Kitabı oku: «Les Diaboliques», sayfa 12
Chapitre 3
«Et cette opinion de la douairière de Hautcardon avait été acceptée. Elle avait eu force de loi sur tous ces esprits dépités et désappointés de l’inutilité de leurs observations, et qui ne cherchaient qu’une raison pour se rendormir. Cette opinion régnait encore, mais à la manière des rois fainéants, quand Marmor de Karkoël, l’homme peut-être qui devait le moins se rencontrer dans la vie de la comtesse du Tremblay de Stasseville, vint du bout du monde s’asseoir à cette table verte où il manquait un partner. Il était né, racontait son cornac Hartford, dans les montagnes de brume des îles Shetland. Il était du pays où se passe la sublime histoire de Walter Scott, cette réalité du Pirate que Marmor allait reprendre en sous-œuvre, avec des variantes, dans une petite ville ignorée des côtes de la Manche. Il avait été élevé aux bords de cette mer sillonnée par le vaisseau de Cleveland. Tout jeune, il avait dansé les danses du jeune Mordaunt avec les filles du vieux Troil. Il les avait retenues, et plus d’une fois il les a dansées devant moi sur la feuille en chêne des parquets de cette petite ville prosaïque, mais digne, qui juraient avec la poésie sauvage et bizarre de ces danses hyperboréennes. A quinze ans, on lui avait acheté une lieutenance dans un régiment anglais qui allait aux Indes, et pendant douze ans il s’y était battu contre les Marattes. Voilà ce qu’on apprit bientôt de lui et de Hartford, et aussi qu’il était gentilhomme, parent des fameux Douglas d’Ecosse au cœur sanglant. Mais ce fut tout. Pour le reste, on l’ignorait, et on devait l’ignorer toujours. Ses aventures aux Indes, dans ce pays grandiose et terrible où les hommes dilatés apprennent des manières de respirer auxquelles l’air de l’Occident ne suffit plus, il ne les raconta jamais. Elles étaient tracées en caractères mystérieux sur le couvercle de ce front d’or bruni, qui ne s’ouvrait pas plus que ces boîtes à poison asiatique, gardées, pour le jour de la défaite et des désastres, dans l’écrin des sultans indiens. Elles se révélaient par un éclair aigu de ces yeux noirs, qu’il savait éteindre quand on le regardait, comme on souffle un flambeau quand on ne veut pas être vu, et par l’autre éclair de ce geste avec lequel il fouettait ses cheveux sur sa tempe, dix fois de suite, pendant un robber de whist ou une partie d’écarté. Mais hors ces hiéroglyphes de geste et de physionomie que savent lire les observateurs, et qui n’ont, comme la langue des hiéroglyphes, qu’un fort petit nombre de mots, Marmor de Karkoël était indéchiffrable, autant, à sa manière, que la comtesse du Tremblay l’était à la sienne. C’était un Cleveland silencieux. Tous les jeunes nobles de la ville qu’il habitait, et il y en avait plusieurs de fort spirituels, curieux comme des femmes et entortillants comme des couleuvres, étaient démangés du désir de lui faire raconter les mémoires inédits de sa jeunesse, entre deux cigarettes de maryland. Mais ils avaient toujours échoué. Ce lion marin des îles Hébrides, roussi par le soleil de Lahore, ne se prenait pas à ces souricières de salon offertes aux appétits de la vanité, à ces pièges à paon où la fatuité française laisse toutes ses plumes, pour le plaisir de les étaler. La difficulté ne put jamais être tournée. Il était sobre comme un Turc qui croirait au Coran. Espèce de muet qui gardait bien le sérail de ses pensées ! Je ne l’ai jamais vu boire que de l’eau et du café. Les cartes, qui semblaient sa passion, étaient-elles sa passion réelle ou une passion qu’il s’était donnée ? car on se donne des passions comme des maladies. Etaient-elles une espèce d’écran qu’il semblait déplier pour cacher son âme ? Je l’ai toujours cru, quand je l’ai vu jouer comme il jouait. Il enveloppa, creusa, invétéra cette passion du jeu dans l’âme joueuse de cette petite ville, au point que, quand il fut parti, un spleen affreux, le spleen des passions trompées, tomba sur elle comme un sirocco maudit et la fit ressembler davantage à une ville anglaise. Chez lui, la table de whist était ouverte dès le matin. La journée, quand il n’était pas à la Vanillière ou dans quelque château des environs, avait la simplicité de celle des hommes qui sont brûlés par l’idée fixe. Il se levait à neuf heures, prenait son thé avec quelque ami venu pour le whist, qui commençait alors et ne finissait qu’à cinq heures de l’après-midi. Comme il y avait beaucoup de monde à ces réunions, on se relayait à chaque robber, et ceux qui ne jouaient point pariaient. Du reste, il n’y avait pas que des jeunes gens à ces espèces de matinées, mais les hommes les plus graves de la ville. Des pères de famille, comme disaient les femmes de trente ans, osaient passer leurs journées dans ce tripot, et elles beurraient, en toute occasion, d’intentions perfides, mille tartelettes au verjus sur le compte de cet Ecossais, comme s’il avait inoculé la peste à toute la contrée dans la personne de leurs maris. Elles étaient pourtant bien accoutumées à les voir jouer, mais non dans ces proportions d’obstination et de furie. Vers cinq heures, on se séparait, pour se retrouver le soir dans le monde et s’y conformer, en apparence, au jeu officiel et commandé par l’usage des maîtresses de maison chez lesquelles on allait, mais, sous main et en réalité, pour jouer le jeu convenu le matin même, au whist de Karkoël. Je vous laisse à penser à quel degré de force ces hommes, qui ne faisaient plus qu’une chose, atteignirent. Ils élevèrent ce whist jusqu’à la hauteur de la plus difficile et de la plus magnifique escrime. Il y eut sans doute des pertes fort considérables ; mais ce qui empêcha les catastrophes et les ruines que le jeu traîne toujours après soi, ce furent précisément sa fureur et la supériorité de ceux qui jouaient. Toutes ces forces finissaient par s’équilibrer entre elles ; et puis, dans un rayon si étroit, on était trop souvent partner les uns des autres pour ne pas, au bout d’un certain temps, comme on dit en termes de jeu, se rattraper.
L’influence de Marmor de Karkoël, contre laquelle regimbèrent en dessous les femmes raisonnables, ne diminua point, mais augmenta au contraire. On le conçoit. Elle venait moins de Marmor et d’une manière d’être entièrement personnelle, que d’une passion qu’il avait trouvée là, vivante, et que sa présence, à lui qui la partageait, avait exaltée. Le meilleur moyen, le seul peut-être de gouverner les hommes, c’est de les tenir par leurs passions. Comment ce Karkoël n’eût-il pas été puissant ? Il avait ce qui fait la force des gouvernements, et, de plus, il ne songeait pas à gouverner. Aussi arriva-t-il à cette domination qui ressemble à un ensorcellement. On se l’arrachait. Tout le temps qu’il resta dans cette ville, il fut toujours reçu avec le même accueil, et cet accueil était une fiévreuse recherche. Les femmes, qui le redoutaient, aimaient mieux le voir chez elles que de savoir leurs fils ou leurs maris chez lui, et elles le recevaient comme les femmes reçoivent, même sans l’aimer, un homme qui est le centre d’une attention, d’une préoccupation, d’un mouvement quelconque. L’été, il allait passer quinze jours, un mois, à la campagne. Le marquis de Saint-Albans l’avait pris sous son admiration spéciale, – protection ne dirait pas assez. A la campagne, comme à la ville, c’étaient des whists éternels. Je me rappelle avoir assisté (j’étais un écolier en vacances alors) à une superbe partie de pêche au saumon, dans les eaux brillantes de la Douve, pendant tout le temps de laquelle Marmor de Karkoël joua, en canot, au whist à deux morts (double dummy), avec un gentilhomme du pays. Il fût tombé dans la rivière qu’il eût joué encore !… Seule, une femme de cette société ne recevait pas l’Ecossais à la campagne, et à peine à la ville. C’était la comtesse du Tremblay.
Qui pouvait s’en étonner ? Personne. Elle était veuve, et elle avait une fille charmante. En province, dans cette société envieuse et alignée où chacun plonge dans la vie de tous, on ne saurait prendre trop de précautions contre des inductions faciles à faire de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas. La comtesse du Tremblay les prenait en n’invitant jamais Marmor à son château de Stasseville, et en ne le recevant à la ville que fort publiquement et les jours qu’elle recevait toutes ses connaissances. Sa politesse était pour lui froide, impersonnelle. C’était une conséquence de ces bonnes manières qu’on doit avoir avec tous, non pour eux, mais pour soi. Lui, de son côté, répondait par une politesse du même genre ; et cela était si peu affecté, si naturel dans tous les deux, qu’on a pu y être pris pendant quatre ans. Je l’ai déjà dit : hors le jeu, Karkoël ne semblait pas exister. Il parlait peu. S’il avait quelque chose à cacher, il le couvrait très bien de ses habitudes de silence. Mais la comtesse avait, elle, si vous vous le rappelez, l’esprit très extérieur et très mordant. Pour ces sortes d’esprits, toujours en dehors, brillants, agressifs, se retenir, se voiler, est chose difficile. Se voiler, n’est-ce pas même une manière de se trahir ? Seulement, si elle avait les écailles fascinantes et la triple langue du serpent, elle en avait aussi la prudence. Rien donc n’altéra l’éclat et l’emploi féroces de sa plaisanterie habituelle. Souvent, quand on parlait de Karkoël devant elle, elle lui décochait de ces mots qui sifflent et qui percent, et que Mlle de Beaumont, sa rivale d’épigrammes, lui enviait. Si ce fut là un mensonge de plus, jamais mensonge ne fut mieux osé. Tenait-elle cette effrayante faculté de dissimuler de son organisation sèche et contractile ? Mais pourquoi s’en servait-elle, elle, l’indépendance en personne par sa position et la fierté moqueuse du caractère ? Pourquoi, si elle aimait Karkoël et si elle en était aimée, le cachait-elle sous les ridicules qu’elle lui jetait de temps à autre, sous ces plaisanteries apostates, renégates, impies, qui dégradent l’idole adorée… les plus grands sacrilèges en amour ?
Mon Dieu ! qui sait ? il y avait peut-être en tout cela du bonheur pour elle… – Si l’on jetait, docteur, – fit le narrateur, en se tournant vers le docteur Beylasset, qui était accoudé sur un meuble de Boule, et dont le beau crâne chauve renvoyait la lumière d’un candélabre que les domestiques venaient, en cet instant, d’allumer au-dessus de sa tête, si l’on jetait sur la comtesse de Stasseville un de ces bons regards physiologistes, – comme vous en avez, vous autres médecins, et que les moralistes devraient vous emprunter, – il était évident que tout, dans les impressions de cette femme, devait rentrer, porter en dedans, comme cette ligne hortensia passé qui formait ses lèvres, tant elle les rétractait ; comme ces ailes du nez, qui se creusaient au lieu de s’épanouir, immobiles et non pas frémissantes ; comme ces yeux qui, à certains moments, se renfonçaient sous leurs arcades sourcilières et semblaient remonter vers le cerveau. Malgré son apparente délicatesse et une souffrance physique dont on suivait l’influence visible dans tout son être, comme on suit les rayonnements d’une fêlure dans une substance trop sèche, elle était le plus frappant diagnostic de la volonté, de cette pile de Volta intérieure à laquelle aboutissent nos nerfs. Tout l’attestait, en elle, plus qu’en aucun être vivant que j’aie jamais contemplé. Cet influx de la volonté sommeillante circulait – qu’on me passe le mot, car il est bien pédant ! – puissanciellement jusque dans ses mains, aristocratiques et princières pour la blancheur mate, l’opale irisée des ongles et l’élégance, mais qui, pour la maigreur, le gonflement et l’implication des mille torsades bleuâtres des veines, et surtout pour le mouvement d’appréhension avec lequel elles saisissaient les objets, ressemblaient à des griffes fabuleuses, comme l’étonnante poésie des Anciens en attribuait à certains monstres au visage et au sein de femme. Quand, après avoir lancé une de ces plaisanteries, un de ces traits étincelants et fins comme les arêtes empoisonnées dont se servent les sauvages, elle passait le bout de sa langue vipérine sur ses lèvres sibilantes, on sentait que dans une grande occasion, dans le dernier moment de la destinée, par exemple, cette femme frêle et forte tout ensemble était capable de deviner le procédé des nègres, et de pousser la résolution jusqu’à avaler cette langue si souple, pour mourir. A la voir, on ne pouvait douter qu’elle ne fût, en femme, une de ces organisations comme il y en a dans tous les règnes de la nature, qui, de préférence ou d’instinct, recherchent le fond au lieu de la surface des choses ; un de ces êtres destinés à des cohabitations occultes, qui plongent dans la vie comme les grands nageurs plongent et nagent sous l’eau, comme les mineurs respirent sous la terre, passionnés pour le mystère, en raison même de leur profondeur, le créant autour d’elles et l’aimant jusqu’au mensonge, car le mensonge, c’est du mystère redoublé, des voiles épaissis, des ténèbres faites à tout prix ! Peut-être ces sortes d’organisations aiment-elles le mensonge pour le mensonge, comme on aime l’art pour l’art, comme les Polonais aiment les batailles. – (Le docteur inclina gravement la tête en signe d’adhésion.) – Vous le pensez, n’est-ce pas ? et moi aussi ! je suis convaincu que, pour certaines âmes il y a le bonheur de l’imposture. Il y a une effroyable, mais enivrante félicité dans l’idée qu’on ment et qu’on trompe ; dans la pensée qu’on se sait seul soi-même, et qu’on joue à la société une comédie dont elle est la dupe, et dont on se rembourse les frais de mise en scène par toutes les voluptés du mépris.
– Mais c’est affreux, ce que vous dites-là ! – interrompit tout à coup la baronne de Mascranny, avec le cri de la loyauté révoltée.
Toutes les femmes qui écoutaient (et il y en avait peut-être quelques-unes connaisseuses en plaisirs cachés) avaient éprouvé comme un frémissement aux dernières paroles du conteur. J’en jugeai au dos nu de la comtesse de Damnaglia, alors si près de moi. Cette espèce de frémissement nerveux, tout le monde le connaît et l’a ressenti. On l’appelle quelquefois avec poésie la mort qui passe. Etait-ce alors la vérité qui passait ?…
“Oui, – répondit le narrateur, c’est affreux ; mais est-ce vrai ? Les natures au cœur sur la main ne se font pas l’idée des jouissances solitaires de l’hypocrisie, de ceux qui vivent et peuvent respirer la tête lacée dans un masque. Mais, quand on y pense, ne comprend-on pas que leurs sensations aient réellement la profondeur enflammée de l’enfer ? Or, l’enfer, c’est le ciel en creux. Le mot diabolique ou divin, appliqué à l’intensité des jouissances, exprime la même chose, c’est-à-dire des sensations qui vont jusqu’au surnaturel. Mine de Stasseville était-elle de cette race d’âmes ?… Je ne l’accuse ni ne la justifie. Je raconte comme je peux son histoire, que personne n’a bien sue, et je cherche à l’éclairer par une étude à la Cuvier sur sa personne. Voilà tout.
Du reste, cette analyse que je fais maintenant de la comtesse du Tremblay, sur le souvenir de son image, empreinte dans ma mémoire comme un cachet d’onyx fouillé par un burin profond sur de la cire, je ne la faisais point alors. Si j’ai compris cette femme, ce n’a été que bien plus tard… La toute-puissante volonté, qu’à la réflexion j’ai reconnue en elle, depuis que l’expérience m’a appris à quel point le corps est la moulure de l’âme, n’avait pas plus soulevé et tendu cette existence, encaissée dans de tranquilles habitudes, que la vague ne gonfle et ne trouble un lac de mer, fortement encaissé dans ses bords. Sans l’arrivée de Karkoël, de cet officier d’infanterie anglaise que des compatriotes avaient engagé à aller manger sa demi-solde dans une ville normande, digne d’être anglaise, la débile et pâle moqueuse qu’on appelait en riant madame de Givre, n’aurait jamais su elle-même quel impérieux vouloir elle portait dans son sein de neige fondue, comme disait Mlle Ernestine de Beaumont, mais sur lequel, au moral, tout avait glissé comme sur le plus dur mamelon des glaces polaires. Quand il arriva, qu’éprouva-t-elle ? Apprit-elle tout à coup que, pour une nature comme la sienne, sentir fortement, c’est vouloir ? Entraîna-t-elle par la volonté un homme qui ne semblait plus devoir aimer que le jeu ?… Comment s’y prit-elle pour réaliser une intimité dont il est difficile, en province, d’esquiver les dangers ?… Tous mystères, restés tels à jamais, mais qui, soupçonnés plus tard, n’avaient encore été pressentis par personne à la fin de l’année 182… Et cependant, à cette époque, dans un des hôtels les plus paisibles de cette ville, où le jeu était la plus grande affaire de chaque journée et presque de chaque nuit ; sous les persiennes silencieuses et les rideaux de mousseline brodée, voiles purs, élégants, et à moitié relevés d’une vie calme, il devait y avoir depuis longtemps un roman qu’on aurait juré impossible. Oui, le roman était à cette vie correcte, irréprochable, réglée, moqueuse, froide jusqu’à la maladie, où l’esprit semblait tout et l’âme rien. Il y était, et la rongeait sous les apparences et la renommée, comme les vers qui seraient au cadavre d’un homme avant qu’il ne fût expiré.”
– Quelle abominable comparaison ! fit encore observer la baronne de Mascranny. – Ma pauvre Sibylle avait presque raison de ne pas vouloir de votre histoire. Décidément, vous avez un vilain genre d’imagination, ce soir.
– Voulez-vous que je m’arrête ? – répondit le conteur, avec une sournoise courtoisie et la petite rouerie d’un homme sûr de l’intérêt qu’il a fait naître.
– Par exemple ! – reprit la baronne ; – est-ce que nous pouvons rester, maintenant, l’attention en l’air, avec une moitié d’histoire ?
– Ce serait aussi par trop fatigant ! – dit, en défrisant une de ses longues anglaises d’un beau noir bleu, Mlle Laure d’Alzanne, la plus languissante image de la paresse heureuse, avec le gracieux effroi de sa nonchalance menacée.
– Et désappointant, en plus ! – ajouta gaîment le docteur. – Ne serait-ce pas comme si un coiffeur, après vous avoir rasé un côté du visage, fermait tranquillement son rasoir et vous signifiait qu’il lui est impossible d’aller plus loin ?…
– Je reprends donc, – reprit le conteur, avec la simplicité de l’art suprême qui consiste surtout à se bien cacher… – En 182… , j’étais dans le salon d’un de mes oncles, maire de cette petite ville que je vous ai décrite comme la plus antipathique aux passions et à l’aventure ; et, quoique ce fût un jour solennel, la fête du roi, une Saint-Louis, toujours grandement fêtée par ces ultras de l’émigration, par ces quiétistes politiques qui avaient inventé le mot mystique de l’amour pur : Vive le roi quand même ! on ne faisait, dans ce salon, rien de plus que ce qu’on y faisait tous les jours. On y jouait. Je vous demande bien pardon de vous parler de moi, c’est d’assez mauvais goût, mais il le faut. J’étais un adolescent encore. Cependant, grâce à une éducation exceptionnelle, je soupçonnais plus des passions et du monde qu’on n’en soupçonne d’ordinaire à l’âge que j’avais. je ressemblais moins à un de ces collégiens pleins de gaucherie, qui n’ont rien vu que dans leurs livres de classe, qu’à une de ces jeunes filles curieuses, qui s’instruisent en écoutant aux portes et en rêvant beaucoup sur ce qu’elles y ont entendu. Toute la ville se pressait, ce soir-là, dans le salon de mon oncle, et, comme toujours, – car il n’y avait que des choses éternelles dans ce monde de momies qui ne secouaient leurs bandelettes que pour agiter des cartes, – cette société se divisait en deux parties, la partie qui jouait, et les jeunes filles qui ne jouaient pas. Momies aussi que ces jeunes filles, qui devaient se ranger, les unes auprès des autres, dans les catacombes du célibat, mais dont les visages, éclatants d’une vie inutile et d’une fraîcheur qui ne serait pas respirée, enchantaient mes avides regards. Parmi elles, il n’y avait peut-être que Mlle Herminie de Stasseville à qui la fortune eût permis de croire à ce miracle d’un mariage d’amour, sans déroger. Je n’étais pas assez âgé, ou je l’étais trop, pour me mêler à cet essaim de jeunes personnes, dont les chuchotements s’entrecoupaient de temps à autre d’un rire bien franc ou doucement contenu. En proie à ces brûlantes timidités qui sont en même temps des voluptés et des supplices, je m’étais réfugié et assis auprès du dieu du chelem, ce Marmor de Karkoël, pour lequel je m’étais pris de belle passion. Il ne pouvait y avoir entre lui et moi d’amitié. Mais les sentiments ont leur hiérarchie secrète. Il n’est pas rare de voir, dans les êtres qui ne sont pas développés, de ces sympathies que rien de positif, de démontré, n’explique, et qui font comprendre que les jeunes gens ont besoin de chefs comme les peuples qui, malgré leur âge, sont toujours un peu des enfants. Mon chef, à moi, eût été Karkoël. Il venait souvent chez mon père, grand joueur comme tous les hommes de cette société. Il s’était souvent mêlé à nos récréations gymnastiques, à mes frères et à moi, et il avait déployé devant nous une vigueur et une souplesse qui tenaient du prodige. Comme le duc d’Enghien, il sautait en se jouant une rivière de dix-sept pieds. Cela seul, sans doute, devait exercer sur la tête de jeunes gens comme nous, élevés pour devenir des hommes de guerre, un grand attrait de séduction ; mais là n’était pas le secret pour moi de l’aimant de Karkoël. Il fallait qu’il agît sur mon imagination avec la puissance des êtres exceptionnels sur les êtres exceptionnels, car la vulgarité préserve des influences supérieures, comme un sac de laine préserve des coups de canon. Je ne saurais dire quel rêve j’attachais à ce front, qu’on eût cru sculpté dans cette substance que les peintres d’aquarelle appellent terre de Sienne ; à ces yeux sinistres, aux paupières courtes ; à toutes ces marques que des passions inconnues avaient laissées sur la personne de l’Ecossais, comme les quatre coups de barre du bourreau aux articulations d’un roué ; et surtout à ces mains d’un homme, du plus amolli des civilisés, chez qui le sauvage finissait au poignet, et qui savaient imprimer aux cartes cette vélocité de rotation qui ressemblait au tournoiement de la flamme, et qui avait tant frappé Herminie de Stasseville, la première fois qu’elle l’avait vu. Or, ce soir-là, dans l’angle où se dressait la table de jeu, la persienne était à moitié fermée. La partie était sombre comme l’espèce de demi-jour qui l’éclairait. C’était le whist des forts. Le Mathusalem des marquis, M. de Saint-Albans, était le partner de Marmor. La comtesse du Tremblay avait pris pour le sien le chevalier de Tharsis, officier au régiment de Provence avant la Révolution et chevalier de Saint-Louis, un de ces vieillards comme il n’y en a plus debout maintenant, un de ces hommes qui furent à cheval sur deux siècles, sans être pour cela des colosses. A un certain moment de la partie, et par le fait d’un mouvement de Mme du Tremblay de Stasseville pour relever ses cartes, une des pointes du diamant qui brillait à son doigt rencontra, dans cette ombre projetée par la persienne sur la table verte, qu’elle rendait plus verte encore, un de ces chocs de rayon, intersectés par la pierre, comme il est impossible à l’art humain d’en combiner, et il en jaillit un dard de feu blanc tellement électrique, qu’il fit presque mal aux yeux comme un éclair.
– Eh ! eh ! qu’est-ce qui brille ? – dit, d’une voix flûtée, le chevalier de Tharsis, qui avait la voix de ses jambes.
– Et, qui est-ce qui tousse ? – dit simultanément le marquis de Saint-Albans, tiré par une toux horriblement mate de sa préoccupation de joueur, en se retournant vers Herminie, qui brodait une collerette à sa mère.
– C’est mon diamant et c’est ma fille, – fit la comtesse du Tremblay avec un sourire de ses lèvres minces, en répondant à tous les deux.
– Mon Dieu ! comme il est beau, votre diamant, Madame ! – reprit le chevalier. – Jamais je ne l’avais vu étinceler comme ce soir ; il forcerait les plus myopes à le remarquer.
On était arrivé, en disant cela, à la fin de la partie, et le chevalier de Tharsis prit la main de la comtesse : – Voulez-vous permettre ?… – ajouta-t-il.
La comtesse ôta languissamment sa bague, et la jeta au chevalier sur la table de jeu.
Le vieil émigré l’examina en la tournant devant son œil comme un kaléidoscope. Mais la lumière a ses hasards et ses caprices. En roulant sur les facettes de la pierre, elle n’en détacha pas un second jet de lumière nuancée, semblable à celui qui venait si rapidement d’en jaillir.
Herminie se leva et poussa la persienne, afin que le jour tombât mieux sur la bague de sa mère et qu’on en pût mieux apprécier la beauté.
Et elle se rassit, le coude à la table, regardant aussi la pierre prismatique ; mais la toux revint, une toux sifflante, qui lui rougit et lui injecta la nacre de ses beaux yeux bleus, d’un humide radical si pur.
– Et où avez-vous pris cette affreuse toux, ma chère enfant ? – dit le marquis de Saint-Albans, plus occupé de la jeune fille que de la bague, du diamant humain que du diamant minéral.
– Je ne sais, monsieur le marquis, – fit-elle, avec la légèreté d’une jeunesse qui croyait à l’éternité de la vie. – Peut-être à me promener le soir, au bord de l’étang de Stasseville.
Je fus frappé alors du groupe qu’ils formaient à eux quatre.
La lumière rouge du couchant immergeait par la fenêtre ouverte. Le chevalier de Tharsis regardait le diamant ; M. de Saint-Albans, Herminie ; Mme du Tremblay, Karkoël, qui regardait d’un œil distrait sa dame de carreau. Mais ce qui me frappa surtout, ce fut Herminie. La Rose de Stasseville était pâle, plus pâle que sa mère. La pourpre du jour mourant, qui versait son transparent reflet sur ses joues pâles, lui donnait l’air d’une tête de victime, réfléchie dans un miroir qu’on aurait dit étamé avec du sang.
Tout à coup, j’eus froid dans les nerfs, et par je ne sais quelle évocation foudroyante et involontaire, un souvenir me saisit avec l’invincible brutalité de ces idées qui fécondent monstrueusement la pensée révoltée, en la violant.
Il y avait quinze jours, à peu près, qu’un matin j’étais allé chez Marmor de Karkoël. Je l’avais trouvé seul. Il était de bonne heure. Nul des joueurs qui, d’ordinaire, jouaient le matin chez lui, n’était arrivé. Il était, quand j’entrai, debout devant son secrétaire, et il semblait occupé d’une opération fort délicate qui exigeait une extrême attention et une grande sûreté de main. Je ne le voyais pas ; sa tête était penchée. Il tenait entre les doigts de sa main droite un petit flacon d’une substance noire et brillante, qui ressemblait à l’extrémité d’un poignard cassé, et, de ce flacon microscopique, il épanchait je ne sais quel liquide dans une bague ouverte.
– Que diable faites-vous là ? – lui dis-je en m’avançant. Mais il me cria avec une voix impérieuse : « N’approchez pas ! restez où vous êtes ; vous me feriez trembler la main, et ce que je fais est plus difficile et plus dangereux que de casser à quarante pas un tire-bouchon avec un pistolet qui pourrait crever. »
C’était une allusion à ce qui nous était arrivé, il y avait quelque temps. Nous nous amusions à tirer avec les plus mauvais pistolets qu’il nous fût possible de trouver, afin que l’habileté de l’homme se montrât mieux dans la faiblesse de l’instrument, et nous avions failli nous ouvrir le crâne avec le canon d’un pistolet qui creva.
Il put insinuer les gouttes du liquide inconnu qu’il laissait tomber du bec effilé de son flacon. Quand ce fut fait, il ferma la bague et la jeta dans un des tiroirs de son secrétaire, comme s’il avait voulu la cacher.
Je m’aperçus qu’il avait un masque de verre.
– Depuis quand, – lui dis-je, en plaisantant, – vous occupez-vous de chimie ? et sont-ce des ressources contre les pertes au whist que vous composez ?
– Je ne compose rien, – me répondit-il, – mais ce qui est là-dedans (et il montrait le flacon noir) est une ressource contre tout. C’est, – ajouta-t-il avec la sombre gaîté du pays des suicides d’où il était, – le jeu de cartes biseautées avec lequel on est sûr de gagner la dernière partie contre le Destin.
– Quelle espèce de poison ? – lui demandai-je, en prenant le flacon dont la forme bizarre m’attirait.
– C’est le plus admirable des poisons indiens, me répondit-il en ôtant son masque. – Le respirer peut être mortel, et, de quelque manière qu’on l’absorbe, s’il ne tue pas immédiatement, vous ne perdez rien pour attendre ; son effet est aussi sûr qu’il est caché. Il attaque lentement, presque languissamment, mais infailliblement, la vie dans ses sources, en les pénétrant et en développant, au fond des organes sur lesquels il se jette, de ces maladies connues de tous et dont les symptômes, familiers à la science, dépayseraient le soupçon et répondraient à l’accusation d’empoisonnement, si une telle accusation pouvait exister. On dit, aux Indes, que des fakirs mendiants le composent avec des substances extrêmement rares, qu’eux seuls connaissent et qu’on ne trouve que sur les plateaux du Thibet. Il dissout les liens de la vie plus qu’il ne les rompt. En cela, il convient davantage à ces natures d’Indiens, apathiques et molles, qui aiment la mort comme un sommeil et s’y laissent tomber comme sur un lit de lotos. Il est fort difficile, du reste, presque impossible de s’en procurer. Si vous saviez ce que j’ai risqué, pour obtenir ce flacon d’une femme qui disait m’aimer !… J’ai un ami, comme moi officier dans l’armée anglaise, et revenu comme moi des Indes où il a passé sept ans. Il a cherché ce poison avec le désir furieux d’une fantaisie anglaise, – et plus tard, quand vous aurez vécu davantage, vous comprendrez ce que c’est. Eh bien ! il n’a jamais pu en trouver. Il a acheté, au prix de l’or, d’indignes contrefaçons. De désespoir, il m’a écrit d’Angleterre, et il m’a envoyé une de ses bagues, en me suppliant d’y verser quelques gouttes de ce nectar de la mort. Voilà ce que je faisais quand vous êtes entré.
Ce qu’il me disait ne m’étonnait pas. Les hommes sont ainsi faits, que, sans aucun mauvais dessein, sans pensée sinistre, ils aiment à avoir du poison chez eux, comme ils aiment à avoir des armes. Ils thésaurisent les moyens d’extermination autour d’eux, comme les avares thésaurisent les richesses. Les uns disent : Si je voulais détruire ! comme les autres : Si je voulais jouir ! C’est le même idéalisme enfantin. Enfant, moi-même, à cette époque, je trouvai tout simple que Marmor de Karkoël, revenu des Indes, possédât cette curiosité d’un poison comme il n’en existe pas ailleurs, et, parmi ses kandjars et ses flèches, apportés au fond de sa malle d’officier, ce flacon de pierre noire, cette jolie babiole de destruction qu’il me montrait. Quand j’eus bien tourné et retourné ce bijou, poli comme une agate, qu’une Almée peut-être avait porté entre les deux globes de topaze de sa poitrine, et dans la substance poreuse duquel elle avait imprégné sa sueur d’or, je le jetai dans une coupe posée sur la cheminée, et je n’y pensai plus.