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Kitabı oku: «Les Diaboliques», sayfa 11

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Chapitre 2

«La seule chose, – continua le conteur de cette histoire où tout est vrai et réel comme la petite ville où elle s’est passée, et qu’il avait peinte si ressemblante que quelqu’un, moins discret que lui, venait d’en prononcer le nom ; – la seule chose qui eût, je ne dirai pas la physionomie d’une passion, mais enfin qui ressemblât à du mouvement, à du désir, à de l’intensité de sensation, dans cette société singulière où les jeunes filles avaient quatre-vingts ans d’ennui dans leurs âmes limpides et introublées, c’était le jeu, la dernière passion des âmes usées.

Le jeu, c’était la grande affaire de ces anciens nobles, taillés dans le patron des grands seigneurs, et désœuvrés comme de vieilles femmes aveugles. Ils jouaient comme des Normands, des aïeux d’Anglais, la nation la plus joueuse du monde. Leur parenté de race avec les Anglais, l’émigration en Angleterre, la dignité de ce jeu, silencieux et contenu comme la grande diplomatie, leur avaient fait adopter le whist. C’était le whist qu’ils avaient jeté, pour le combler, dans l’abîme sans fond de leurs jours vides. Ils le jouaient après leur dîner, tous les soirs, jusqu’à minuit ou une heure du matin, ce qui est une vraie saturnale pour la province. Il y avait la partie du marquis de Saint-Albans, qui était l’événement de chaque journée. Le marquis semblait être le seigneur féodal de tous ces nobles, et ils l’entouraient de cette considération respectueuse qui vaut une auréole, quand ceux qui la témoignent la méritent.

Le marquis était très fort au whist. Il avait soixante-dix-neuf ans. Avec qui n’avait-il pas joué ?… Il avait joué avec Maurepas, avec le comte d’Artois lui-même, habile au whist comme à la paume, avec le prince de Polignac, avec l’évêque Louis de Rohan, avec Cagliostro, avec le prince de la Lippe, avec Fox, avec Dundas, avec Sheridan, avec le prince de Galles, avec Talleyrand, avec le Diable, quand il se donnait à tous les diables, aux plus mauvais jours de l’émigration : Il lui fallait donc des adversaires dignes de lui. D’ordinaire, les Anglais reçus par la noblesse fournissaient leur contingent de forces à cette partie, dont on parlait comme d’une institution et qu’on appelait le whist de M. de Saint-Albans, comme on aurait dit, à la cour, le whist du Roi.

Un soir, chez Mme de Beaumont, les tables vertes étaient dressées ; on attendait un Anglais, un M. Hartford, pour la partie du grand marquis. Cet Anglais était une espèce d’industriel qui faisait aller une manufacture de coton au Pont-aux-Arches, – par parenthèse, une des premières manufactures qu’on eût vues dans ce pays dur à l’innovation, non par ignorance ou par difficulté de comprendre, mais par cette prudence qui est le caractère distinctif de la race normande. – Permettez-moi encore une parenthèse : Les Normands me font toujours l’effet de ce renard si fort en sorite dans Montaigne. Où ils mettent la patte, on est sûr que la rivière est bien prise, et qu’ils peuvent, de cette puissante patte, appuyer.

Mais, pour en revenir à notre Anglais, à ce M. Hartford, – que les jeunes gens appelaient Hartford tout court, quoique cinquante ans fussent bien sonnés sur le timbre d’argent de sa tête, que je vois encore avec ses cheveux ras et luisants comme une calotte de soie blanche, – il était un des favoris du marquis. Quoi d’étonnant ? C’était un joueur de la grande espèce, un homme dont la vie (véritable fantasmagorie d’ailleurs) n’avait de signification et de réalité que quand il tenait des cartes, un homme, enfin, qui répétait sans cesse que le premier bonheur était de gagner au jeu, et que le second était d’y perdre : magnifique axiome qu’il avait pris à Sheridan, mais qu’il appliquait de manière à se faire absoudre de l’avoir pris. Du reste, à ce vice du jeu près (en considération duquel le marquis de Saint-Albans lui eût pardonné les plus éminentes vertus), M. Hartford passait pour avoir toutes les qualités pharisaïques et protestantes que les Anglais sous-entendent dans le confortable mot d’honorability. On le considérait comme un parfait gentleman. Le marquis l’amenait passer des huitaines à son château de la Vanillière, mais à la ville il le voyait tous les soirs. Ce soir-là donc, on s’étonnait, et le marquis lui-même, que l’exact et scrupuleux étranger fût en retard…

On était en août. Les fenêtres étaient ouvertes sur un de ces beaux jardins comme il n’y en a qu’en province, et les jeunes filles, massées dans les embrasures, causaient entre elles, le front penché sur leurs festons. Le marquis, assis devant la table de jeu, fronçait ses longs sourcils blancs. Il avait les coudes appuyés sur la table. Ses mains, d’une beauté sénile, jointes sous son menton, soutenaient son imposante figure étonnée d’attendre, comme celle de Louis XIV, dont il avait la majesté. Un domestique annonça enfin M. Hartford. Il parut, dans sa tenue irréprochable accoutumée, linge éblouissant de blancheur, bagues à tous les doigts, comme nous en avons vu depuis à M. Bulwer, un foulard des Indes à la main, et sur les lèvres (car il venait de dîner) la pastille parfumée qui voilait les vapeurs des essences d’anchois, de l’harvey-sauce et du porto.

Mais il n’était pas seul. Il alla saluer le marquis et lui présenta, comme un bouclier contre tout reproche, un Ecossais de ses amis, M. Marmor de Karkoël, qui lui était tombé à la manière d’une bombe, pendant son dîner, et qui était le meilleur joueur de whist des Trois Royaumes.

Cette circonstance, d’être le meilleur whisteur de la triple Angleterre, étendit un sourire charmant sur les lèvres pâles du marquis. La partie fut aussitôt constituée. Dans son empressement à se mettre au jeu, M. de Karkoël n’ôta pas ses gants, qui rappelaient par leur perfection ces célèbres gants de Bryan Brummell, coupés par trois ouvriers spéciaux, deux pour la main et un pour le pouce. Il fut le partner de M. de Saint-Albans. La douairière de Hautcardon, qui avait cette place, la lui céda.

Or, ce Marmor de Karkoël, Mesdames, était, pour la tournure, un homme de vingt-huit ans à peu près ; mais un soleil brûlant, des fatigues ignorées, ou des passions peut-être, avaient attaché sur sa face le masque d’un homme de trente-cinq. il n’était pas beau, mais il était expressif. Ses cheveux étaient noirs, très durs, droits, un peu courts, et sa main les écartait souvent de ses tempes et les rejetait en arrière. Il y avait dans ce mouvement une véritable, mais sinistre éloquence de geste. Il semblait écarter un remords. Cela frappait d’abord, et, comme les choses profondes, cela frappait toujours.

J’ai connu pendant plusieurs années ce Karkoël, et je puis assurer que ce sombre geste, répété dix fois dans une heure, produisait toujours son effet et faisait venir dans l’esprit de cent personnes la même pensée. Son front régulier, mais bas, avait de l’audace. Sa lèvre rasée (on ne portait pas alors de moustaches comme aujourd’hui) était d’une immobilité à désespérer Lavater, et tous ceux qui croient que le secret de la nature d’un homme est mieux écrit dans les lignes mobiles de sa bouche que dans l’expression de ses yeux. Quand il souriait, son regard ne souriait pas, et il montrait des dents d’un émail de perles, comme ces Anglais, fils de la mer, en ont parfois pour les perdre ou les noircir, à la manière chinoise, dans les flots de leur affreux thé. Son visage était long, creusé aux joues, d’une certaine couleur olive qui lui était naturelle, mais chaudement hâlé, par-dessus, des rayons d’un soleil qui, pour l’avoir si bien mordu, n’avait pas dû être le soleil émoussé de la vaporeuse Angleterre. Un nez long et droit, mais qui dépassait la courbe du front, partageait ses deux yeux noirs à la Macbeth, encore plus sombres que noirs et très rapprochés, ce qui est, dit-on, la marque d’un caractère extravagant ou de quelque insanité intellectuelle. Sa mise avait de la recherche. Assis nonchalamment comme il était là, à cette table de whist, il paraissait plus grand qu’il n’était réellement, par un léger manque de proportion dans son buste, car il était petit ; mais, au défaut près que je viens de signaler, très bien fait et d’une vigueur de souplesse endormie, comme celle du tigre dans sa peau de velours. Parlait-il bien le français ? La voix, ce ciseau d’or avec lequel nous sculptons nos pensées dans l’âme de ceux qui nous écoutent et y gravons la séduction, l’avait-il harmonique à ce geste que je ne puis me rappeler aujourd’hui sans en rêver ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, ce soir-là, elle ne fit tressaillir personne. Elle ne prononça, dans un diapason fort ordinaire, que les mots sacramentels de tricks et d’honneurs, les seules expressions qui, au whist, coupent à d’égaux intervalles l’auguste silence au fond duquel on joue enveloppé.

Ainsi, dans ce vaste salon plein de gens pour qui l’arrivée d’un Anglais était une circonstance peu exceptionnelle, personne, excepté la table du marquis, ne prit garde à ce whisteur inconnu, remorqué par Hartford. Les jeunes filles ne retournèrent pas seulement la tête par-dessus l’épaule pour le voir. Elles étaient à discuter (on commençait à discuter dès ce temps-là) la composition du bureau de leur congrégation et la démission d’une des vice-présidentes qui n’était pas ce jour-là chez Mme de Beaumont. C’était un peu plus important que de regarder un Anglais ou un Ecossais. Elles étaient un peu blasées sur ces éternelles importations d’Anglais et d’Ecossais. Un homme qui, comme les autres, ne s’occuperait que des dames de carreau et de trèfle ! Un protestant, d’ailleurs ! un hérétique ! Encore, si ç’eût été un lord catholique d’Irlande ! Quant aux personnes âgées, qui jouaient déjà aux autres tables lorsqu’on annonça M. Hartford, elles jetèrent un regard distrait sur l’étranger qui le suivait et se replongèrent, de toute leur attention, dans leurs cartes, comme des cygnes plongent dans l’eau de toute la longueur de leurs cous.

M. de Karkoël ayant été choisi pour le partner du marquis de Saint-Albans la personne qui jouait en face de M. Hartford était la comtesse du Tremblay de Stasseville, dont la fille Herminie, la plus suave fleur de cette jeunesse qui s’épanouissait dans les embrasures du salon, parlait alors à Mlle Ernestine de Beaumont. Par hasard, les yeux de Mlle Herminie se trouvaient dans la direction de la table où jouait sa mère.

– Regardez, Ernestine, fit-elle à demi-voix, comme cet Ecossais donne !

M. de Karkoël venait de se, déganter… Il avait tiré de leur étui de chamois parfumé, des mains blanches et bien sculptées, à faire la religion d’une petite maîtresse qui les aurait eues, et il donnait les cartes comme on les donne au whist, une à une, mais avec un mouvement circulaire d’une rapidité si prodigieuse, que cela étonnait comme le doigté de Liszt. L’homme qui maniait les cartes ainsi devait être leur maître… Il y avait dix ans de tripot dans cette foudroyante et augurale manière de donner.

– C’est la difficulté vaincue dans le mauvais ton, dit la hautaine Ernestine, de sa lèvre la plus dédaigneuse, – mais le mauvais ton est vainqueur !

Dur jugement pour une si jeune demoiselle ; mais, avoir bon ton était plus pour cette jolie tête-là que d’avoir l’esprit de Voltaire. Elle a manqué sa destinée, Mlle Ernestine de Beaumont, et elle a dû mourir de chagrin de n’être pas la camerera major d’une reine d’Espagne.

La manière de jouer de Marmor de Karkoël fit équation avec cette donne merveilleuse. Il montra une supériorité qui enivra de plaisir le vieux marquis, car il éleva la manière de jouer de l’ancien partner de Fox, et l’enleva jusqu’à la sienne. Toute supériorité quelconque est une séduction irrésistible, qui procède par rapt et vous emporte dans son orbite. Mais ce n’est pas tout. Elle vous féconde en vous emportant. Voyez les grands causeurs ! ils donnent la réplique, et ils l’inspirent. Quand ils ne causent plus, les sots, privés du rayon qui les dora, reviennent, ternes, à fleur d’eau de conversation, comme des poissons morts retournés qui montrent un ventre sans écailles. M. de Karkoël fit bien plus que d’apporter une sensation nouvelle à un homme qui les avait épuisées : il augmenta l’idée que le marquis avait de lui-même, il couronna d’une pierre de plus l’obélisque, depuis longtemps mesuré, que ce roi du whist s’était élevé dans les discrètes solitudes de son orgueil.

Malgré l’émotion qui le rajeunissait, le marquis observa l’étranger pendant la partie du fond de cette patte d’oie (comme nous disons de la griffe du Temps, pour lui payer son insolence de nous la mettre sur la figure) qui bridait ses yeux spirituels. L’Ecossais ne pouvait être goûté, apprécié, dégusté, que par un joueur d’une très grande force. Il avait cette attention profonde, réfléchie, qui se creuse en combinaisons sous les rencontres du jeu, et il la voilait d’une impassibilité superbe. A côté de lui, les sphinx accroupis dans la lave de leur basalte auraient semblé les statues des Génies de la confiance et de l’expansion. Il jouait comme s’il eût joué avec trois paires de mains qui eussent tenu les cartes, sans s’inquiéter de savoir à qui ces mains appartenaient. Les dernières brises de cette soirée d’août déferlaient en vagues de soufflés et de parfums sur ces trente chevelures de jeunes filles, nu-tête, pour arriver chargées de nouveaux parfums et d’effluves virginales, prises à ce champ de têtes radieuses, et se briser contre ce front cuivré large et bas, écueil de marbre humain qui ne faisait pas un seul pli. Il ne s’en apercevait même pas. Ses nerfs étaient muets. En cet instant, il faut l’avouer, il portait bien son nom de Marmor ! Inutile de dire qu’il gagna.

Le marquis se retirait toujours vers minuit. Il fut reconduit par l’obséquieux Hartford, qui lui donna le bras jusqu’à sa voiture.

– C’est le dieu du chelem (slam) que ce Karkoël ! lui dit-il, avec la surprise de l’enchantement ; arrangez-vous pour qu’il ne nous quitte pas de si tôt.

Hartford le promit et le vieux marquis, malgré son âge et son sexe, se prépara à jouer le rôle d’une sirène d’hospitalité.

Je me suis arrêté sur cette première soirée d’un séjour qui dura plusieurs années. je n’y étais pas ; mais elle m’a été racontée par un de mes parents plus âgé que moi, et qui, joueur comme tous les jeunes gens de cette petite ville où le jeu était l’unique ressource qu’on eût, dans cette famine de toutes les passions, se prit de goût pour le dieu du chelem. Revue en se retournant et avec des impressions rétrospectives qui ont leur magie, cette soirée, d’une prose commune et si connue, une partie de whist gagnée, prendra des proportions qui pourront peut-être vous étonner. – La quatrième personne de cette partie, la comtesse de Stasseville, ajoutait mon parent, perdit son argent avec l’indifférence artistocratique qu’elle mettait à tout. Peut-être fut-ce de cette partie de whist que son sort fut décidé, là où se font les destinées. Qui comprend un seul mot à ce mystère de la vie ?… Personne n’avait alors d’intérêt à observer la comtesse. Le salon ne fermentait que du bruit des jetons et des fiches… Il aurait été curieux de surprendre dans cette femme, jugée alors et rejugée un glaçon poli et coupant, si ce qu’on a cru depuis et répété tout bas avec épouvante, a daté de ce moment-là.

La comtesse du Tremblay de Stasseville était une femme de quarante ans, d’une très faible santé, pâle et mince, mais d’un mince et d’un pâle que je n’ai vus qu’à elle. Son nez bourbonien, un peu pincé, ses cheveux châtain clair, ses lèvres très fines, annonçaient une femme de race, mais chez qui la fierté peut devenir aisément cruelle. Sa pâleur teintée de soufre était maladive.

Elle se fût nommée Constance, – disait Mlle Ernestine de Beaumont, qui ramassait des épigrammes jusque dans Gibbon, – qu’on eût pu l’appeler Constance Chlore.

Pour qui connaissait le genre d’esprit de Mlle de Beaumont, on était libre de mettre une atroce intention dans ce mot. Malgré sa pâleur, cependant, malgré la couleur hortensia passé des lèvres de la comtesse du Tremblay de Stasseville, il y avait pour l’observateur avisé, précisément dans ces lèvres à peine marquées, ténues et vibrantes comme la cordelette d’un arc, une effrayante physionomie de fougue réprimée et de volonté. La société de province ne le voyait pas. Elle ne voyait, elle, dans la rigidité de cette lèvre étroite et meurtrière, que le fil d’acier sur lequel dansait incessamment la flèche barbelée de l’épigramme. Des yeux pers (car la comtesse portait de sinople, étincelé d’or, dans son regard comme dans ses armes) couronnaient, comme deux étoiles fixes, ce visage sans le réchauffer. Ces deux émeraudes, striées de jaune, enchâssées sous les sourcils blonds et fades de ce front busqué, étaient aussi froides que si on les avait retirées du ventre et du frai du poisson de Polycrate. L’esprit seul, un esprit brillant, damasquiné et affilé comme une épée, allumait parfois dans ce regard vitrifié les éclairs de ce glaive qui tourne dont parle la Bible. Les femmes haïssaient cet esprit dans la comtesse du Tremblay, comme s’il avait été de la beauté. Et, en effet, c’était la sienne ! Comme Mlle de Retz, dont le cardinal a laissé un portrait d’amant qui s’est débarbouillé les yeux des dernières badauderies de sa jeunesse, elle avait un défaut à la taille, qui pouvait à la rigueur passer pour un vice. Sa fortune était considérable. Son mari, mourant, l’avait laissée très peu chargée de deux enfants : un petit garçon, bête à ravir, confié aux soins très paternels et très inutiles d’un vieil abbé qui ne lui apprenait rien, et sa fille Herminie, dont la beauté aurait été admirée dans les cercles les plus difficiles et les plus artistes de Paris. Quant à sa fille, elle l’avait élevée irréprochablement, au point de vue de l’éducation officielle. L’irréprochable de Mme de Stasseville ressemblait toujours un peu à de l’impertinence. Elle en faisait une jusque de sa vertu, et qui sait si ce n’était pas son unique raison pour y tenir ? Toujours est-il qu’elle était vertueuse ; sa réputation défiait la calomnie. Aucune dent de serpent ne s’était usée sur cette lime. Aussi, de regret forcené de n’avoir pu l’entamer, on s’épuisait à l’accuser de froideur. Cela tenait, sans nul doute, disait-on (on raisonnait, on faisait de la science !), à la décoloration de son sang. Pour peu qu’on eût poussé ses meilleures amies, elles lui auraient découvert dans le cœur la certaine barre historique qu’on avait inventée contre une femme bien charmante et bien célèbre du siècle dernier, afin d’expliquer qu’elle eût laissé toute l’Europe élégante à ses pieds, pendant dix ans, sans la faire monter d’un cran plus haut. »

Le conteur sauva par la gaieté de son accent le vif de ces dernières paroles, qui causèrent comme un joli petit mouvement de pruderie offensée. Et, je dis, pruderie sans humeur, car la pruderie des femmes bien nées, qui n’affectent rien, est quelque chose de très gracieux. Le jour était si tombé, d’ailleurs, qu’on sentit plutôt ce mouvement qu’on ne le vit.

– Sur ma parole, c’était bien ce que vous dites, cette comtesse de Stasseville, – fit, en bégayant, selon son usage, le vieux vicomte de Rassy, bossu et bègue, et spirituel comme s’il avait été boiteux par-dessus le marché. Qui ne connaît pas à Paris le vicomte de Rassy, ce memorandum encore vivant des petites corruptions du xviiie siècle ? Beau de visage dans sa jeunesse comme le maréchal de Luxembourg, il avait, comme lui, son revers de médaille, mais le revers seul de la médaille lui était resté. Quant à l’effigie, où l’avait-il laissée ?… Lorsque les jeunes gens de ce temps le surprenaient dans quelque anachronisme de conduite, il disait que, du moins, il ne souillait pas ses cheveux blancs, car il portait une perruque châtain à la Ninon, avec une raie de chair factice, et les plus incroyables et indescriptibles tire-bouchons !

– Ah ! vous l’avez connue ? – dit le narrateur interrompu. – Eh bien ! vous savez, vicomte, si je surfais d’un mot la vérité.

– C’est calqué à la vitre, votre po… ortrait, – répondit le vicomte en se donnant un léger soufflet sur la joue, par impatience de bégayer, et au risque de faire tomber les grains du rouge qu’on dit qu’il met, comme il fait tout, sans nulle pudeur. – je l’ai connue à… à… peu près au temps de votre histoire. Elle venait à Paris tous les hivers pour quelques jours. je la rencontrais chez la princesse de Cou… ourt… tenay, dont elle était un peu parente. C’était de l’esprit servi dans sa glace, une femme froide à vous faire tousser.

« Excepté ces quelques jours passés par hiver à Paris, – reprit l’audacieux conteur, qui ne mettait même pas à ses personnages le demi-masque d’Arlequin, – la vie de la comtesse du Tremblay de Stasseville était réglée comme le papier de cette ennuyeuse musique qu’on appelle l’existence d’une femme comme il faut, en province. Elle était, six mois de l’année, au fond de son hôtel, dans la ville que je vous ai décrite au moral, et elle troquait, pendant les autres six mois, ce fond d’hôtel pour un fond de château, dans une belle terre qu’elle avait à quatre lieues de là. Tous les deux ans, elle conduisait à Paris sa fille, – qu’elle laissait à une vieille tante, Mlle de Triflevas, quand elle y allait seule, – au commencement de l’hiver ; mais jamais de Spa, de Plombières, de Pyrénées ! On ne la voyait point aux eaux. Etait-ce de peur des médisants ? En province, quand une femme seule, dans la position de Mme de Stasseville, va prendre les eaux si loin, que ne croit-on pas ?… que ne soupçonne-t-on pas ? L’envie de ceux qui restent se venge, à sa façon, du plaisir de ceux qui voyagent. De singuliers airs viennent, comme des drôles de souffles, rider la pureté de ces eaux. Est-ce le fleuve Jaune, ou le fleuve Bleu sur lequel on expose les enfants, en Chine ?… Les eaux, en France, ressemblent un peu à ce fleuve-là. Si ce n’est pas un enfant, on y expose toujours quelque chose aux yeux de ceux qui n’y vont pas. La moqueuse comtesse du Tremblay était bien fière pour sacrifier un seul de ses caprices à l’opinion ; mais elle n’avait point celui des eaux ; et son médecin l’aimait mieux auprès de lui qu’à deux cents lieues, car, à deux cents lieues, les chattemites visites à dix francs ne peuvent pas beaucoup se multiplier. C’était une question, d’ailleurs, que de savoir si la comtesse avait des caprices quelconques. L’esprit n’est pas l’imagination. Le sien était si net, si tranchant, si positif, même dans la plaisanterie, qu’il excluait tout naturellement l’idée de caprice. Quand il était gai (ce qui était rare), il sonnait si bien ce son vibrant de castagnettes d’ébène ou de tambour de basque, toute peau tendue et grelots de métal, qu’on ne pouvait pas s’imaginer qu’il y eût jamais dans cette tête sèche, en dos, non ! mais en fil de couteau, rien qui rappelât la fantaisie, rien qui pût être pris pour une de ces curiosités rêveuses, lesquelles engendrent le besoin de quitter sa place et de s’en aller où l’on n’était pas. Depuis dix ans qu’elle était riche et veuve, maîtresse d’elle-même par conséquent, et de bien des choses, elle aurait pu transporter sa vie immobile fort loin de ce trou à nobles, où ses soirées se passaient à jouer le boston et le whist avec de vieilles filles qui avaient vu la Chouannerie, et de vieux chevaliers, héros inconnus, qui avaient délivré Destouches.

Elle aurait pu, comme lord Byron, parcourir le monde avec une bibliothèque, une cuisine et une volière dans sa voiture, mais elle n’en avait pas eu la moindre envie. Elle était mieux qu’indolente ; elle était indifférente ; aussi indifférente que Marmor de Karkoël quand il jouait au whist. Seulement, Marmor n’était pas indifférent au whist même, et dans sa vie, à elle, il n’y avait point de whist : tout était égal ! C’était une nature stagnante, une espèce de femme-dandy, auraient dit les Anglais. Hors l’épigramme, elle n’existait qu’à l’état de larve élégante. “Elle est de la race des animaux à sang blanc”, répétait son médecin dans le tuyau de l’oreille, croyant l’expliquer par une image, comme on expliquerait une maladie par un symptôme. Quoiqu’elle eût l’air malade, le médecin dépaysé niait la maladie. Etait-ce haute discrétion ? ou bien réellement ne la voyait-il pas ? jamais elle ne se plaignait ni de son corps ni de son âme. Elle n’avait pas même cette ombre presque physique de mélancolie, étendue d’ordinaire sur le front meurtri des femmes qui ont quarante ans. Ses jours se détachaient d’elle et ne s’en arrachaient pas. Elle les voyait tomber de ce regard d’Ondine, glauque et moqueur, dont elle regardait toutes choses. Elle semblait mentir à sa réputation de femme spirituelle, en ne nuançant sa conduite d’aucune de ces manières d’être personnelles, appelées des excentricités. Elle faisait naturellement, simplement, tout ce que faisaient les autres femmes dans sa société, et ni plus ni moins. Elle voulait prouver que l’égalité, cette chimère des vilains, n’existe vraiment qu’entre nobles. Là seulement sont les pairs, car la distinction de la naissance, les quatre générations de noblesse nécessaires pour être gentilhomme, sont un niveau. “Je ne suis que le premier gentilhomme de France”, disait Henri IV, et par ce mot, il mettait les prétentions de chacun aux pieds de la distinction de tous. Comme les autres femmes de sa caste, qu’elle était trop aristocratique pour vouloir primer, la comtesse remplissait ses devoirs extérieurs de religion et de monde avec une exacte sobriété, qui est la convenance suprême dans ce monde où tous les enthousiasmes sont sévèrement défendus. Elle ne restait pas en deçà ni n’allait au delà de sa société. Avait-elle accepté en se domptant la vie monotone de cette ville de province où s’était tari ce qui lui restait de jeunesse, comme une eau dormante sous des nénuphars ? Ses motifs pour agir, motifs de raison, de conscience, d’instinct, de réflexion, de tempérament, de goût, tous ces flambeaux intérieurs qui jettent leur lumière sur nos actes, ne projetaient pas de lueurs sur les siens. Rien du dedans n’éclairait les dehors de cette femme. Rien du dehors ne se répercutait au dedans ! Fatigués d’avoir guetté si longtemps sans rien voir dans Mme de Stasseville, les gens de province, qui ont pourtant une patience de prisonnier ou de pêcheur à la ligne, quand ils veulent découvrir quelque chose, avaient fini par abandonner ce casse-tête, comme on jette derrière un coffre un manuscrit qu’il aurait été impossible de déchiffrer.

– Nous sommes bien bêtes, – avait dit un soir, dogmatiquement, la comtesse de Hautcardon, – et cela remontait à plusieurs années – de nous donner un tel tintouin pour savoir ce qu’il y a dans le fond de l’âme de cette femme : probablement il n’y a rien ! »

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
370 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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