée septentrionale de l'Himalaya, et Csoma dit alors que là aussi, dans son opinion, se trouvait le berceau des Huns et des Hongrois.
On ne peut nier que les idées d'un homme qui a consumé sa vie entière à poursuivre un but ne soient d'un grand poids lorsqu'il s'agit de l'objet qui attirait toutes ses pensées. Nous croyons donc signaler un fait important quand nous disons que Csoma porta ses regards vers le Tibet pour y chercher le berceau des Hongrois.
En leur assignant cette contrée pour patrie ou pour station, on s'explique les analogies de la langue hongroise avec la langue tibétaine. De là, les Huns et les Hongrois seraient remontés vers le nord, et auraient porté leurs tentes sur les frontières de la Chine, où nous les montrent les historiens chinois.
À partir de la Chine, nous ne sommes plus réduits à faire des conjectures: nous consultons l'histoire. Les luttes que les Huns ont eu à soutenir contre les Mongols et les Tatars sont détaillées dans l'ouvrage de Deguignes, qui les mène jusqu'en Europe. Nous y renvoyons le lecteur, quoique Deguignes ait commis de graves erreurs, selon nous, en indiquant la marche des Huns.
Pour les Hongrois, nous pouvons leur assigner une seconde station en Perse. Plusieurs historiens assurent que les Magyars s'y sont arrêtés74. Engel lui-même le reconnaissait, comme le prouve une phrase qui a été citée plus haut. Du Buat rapporte que les rois de Perse, au cinquième et au sixième siècle, avaient des Huns dans leurs armées. Or, à cette époque, ceux que nous désignons sous le nom de Huns étaient écrasés et dispersés en Europe. Il est ici question des Hongrois. Ce qui est non moins significatif que les preuves historiques, c'est que les Hongrois avaient emprunté aux Persans leurs croyances religieuses, et même jusqu'au nom par lequel ils désignaient Dieu. Il faut se rappeler la quantité de mots persans que contient la langue magyare75. MM. de Szemere et *** ont vu en Perse des montagnes, des fleuves, qui portent des noms hongrois. D'ailleurs les Hongrois, par leur physionomie, se rapprochent des Persans plus que de tout autre peuple.
Nous retrouvons ensuite les Magyars au Caucase, où leur séjour est attesté non seulement par les traditions des peuples ainsi qu'on peut le voir dans les notes qui suivent, mais encore par les récits de l'historien arabe Mahommed-Aiwabi-Achtachi. Les Hongrois enfin ont occupé la Scythie, puis la Lébédie, ce dont tout le monde convient, et ont paru en Pannonie.
Si nous ne pouvons suivre les Magyars pas à pas, du moins nous est-il permis de leur assigner ces trois grandes stations: le nord de la Chine, la Perse et le Caucase.
Cet itinéraire s'accorde parfaitement avec tout ce que nous avons dit jusqu'ici.
Résumons en effet cette esquisse.
§ 7
RÉSUMÉ GÉNÉRAL
Nous avons recherché si les Hongrois sont venus de l'Asie du nord-ouest ou du nord de l'Europe et s'ils ont suivi à travers la Russie la route que leur assignent plusieurs écrivains; nous avons vu que cette opinion n'était pas fondée. En outre nous avons établi ce fait qu'une tribu hongroise occupait la Transylvanie dès le cinquième siècle, fait qu'il est impossible d'expliquer si on admet que les Hongrois se rattachent à la race ouralienne.
En examinant les langues finnoise et magyare, nous avons reconnu que les racines et les mots primitifs n'avaient aucune analogie, et nous avons dit, avec Schlœzer, que ces idiomes ne s'étaient pris mutuellement qu'un nombre restreint d'expressions. Nous avons signalé entre les deux langues des rapports qui existent d'ailleurs entre plusieurs langues asiatiques; mais nous avons vu que les caractères spéciaux de la langue hongroise, les particularités par lesquelles elle se distingue des autres idiomes, ne se retrouvent pas dans les langues finnoises. Nous avons cité l'expérience décisive de Sajnovicz, qui démontre que le hongrois et le finnois sont étrangers l'un à l'autre, car il est impossible qu'un idiome qui s'est médiocrement altéré en dix siècles ait subi une transformation complète en cinquante-six ans.
Comparant ensuite les deux races, nous avons rappelé que la race finnoise a été constamment passive et sans importance, et que le peuple hongrois est au contraire éminemment historique. Nous avons dit que la physionomie des Hongrois dénote leur origine orientale, et que la langue hongroise a le caractère poétique des langues de l'Orient. Enfin nous avons cité plusieurs expressions populaires et quelques mots primitifs qui manquent aux Finnois, et qui indiquent d'une matière certaine que les Hongrois ont dû habiter les contrées méridionales de l'Asie.
Nous croyons donc avoir démontré que les Magyars sont étrangers à la race ouralo-finnoise.
Nous avons reconnu, avec les traditions hongroises, avec les historiens hongrois, bysantins, allemands, italiens et français, que les Hongrois appartiennent à cette nation belliqueuse qui a paru en Europe, au cinquième siècle sous le nom de Huns, et au sixième sous celui d'Avars.
En étudiant dans l'histoire les mœurs et les croyances religieuses de la nation hunnique, nous avons signalé chez cette nation certains caractères communs à tous les peuples asiatiques. Il nous a semblé juste de dire qu'elle n'a pas été aussi barbare que les historiens l'ont prétendu.
Enfin nous avons recherché l'itinéraire suivi par les peuples hunniques. Nous les avons montrés aux frontières de la Chine, en Perse et au Caucase. De plus nous avons constaté, d'après Csoma, les analogies des langues hongroise et tibétaine.
Tous ces faits sont venus corroborer l'opinion que nous avions émise en examinant la langue et la physionomie des Hongrois.
Nous nous sommes donc convaincu que la nation hunnique se rattache à ce groupe nombreux de peuples nomades que les historiens orientaux appellent indistinctement Turcs, c'est-à-dire Émigrants, et qui errèrent long-temps dans l'Asie centrale; peuples qui furent refoulés par la race mongolique, se jetèrent en partie sur l'Europe, en partie sur l'Asie occidentale, et dont les plus fameux sont aujourd'hui les Afghans, les Persans, les Tcherkesses et les Ottomans.
Nous sommes confirmé dans cette pensée lorsque nous comparons les dates des invasions hunniques avec celles des invasions ottomanes. Ces migrations, qui suivent des voies différentes, sont motivées par la même cause, l'irruption des Mongols. Ceux-ci apparaissent derrière les Hongrois et viennent porter l'effroi, au treizième siècle, jusque dans l'Europe orientale.
Il reste à étudier l'histoire des peuples hunniques dès leur séjour en Asie, en les séparant des autres peuples nomades, à montrer leurs principaux établissements, et à rechercher les détails et les résultats de leurs invasions diverses. C'est une lacune que nous tenterons un jour de remplir.
NOTES
Page 15. – Ces Hongrois se seront peut-être fondus avec les Tatars, auxquels, d'après le manuscrit de Vatican, ils étaient déjà réunis au treizième siècle. Peut-être aussi auront-ils marché vers le Caucase, où se trouvent aujourd'hui encore des Magyars.
Un Hongrois, M. Jean-Charles de Besse, a parcouru, en 1829 et en 1830, le Caucase, pour y chercher les traces des Magyars. Il y a trouvé des tribus entières composées d'hommes qui se donnaient eux-mêmes pour Magyars, et qui le virent avec la plus grande joie en apprenant qu'il était un de ces Hongrois établis près du Danube. Les hommes des autres tribus lui ont assuré que la tradition universellement racontée dans le Caucase était que les Magyars avaient autrefois possédé ce pays. M. de Besse a retrouvé en outre une quantité de mots hongrois qui désignent encore les fleuves, les montagnes, et même des noms propres portés aujourd'hui encore par des familles hongroises. (V. le chap. 10.)
Comme un grand nombre d'écrivains allemands, et Klaproth entre autres, ont nié que les Hongrois aient dominé dans le Caucase, et comme cette domination est attestée par les traditions hongroises que j'ai souvent mentionnées, je ne pense pas qu'il soit inutile de citer les passages suivants du livre que M. de Besse a publié lui-même en français76. Ce voyageur connaissait non seulement toutes les langues d'Europe, mais même les langues orientales; et il a été à même de recueillir les traditions locales et de consulter les Européens des diverses nations qu'il a rencontrées.
«Pour passer du Khersonnèse en Crimée, je pris ma route à travers les Steppes, au lieu de courir la poste sur le grand chemin… Comme il ne fallait plus penser ni à une auberge ni à un abri quelconque, je me couchai tranquillement au milieu de la cour, ouverte à tous les vents. Mon Tatare, voyant mon embarras, m'engagea à remonter dans son madjar, ajoutant que je n'avais rien à risquer, et que je pourrais m'y reposer en toute sûreté.
»Je fus bien surpris d'entendre proférer le mot madjar par la bouche d'un Tatare; mais je le fus bien plus encore quand Méhémet (c'était le nom de mon cocher) me raconta que depuis le passage des Magyars par la Crimée, à l'époque de leur émigration, suivant la tradition qui règne parmi les Tatares, cette sorte de chariot conservait le nom qui lui avait été donné par les Magyars, lesquels avaient de semblables chariots où ils plaçaient leurs femmes, leurs enfants, et leurs effets indispensables pour un long voyage. En effet, ces chariots sont très commodes dans leur genre; ils ont neuf à dix pieds de longueur, etc.77.
»Profitant de la présence des vieillards et du mollah, je les questionnai sur ce qu'ils savaient par tradition au sujet des Magyars; ils me répondirent qu'ils avaient appris des anciens de la peuplade que les Magyars avaient passé par la Crimée en venant du côté de la mer d'Azow, et qu'ils s'étaient dirigés vers le Duna (c'est ainsi qu'ils appellent le Danube), mais qu'ils n'en savaient pas davantage78.
»Il paraît que les traditions se perpétuent chez les peuples qui n'ont ni livres ni monuments, et que par conséquent leurs entretiens, pendant l'hiver, ne roulent que sur des récits vrais ou fabuleux des anciens de la famille. C'est ainsi que ces Tatares m'ont diverti en racontant des traditions au sujet du passage des Magyars. Notre petit cercle fut bientôt augmenté par l'arrivée du mollah du lieu, qui me confirma tout ce que ses compatriotes venaient de me raconter. Ce mollah, qui connaissait bien le turc, me dit avoir lu aussi l'histoire turque, renfermant entre autres des renseignements détaillés sur la domination des Magyars; qu'il avait souvent entendu répéter, dans son village, que les Magyars avaient dominé le long de la mer d'Azow; qu'après avoir traversé la Crimée, ils s'étaient dirigés vers l'ouest et avaient conquis un grand pays sur le Duna, mais qu'on ignorait ce qu'ils étaient devenus depuis79.
»À l'approche de l'expédition, les habitants des montagnes voisines (Besse se dirige vers l'Elbrouz avec une colonne russe), alarmés à la vue des troupes, envoyèrent des députés pour connaître le but de cet appareil militaire. Les premiers qui se présentèrent étaient les Karatchaï, suivis de leur mollah; ils eurent bientôt lieu de se tranquilliser par la manière affable, amicale et rassurante, du général en chef. Ces députés ne nous quittèrent plus, se contentant de renvoyer le mollah pour rassurer leurs commettants, et ils nous accompagnèrent jusqu'aux limites de leur territoire.
»Je m'entretenais avec eux en présence de l'interprète de l'expédition, qui parlait le turc et le russe, quoique tcherkesse de nation. Je ne fus pas peu surpris de la joie qu'ils firent éclater en apprenant que j'étais magyar, et que mon but était de chercher le berceau de mes ancêtres; mais je le fus bien davantage de les entendre protester qu'ils étaient aussi de la race des anciens Magyars, qui jadis avaient occupé, suivant la tradition de leur pays, les terres fertiles depuis l'Azow jusqu'à Derbend. Ils ajoutèrent que leur nation avait demeuré au delà du Kouban, dans les steppes occupées aujourd'hui par les Cosaques de la mer Noire; que dans ces temps-là ils avaient pour voisin un peuple puissant qui les opprimait, et exigeait d'eux un tribut, consistant en une vache blanche à tête noire; ou, à défaut de cela, ils devaient lui fournir trois vaches ordinaires par chaque famille; qu'étant excédés des exactions de leurs voisins, ils résolurent de passer sur la rive gauche du Kouban et de se retirer dans des montagnes inaccessibles, afin d'y vivre dans l'indépendance; qu'enfin ils étaient venus s'établir dans leurs demeures actuelles, sous la conduite d'un chef nommé Karatchaï, dont toute la peuplade prit le nom, qu'elle a gardé jusqu'à ce jour, quoique la famille Karatchaï soit déjà éteinte. Ils dirent ensuite qu'à la distance de trois journées de notre camp, il y avait cinq villages ou peuplades qui sont également de la souche des Magyars: ce sont les Orouspié, Bizinghi, Khouliam, Balkar et Dougour; que ces peuplades parlaient une langue toute différente que celle des autres habitants du Caucase; qu'elles demeuraient sur les montagnes les plus élevées, et qu'elles communiquaient avec leurs voisins les Ossètes et les Emérétiens.
»Dans nos conversations avec les Karatchaï, croyant leur faire plaisir, je leur dis qu'il existait en Hongrie une famille qui portait le même nom; qu'un général Karatchaï avait servi dans l'armée de l'empereur d'Autriche, notre roi actuel, et qu'il est probable que cette famille hongroise était alliée par le sang avec leur ancien chef Karatchaï. À ces paroles, je remarquai qu'ils se regardèrent entre eux avec un air inquiet, et ils me quittèrent brusquement sans prendre congé de la compagnie; ce ne fut qu'au bout de quelques heures que j'appris le sujet de leur alarme.
»L'interprète du général en chef, qui avait assisté à nos conversations, alla lui dire que les Karatchaï, en sortant de mon kibitka, s'étaient mis à délibérer entre eux, donnant des marques d'une vive inquiétude; que, pour savoir le sujet de leurs gesticulations et de leurs chuchotements, il vint à eux et apprit bientôt que leurs débats roulaient sur la crainte que leur inspirait mon arrivée si près de leur territoire; que, d'après ce que j'avais dit, mon but ne pouvait être autre que de réclamer l'héritage de la famille Karatchaï pour les Karatchaï de Hongrie. L'interprète ajouta que mes discours avaient fait naître des soupçons chez les députés, et qu'il était nécessaire de les désabuser.
»Le général, que ce récit amusa beaucoup, me pria de ne plus leur parler à ce sujet, mais de tâcher de les tirer de leur erreur80; ce que je fis quelques moments après en leur rendant une visite dans leur tente. Ils parurent être très satisfaits de la tournure que je donnai à mes paroles précédentes, ainsi que de mes démonstrations d'amitié pour eux, puisque une heure après ils me firent une seconde visite, et, en prenant tranquillement leur tchaï, ils protestèrent de nouveau qu'ils étaient mes compatriotes, et dès ce moment ils ne cessèrent de m'appeler Kardache, me serrant la main toutes les fois qu'ils me rencontraient.
»C'est à cette occasion que le chef des Orouspié, Murza-Khoul, que les Russes appellent Knjés ou prince, vieillard vert et robuste malgré son âge avancé, me raconta l'anecdote suivante, qu'il dit avoir entendu raconter par son père et par plusieurs des anciens de sa tribu, et qu'ils redisaient cette anecdote toutes les fois qu'ils parlaient de leurs ancêtres les Magyars, qui avaient dominé, répéta-t-il encore, sur le pays depuis la Kouma jusqu'à la mer Caspienne, et dans la partie septentrionale et occidentale du Caucase jusqu'à la mer Noire.
Anecdote fabuleuse d'un prince magyar
«Il existait jadis, dit Murza-Khoul, un jeune Magyar, fils du chef qui gouvernait les pays situés vers la mer Noire; il s'appelait Tuma-Marien-Kban. Ce jeune homme aimait la chasse avec passion. Un jour, se livrant à ce plaisir dans la compagnie de quarante jeunes gens, et poursuivant le gibier jusqu'au bord de la mer, il aperçut, à quelque distance, un petit navire élégamment pavoisé et orné de banderoles flottant au gré du vent. Le navire, poussé vers la côte par une légère brise, s'approchait insensiblement, et Tuma-Marien, de son côté, se dirigea avec ses compagnons vers le rivage; mais quelle fut leur surprise de voir sur le pont des femmes seules, vêtues de riches robes, et demandant du secours par des signes suppliants. Le jeune prince ordonna aussitôt d'attacher le bout d'une corde à une flèche, qu'on décocha si heureusement, qu'elle tomba aux pieds des femmes, qui, saisissant la corde avec empressement, l'attachèrent par un bout au frêle mât de leur navire, tandis que, par l'autre bout, les chasseurs le tirèrent à terre dans un instant.
»Le prince aida à descendre l'une des jeunes filles, pour laquelle ses compagnes paraissaient avoir beaucoup de respect; il la regarda avec admiration sans pouvoir proférer une parole, tant fut grande l'impression que la beauté extraordinaire de la jeune étrangère fit sur son cœur. Cependant, revenu de sa surprise, il la conduisit, ainsi que ses compagnes, à la résidence de son père, qui, ayant appris la haute naissance et l'histoire de la jeune personne, consentit au mariage de son fils avec elle.
»Voici l'histoire étonnante de cette jeune étrangère: elle se nommait Alémélie; elle était fille de l'empereur grec qui régnait alors à Bysance. Ce monarque, d'un caractère bizarre, fit élever sa fille unique dans une île de la mer de Marmara81, sous la surveillance d'une matrone; il la fit accompagner par quatorze jeunes filles pour la servir, en défendant sévèrement à la duègne de laisser jamais approcher de sa fille un homme quel qu'il fût.
»La princesse croissait en beauté et revêtait chaque jour des charmes inexprimables; et à ce charme elle joignait encore une innocence et une douceur qui la faisaient adorer de ses compagnes d'exil.
»Un jour, la princesse s'étant endormie sur son divan, les croisées ouvertes, les rayons du soleil, plus brillants ce jour-là que jamais, qui arrivaient jusqu'à elle, produisirent le merveilleux effet de la rendre enceinte. Sa grossesse ne pouvait rester long-temps cachée aux yeux de l'empereur, son père: il devint furieux de cet outrage fait à son honneur. Pour dérober à l'empire la connaissance d'un événement flétrissant qui aurait pesé sur sa famille impériale, il prit la détermination de soustraire sa fille à la vue de tout le monde, en la bannissant de son empire. Pour cet effet, il fit construire un petit navire, le chargea d'or et de diamants, et y fit embarquer sa fille, ses suivantes et sa duègne, abandonnant ainsi ces innocentes créatures aux caprices des vents et aux périls de la mer. Toutefois, cette mer, ordinairement si en courroux contre ceux qui osent troubler ses eaux, respecta la princesse, et un vent léger poussa le navire vers la côte hospitalière des Magyars.
»La princesse ne tarda pas d'accoucher d'un prince, et donna par la suite à son époux Tuma-Marien-Khan deux autres fils. Après la mort de son père, le jeune prince lui succéda et vécut heureux. Il fit élever le premier né des deux fils qu'il eut de la princesse Alémélie sous sa surveillance paternelle. Avant de mourir, il leur recommanda l'union et la paix; mais ceux-ci, devenus leurs maîtres après la mort de leur père, se disputèrent la succession et allumèrent la guerre civile. Ce fut cette discorde intestine entre les Magyars qui amena la ruine et la dispersion de leur nation, jadis libre et puissante, dont, ajouta en soupirant le narrateur, il ne reste parmi nous que le souvenir de leur grandeur passée, souvenir que nous conservons au milieu des rochers où nous avons fixé notre retraite pour maintenir notre indépendance, seul héritage de nos pères, et pour laquelle nous sommes toujours prêts à mourir, ainsi que nos enfants.»
»C'est ainsi que cet intéressant vieillard termina sa narration, qui fut accompagnée de gestes assortis à son sujet. Quoique je ne comprisse que faiblement ses paroles, j'écoutais avec un plaisir tout particulier son récit, à mesure que l'interprète me le rendait en turc. Murza-Khoul narrait avec facilité et avec une vivacité qui charmait ses auditeurs. Pour moi, je ne saurais exprimer quelles étaient mes sensations en écoutant ce prince, devenu, dès ce moment, l'objet de mes attentions particulières. Cet aimable vieillard ne nous quitta plus jusqu'à l'Elbrouz.
»Les Karatchaï, ayant à leur tête leur vali82 Jolam-Kérym-Chowhali, accompagnaient également l'expédition. Tous ces hommes étaient proprement vêtus à la manière des Tcherkesses, dont le costume a été adopté non seulement par tous les habitants du Caucase, mais encore par les officiers cosaques de la ligne. Ils montent à cheval parfaitement et manient leurs chevaux avec dextérité, on peut dire même avec grâce; ils sont très agiles et excellents tireurs.
»Ce peuple se distingue par sa bonne tenue, sa physionomie expressive, par de beaux traits et une taille élancée. J'ai remarqué que, sous ce rapport, aucune nation ne ressemble autant aux Hongrois que les Karatchaï et les Dougours, que j'ai vus plus tard sur le Naltchik, et dont il sera fait mention ci-après. Leur langue est celle des Tatars, et leur religion celle de Mahomet, qu'ils professent suivant leur bon plaisir, excepté les jeûnes, qu'ils observent scrupuleusement. Je pense qu'il ne serait pas difficile de faire des prosélytes parmi eux.
»La pluralité des femmes est permise, mais ils ont rarement plus d'une épouse. Ils passent pour être bons maris et bons pères. Du reste, on ne doit pas les regarder comme des demi-barbares: car ils montrent beaucoup d'intelligence, cultivent les arts introduits chez eux, et ne paraissent s'étonner de rien. J'ai remarqué que les hommes ont les pieds petits et bien proportionnés, ce qui doit être attribué à leurs chaussures légères sans semelle et à leur habitude de marcher peu et d'être presque toujours à cheval»83.
… Nous retrouvons Murza-Khoul au moment où l'expédition à laquelle notre voyageur s'est réuni exécute l'ascension de l'Elbrouz. Dans les instants où Besse s'arrête pour reprendre haleine (il avait plus de soixante-cinq ans quand il entreprit son courageux voyage), Murza-Khoul l'encourage en lui disant qu'il est hongrois. Cette fierté nationale que l'on remarque en Hongrie, chez les Magyars de toute condition, se retrouve chez ceux du Caucase. «Chacun, muni d'un bâton ferré pour lui servir d'appui, se portait à pas lents en avant. Murza-Khoul était en tête de la colonne, le général derrière lui, et moi, appuyé sur mon sabre, je les suivais immédiatement. À chaque dixième pas il fallait nous arrêter pour prendre haleine. Murza-Khoul, cet aimable vieillard, pour nous animer, s'écriait de temps en temps: «Hajde, Magyar! haide»! c'est-à-dire: En avant, Magyars! courage! Et il ajouta avec emphase: «Kardache (mon frère), souvenez-vous que jamais les Magyars ne sont restés en arrière»84.
… L'expédition se dirige ensuite vers le pays occupé par les Abazes, au nord-ouest du Caucase. On dresse le camp sur les bords du Kouban, et on se livre à des explorations que Besse mentionne en détail. «En retournant à notre camp, continue-t-il, nous trouvâmes sur notre route, près du Kouban, une carrière d'albâtre de la plus belle blancheur, et presqu'à la surface du sol; plus loin, nous en trouvâmes encore dans une petite montagne, qui paraissait en contenir une grande quantité. Le major qui commandait la redoute voisine, et qui nous avait accompagnés au Pont de pierre, indiqua encore d'autres endroits, où il avait depuis peu découvert de riches carrières d'albâtre. Cet officier, né Tcherkesse, d'un teint fort basané, avait été élevé pour le service de l'armée; il nous assura que, se trouvant encore dans la maison paternelle chez les Tcherkesses, il avait maintes fois entendu répéter que les Magyars ou Ugors avaient autrefois dominé dans le Caucase, et que cette tradition était générale parmi les habitants de ces montagnes»85.
… Au retour, lorsque l'expédition s'éloigne de l'Elbrouz, elle campe près de la rivière Tarkatche. «Nous fûmes bientôt joints dans notre camp par Beslin-Taganow, prince tatare-nogal, issu d'une très ancienne famille: il est jeune, bien fait, et il nous surprit par sa contenance noble et ses manières aisées. Je remarquai que, parmi les autres chefs qui nous accompagnaient, ce jeune homme avait les traits du visage les plus ressemblants aux Hongrois. Il me raconta au sujet des Magyars ce que les Ouzdens avaient si souvent répété, c'est-à-dire que les peuples du Caucase septentrional sont persuadés, suivant leurs traditions, qu'ils descendent tous des Magyars qui avaient dominé dans ces pays; et ce jeune prince se glorifiait d'être né dans une famille qui tenait à la même souche. Il ajouta que le bruit s'était répandu chez eux qu'un Magyar était arrivé au Caucase pour visiter ses frères (ce sont ses propres expressions), et que cette nouvelle leur avait fait beaucoup de plaisir»86.
… Ailleurs Besse va visiter M. Petterson, de la mission écossaise à Karas, lequel lui lit «quelques fragments de sa correspondance avec la mission écossaise à Saint-Pétersbourg, relativement à quelques peuples du Caucase septentrional». M. Petterson pense que les Karatchaï, les Balkar, les Bizinghi, etc., sont les descendants des Magyars, et raconte une tradition fabuleuse sur la fameuse ville de Magyari87.
… Enfin, se trouvant à Tiflis, Besse se met en rapport avec quelques députés des Avars et des Lesghis, qui lui rapportent «qu'on connaît parfaitement la demeure des Magyars qui occupent les hautes montagnes du Caucase, et que chez eux la tradition est connue suivant laquelle ce peuple avait été autrefois maître de tous les pays au delà du Caucase, entre la mer Noire et la mer Caspienne»88.
Ainsi donc, voila les traditions hongroises appuyées par celles de tous les peuples du Caucase, à quelque nation qu'ils appartiennent, et par l'opinion des Européens résidant dans le pays. Voilà des faits qui contredisent puissamment les assertions de Klaproth, sur lequel on s'est beaucoup appuyé. «Je ne sais pourquoi M. Klaproth, malgré l'opinion de plusieurs historiens russes, est si obstiné à nier l'ancienne domination des Magyars dans la partie septentrionale du Caucase. En citant Derbend-Naméh, il ne produit que les passages qui conviennent à son but, sans faire mention de ceux qui détruisent ses fausses observations»89.