Kitabı oku: «L'amour impossible», sayfa 8
Chapitre 5.
Explication
Monsieur de Maulévrier était resté anéanti sous l’accablante parole de Mme de Gesvres.
– Est-ce que vous êtes souffrante, ce soir, ma chère ? – était venue dire à l’oreille de la marquise la vicomtesse de Nelzy, qui l’avait aperçue parler à M. de Maulévrier avec une physionomie douloureuse.
Et, déjà rappelée au rôle de toute sa vie, la marquise s’était levée souriante et était allée causer avec la vicomtesse, près de la cheminée, au feu de laquelle elles tendirent la pointe de leurs pieds chaussés de satin. Maulévrier demeura donc sur le canapé, en proie à la rage d’une déception sans bornes, frappé au cœur de sa vanité comme de son amour, et traversé de part en part. Mme d’Anglure, qu’il avait quittée avec tant de brusquerie et qui avait suivi son mouvement et l’expression de ses traits pendant qu’il parlait à Mme de Gesvres, devint plus pâle que lui en voyant le changement soudain qu’avait produit en toute sa personne le mot dit à voix basse par la marquise. La jalousie revint vite à ce cœur déchiré ; mais alors, débarrassée de tous ses doutes, elle y revint avec une inébranlable certitude.
Ce qu’il y avait d’insupportable dans les sensations de M. de Maulévrier, c’est que ces sensations se combattaient, c’est qu’il ne pouvait s’abandonner franchement au mouvement qui, produit par une autre femme que Mme de Gesvres, l’aurait tout d’abord emporté. Il ne savait s’il devait la plaindre, la mépriser ou la haïr. Il y avait des motifs pour tout cela dans Mme de Gesvres. Seulement, quand le cœur était poussé à l’un de ces trois sentiments, voilà qu’au même instant les deux autres s’élevaient pour lui faire obstacle, et jetaient cette chose naturellement empêtrée, le cœur d’un pauvre homme, dans un incroyable embarras. Alternative extraordinaire et des plus cruelles !
Quand le mépris était près de tomber comme la foudre sur cette créature de rubans et de petites mines, indigne, après tout, d’un amour sérieux, la pitié pour cette âme impuissante, pour cet esprit qui sentait bien où est la vie, et qui l’avait cherchée avec tant d’indépendance dans ces relations que le monde condamne, la pitié arrêtait le mépris. Femme sans unité, aussi étrange que la Chimère antique, Protée, caméléon, le diable en personne, c’était la plus grande tourmenteuse d’âmes qui eût peut-être jamais existé. Ce n’était ni précisément un homme ni précisément une femme, car alors on aurait su à quoi s’en tenir ; on eût arrangé ses sentiments en conséquence. Eh bien ! c’eût été un ami si ce n’eût pas été une maîtresse ; mais, ami, maîtresse, rien des relations ordinaires de la vie n’était possible avec cette femme, et n’était impossible non plus.
On y perdait son cœur, on y brûlait son bonnet ; les plus habiles s’y trouvaient pris comme les plus tendres. Bien des hommes avaient essayé. Bien des esprits, abusés par l’histoire, en avaient voulu faire, pour le siècle, une espèce de Ninon de Lenclos.
Fatigués d’un amour inutile, ils s’étaient rabattus à l’amitié ; mais, quand l’amitié était invoquée, la câline et capricieuse femme se mettait à prendre de ces irrésistibles airs de maîtresse qui étaient, hélas ! son unique façon de se livrer, et, si l’on s arrêtait à ces airs-là, elle les changeait tout à coup en manières d’amitié si touchantes qu’elles pouvaient jeter dans une rage atroce, mais qu’elles ne donnaient pas le courage qu’il aurait fallu pour se brouiller. Entrelacement épouvantable ! liens dans lesquels on se roulait désespérément pour se garrotter un peu davantage ! Arrivé à cette intoxication de sentiments qui tenait du charme, il n’y avait qu’un moyen violent d’en sortir à son honneur : c’était de tuer la sorcière, d’étouffer cet impatientant génie, cet Attila femelle en robe tombante.
Malheureusement, à une certaine hauteur sociale, on ne tue pas les femmes à Paris. On y comprend très bien qu’une passion qui pousse à tuer la femme qu’on aime est de la puissance ; mais c’est de la puissance au service de quelqu’un, cela sent sa domesticité, et, dans cette société vaniteuse, nul ne veut se proclamer inférieur. Aussi, quand il n’y a plus que ce remède pour les gens bien élevés, ils le voient, mais ils ne l’emploient pas, et la civilisation les récompense de cette modération pleine d’élégance en éteignant peu à peu cet amour qui retombe sur lui-même, vaincu par l’obstacle éternel.
Des roses qui vivent un jour, les passions malheureuses, dans une société avancée, sont de beaucoup les plus fragiles. Quand donc le cœur a bien tempêté, comme la mer, au pied du roc qui ne bouge, comme la mer le cœur se retire ; mais la nature persévère plus que l’homme, la mer revient, et le cœur… pas !
M. de Maulévrier en était-il arrivé à ce moment dans ses passions d’homme civilisé ? On l’eût dit, à le voir, tout défait encore de l’impression que venait de lui causer la marquise, se lever avec presque autant de légèreté qu’elle et aller trouver Mme d’Anglure à l’autre bout du salon, immobile et droite comme un camée antique jauni par le temps. La malheureuse femme, qui pouvait à peine articuler un mot, l’avertit qu’elle voulait sortir, prétextant un de ces malaises qui sont aux ordres de toutes les femmes. M. de Maulévrier devina dans ses yeux, et dans la convulsion d’une bouche qui s’efforçait de sourire, l’effroyable scène qui l’attendait.
C’était la millième de l’espèce : il était déjà bronzé à ce jeu. À peine furent-ils en voiture que les pleurs commencèrent à couler. Ce furent des étouffements de larmes, des torsions de cou et de bras, des plongements de front dans les mains crispées, tout cela perdu dans l’obscurité, dans le silence, ce silence précurseur des tempêtes. Maulévrier les voyait, les entendait, quoiqu’il affectât de ne les voir ni de les entendre, résolu à laisser venir la foudre sans en provoquer les éclats ; résolu aussi à ne plus calmer ces orages apaisés si bien naguère, quand il était soutenu par le but qu’il croyait atteindre en jouant l’amour avec la comtesse. Pour lui, la lassitude avait succédé à l’intérêt. Il était dans cette situation égoïste, furieuse et amère qui fait de l’âme la plus noble une bête féroce, quand on l’ennuie. Il souleva la glace, et pendant qu’il sentait se gonfler de sanglots, à son coude, le flanc de la femme qui pleurait par lui et pour lui, il se mit à respirer indifféremment l’air de la nuit, et à suivre dans le mouvement de la voiture cette ligne grise de maisons qui semblaient fuir. Ils roulèrent ainsi pendant assez de temps, Mme d’Anglure demeurant à l’extrémité de la rue de Varenne. Pas un mot ne fut échangé.
Quand ils furent arrivés et qu’il fallut descendre, M. de Maulévrier offrit sa main à Mme d’Anglure, mais, comme elle ne la prenait pas, il remonta à demi dans la voiture, d’où il était descendu, et il s’aperçut que la comtesse était évanouie. Cet évanouissement avait assez mauvaise grâce aux yeux des valets qui ne manquèrent pas de se faire des signes en aidant M. de Maulévrier à emporter Mme d’Anglure jusque dans son appartement. Là, ses femmes la mirent dans un grand fauteuil et lui firent respirer des sels. Ces soins la rendirent à la conscience de sa douleur. Comme une souple couleuvre qui se redresse du sein de la neige qui l’a d’abord engourdie, elle se souleva dans son burnous de cachemire blanc qu’on avait roulé autour de ses épaules nues, et en femme qui n’a plus rien à ménager dans sa dignité personnelle et de sa considération aux yeux des autres, elle dit qu’on la laissât seule avec M. de Maulévrier.
La pendule marquait une heure et demie du matin. Jamais M. de Maulévrier ne s’était trouvé à une pareille heure dans l’appartement de Mme d’Anglure, du moins à la connaissance de ses gens.
– Ah ! vous m’avez trompée, Raimbaud, – s’écria-t-elle. – Vous ne m’avez pas dit la vérité, quoique je l’eusse bien devinée ! Pourquoi ne m’avoir pas avoué plutôt que vous ne m’aimiez plus et qu’une autre m’avait pris votre amour ? C’est elle, la marquise, une infâme coquette, qui ne vous rendra pas heureux comme je l’aurais fait, qui ne vous aimera pas comme moi, Raimbaud, et qui ne mourra pas comme moi quand une fois vous ne l’aimerez plus !
Elle avait d’abord voulu parler d’une voix assurée, mais les pleurs étaient venus peu à peu, et des sanglots qu’elle ne contint plus éclatèrent. M. de Maulévrier marchait dans la chambre à grands pas, la main droite ramenée au flanc gauche, cette belle pause du portrait de Talma dans Hamlet, hésitant encore à jeter sur cette tête dévouée et désolée le mot qu’elle savait, mais qui, dit par lui, allait l’écraser.
– Pourquoi ne me répondez-vous pas, Raimbaud ? – fit-elle. – Me méprisez-vous donc tant que vous ayez résolu de ne rien avouer ? Pensez-vous pouvoir m’abuser encore par votre silence, comme vous le faites depuis un mois avec ce langage qui me jetait dans l’âme un bonheur rempli d’épouvante, car je ne sais quoi me disait que tout ce bonheur était faux ! Vous m’avez trompée par pitié, Raimbaud ; mais je voulais votre amour, je ne voulais pas votre pitié. Hélas ! il fallait bien que j’apprisse un jour ou l’autre ce que vous deviez être impuissant à me cacher. La marquise aussi est jalouse. J’ai vu sa jalousie aujourd’hui ; j’en ai joui d’abord, mais, grand Dieu ! qu’ensuite j’en ai été punie ! Vous avez eu peur en la voyant jalouse ; vous avez eu peur de la faire souffrir plus que moi ; vous avez sacrifié celle que vous n’aimiez plus à celle que vous aimez ! C’était juste ; je ne vous le reproche pas, Raimbaud, mais je me demande seulement comment j’ai fait pour vous déplaire et pour que vous cessiez de m’aimer ?
Ainsi, les paroles de son désespoir ne démentaient pas toute sa vie. C’était toujours la femme esclave, la femme faite pour l’amour, l’amour vrai et comme il ne se rencontre plus que dans quelques cœurs exceptionnels, dans quelques esprits que le monde insulte, car ils sont sans puissance. Si M. de Maulévrier avait été désintéressé vis-à-vis de Mme d’Anglure, il eût admiré l’abnégation de cet amour résigné ; mais, dans sa position, il n’était plus juste. Caroline lui parlait de la jalousie de la marquise ; c’était comme une voix ironique qui le raillait après tout ce qui s’était passé. Son succès manqué, et rappelé de cette façon innocente, le rendit implacable, et lui qui se taisait par une délicatesse plus du monde encore que du cœur, se mit à dire les choses, haut et clair, à l’infortunée :
– Puisque vous voulez la vérité, Caroline, vous avez raison : j’aime Mme de Gesvres, c’est-à-dire que je l’ai beaucoup aimée, car je crois cet amour affaibli déjà dans mon cœur ; mais ne parlez pas de sa jalousie, ne parlez pas de tout ce dont vous parliez à l’instant : elle n’est pas jalouse, car elle ne m’a jamais aimé, car elle ne s’est jamais livrée, car tout l’amour que j’ai eu pour elle n’a jamais pu entraîner le sien.
Elle le regarda avec des yeux bien ronds et bien incrédules, en secouant tristement la tête, imaginant sans doute qu’il mentait encore. Elle ne comprenait pas qu’une femme pût ne pas aimer l’homme dont elle était folle, son Raimbaud.
– Vous ne me croyez pas, Caroline ? – fit M. de Maulévrier, qui ne voyait pas d’où venait cette incrédulité adorable. – Oh ! vous ne connaissez pas la marquise. Vous la jugez comme on la juge dans le monde ; vous la croyez plus que légère, une femme aux amours faciles et rapides, elle dont la froideur est invincible et dont le cœur ne peut plus désormais être atteint. Vous ne savez pas à quel point elle est malheureuse, au fond, de ne pouvoir trouver dans la vie un de ces intérêts que vous lui supposez pour moi. Vous la calomniez indignement dans sa conduite, et elle n’a pas le moindre bonheur qui la venge de vos calomnies. C’est une femme digne d’autant de pitié que d’estime ; ne l’insultez pas comme vous le faisiez tout à l’heure, car, si elle a été votre rivale, ce n’a jamais été que dans mon cœur.
Il s’arrêta, éprouvant une âpre jouissance à rendre justice à la femme qui n’avait jamais eu d’amour pour lui, devant celle qui le croyait plongé dans les félicités d’un amour partagé ; il s’arrêta, effrayé aussi du mal qu’il venait de faire à Mme d’Anglure.
– Assez, Raimbaud, – lui cria-t-elle, prenant cet éloge de Mme de Gesvres pour l’expression d’un amour fanatique et désespéré ; – vous êtes la dupe d’une coquette sans âme : ne pouvez-vous m’épargner l’humiliante douleur de vouloir la défendre contre moi ?
L’effort de cette colère soudaine, de cet incoercible dépit dans une créature si douce d’ordinaire, ébranla ses organes déjà malades et leur porta un funeste coup… Ce soir-là, Mme d’Anglure sentit le sang lui monter dans la poitrine. La conscience de sa mort prochaine apaisa bientôt sa colère.
– Pardonnez-moi Raimbaud, – fit-elle en tendant à M. de Maulévrier cette main qu’il prenait avec tant de transport autrefois ; – pardonnez-moi ce que j’ai dit, en considération de ce que j’ai souffert ce soir. Vous serez bientôt quitte de mes plaintes. Pour le temps qui me reste à vivre, je ne veux pas vous offenser, vous que j’aime encore, dans la femme que vous m’avez préférée.
Chapitre 6.
L’impénitence finale
Cinq jours après cette scène, Mme d’Anglure était à l’agonie. Les vomissements de sang étaient revenus avec une énergie effrayante. Le médecin ne conservait nul espoir. M. de Maulévrier, qui se trouvait, grâce à ses aveux, dans une position vraie vis-à-vis de Caroline, n’eut point de résistance à vaincre en lui-même pour soigner cette pauvre mourante qui l’avait si éperdument aimé, et pour entourer ses derniers moments des formes de ce dévouement extérieur qui, après l’amour, fait illusion encore aux cœurs tendres. Il resta, autant qu’il le put, auprès du lit de la comtesse. Il n’avait plus à feindre un sentiment qui le gênait. Au contraire, il pouvait être franc dans l’expression de celui qu’il éprouvait, car il en éprouvait un alors : il s’attendrissait sur cette destinée qu’il avait perdue. Pitié que l’amour-propre empêche d’être amère, et à laquelle, pour cette raison, sans nul doute, le cœur de l’homme sait se livrer avec abandon !
Elle qui finissait la vie comme elle l’avait commencée, par un seul amour, jouissait tristement de l’attendrissement de M. de Maulévrier, et lui souriait au milieu de toutes ses souffrances, avec les larmes de la reconnaissance et du désespoir dans les yeux. Elle ne parlait plus en termes irrités de la marquise, de cette voleuse d’amants qu’elle aurait désiré parfois dénoncer à toutes les femmes, et pourtant les aveux de Maulévrier ne l’avaient point persuadée. Elle croyait qu’il était aimé de la marquise, et qu’il l’aimait assez pour avouer son amour et le proclamer malheureux, pour se vanter de ses rigueurs. Elle voyait là un généreux mensonge. Elle n’était pas une observatrice de premier ordre, cette suave enfant qu’ils avaient appelée la Belle et la Bête ; front charmant, mais bien parfaitement fermé à la lumière, elle ne comprenait guères que ce qui était simple, et jugeait les autres par elle-même. Une femme de la complication de Mme de Gesvres ne pouvait pas tomber sous ce sens étroit, les relations de M. de Maulévrier avec Mme de Gesvres être expliquées par cette nature toute droite, qui était venue, comme une fleur, en pleine terre, à la campagne.
– Vous vous fatiguez et vous vous ennuyez, mon ami, – disait-elle à M. de Maulévrier, quand elle le voyait passer des heures entières près de son lit et en silence ; car il était défendu de faire trop parler cette poitrine si souvent en sang ; – voilà que toute votre vie est changée parce que je me suis imaginée d’être malade. Raimbaud, je ne veux pas de cela. Vous êtes délicat et bon pour moi ; je vous en remercie, j’en suis même heureuse au milieu de tout ce qui m’afflige et me fait mourir, mais je ne veux pas qu’où l’amour n’est plus soient les sacrifices de l’amour. On n’en doit pas tant à ceux qu’on n’aime plus. On ne doit même qu’à ceux qu’on aime, et la marquise – ne faites pas ce mouvement et écoutez-moi ! – a droit de se plaindre de l’abandon dans lequel vous la laissez. Quittez-moi donc souvent pour elle, allez la voir, et cependant – ajoutait-elle avec une expression irrésistible – revenez ici, Raimbaud, puisque la pitié vous y ramène. Je n’ai pas la force qu’il me faudrait pour me priver de ce dernier bonheur.
M. de Maulévrier n’obéissait pas toujours à Mme d’Anglure ; une affection si profonde, et en même temps si douce, lui donnait le courage de résister à la malade dévouée qui, l’amour au cœur, l’envoyait ainsi voir sa maîtresse. Cette bassesse sublime le touchait, et, parce qu’il était touché, il restait, captivé davantage. Il restait, comparant cet amour à l’impuissance d’aimer de la marquise ; et celle-ci, dont le noble esprit était fait, du moins, pour tout comprendre, enviait, avec un regret plus inconsolable que jamais, le sentiment dont elle était privée, quand M. de Maulévrier lui racontait tout ce que ce sentiment inspirait à Caroline de touchant, d’aimable et de bon.
Et comme, en dehors des mille vanités de la femme qui la faisaient si souvent extravaguer avec tant de charme, Mme de Gesvres, à force de bon sens, finissait par avoir un cœur excellent, elle apprécia dignement la conduite de Mme d’Anglure et elle se sentit vivement attirée vers la malade) quoiqu’elle crût – illusion analogue à celle de Caroline – que M. de Maulévrier, qu’elle avait pris au mot dans la dernière comédie qu’il avait jouée pour exciter sa jalousie, était revenu à celle qu’il avait si longtemps aimée. Seulement, quelle que fût alors sa sympathie, elle savait bien qu’avec les convictions de Mme d’Anglure et ce qui s’était passé entre cette dernière et M. de Maulévrier, elle ne pouvait convenablement se présenter chez Caroline et lui témoigner l’intérêt sincère dont elle se sentait animée. Bizarre chose que les relations humaines, dans lesquelles les meilleurs sentiments sont très souvent inexprimables, et ce qui serait vrai, impossible !
Plus l’état de Mme d’Anglure empirait, plus Mme de Gesvres, qui admirait la douce splendeur qu’un amour naïf et grand projetait sur les derniers moments de celle qu’elle avait autrefois protégée et défendue, souffrait de se sentir éloignée de la comtesse. Rendue à ses sentiments naturels par ce que M. de Maulévrier lui racontait de la mourante, elle pensait parfois qu’elle ferait mieux comprendre à Mme d’Anglure que jamais elle n’avait aimé d’amour M. de Maulévrier, et que cette assurance franchement donnée mêlerait peut-être quelque douceur aux angoisses de cette agonie. Mais l’idée que M. de Maulévrier, qu’elle croyait revenu de bonne foi à ses premiers sentiments pour Caroline, n’avait pu calmer cette âme agitée et lui enlever ses doutes cruels la retenait toujours, et elle ne serait point sortie de cette incertitude si M. de Maulévrier n’était venu, un soir, la chercher en toute hâte pour la conduire chez la comtesse, qui l’avait, lui dit-il, demandée tout à coup avec beaucoup d’insistance et d’obstination.
Elle y alla, non sans quelque trouble. En la voyant entrer dans sa chambre, Caroline lui tendit la main de la façon familière et simple avec laquelle elle la lui avait prise à une autre époque, quand elle revint de la campagne pour s’assurer du malheur de ne plus être aimée.
La comtesse était couchée sur une chaise longue, la tête soutenue par des coussins et la taille enveloppée dans des châles. Elle avait tous les symptômes d’une mort prochaine, l’œil luisant, les narines creuses, la pâleur bleuâtre.
– Je vous sais bon gré d’être venue, – dit-elle d’une voix faible, mais assurée, à la marquise, qui, quoique émue, s’assit près d’elle avec cette absence d’embarras des femmes du monde qui fait croire si bien à la chimère du naturel. – Je voulais vous voir avant de mourir. Vous m’avez été bonne autrefois, et d’ailleurs j’ai été injuste pour vous au fond de mon cœur. Si vous avez plu à Raimbaud, ce n’est pas votre faute ; si vous l’avez aimé, je n’ai pas su m’en défendre mieux que vous.
– Caroline, – lui répondit Mme de Gesvres comme au temps de leur ancienne liaison, et avec le désir de lui causer quelque bien, – vous êtes victime d’une illusion funeste ; je n’ai jamais aimé M. de Maulévrier.
– Oh ! – fit la comtesse en secouant la tête avec une grâce souriante et triste, – je sais tout et je suis résignée ; n’essayez donc plus de me tromper : vous aimez Raimbaud…
– Non ! je ne l’aime pas, – interrompit la marquise avec une noble impatience et en jetant à M. de Maulévrier un regard plein d’éclat qui l’attestait, – je ne l’ai jamais aimé : qu’il le dise ; moi, je vous le jure. Si j’ai eu un tort avec vous, Caroline, c’est de ne pas vous l’avoir dit plus tôt.
– Plus tôt comme à présent, Bérangère, je ne vous aurais pas crue, – dit Mme d’Anglure. – seulement, plus tôt vous m’eussiez trompée sans motif, et à présent, vous en avez un dont je vous remercie. Vous voulez m’épargner du chagrin parce que je meurs. C’est bien à vous, mais c’est inutile ; puisque je meurs, je ne regrette presque plus de n’être plus aimée. En le laissant derrière moi, – ajouta-t-elle avec un regard ineffable, – il souffrira moins.
– Mais… – dit Mme de Gesvres avec l’angoisse de ne pas être crue.
– Mais, – interrompit la comtesse avec une violence qui lui fit cracher le sang de nouveau, – pourquoi cette obstination, Bérangère ? Lui aussi m’a tenu le même langage que vous, et je ne l’ai pas écouté davantage. Ne tourmentez donc pas mes dernières heures par des négations et des résistances inutiles. Si je vous ai envoyé chercher, ce n’était pas pour vous adresser des reproches ; c’était pour vous le confier, lui que j’aime encore ; c’était pour vous recommander de bien prendre garde à son bonheur ; c’était pour que mon souvenir – le souvenir d’une amie morte de chagrin à cause de vous deux – ne se mît pas entre vous et n’empoisonnât point les relations d’une intimité que je vous pardonne, quoiqu’elle m’ait fait cruellement souffrir.
– Ah ! malheureuse enfant, – reprit avec emportement Mme de Gesvres, poussée à bout par un aveuglement si obstiné, – comment donc faire pour vous arracher cette folle croyance, pour vous convaincre de la vérité de mes aveux ? Non ! je n’aime pas Raimbaud ; non ! je n’ai jamais été, je ne suis pas sa maîtresse. Le monde l’a dit, je le sais bien ; mais vous, que j’ai défendue autrefois contre le monde, vous savez si je sacrifierai jamais rien à de sots propos. Vous connaissez mon indépendance. Aujourd’hui vous me prouvez que cette indépendance a toujours des dangers pour une femme. On la punit en se méprenant sur ses amitiés. Caroline, le monde me croit plus jeune que je ne suis ; vous aussi, vous me jugez d’après ce que vous avez de jeunesse et d’amour dans le cœur ; mais je ne vous ressemble pas, j’ai l’âme si vieille, si dépouillée ! Quand j’aurais voulu aimer Raimbaud, je ne l’eusse pas pu !
Et dominée par le besoin d’être crue, que les négations de Mme d’Anglure avaient si vivement irrité en elle, elle se mit à lui dire sur l’impuissance de son cœur, sur le néant de sa nature, des choses vraies, mais qui devaient demeurer incompréhensibles pour la comtesse. Entraînée presque hors d’elle-même, elle lui révéla ce qu’elle était ; elle le fit avec éloquence, elle lui montra, une par une, ce qu’elle appelait les misères de son âme ; elle lui dit ses jalousies du bonheur des autres, du bonheur de ceux qui pouvaient aimer ; elle se plaignit de l’ennui profond, terrible, inexorable, éternel qui frappait sa vie ; étala tout, s’insulta, fut vraie, fut naïve, elle, la grande Célimène de ce temps, et nul doute qu’elle eût fait pitié à une autre femme que la comtesse, à une autre qu’une créature sans intelligence et tout amour ! La comtesse ne comprit pas un mot de toute cette triste psychologie que le tact exercé de la marquise n’avait pourtant pu retenir. Pour cette pauvre et adorable amoureuse, dont la vocation avait été d’aimer, comme celle des roses est de sentir bon, les paroles de Mme de Gesvres étaient et durent rester de l’hébreu. Elle l’écouta en la regardant avec défiance, et quand la marquise, à qui le tact revenait peu à peu devant l’incrédulité têtue de cette femme qu’elle essayait follement de persuader en lui parlant une langue étrangère, s’arrêta, vaincue et repentante d’avoir parlé, la comtesse lui dit, avec une grande sécheresse :
– Vous avez certainement beaucoup plus d’esprit que moi, ma chère, mais ce que vous me contez là est incroyable ; et je ne vous crois pas.
– Adieu donc, Caroline, – fit Mme de Gesvres sans amertume et en se levant, car cette scène où elle s’était oubliée commençait de la fatiguer, et elle voyait dans ces airs de pardon et de générosité auxquels Mme d’Anglure refusait si bien de renoncer quelque chose de solennel et de posé qui choquait vivement son bon goût et son instinct du ridicule. Cela eût suffi pour réduire de beaucoup l’émotion que lui avaient inspirée l’état de Mme d’Anglure et son amour pour Raimbaud. Maulévrier était resté silencieux pendant l’entrevue des deux femmes. Quand la marquise se leva, ses regards rencontrèrent les siens. Un imperceptible sourire de moquerie méprisante se joua silencieusement autour de leurs lèvres à tous les deux. Toujours spirituels et du monde, ils ne pouvaient s’empêcher de mépriser un peu cette passion aveugle, stupide, dramatique et dévouée, qui ne comprenait rien et montrait la rage de se sacrifier en mourant.
Quant à la comtesse Caroline d’Anglure, elle expira quelques jours après dans son illusion indestructible, – les croyant heureux et leur pardonnant, – illusion torturante qui fut un démenti donné par elle au titre du livre si vrai qu’on appelle le Bonheur des sots.