Kitabı oku: «Les Diaboliques», sayfa 10
Et le docteur Torty finit brusquement son histoire sur ce mot, qu’il croyait profond.
Il m’avait intéressé, et je le lui dis : « – Toute criminelle qu’elle soit, – fis-je, – on s’intéresse à cette Hauteclaire. Sans son crime, je comprendrais l’amour de Serlon.
– Et peut-être même avec son crime ! » – dit le docteur. – « Et moi aussi ! » – ajouta-t-il, le hardi bonhomme.
Partie 4.
Le dessous de cartes d'une partie de whist
Chapitre 1
– Vous moquez-vous de nous, monsieur, avec une pareille histoire ?
– Est-ce qu’il n’y a pas, madame, une espèce de tulle qu’on appelle du tulle illusion ?…
(A une soirée chez le prince T… )
J’étais, un soir de l’été dernier, chez la baronne de Mascranny, une des femmes de Paris qui aiment le plus l’esprit comme on en avait autrefois, et qui ouvre les deux battants de son salon – un seul suffirait – au peu qui en reste parmi nous. Est-ce que dernièrement l’Esprit ne s’est pas changé en une bête à prétention qu’on appelle l’Intelligence ?… La baronne de Mascranny est, par son mari, d’une ancienne et très illustre famille, originaire des Grisons. Elle porte, comme tout le monde le sait, de gueules à trois fasces, vivrées de gueules à l’aigle éployée d’argent, addextrée d’une clef d’argent, senestrée d’un casque de même, l’écu chargé, en cœur, d’un écusson d’azur à une fleur de lys d’or ; et ce chef, ainsi que les pièces qui le couvrent, ont été octroyées par plusieurs souverains de l’Europe à la famille de Mascranny, en récompense des services qu’elle leur a rendus à différentes époques de l’histoire. Si les souverains de l’Europe n’avaient pas aujourd’hui de bien autres affaires à démêler, ils pourraient charger de quelque pièce nouvelle un écu déjà si noblement compliqué, pour le soin véritablement héroïque que la baronne prend de la conversation cette fille expirante des aristocraties oisives et des monarchies absolues. Avec l’esprit et les manières de son nom, la baronne de Mascranny a fait de son salon une espèce de Coblentz délicieux où s’est réfugiée la conversation d’autrefois, la dernière gloire de l’esprit français, forcé d’émigrer devant les mœurs utilitaires et occupées de notre temps. C’est là que chaque soir, jusqu’à ce qu’il se taise tout à fait, il chante divinement son chant du cygne. Là, comme dans les rares maisons de Paris où l’on a conservé les grandes traditions de la causerie, on ne carre guère de phrases, et le monologue est à peu près inconnu. Rien n’y rappelle l’article du journal et le discours politique, ces deux moules si vulgaires de la pensée, au dix-neuvième siècle. L’esprit se contente d’y briller en mots charmants ou profonds, mais bientôt dits ; quelquefois même en de simples intonations, et moins que cela encore, en quelque petit geste de génie. Grâce à ce bienheureux salon, j’ai mieux reconnu une puissance dont je n’avais jamais douté, la puissance du monosyllabe. Que de fois j’en ai entendu lancer ou laisser tomber avec un talent bien supérieur à celui de Mlle Mars, la reine du monosyllabe à la scène, mais qu’on eût lestement détrônée au faubourg Saint-Germain, si elle avait pu y paraître ; car les femmes y sont trop grandes dames pour, quand elles sont fines, y raffiner la finesse comme une actrice qui joue Marivaux.
Or, ce soir-là, par exception, le vent n’était pas au monosyllabe. Quand j’entrai chez la baronne de Mascranny, il s’y trouvait assez du monde qu’elle appelle ses intimes, et la conversation y était animée de cet entrain qu’elle y a toujours. Comme les fleurs exotiques qui ornent les vases de jaspe de ses consoles, les intimes de la baronne sont un peu de tous les pays. Il y a parmi eux des Anglais, des Polonais, des Russes ; mais ce sont tous des Français pour le langage et par ce tour d’esprit et de manières qui est le même partout, à une certaine hauteur de société. Je ne sais pas de quel point on était parti pour arriver là ; mais, quand j’entrai, on parlait romans. Parier romans, c’est comme si chacun avait parlé de sa vie. Est-il nécessaire d’observer que, dans cette réunion d’hommes et de femmes du monde, on n’avait pas le pédantisme d’agiter la question littéraire ? Le fond des choses, et non la forme, préoccupait. Chacun de ces moralistes supérieurs, de ces praticiens, à divers degrés, de la passion et de la vie, qui cachaient de sérieuses expériences sous des propos légers et des airs détachés, ne voyait alors dans le roman qu’une question de nature humaine, de mœurs et d’histoire. Rien de plus. Mais n’est-ce donc pas tout ?… Du reste, il fallait qu’on eût déjà beaucoup causé sur ce sujet, car les visages avaient cette intensité de physionomie qui dénote un intérêt pendant longtemps excité. Délicatement fouettés les uns par les autres, tous ces esprits avaient leur mousse. Seulement, quelques âmes vives – j’en pouvais compter trois ou quatre dans ce salon – se tenaient en silence, les unes le front baissé, les autres l’œil fixé rêveusement aux bagues d’une main étendue sur leurs genoux. Elles cherchaient peut-être à corporiser leurs rêveries, ce qui est aussi difficile que de spiritualiser ses sensations. Protégé par la discussion, je me glissai sans être vu derrière le dos éclatant et velouté de la belle comtesse de Damnaglia, qui mordait du bout de sa lèvre l’extrémité de son éventail replié, tout en écoutant, comme ils écoutaient tous, dans ce monde où savoir écouter est un charme. Le jour baissait, un jour rose qui se teignait enfin de noir, comme les vies heureuses. On était rangé en cercle et on dessinait, dans la pénombre crépusculaire du salon, comme une guirlande d’hommes et de femmes, dans des poses diverses, négligemment attentives. C’était une espèce de bracelet vivant dont la maîtresse de la maison, avec son profil égyptien, et le lit de repos sur lequel elle est éternellement couchée, comme Cléopâtre, formait l’agrafe. Une croisée ouverte laissait voir un pan du ciel et le balcon où se tenaient quelques personnes. Et l’air était si pur et le quai d’Orsay si profondément silencieux, à ce moment-là, qu’elles ne perdaient pas une syllabe de la voix qu’on entendait dans le salon, malgré les draperies en vénitienne de la fenêtre, qui devaient amortir cette voix sonore et en retenir les ondulations dans leurs plis. Quand j’eus reconnu celui qui parlait, je ne m’étonnai ni de cette attention, – qui n’était plus seulement une grâce octroyée par la grâce,… – ni de l’audace de qui gardait ainsi la parole plus longtemps qu’on n’avait coutume de le faire, dans ce salon d’un ton si exquis.
En effet, c’était le plus étincelant causeur de ce royaume de la causerie. Si ce n’est pas son nom, voilà son titre ! Pardon. Il en avait encore un autre… La médisance ou la calomnie, ces Ménechmes qui se ressemblent tant qu’on ne peut les reconnaître, et qui écrivent leur gazette à rebours, comme si c’était de l’hébreu (n’en est-ce pas souvent ?), écrivaient en égratignures qu’il avait été le héros de plus d’une aventure qu’il n’eût pas certainement, ce soir-là, voulu raconter.
« … Les plus beaux romans de la vie – disait-il, quand je m’établis sur mes coussins de canapé, à l’abri des épaules de la comtesse de Damnaglia, – sont des réalités qu’on a touchées du coude, ou même du pied, en passant. Nous en avons tous vu. Le roman est plus commun que l’histoire. je ne parle pas de ceux-là qui furent des catastrophes éclatantes, des drames joués par l’audace des sentiments les plus exaltés à la majestueuse barbe de l’Opinion ; mais à part ces clameurs très rares, faisant scandale dans une société comme la nôtre, qui était hypocrite hier, et qui n’est plus que lâche aujourd’hui, il n’est personne de nous qui n’ait été témoin de ces faits mystérieux de sentiment ou de passion qui perdent toute une destinée, de ces brisements de cœur qui ne rendent qu’un bruit sourd, comme celui d’un corps tombant dans l’abîme caché d’une oubliette, et par-dessus lequel le monde met ses mille voix ou son silence. On peut dire souvent du roman ce que Molière disait de la vertu : “Où diable va-t-il se nicher ?… ” Là où on le croit le moins, on le trouve ! Moi qui vous parle, j’ai vu dans mon enfance… non, vu n’est pas le mot ! j’ai deviné, pressenti, un de ces drames cruels, terribles, qui ne se jouent pas en public, quoique le public en voie les acteurs tous les jours ; une de ces sanglantes comédies, comme disait Pascal, mais représentées à huis clos, derrière une toile de manœuvre, le rideau de la vie privée et de l’intimité. Ce qui sort de ces drames cachés, étouffés, que j’appellerai presque à transpiration rentrée, est plus sinistre, et d’un effet plus poignant sur l’imagination et sur le souvenir, que si le drame tout entier s’était déroulé sous vos yeux. Ce qu’on ne sait pas centuple l’impression de ce qu’on sait. Me trompé-je ? Mais je me figure que l’enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier. »
Ici, il fit une légère pause. Il exprimait un fait tellement humain, d’une telle expérience d’imagination pour ceux qui en ont un peu, que pas un contradicteur ne s’éleva. Tous les visages peignaient la curiosité la plus vive. La jeune Sibylle, qui était pliée en deux aux pieds du lit de repos où s’étendait sa mère, se rapprocha d’elle avec une crispation de terreur, comme si l’on eût glissé un aspic entre sa plate poitrine d’enfant et son corset.
– Empêche-le, maman, – dit-elle, avec la familiarité d’une enfant gâtée, élevée pour être une despote, – de nous dire ces atroces histoires qui font frémir.
– je me tairai, si vous le voulez, mademoiselle Sibylle, – répondit celui qu’elle n’avait pas nommé, dans sa familiarité naïve et presque tendre.
Lui, qui vivait si près de cette jeune âme, en connaissait les curiosités et les peurs ; car, pour toutes choses, elle avait l’espèce d’émotion que l’on a quand on plonge les pieds dans un bain plus froid que la température, et qui coupe l’haleine à mesure qu’on entre dans la saisissante fraîcheur de son eau.
– Sibylle n’a pas la prétention, que je sache, d’imposer silence à mes amis, fit la baronne en caressant la tête de sa fille, si prématurément pensive. Si elle a peur, elle a la ressource de ceux qui ont peur ; elle a la fuite ; elle peut s’en aller.
Mais la capricieuse fillette, qui avait peut-être autant d’envie de l’histoire que madame sa mère, ne fuit pas, mais redressa son maigre corps, palpitant d’intérêt effrayé, et jeta ses yeux noirs et profonds du côté du narrateur, comme si elle se fût penchée sur un abîme.
– Eh bien ! contez, dit Mlle Sophie de Revistal, en tournant vers lui son grand œil brun baigné de lumière, et qui est si humide encore, quoiqu’il ait pourtant diablement brillé. Tenez, voyez ! ajouta-t-elle avec un geste imperceptible, nous écoutons tous.
Et il raconta ce qui va suivre. Mais pourrai-je rappeler, sans l’affaiblir, ce récit, nuancé par la voix et le geste, et surtout faire ressortir le contre-coup de l’impression qu’il produisit sur toutes les personnes rassemblées dans l’atmosphère sympathique de ce salon ?
« J’ai été élevé en province, dit le narrateur, mis en demeure de raconter, et dans la maison paternelle. Mon père habitait une bourgade jetée nonchalamment les pieds dans l’eau, au bas d’une montagne, dans un pays que je ne nommerai pas, et près d’une petite ville qu’on reconnaîtra quand j’aurai dit qu’elle est, ou du moins qu’elle était, dans ce temps, la plus profondément et la plus férocement aristocratique de France. je n’ai depuis, rien vu de pareil. Ni notre faubourg Saint-Germain, ni la place Bellecour, à Lyon, ni les trois ou quatre grandes villes qu’on cite pour leur esprit d’aristocratie exclusif et hautain, ne pourraient donner une idée de cette petite ville de six mille âmes qui, avant 1789, avait cinquante voitures armoriées, roulant fièrement sur son pavé.
Il semblait qu’en se retirant de toute la surface du pays, envahi chaque jour par une bourgeoisie insolente, l’aristocratie se fût concentrée là, comme dans le fond d’un creuset, et y jetât, comme un rubis brûlé, le tenace éclat qui tient à la substance même de la pierre, et qui ne disparaîtra qu’avec elle.
La noblesse de ce nid de nobles, qui mourront ou qui sont morts peut-être dans ces préjugés que j’appelle, moi, de sublimes vérités sociales, était incompatible comme Dieu. Elle ne connaissait pas l’ignominie de toutes les noblesses, la monstruosité des mésalliances.
Les filles, ruinées par la Révolution, mouraient stoïquement vieilles et vierges, appuyées sur leurs écussons qui leur suffisaient contre tout. Ma puberté s’est embrasée à la réverbération ardente de ces belles et charmantes jeunesses qui savaient leur beauté inutile, qui sentaient que le flot de sang qui battait dans leurs cœurs et teignait d’incarnat leurs joues sérieuses, bouillonnait vainement.
Mes treize ans ont rêvé les dévoûments les plus romanesques devant ces filles pauvres qui n’avaient plus que la couronne fermée de leurs blasons pour toute fortune, majestueusement tristes, dès leurs premiers pas dans la vie, comme il convient à des condamnées du Destin. Hors de son sein, cette noblesse, pure comme l’eau des roches, ne voyait personne.
Comment voulez-vous, – disaient-ils, – que nous voyions tous ces bourgeois dont les pères ont donné des assiettes aux nôtres ?
Ils avaient raison ; c’était impossible, car, pour cette petite ville, c’était vrai. On comprend l’affranchissement, à de grandes distances ; mais, sur un terrain grand comme un mouchoir, les races se séparent par leur rapprochement même. Ils se voyaient donc entre eux, et ne voyaient qu’eux et quelques Anglais.
Car les Anglais étaient attirés par cette petite ville qui leur rappelait certains endroits de leurs comtés. Ils l’aimaient pour son silence, pour sa tenue rigide, pour l’élévation froide de ses habitudes, pour les quatre pas qui la séparaient de la mer qui les avait apportés, et aussi pour la possibilité d’y doubler, par le bas prix des choses, le revenu insuffisant des fortunes médiocres dans leur pays.
Fils de la même barque de pirates que les Normands, à leurs yeux c’était une espèce de Continental England que cette ville normande, et ils y faisaient de longs séjours.
Les petites miss y apprenaient le français en poussant leur cerceau sous les grêles tilleuls de la place d’armes ; mais, vers dix-huit ans, elles s’envolaient en Angleterre, car cette noblesse ruinée ne pouvait guère se permettre le luxe dangereux d’épouser des filles qui n’ont qu’une simple dot, comme les Anglaises. Elles partaient donc, mais d’autres migrations venaient bientôt s’établir dans leurs demeures abandonnées, et les rues silencieuses, où l’herbe poussait comme à Versailles, avaient toujours à peu près le même nombre de promeneuses à voile vert, à robe à carreaux, et à plaid écossais. Excepté ces séjours, en moyenne de sept à dix ans, que faisaient ces familles anglaises, presque toutes renouvelées à de si longs intervalles, rien ne rompait la monotonie d’existence de la petite ville dont il est question. Cette monotonie était effroyable.
On a souvent parlé – et que n’a-t-on point dit ! – du cercle étroit dans lequel tourne la vie de province ; mais ici cette vie, pauvre partout en événements, l’était d’autant plus que les passions de classe à classe, les antagonismes de vanité, n’existaient pas comme dans une foule de petits endroits, où les jalousies, les haines, les blessures d’amour-propre, entretiennent une fermentation sourde qui éclate parfois dans quelque scandale, dans quelque noirceur, dans une de ces bonnes petites scélératesses sociales pour lesquelles il n’y a pas de tribunaux.
Ici, la démarcation était si profonde, si épaisse, si infranchissable, entre ce qui était noble et ce qui ne l’était pas, que toute lutte entre la noblesse et la roture était impossible.
En effet, pour que la lutte existe, il faut un terrain commun et un engagement, et il n’y en avait pas. Le diable, comme on dit, n’y perdait rien, sans doute.
Dans le fond du cœur de ces bourgeois dont les pères avaient donné des assiettes, dans ces têtes de fils de domestiques, affranchis et enrichis, il y avait des cloaques de haine et d’envie, et ces cloaques élevaient souvent leur vapeur et leur bruit d’égout contre ces nobles, qui les avaient entièrement sortis de l’orbe de leur attention et de leur rayon visuel, depuis qu’ils avaient quitté leurs livrées.
Mais tout cela n’atteignait pas ces patriciens distraits dans la forteresse de leurs hôtels, qui ne s’ouvraient qu’à leurs égaux, et pour qui la vie finissait à la limite de leur caste. Qu’importait ce qu’on disait d’eux, plus bas qu’eux ?… Ils ne l’entendaient pas. Les jeunes gens qui auraient pu s’insulter, se prendre de querelle, ne se rencontraient point dans les lieux publics, qui sont des arènes chauffées à rouge par la présence et les yeux des femmes.
Il n’y avait pas de spectacle. La salle manquant, jamais il ne passait de comédiens. Les cafés, ignobles comme des cafés de province, ne voyaient guère autour de leurs billards que ce qu’il y avait de plus abaissé parmi la bourgeoisie, quelques mauvais sujets tapageurs et quelques officiers en retraite, débris fatigués des guerres de l’Empire. D’ailleurs, quoique enragés d’égalité blessée (ce sentiment qui, à lui seul, explique les horreurs de la Révolution), ces bourgeois avaient gardé, malgré eux, la superstition des respects qu’ils n’avaient plus.
Le respect des peuples ressemble un peu à cette sainte Ampoule, dont on s’est moqué avec une bêtise de tant d’esprit. Lorsqu’il n’y en a plus, il y en a encore. Le fils du bimbelotier déclame contre l’inégalité des rangs ; mais, seul, il n’ira point traverser la place publique de sa ville natale, où tout le monde se connaît et où l’on vit depuis l’enfance, pour insulter de gaieté de cœur le fils d’un Clamorgan-Taillefer, par exemple, qui passe donnant le bras à sa sœur. Il aurait la ville contre lui. Comme toutes les choses haïes et enviées, la naissance exerce physiquement sur ceux qui la détestent une action qui est peut-être la meilleure preuve de son droit. Dans les temps de révolution, on réagit contre elle, ce qui est la subir encore ; mais dans les temps calmes, on la subit tout au long.
Or, on était dans une de ces périodes tranquilles, en 182… Le libéralisme, qui croissait à l’ombre de la Charte constitutionnelle comme les chiens de la lice grandissaient dans leur chenil d’emprunt, n’avait pas encore étouffé un royalisme que le passage des Princes, revenant de l’exil, avait remué dans tous les cœurs jusqu’à l’enthousiasme. Cette époque, quoi qu’on ait dit, fut un moment superbe pour la France, convalescente monarchique, à qui le couperet des révolutions avait tranché les mamelles, mais qui, pleine d’espérance, croyait pouvoir vivre ainsi, et ne sentait pas dans ses veines les germes mystérieux du cancer qui l’avait déjà déchirée, et qui, plus tard, devra la tuer.
Pour la petite ville que j’essaie de vous faire connaître, ce fut un moment de paix profonde et concentrée. Une mission qui venait de se clore avait, dans la société noble, engourdi le dernier symptôme de la vie, l’agitation et les plaisirs de la jeunesse. On ne dansait plus. Les bals étaient proscrits comme une perdition. Les jeunes filles portaient des croix de mission sur leurs gorgerettes, et formaient des associations religieuses sous la direction d’une présidente. On tendait au grave, à faire mourir de rire, si l’on avait osé. Quand les quatre tables de whist étaient établies pour les douairières et les vieux gentils-hommes, et les deux tables d’écarté pour les jeunes gens, ces demoiselles se plaçaient, comme à l’église, dans leurs chapelles où elles étaient séparées des hommes, et elles formaient, dans un angle du salon, un groupe silencieux… pour leur sexe (car tout est relatif), chuchotant au plus quand elles parlaient, mais bâillant en dedans à se rougir les yeux, et contrastant par leur tenue un peu droite avec la souplesse pliante de leurs tailles, le rose et le lilas de leurs robes, et la folâtre légèreté de leurs pèlerines de blonde et de leurs rubans. »