Kitabı oku: «L'amour impossible», sayfa 7
Chapitre 4.
Le fond de l’abîme
Une fois bien ancré dans sa résolution, M. de Maulévrier comprit la nécessité de modifier sa vie extérieure. Il ne passa plus ses journées chez Mme de Gesvres, et, quand il y alla, il choisit toujours le moment où elle n’était pas seule, le soir, par exemple, cette heure à laquelle elle recevait ceux qui préféraient à l’éclat des fêtes dont elle s’était retirée la libre causerie d’une femme d’esprit. Alors, il la trouvait flanquée de ses cavaliers servants, qui servaient sans gages et qu’elle savait fixer en ne cherchant pas à les retenir, de ses adorateurs fidèles qui, depuis des siècles, s’en venaient chaque soir contempler cette femme mobile comme Nina contemplait la mer inconstante, et qui s’en retournaient, disant peut-être inutilement, comme Nina : « Ce sera pour demain. » Au milieu de ce petit monde dont elle était le centre et la vie, elle était animée jusqu’au rire d’une amabilité un peu taquine, et disant sciemment du haut de son bon sens de ces absurdités charmantes qui vont si bien aux lèvres roses, grâces des femmes et des enfants. Quoique, plus malheureuse que Louis XIV, qui avait le bonheur d’aimer et de pleurer, elle fût reine et s’ennuyât, jamais l’ennui, que M. de Maulévrier savait être le fond de son âme, ne se trahissait dans ses paroles ou dans ses regards quand elle était entourée. L’être extérieur reprenait le dessus, et, plus forte que tout le reste, elle n’était plus, dans ces instants, qu’une irréprochable maîtresse de maison.
À aucune époque, elle ne s’était montrée autre chose aux yeux des autres pour M. de Maulévrier. Comme elle n’avait pas l’abandon de ses sentiments, ni mot plus mystérieux ni familiarité plus tendre n’avaient indiqué une de ces préférences sur la nature desquelles il est si facile de se tromper. Cependant les hommes qui la voyaient, et qu’elle n’écoutait pas, proclamaient, en l’enviant, le bonheur de M. de Maulévrier. Mais ce n’étaient point ses manières avec lui qui leur avaient donné cette idée ; c’étaient (après la peur que ce ne fût vrai) l’indépendance hardie qu’elle avait mise à recevoir, malgré les bruits de quelques salons, un homme qui avait la réputation d’être un grand fat et de ne perdre son temps chez personne.
Lorsque cet homme s’éloigna d’elle, les femmes qui faisaient galerie à cette liaison, et qui, lorgnette en main, semblaient en étudier toutes les phases, les femmes s’imaginèrent que le dénoûment qui avait tant tardé était arrivé, et que Mme d’Anglure était fort à propos revenue clore un si fâcheux interrègne. Les hommes les plus attachés à la marquise le crurent aussi de leur côté, et comme ils la visitaient tous les soirs, ils purent admirer le magnifique empire et la désinvolture inouïe avec lesquels Mme de Gesvres pouvait voiler une rupture assez manifeste d’ailleurs. Pour tous ces hommes ferrés en diable sur les convenances du monde, et qui n’avaient jamais compris, comme le cardinal de Retz, que les devoirs extérieurs, la marquise révélait une supériorité très remarquable en restant imperturbablement la même à l’égard de M. de Maulévrier. Le fait est qu’elle ne lui adressa pas la moindre petite observation qu’on eût pu prendre pour un reproche, sur ses visites plus rares et plus courtes. Quand il ne venait pas, il semblait qu’il n’eût jamais existé pour elle. Quand il venait, elle le recevait avec cette main ouverte, cette hospitalité de sourire et cette étincelle perlée dans le regard, qui disaient à tous : « Vous voilà, tant mieux ! » mais qui ne jaillissait du fait exclusif de la présence de personne.
M. de Maulévrier, qui connaissait la puissance que cette femme glacée exerçait sur elle sans grand combat, ne s’étonnait point de cette conduite. Il savait bien que, dans toutes les hypothèses, elle ne lui donnerait jamais le spectacle de son dépit, et que, pour en saisir la trace et en tirer le parti qu’il espérait, il aurait besoin de toute sa finesse d’observation, de toute la pénétration de son coup d’œil.
Il savait qu’il jouait un jeu hasardeux, difficile, qu’avec des femmes d’une civilisation raffinée l’amour ne ressemble plus guères aux bucoliques des premiers temps.
Du reste, M. de Maulévrier, en allant plus rarement chez Mme de Gesvres, devait rassurer la tendresse alarmée de Mme d’Anglure ; c’était comme une preuve ajoutée à toutes les assurances qu’il lui donnait de son amour, et qu’elle n’acceptait qu’en doutant encore. À dire vrai, sa jalousie eût-elle été cent fois plus inquiète, et cent fois plus grand l’espèce d’effroi que lui causait cette grande marquise, d’une beauté si bien reconnue et d’une coquetterie dont le monde racontait des choses effroyables, elle ne pouvait pourtant ne pas sentir un mouvement de joie et d’orgueil en voyant Maulévrier la préférer, elle que le chagrin avait tant changée, à cette marquise du démon.
Ses amies n’avaient pas manqué de lui apprendre la façon dont M. de Maulévrier avait passé son temps pendant son absence. Mais comme, depuis qu’elle était revenue, ce temps lui était consacré presque aussi exclusivement qu’autrefois, elle pouvait croire, à ce qu’il semblait, que l’ennui d’être éloigné d’elle avait fort innocemment poussé son amant chez Mme de Gesvres.
Une autre, plus spirituelle et plus vaniteuse, eût admis peut-être cette chimérique innocence ; mais ce n’était pas l’esprit qui faisait en elle obstacle à cette illusion assez douce, c’était la défiance, naturelle à un sentiment aussi profond que le sien.
Elle souffrait donc toujours de cette inquiétude éternelle qui, une fois excitée dans les cœurs bien épris, n’y périt plus. Elle souffrait, malgré toutes les négations que Maulévrier avait opposées à l’expression, d’abord éplorée, de sa jalousie. Rien n’y faisait ; ni cette intimité qu’elle avait retrouvée à peu près telle qu’elle avait existé autrefois, ni l’indifférence que M. de Maulévrier montrait, après tout, pour la marquise. Folle, qui avait raison au fond, elle souffrait contre les apparences ; et jusque dans les soins et les familiarités de l’amour même, elle tremblait toujours de l’avoir perdu.
Quant à M. de Maulévrier, il faut lui rendre cette justice qu’il montrait plus de persistance et de courage pour arriver au but qu’il voulait toucher, que jamais chevalier novice n’en mit à gagner ses éperons. Il fut héroïque, en vérité. Il s’enferma pendant des journées avec une femme qu’il n’aimait plus. Il eut à l’empêcher de pleurer quand l’envie lui en prenait, et cette envie venait souvent. Il avait à assoupir de fort légitimes défiances dans le narcotisme des phrases sentimentales.
Lui, dont elle avait fait un sultan, et pour qui toute la vie avec elle s’était passée à se coucher sur des coussins de canapé et à se laisser adorer en silence, il avait secoué une nonchalance si superbe et cachait l’immense ennui qu’elle lui causait sous un luxe d’amabilité qu’elle ne lui avait jamais connue, même au temps de leurs plus beaux jours.
Pauvre créature sans esprit, mais dont l’amour était du génie, elle jouissait de cette amabilité sans s’y laisser prendre.
Quand il lui avait bien répété sur tous les tons qu’il n’aimait qu’elle, elle lui disait avec un regard ineffable :
– Tu m’empoisonnes peut-être, mais tu m’enivres, et une telle ivresse est si douce qu’elle fait pardonner le poison.
Mais des mots si poignants n’étaient que du jargon moderne pour M. de Maulévrier, car rien ne donne un mépris plus philosophique pour l’amour et son genre d’éloquence que celui qu’on ne partage plus et dont on est persécuté. Il restait dans le cœur parfaitement insensible à tout cela.
La seule chose peut-être dont il fût touché était le déplorable état de santé de Mme d’Anglure, état de santé qui allait se détériorant de plus en plus.
Maulévrier ne croyait pas que l’on pût mourir d’un sentiment ailleurs que dans les ballades allemandes, mais il pensait que, même à Paris, un sentiment très exigeant et très malheureux pouvait influer sur la santé d’une femme naturellement délicate comme était Mme d’Anglure. Le spectacle qu’il avait sous les yeux, d’ailleurs, ne lui permettait pas d’en douter. Tous les accès de larmes de Mme d’Anglure finissaient par des évanouissements très réels. Quand elle avait parlé avec cet âpre mouvement des personnes dominées par la turbulence de leur propre cœur, une toux déjà ancienne, mais aggravée, lui causait des crachements de sang qu’elle regardait, en pensant que ce sang était versé par sa poitrine, avec le sourire fauve des êtres qui se voient mourir. Ces détails physiques touchaient bien plus Maulévrier que le sentiment qu’elle lui donnait, et dont la prodigieuse énergie avait résisté à l’énervation des salons.
La pitié de l’amant était détruite, mais la pitié qui nous prend tous en voyant périr ce qui est jeune et se flétrir ce qui est beau, la pitié de l’homme restait encore. Pauvre reste, il est vrai, et qui se perdait bientôt dans l’idée fixe qui avait remplacé pour M. de Maulévrier tous les souvenirs de la vie, toutes les préoccupations du cœur.
Eh ! comment se fût-il appesanti sur l’idée cruelle de Mme d’Anglure mourant par lui et pour lui, quand il ne pensait qu’à surmonter les résistances de la marquise, quand cette infortunée Mme d’Anglure était un des moyens à l’aide desquels il étayait ses succès futurs ?
Cette pensée d’un succès que Mme de Gesvres lui faisait acheter un tel prix le soutenait dans sa double épreuve de dissimulation et de mensonge vis-à-vis les deux femmes qu’il avait entrepris de tromper.
Il était enchanté de la sensation que sa conduite avait produite dans le monde, et de ce que les femmes, qui battent l’eau si bien en fait de commérages et qui la font jaillir si loin, recommençassent à tympaniser Mme d’Anglure sur le peu de fierté de ses relations avec un homme dont elle n’ignorait pas les torts. Tout cela servait ses projets à merveille ; car enfin il était bien sûr que, malgré la distance que Mme de Gesvres avait mise entre son salon et les pandemoniums à la mode, le bruit de cette reprise d’intimité avec une femme qu’on avait jugée plantée là ne manquerait pas d’aller jusqu’à ce boudoir de satin jonquille d’où l’amour était exilé, mais où la vanité parisienne, roulée, comme un chat dans sa fourrure, sous les plus habiles artifices, pouvait bien se trouver encore discrètement tapie dans quelque coin.
Et en effet, si cachée qu’elle y fût, il crut enfin l’avoir découverte et blessée, quand, après plus d’un mois pendant lequel il n’avait fait que de courtes et officielles visites à Mme de Gesvres, il reçut d’elle un gracieux billet où ses prétentions au plus pur désintéressement étaient maintenues, mais où, malgré les hiéroglyphes égyptiens de sa manière, circulait je ne sais quel souffle de moquerie que M. de Maulévrier, à qui les désirs avaient appris les subtilités de l’analyse, se mit à respirer à longs traits :
Ai-je prophétisé juste, – disait le billet, – mon cher Raimbaud ? Je vous ai prédit que vous reviendriez à Mme d’Anglure, et il n’est bruit que de cette grande liaison qu’on disait finie et qui recommence, en dépit des méchants propos de ceux qui ne croient à l’éternité de rien dans ce triste monde. J’ai cru, avant tout, que, si amoureux que vous fussiez de moi, vous aviez mille raisons de l’être plus encore de Mme d’Anglure, et j’ai désiré la première que vous le redevinssiez, puisque mon malheureux caractère était incapable de vous donner le bonheur auquel on a droit quand on sait aimer. Tout ce que j’ai pensé et désiré s’est donc accompli, mon cher Raimbaud, et pour vous comme pour moi, il vaut mieux qu’il en soit ainsi qu’autrement.
Mais, dites-moi, le bonheur que vous donne Mme d’Anglure est donc bien grand et bien nouveau, pour que vous n’alliez plus chez personne et pour que vous ayez presque cessé de venir chez moi, qui suis, comme vous le savez, votre amie, et à qui vous avez juré que, quoi qu’il arrive, nous ne nous brouillerons jamais ? On raconte que vous vous consacrez à Mme d’Anglure avec un abandon de dévouement plus grand encore que dans les premiers moments de cette intimité qui édifie les cœurs fidèles. Moi, je réponds à cela que Mme d’Anglure est souffrante, ce qui rehausse le mérite de votre dévouement. Cependant, si cette souffrance n’est pas de nature à empêcher Mme d’Anglure de sortir, et que ce ne soit pas une jalousie (bien aveugle sans doute) qui l’éloigne de sa confidente d’autrefois, je voudrais bien l’avoir à dîner avec vous lundi prochain. Je viens de lui écrire un mot à ce sujet. Tâchez de me l’amener, mon cher Raimbaud, car je n’entends point séparer, fût-ce pour un moment, ceux que Dieu a si bien unis.
BÉRANGÈRE.
Faut-il ajouter que la lecture de ce persiflage fit à M. de Maulévrier un effet pareil à ces soufflets donnés par Suzanne, qui comblaient de bonheur Figaro ?… Il se crut à la veille du triomphe ! Il se jura bien que ce dîner auquel l’invitait la marquise serait comme le dernier coup de canon qui terminerait un si long siège. Il alla trouver Mme d’Anglure, déterminé à la traîner de force à ce dîner qui lui offrait une si belle occasion de jeter la marquise, déjà trahie par sa lettre, pensait-il, tout à fait hors d’elle-même. Hélas ! il n’eut point à en venir à cette extrémité avec la comtesse. Il n’eut pas même à faire la moindre diplomatie pour l’amener à accepter l’invitation de Mme de Gesvres. Avait-elle une autre volonté que la sienne ? N’obéissait-elle pas à tous ses caprices ? Et, d’ailleurs, elle en qui M. de Maulévrier ne parvenait jamais a maîtriser toutes les inquiétudes, n’avait-elle pas cet affreux besoin des cœurs passionnés de se placer en face de la réalité qui tue, et de rencontrer la désolante certitude qu’elle craignait et qu’elle avait déjà cherchée sans la trouver ?
Ils allèrent donc au dîner de Mme de Gesvres. C’était, comme tout ce qui venait de cette femme, d’un goût tout à la fois noble et simple : une piquante réunion des hommes spirituels qui étaient le plus assidus chez elle et des femmes qui laissaient parfois le monde pour y venir. La marquise de Gesvres avait une réputation si bien établie de maîtresse de maison incomparable, que les femmes les plus intelligentes et les plus vouées au culte de la grâce aimaient à étudier la royale manière avec laquelle elle faisait les honneurs d’un salon dont elle avait diminué l’étendue, et qui ne s’ouvrait plus que pour quelques privilégiés. Ce jour-là, quels que fussent ses sentiments intérieurs, – et la pâleur profonde de son teint et une fatigue autour des yeux, qui ne lui était pas ordinaire, semblaient confirmer les idées de M. de Maulévrier, elle se maintint au niveau d’une réputation qui ne pouvait plus grandir. Elle fut gaie, vive, agaçante autant que dans ses jours les plus splendides, et ce ne fut que plus tard et vers la fin de la soirée que, comme une guerrière lasse qui désagrafe sa chlamyde, elle apparut, sinon à tous, du moins à M. de Maulévrier, dans la vérité de son âme, masquée si souvent avec son esprit.
En acceptant l’invitation de la marquise, Mme d’Anglure avait voulu soutenir une lutte contre la terrible rivale qu’elle se supposait. Un reste d’orgueil insensé, comme en ont parfois les femmes qui furent belles et que le désespoir de n’être plus aimées pousse à tout, lui souffla qu’elle était défiée, qu’il fallait combattre de ressources, de beauté, d’artifices, dût-elle pour sa part en mourir. Elle se rejeta avec fureur à toutes les inventions d’une toilette qui devait relever sa beauté dépérie ; elle improvisa en fait de parure un véritable chant du cygne ; mais, aveuglée par l’exaspération de ses sentiments, elle ne vit pas que ses efforts se retournaient contre elle, et que la femme passée faisait tache au sein des légers tissus qui se plissaient et ondulaient autour d’un corps à moitié brisé et dont ils cherchaient en vain les contours. Elle mit une robe d’une coupe divine, une de ces robes blanches qui avaient été inventées pour elle dans le temps où elle ne craignait pas la comparaison des mousselines les plus diaphanes avec la finesse et la transparence de sa peau. Crânerie vraiment digne de pitié ! elle, qui n’était plus que touchante, osait ce qui ne sied qu’aux plus belles, tant l’amour auquel elle s’attachait avec la rage des âmes sacrifiées l’empêchait de se voir et de se juger !
Mais, telle qu’elle fût, M. de Maulévrier afficha pour elle, sous les yeux même de la marquise, un sentiment si dominateur, il lui rendit un tel hommage, il l’entoura de soins si tendrement inquiets et si marqués, que bientôt elle perdit ses défiances, et qu’elle sentit un incroyable bonheur lui venir.
Pour la première fois l’homme du monde oublia que le monde le regardait, et agit avec l’oubli des passions vraies. M. de Maulévrier attira sur lui l’attention.
La comtesse, qui, comme tous les êtres sans puissance de calcul, se livrait aux sensations d’une nature aisément entraînée, perdit peu à peu son air de victime. L’orgueil et l’amour satisfaits lui relevèrent le front, ouvrirent ses lèvres à tous les sourires, et firent flamber ses yeux éteints. Elle devint aimable, de cette amabilité toute en bienveillance qu’ont les femmes qui manquent d’idées et qui sont riches en sentiments. Plus la soirée s’avança, plus cette femme, qui jouissait avec tant de profondeur des préférences publiques de son amant, rayonna du bonheur qui la foudroyait. À force d’expression, elle reconquit presque sa beauté. Mais, par un contraste qui dut frapper à la fin les yeux les moins observateurs, à mesure que les félicités de cœur de Mme d’Anglure ravivaient ses manières et transfiguraient ses traits mornes, la marquise perdait de son animation habituelle, du feu roulant de sa repartie, et jusque de l’éclat fulgurant de sa beauté. On eût dit un singulier déplacement de la vie dans ces deux femmes, et que la chaleur et la flamme passaient de la torche éblouissante au pâle flambeau menacé de mourir.
Avec quel intérêt haletant M. de Maulévrier suivait ce changement dont il était cause, ces distractions d’un esprit toujours si présent ! Pendant qu’il semblait n’être occupé que de Mme d’Anglure, au milieu des groupes du salon et de ces causeries éparpillées qu’elle avait mises en train et pendant quelque temps soutenues, la marquise s’était retirée à l’écart sur un canapé où nulle femme ne se trouvait alors. Elle était là, pâle et sombre sous les larges bandes de velours d’un pourpre foncé qu’elle avait nouées dans ses cheveux, le sourire vague, les poses appesanties, l’air passionné et, par rareté, presque idéal !
Certes ! ceux qui la virent dans cette attitude et avec cette physionomie durent y lire une influence de l’amour montré à Mme d’Anglure par M. de Maulévrier. Il est évident que l’accablement la prenait, cette forte femme ; qu’elle était à bout, qu’elle n’en pouvait plus ! Le regard de Mme d’Anglure, qui la fixait de l’autre extrémité du salon, ne s’y trompa pas. Ce regard doux et humide se sécha et devint tout à coup implacablement moqueur. M, de Maulévrier, qui le surprit, se retourna avec une joie vers celle à qui il était adressé, comprenant, sans doute, que l’instinct de la femme jalouse et triomphante en savait encore plus que lui, et lui garantissait la défaite qu’il attendait depuis si longtemps.
Sûr des tortures morales de la marquise, lues par lui dans ce regard de panthère parti comme l’éclair de ces suaves prunelles de velours gris, il se leva transporté, interrompant sa phrase commencée à Mme d’Anglure, pensant qu’enfin la marquise avait trouvé le fond de l’abîme et qu’elle ne descendrait pas plus bas pour lui échapper.
Il vint donc s’asseoir près d’elle, en chancelant, avec le vertige de la victoire, et d’une voix mal contenue lui dit à l’oreille, avec l’assurance d’un homme qui a tout deviné :
– Qu’avez-vous donc pour être si triste, Bérangère ?
– Ah ! – fit-elle en le regardant avec deux yeux désespérés, – on dit que la jalousie peut mener à l’amour, et je n’avais plus que cette ressource. Je vous ai repoussé dans les bras de Mme d’Anglure pour voir si je n’en souffrirais pas, et si l’amour ne sortirait pas pour moi de cette douleur. Eh bien ! je vous vois, depuis deux heures, montrer un amour fou à Mme d’Anglure, et je n’en ai pas été émue une seule fois. C’est le fond de l’abîme, comme vous voyez, – ajouta-t-elle avec un horrible égarement de sourire,
Ils s’étaient rencontrés dans cette pensée, mais, hélas ! ce n’était pas le fond de l’abîme comme l’avait entendu M. de Maulévrier.