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Kitabı oku: «L'ensorcelée», sayfa 3

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Enchanté d’une parenté aussi honorable et qui semblait me promettre les récits que je désirais, je poussai mon Cotentinais à me raconter ce qu’il savait de la guerre à laquelle ses pères avaient pris une part si active. Je l’interrogeai, je le pressai, j’essayai de lever une bonne contribution sur les souvenirs de son enfance, sur toutes les histoires qu’il avait dû entendre raconter, au coin du feu, pendant la veillée d’hiver, quand il se chauffait sur son escabeau, entre les jambes de son père. Mais, ô désappointement cruel, et triste preuve de l’impuissance de l’homme à résister au travail du temps dans nos cœurs, maître Louis Tainnebouy, fils de Chouan, neveu de cet héroïque Bras-de-Violon, le blessé de la Fosse, qui aurait mérité d’ouvrir la tranchée à Lérida, avait à peu près oublié, s’il l’avait su jamais, tout ce qui, à mes yeux, sacrait ses pères. Hormis ces faits généraux et notoires, qui m’étaient aussi familiers qu’à lui, il n’ajouta pas l’obole du plus petit renseignement à mes connaissances sur une époque aussi intéressante à sa manière que l’époque de 1745, en Écosse, après la grande infortune de Culloden. On sait que tout ne fut pas dit après Culloden, et qu’il resta encore dans les Highlands plusieurs partisans en kilt et en tartan, qui continuèrent, sans réussir, le coup de feu, comme les Chouans à la veste grise et au mouchoir noué sous le chapeau le continuèrent dans le Maine et la Normandie après que la Vendée fut perdue. Ce que j’aurais voulu, c’est qu’au moins le souvenir de cette guerre eût laissé une étincelle des passions de ses pères dans l’âme du neveu de Bras-de-Violon. Or, je dois le dire, j’eus beau souffler dans cette âme l’étincelle que je cherchais, je ne la trouvai pas. Le Temps, qui nous use peu à peu de sa main de velours, a une fille plus mauvaise que lui : c’est la Légèreté oublieuse. D’autres intérêts, d’un ordre moins élevé mais plus sûr, avaient saisi de bonne heure l’activité de maître Tainnebouy. La politique, pour ce cultivateur occupé de ses champs et de ses bestiaux, se trouvait trop hors de sa portée pour n’être pas un objet fort secondaire dans sa vie. À ses yeux de paysan, les Chouans n’étaient que des réveille-matin un peu trop brusques, et il était plus frappé de quelques faits de maraudage, de quelques jambons qu’ils avaient dépendus de la cheminée d’une vieille femme, ou d’un tonneau qu’ils avaient mis à dalle dans une cave, que de la cause pour laquelle ils savaient mourir. Dans le bon sens de maître Louis, la Chouannerie qui n’avait pas réussi était peut-être une folie de la jeunesse de ses pères. Conscrit de l’Empire, à qui il avait fallu dix mille francs pour se racheter de la coupe réglée des champs de bataille, un tel souvenir l’animait plus contre Bonot – comme disaient les paysans, qui vous dépoétisaient si bien le nom qui a le plus retenti sur les clairons de la gloire – que la mort du général de son oncle, ce Frotté, à l’écharpe blanche, tué par le fusil des gendarmes, avec un sauf-conduit sur le cœur !

Cependant, quand il eut fumé sa pipe et qu’il eut regardé encore une fois sous le pied déferré de sa jument, maître Tainnebouy parla de se mettre en route, que bien que mal, et de gagner comme nous pourrions la Haie-du-Puits. L’heure, au pied ailé, volait toujours à travers nos accidents et nos propos, et la nuit s’avançait silencieuse. La lune, alors dans son premier quartier, était couchée. Comme l’aurait dit Haly dans L’Amour peintre, il faisait noir autant que dans un four, et nulle étoile ne montrait le bout de son nez. Nous gardâmes la lanterne allumée, dont les rais tremblants produisaient l’effet d’une queue de comète dans la vapeur fendue du brouillard. Bientôt même elle s’éteignit, et nous fûmes obligés de marcher à pied, cahin-caha, tirant péniblement nos chevaux par la bride et n’y voyant goutte. La situation, dans cette lande suspecte, ne laissait pas que d’être périlleuse ; mais nous avions le calme de gens qui ont sous leur main des moyens de résistance et dans leur cœur la ferme volonté, si l’occasion l’exigeait, de s’en servir. Nous allions lentement, à cause du pied malade de la Blanche, et aussi à cause des grosses bottes que nous traînions. Si nous nous taisions un moment, ce qui me frappait le plus dans ces flots de brouillard et d’obscurité, c’était le mutisme morne des airs chargés. L’immensité des espaces que nous n’apercevions pas se révélait par la profondeur du silence. Ce silence, pesant au cœur et à la pensée, ne fut pas troublé une seule fois pendant le parcours de cette lande, qui ressemblait, disait maître Tainnebouy, à la fin du monde, si ce n’est, de temps à autre, par le bruit d’ailes de quelque héron dormant sur ses pattes, que notre approche faisait envoler.

Nous ne pouvions guères, dans une obscurité aussi complète, apprécier le chemin que nous faisions. Cependant des heures retentirent à un clocher qui, à en juger par la qualité du son, nous parut assez rapproché. C’était la première fois que nous entendions l’heure depuis que nous étions dans la lande ; nous arrivions donc à sa limite.

L’horloge qui sonna avait un timbre grêle et clair qui marqua minuit. Nous le remarquâmes, car nous avions compté l’un et l’autre et nous ne pensions pas qu’il fût si tard. Mais le dernier coup de minuit n’avait pas encore fini d’osciller à nos oreilles, qu’à un point plus distant et plus enfoncé dans l’horizon nous entendîmes résonner non plus une horloge de clocher, mais une grosse cloche, sombre, lente et pleine, et dont les vibrations puissantes nous arrêtèrent tous les deux pour les écouter.

« Entendez-vous, maître Tainnebouy ? – dis-je un peu ému, je l’avoue, de cette sinistre clameur d’airain dans la nuit, – on sonne à cette heure : serait-ce le feu ?

– Non, – répondit-il, – ce n’est pas le feu. Le tocsin sonne plus vite, et ceci est lent comme une agonie. Attendez ! voilà cinq coups ! en voilà six ! en voilà sept ! huit et neuf ! C’est fini, on ne sonnera plus.

– Qu’est-ce que cela ? – fis-je. – La cloche à cette heure ! C’est bien étrange. Est-ce que les oreilles nous corneraient, par hasard ?…

– Vère ! étrange en effet, mais réel ! – répondit, d’une voix que je n’aurais pas reconnue, si je n’avais pas été sûr que c’était lui, maître Louis Tainnebouy, qui marchait à côté de moi dans la nuit et le brouillard ; – voilà la seconde fois de ma vie que je l’entends, et la première m’a assez porté malheur pour que je ne puisse plus l’oublier. La nuit où je l’entendis, Monsieur, il y a des années de ça, c’était de l’autre côté de Blanchelande, et minute pour minute, à cette heure-là, mon cher enfant, âgé de quatre ans et qui semblait fort comme père et mère, mourait de convulsions dans son berceau. Que m’arrivera-t-il cette fois ?

– Qu’est donc cette cloche de mauvais présage ? – dis-je à mon Cotentinais, dont l’impression me gagnait.

– Ah ! – fit-il, – c’est la cloche de Blanchelande qui sonne la messe de l’abbé de La Croix-Jugan.

– La messe, maître Tainnebouy ! – m’écriai-je. – Oubliez-vous que nous sommes en octobre, et non pas à Noël, en décembre, pour qu’on sonne la messe de minuit ?

– Je le sais aussi bien que vous, Monsieur, – dit-il d’un ton grave ; – mais la messe de l’abbé de La Croix-Jugan n’est pas une messe de Noël, c’est une messe des Morts, sans répons et sans assistance, une terrible et horrible messe, si ce qu’on en rapporte est vrai.

– Et comment peut-on le savoir, – repartis-je, – si personne n’y assiste, maître Louis ?

– Ah ! Monsieur, – dit le fermier du Mont-de-Rauville, – voici comment j’ai entendu qu’on le savait. Le grand portail de l’église actuelle de Blanchelande est l’ancien portail de l’abbaye, qui a été dévastée pendant la Révolution, et on voit encore dans ses panneaux de bois de chêne les trous qu’y ont laissés les balles des Bleus. Or, j’ai ouï dire que plusieurs personnes qui traversaient de nuit le cimetière pour aller gagner un chemin d’ifs qui est à côté, étonnées de voir ces trous laisser passer de la lumière à une telle heure et quand l’église est fermée à clef, ont guetté par là et ont vu c’te messe, qu’elles n’ont jamais eu la tentation d’aller regarder une seconde fois, je vous en réponds ! D’ailleurs, Monsieur, ni vous ni moi ne sommes dans les vignes ce soir, et nous venons d’entendre parfaitement les neuf coups de cloche qui annoncent l’Introïbo. Il y a vingt ans que tout Blanchelande les entend comme nous, à des époques différentes ; et dans tout le pays il n’est personne qui ne vous assure qu’il vaut mieux dormir et faire un mauvais somme que d’entendre, du fond de ses couvertures, sonner la messe nocturne de l’abbé de La Croix-Jugan !

– Et quel est cet abbé de La Croix-Jugan, maître Tainnebouy, – repris-je, – lequel se permet de dire la messe à une heure aussi indue dans toute la catholicité ?

– Ne jostez pas ! Monsieur, – répondit maître Louis. – Il n’y a pas de risée à faire là-dessus. C’était une créature qui en a rendu d’autres aussi malheureuses et criminelles qu’elle était. Vous me parliez des Chouans il n’y a qu’une minute, Monsieur ; eh bien ! il paraît qu’il avait chouanné, tout prêtre qu’il fût, car il était moine à l’abbaye de Blanchelande quand l’évêque Talaru, un débordé qui s’est bien repenti depuis, m’a-t-on conté, et qui est mort comme un saint en émigration, y venait faire les quatre coups avec les seigneurs des environs ! L’abbé de La Croix-Jugan avait pris sans doute, dans la vie qu’on menait lors à Blanchelande, de ces passions et de ces vices qui devaient le rendre un objet d’horreur pour les hommes et pour lui-même, et de malédiction pour Dieu. Je l’ai vu, moi, en 18… , et je puis dire que j’ai vu la face d’un réprouvé qui vivait encore, mais comme s’il eût été plongé jusqu’au creux de l’estomac en enfer. »

Ce fut alors que je demandai à mon compagnon de voyage de me raconter l’histoire de l’abbé de La Croix-Jugan, et le brave homme ne se fit point prier pour me dire ce qu’il en savait. J’ai toujours été grand amateur et dégustateur de légendes et de superstitions populaires, lesquelles cachent un sens plus profond qu’on ne croit, inaperçu par les esprits superficiels, qui ne cherchent guères dans ces sortes de récits que l’intérêt de l’imagination et une émotion passagère. Seulement, s’il y avait dans l’histoire de l’herbager ce qu’on nomme communément du merveilleux (comme si l’envers, le dessous de toutes les choses humaines n’était pas du merveilleux tout aussi inexplicable que ce qu’on nie, faute de l’expliquer !), il y avait en même temps de ces évènements produits par le choc des passions ou l’invétération des sentiments, qui donnent à un récit, quel qu’il soit, l’intérêt poignant et immortel de ce phénix des radoteurs dont les redites sont toujours nouvelles, et qui s’appelle le cœur de l’homme. Les bergers dont maître Tainnebouy m’avait parlé, et auxquels il imputait l’accident arrivé à son cheval, jouaient aussi leur rôle dans son histoire. Quoique je ne partageasse pas toutes ses idées à leur égard, cependant j’étais bien loin de les repousser, car j’ai toujours cru, d’instinct autant que de réflexion, aux deux choses sur lesquelles repose en définitive la magie, je veux dire : à la tradition de certains secrets, comme s’exprimait Tainnebouy, que des hommes initiés se passent mystérieusement de main en main et de génération en génération, et à l’intervention des puissances occultes et mauvaises dans les luttes de l’humanité. J’ai pour moi dans cette opinion l’histoire de tous les temps et de tous les lieux, à tous les degrés de la civilisation chez les peuples, et, ce que j’estime infiniment plus que toutes les histoires, l’irréfragable attestation de l’Église romaine, qui a condamné, en vingt endroits des actes de ses Conciles, la magie, la sorcellerie, les charmes, non comme choses vaines et pernicieusement fausses, mais comme choses RÉELLES, et que ses dogmes expliquaient très bien. Quant à l’intervention de puissances mauvaises dans les affaires de l’humanité, j’ai encore pour moi le témoignage de l’Église, et d’ailleurs je ne crois pas que ce qui se passe tout à l’heure dans le monde permette aux plus récalcitrants d’en douter… Je demande qu’on me passe ces graves paroles, attachées un peu trop solennellement peut-être au frontispice d’une histoire d’herbager, racontée de nuit dans une lande du Cotentin. Cette histoire, mon compagnon de route me la raconta comme il la savait, et il n’en savait que les surfaces. C’était assez pour pousser un esprit comme le mien à en pénétrer plus tard les profondeurs. Je suis naturellement haïsseur d’inventions. J’aurais pu, la mémoire fraîchement imbibée du langage de maître Tainnebouy, écrire, quand nous fûmes arrivés à la Haie-du-Puits, tout ce qu’il m’avait raconté, nais je passai mon temps à y songer, et c’est ce que j’en puis dire de mieux. Aujourd’hui que quelques années se sont écoulées, m’apportant tout ce qui complète mon histoire, je la raconterai à ma manière, qui, peut-être, ne vaudra pas celle de mon herbager cotentinais. Donnera-t-elle au moins à ceux qui la liront la même volupté de songeries que j’eus à en ruminer dans ma pensée les évènements et les personnages, le reste de cette nuit-là, le coude appuyé sur une mauvaise table d’auberge, entre deux chandelles qui coulaient devant une braise de fagot flambé, au fond d’une bourgade silencieuse et noire, « dans laquelle je ne connaissais pas un chat », aurait dit maître Louis Tainnebouy, – expression qui, par parenthèse, m’a toujours paru un peu trop gaie pour signifier une chose aussi triste que l’isolement !

Chapitre 3

L’an VI de la République française, un homme marchait avec beaucoup de peine, aux derniers rayons du soleil couchant qui tombaient en biais sur la sombre forêt de Cerisy. On entrait en pleine canicule, et, quoiqu’il fût près de sept heures du soir, la chaleur, insupportable tout le jour, était accablante. L’orbe du soleil, rouge et fourmillant comme un brasier, ressemblait, penché vers l’horizon, à une tonne de feu défoncée qu’on aurait à moitié versée sur la terre. L’air n’avait pas de vent, et, dans la mate atmosphère, nul arbre ne bougeait, du tronc à la tige. Pour emprunter à maître Tainnebouy (que je rappellerai souvent dans ce récit) une expression énergique et familière : on cuisait dans son jus. L’homme qui s’avançait sur la lisière de la forêt paraissait brisé de fatigue. Il avait peut-être marché depuis le matin et amoncelé sur lui les lourdes influences de cette longue et dévorante journée. Quoi qu’il en fût à cet égard, aux yeux de toute personne accoutumée aux faits de cette époque et qui eût avisé cet inconnu, il n’aurait pas été un voyageur ordinaire, armé, par précaution, pour longer les bords de cette forêt, réputée si dangereuse que les voitures publiques ne la traversaient pas sans une escorte de gendarmeries. À sa tournure, à son costume, à ce je ne sais quoi qui s’élève, comme une voix, de la forme muette d’un homme, il était aisé, sinon de reconnaître, au moins de soupçonner qui il était, tout en s’étonnant de le voir errer seul à une heure de la soirée où le jour était si haut encore. En effet, ce devait être un Chouan ! Ses vêtements étaient d’un gris semblable au plumage de la chouette, couleur que les Chouans avaient, comme on sait, adoptée pour désorienter l’œil et la carabine des vedettes quand, au clair de la lune ou dans l’obscurité, ils se rangeaient contre un vieux mur ou s’aplatissaient dans un fossé comme un monceau de poussière que le vent y aurait charriée. Ces vêtements, fort simples, étaient coupés à peu près comme ceux que j’avais vus à maître Tainnebouy. Seulement, au lieu de la botte sans pied de notre herbager, l’inconnu portait des guêtres en cuit fauve qui lui montaient jusqu’au-dessus du genou, et sot grand chapeau, rabattu en couverture à cuve, couvrait presque entièrement son visage.

Selon l’usage de ces guérillas de halliers, qui se reconnaissaient entre eux par des noms de guerre mystérieux comme des mots d’ordre, afin de n’offrir à l’ennemi que des prisonniers anonymes, rien, dans la mise de l’inconnu, n’indiquait qu’il fût un chef ou un soldat. Une ceinture, du cuir de ses guêtres, soutenait deux pistolets et un fort couteau de chasse, et il tenait de la main droite une espingole. D’ordinaire, les Chouans, qui n’allaient guères en expédition que la nuit, ne se montraient point sur les routes, de jour, avec leurs armes. Mais, comme personne ne savait mieux qu’eux l’état du pays, et comme ils eussent pu dire combien en une heure devaient passer de voyageurs et de voitures en tel chemin, c’est là ce qui donnait sans doute à ce Chouan, si c’en était un, sa sécurité. La diligence, avec son écharpe de gendarmes, était passée dans un flot de poussière vers les cinq heures, son heure accoutumée. Il ne s’exposait donc qu’à rencontrer quelques charrettes attelées de leurs quatre bœufs et de leurs deux chevaux, ou quelques fermiers et leurs femmes, montés sur leurs bidets d’allure, et revenant tranquillement des marchés voisins. C’était à peu près tout. Les routes ne ressemblaient point à ce qu’elles sont aujourd’hui ; elles n’étaient point, comme à présent, incessamment sillonnées de voitures élégantes et rapides. Terrifié par la guerre civile, le pays n’avait plus de ces communications qui sont la circulation d’une vie puissante. Les châteaux, orgueil de la France hospitalière, étaient en ruines ou abandonnés. Le luxe manquait. Il n’y avait de voitures que les voitures publiques. Quand on se reporte par la pensée à cette curieuse époque, on se rappelle la sensation que causa, même à Paris, la fameuse calèche blanche de M. de Talleyrand, la première qui ait, je crois, reparu après la Révolution. Du reste, pour en revenir à notre voyageur, au premier bruit suspect, à la première vue de mauvais augure, il n’avait qu’un léger saut à faire et il entrait dans la forêt.

Mais s’il avait songé à tout cela, calculé tout cela, il n’y paraissait guère. Quand la précaution et la défiance dominent l’homme le plus brave, on s’en aperçoit dans sa démarche et jusque dans le moindre de ses mouvements. Or, le Chouan qui se traînait entre les deux bords de la forêt de Cerisy, appuyé sur son espingole comme un mendiant s’appuie sur son bâton fourchu et ferré, n’avait pas seulement la lenteur d’une fatigue affreuse, mais l’indifférence la plus complète à tout danger présent ou éloigné. Il ne fouillait point le fourré du regard. Il ne tendait point le cou pour écouter le bruit des chevaux dans l’éloignement. Il s’avançait insoucieusement, comme s’il n’avait pas eu conscience de sa propre audace. Et, de fait, il ne l’avait pas. L’obsession d’une pensée cruelle, ou l’abattement d’une fatigue immense, l’empêchait d’éprouver la palpitation du danger, chère aux hommes de courage. Aussi, de sang-froid, commit-il une grande imprudence. Il s’arrêta et s’assit sur le revers du fossé qui séparait le bois de la route, et là il ôta son chapeau qu’il jeta sur l’herbe, comme un homme vaincu par la chaleur et qui veut respirer.

C’est à ce moment que ceux qui l’auraient vu auraient compris son insouciance pour tous les dangers possibles, eussent-ils été rassemblés autour de lui et embusqués derrière chaque arbre de la forêt qui s’élevait aux deux bords du chemin. Débarrassé de son grand chapeau, sa figure, qu’il ne cachait plus, en disait plus long que n’aurait fait le plus éloquent des langages. Jamais peut-être, depuis Niobé, le soleil n’avait éclairé une si poignante image du désespoir. La plus horrible des douleurs de la vie y avait incrusté sa dernière angoisse. Beau, mais marqué d’un sceau fatal, le visage de l’inconnu semblait sculpté dans du marbre vert, tant il était pâle ! et cette pâleur verdâtre et meurtrie ressortait durement sous le bandeau qui ceignait ses tempes, car il portait le mouchoir noué autour de la tête comme tous les Chouans, qui couchaient à la belle étoile, et ce mouchoir, dont les coins pendaient derrière les oreilles, était un foulard ponceau, passé en fraude, comme on commençait d’en exporter de Jersey à la côte de France. Aperçus de dessous cette bande d’un âpre éclat, les yeux du Chouan, cernés de deux cercles d’un noir d’encre, et dont le blanc paraissait plus blanc par l’effet du contraste, brillaient de ce feu profond et exaspéré qu’allume dans les prunelles humaines la funèbre idée du suicide. Ils étaient vraiment effrayants. Pour qui connaît la physionomie, il était évident que cet homme allait se tuer. Selon toute probabilité, il était de ceux qui avaient pris part à un engagement de troupes républicaines et de Chouans, lequel avait eu lieu aux environs de Saint-Lô, le matin même ; un de ces vaincus de la Fosse, qui fut vraiment la fosse de plus d’un brave et la dernière espérance des Chasseurs du Roi. Son front portait la lueur sinistre d’un désastre plus grand que le malheur d’un seul homme. Redressé à moitié sur le flanc comme un loup courageux abattu, cet homme isolé avait, dans la poussière de ce fossé, une incomparable grandeur : c’était la grandeur de l’instant suprême… Il tourna vers le soleil du soir, qui, comme un bourreau attendri, semblait lui compter avec mélancolie le peu d’instants qui lui restaient à vivre, un regard d’une lenteur altière ; et ses yeux, qu’il allait fermer à jamais, luttèrent, sans mollir, avec le disque de rubis de l’astre éblouissant encore, comme s’il eût cherché à ce cadran flamboyant si l’heure enfin était sonnée à laquelle il s’était juré, dans son âme, qu’il cesserait de respirer. Qui sait ? c’était peut-être la même heure où l’héroïque ménétrier Bras-de-Violon ouvrait gaiement sur l’aire d’une grange ce bal intrépide de blessés et d’échappés au feu qu’il conduisit toute une nuit avec son bras fracassé. Seulement, pour ces joyeux compères à l’espoir éternel, et pour lui, cette heure n’avait pas le même timbre. Il n’acceptait pas si légèrement sa défaite. À en juger par la profondeur de sa peine, il devait être un des chefs les plus élevés de son parti, car on ne s’identifie si bien à une cause perdue, pour périr avec elle, que quand on tient à elle par la chaîne du commandement. Résolu donc à en partager la destinée, il avait ouvert le gilet strictement boutonné sur sa poitrine, et, sous la chemise collée à la peau par les caillots d’un sang coagulé, il avait pris un parchemin cacheté qui renfermait sans doute des instructions importantes, car, l’ayant déchiré avec ses dents comme une cartouche, il en mangea tous les morceaux. Dans sa préoccupation sublime, il ne rabattit pas même son œil d’aigle sur la blessure de son sein, qui se remit à couler… Quand, le soir du combat des Trente, Beau manoir Bois-de-ton-sang en but pour se désaltérer, certes, il était bien beau, et l’Histoire n’a pas oublié ce grand et farouche spectacle ; mais peut-être était-il moins imposant que ce Chouan solitaire, dont l’ingrate et ignorante Histoire ne parlera pas, et qui, avant de mourir, mâchait et avalait les dépêches trempées du sang de sa poitrine pour mieux les cacher en les ensevelissant avec lui.

Et lorsqu’il eut rempli ce devoir d’une fidélité prévoyante, quand du parchemin dévoré il ne lui resta plus entre les doigts que le large cachet de cire pourpre qui le fermait et qu’il avait respecté, une idée, triste comme un espoir fini, traversa son âme intrépide. Chose étrange et touchante à la fois ! on le vit contempler rêveusement, et avec l’adoration mouillée de pleurs d’un amour sans bornes, ce cachet à la profonde empreinte, comme s’il eût voulu graver un peu plus avant dans son âme le portrait d’une maîtresse dont il eût été idolâtre. Qu’y a-t-il de plus émouvant que ces lions troublés, que ces larmes tombées de leurs yeux fiers qui vont, roulant sur leurs crinières, comme la rosée des nuits sur la toison de Gédéon ! Et pourtant il n’y avait point de portrait sur la cire figée. Il n’y avait que l’écusson qui scellait d’ordinaire toutes les dépêches de la maison de Bourbon. C’était tout simplement l’écusson de la monarchie, les trois fleurs de lys, belles comme des fers de lance, dont la France avait été couronnée tant de siècles, et dont son front révolté ne voulait plus ! Aux yeux de ce Chouan, un tel signe était le saint emblème de la cause pour laquelle il avait vainement combattu. Il l’embrassa donc à plusieurs reprises, comme Bayard expirant embrassa la croix de son épée. Mais, si la passion de ses baisers fut aussi pieuse que celle du Chevalier sans reproche, elle fut aussi plus désolée, car la croix parlait d’espérance, et les armes de France n’en parlaient plus ! Quand il eut ainsi apaisé la tendresse de sa dernière heure, lui qui n’avait pas sur son glaive le signe du martyre divin qui ordonne même aux héros de se résigner et de souffrir, il saisit près de lui sa compagne, son espingole, chaude encore de tant de morts qu’elle avait données le matin même, et, toujours silencieux et sans qu’un mot ou un soupir vînt faire trembler ses lèvres, bronzées par la poudre de la cartouche, il appuya l’arme contre son mâle visage et poussa du pied la détente. Le coup partit. La forêt de Cerisy en répéta la détonation par éclats qui se succédèrent et rebondirent dans ses échos mugissants. Le soleil venait de disparaître. Ils étaient tombés tous deux à la même heure, l’un derrière la vie, l’autre derrière l’horizon.

C’était véritablement un beau soir. L’air avait repris son silence, et la brise qui s’élève quand le soleil est couché, comme la balle siffle quand elle est passée, commençait d’agiter doucement les feuilles de la forêt et pouvait caresser de ses souffles le front ouvert du suicidé. Une bonne femme, qui rôdait par là et qui ramassait des bûchettes, remonta lentement ce fossé qu’une créature de Dieu venait de combler avec son argile. Tout occupée de son ouvrage, sourde peut-être ou, si elle avait entendu la déchirante espingole, l’ayant prise pour le fusil de quelque chasseur attardé, elle heurta par mégarde de son sabot le corps du meurtrier. Comme on le pense bien, elle eut peur d’abord de ce cadavre ; mais elle avait son fils aux Chouans. Plus mère que femme, elle finit par courber sa vieille tête, en pensant à son fils, vers le corps du Chouan défiguré, et elle lui mit la main sur le cœur. Qui l’eût cru ? il battait encore. Alors cette vieille n’hésita plus. Elle regarda, d’un œil inquiet, la route, le taillis, la clairière ; mais partout ne voyant personne, et l’ombre venant, elle chargea le Chouan sur son dos, malgré sa vieillesse, comme un fagot qu’elle aurait volé, et elle l’emporta dans sa cabane, sise contre la lisière du bois. L’ayant couché sur son grabat, elle lava toute la nuit, à la lueur fumeuse de son grasset, les horribles blessures de cette tête aux os cassés et aux chairs pendantes. Il y en avait plusieurs qui se croisaient dans le visage du suicidé comme d’inextricables sillons. L’espingole était chargée de cinq ou six balles. En sortant de ce canon évasé, elles avaient rayonné en sens divers, et c’est, sans nul doute, à cette circonstance que le Chouan devait de n’être pas mort sur le coup. Cependant la bonne femme pansa, du mieux qu’elle put, cette effroyable momie sanglante, dont toute forme humaine avait disparu. Experte en misère, l’âme plus forte que tous les dégoûts, elle se dévoua à la tâche de pitié que Dieu lui envoyait à la fin de sa journée, comme au bon Samaritain sur le chemin de Jérusalem à Jéricho. C’était une rude chrétienne, une femme d’un temps bien différent du nôtre. Elle avait gardé cette foi du charbonnier qui rend la vertu efficace, pousse aux bonnes œuvres et fait passer la charité du cœur dans les muscles de la main. Elle n’imagina pas que l’homme qui était l’objet de sa pieuse sollicitude eût tourné contre lui-même une violence impie. Un signe, qu’elle trouva sur cet homme, l’eût arrachée d’ailleurs à l’horreur de cette pensée, si elle avait pu la concevoir. Royaliste, parce qu’elle honorait Dieu, elle ne douta donc pas que des balles bleues n’eussent fait les plaies qu’elle pansait, et ce lui fut une raison nouvelle pour les soigner avec un dévouement et plus chaleureux et plus tendre. Il fallait la voir, cette hospitalière de la souffrance ! Quand elle avait fini d’éponger, de bassiner et de fermer avec les lambeaux de ses pauvres chemises mises en pièces ces épouvantables blessures, elle s’agenouillait devant une image de la Vierge et priait pour ce Chouan déchiré de douleur. La Vierge-Mère l’exauçait-elle ?… Toujours est-il que le blessé tardait à mourir.

Or, dix jours environ s’étaient écoulés depuis que Marie Hecquet (c’est le nom de notre bonne femme) avait ramassé le Chouan expirant. Isolée sur la lisière de ce bois solitaire, n’ayant ni voisins ni voisines, elle n’était exposée à aucune interrogation maladroite ou ennemie. De ce côté, du moins, elle était tranquille. Mais, comme dans un temps de troubles civils on ne saurait exagérer la prudence, elle avait enterré les armes et les habits du Chouan dans un coin de sa chaumière, prête à ruser si les Bleus passaient, et à leur dire que ce blessé qui se mourait était son fils. Elle ne craignait pas de lui quelque noble imprudence. Ses blessures ne lui permettaient pas d’articuler un seul mot.

« Que si les Bleus – pensait-elle – l’avaient vu parfois dans la fumée de la poudre et dans le face-à-face du combat, ils ne pourraient, certes ! pas le reconnaître, car sa mère, sa mère elle-même, si cet homme en avait une encore, ne l’aurait pas reconnu. »

Tout semblait donc favoriser son œuvre de charité pieuse ; mais l’urne de la destinée est plus perfide que celle de Pandore. On croit l’avoir vidée de tous les malheurs de la vie, qu’on s’aperçoit qu’il y a encore un double fond, et qu’il est tout plein !

C’était un soir, comme le jour du suicide, un soir long, orangé, silencieux. Marie Hecquet, au seuil de sa porte ouverte, par laquelle venait au blessé cet air des bois qui porte la vie en ses émanations parfumées, lavait dans un baquet posé devant elle les linges rougis de plusieurs bandelettes. Comme toutes ces plébéiennes si facilement héroïques quand elles ont du cœur, comme toutes ces Marthe de l’Évangile qui agissent toujours, mais chez qui l’action n’étouffe point la pensée, pas plus que le travail des champs n’étouffe et ne brise l’enfant qu’elles y portent souvent dans leur sein, la mère Hecquet surveillait son malade, quoiqu’elle eût les mains plongées dans la broue sanglante de son savonnage et qu’elle parût absorbée par ce qu’elle faisait. Une petite coche, qu’on ne voyait pas, vint à tinter tout près de là. Ce n’était pas la faible clochette d’une de ces mousseuses chapelles d’ermite, bâties jadis dans les profondeurs des bois, car les églises ne se rouvraient point encore. C’était la tinterelle de quelque hutte de sabotier qui marquait les heures et la fin du travail et de la journée. Mais pour Marie Hecquet, cette femme antique, restée ferme de cœur dans la religion de ses pères et dans les souvenirs de son berceau, ces sept heures sonnant, n’importe où, étaient demeurées l’heure bénie qui descendait autrefois des clochers, à présent muets, dans les campagnes, et qui conviaient à la prière du soir. Aussi, dès qu’elle les entendit, elle laissa retomber au fond du baquet les linges qu’elle tordait et qu’elle allait étendre au noisetier voisin, et portant sa vieille main mouillée à ce front jaune comme le buis aux yeux des hommes, mais pur comme l’or aux yeux de Dieu, elle se mit, la noble bonne femme, à réciter son Angélus.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
270 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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