Kitabı oku: «Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1», sayfa 31
Après avoir établi le principe qui doit, selon moi, dominer toute la carrière parlementaire de vos représentants, permettez-moi de dire quelque chose des objets principaux auxquels ce principe me semble devoir être appliqué.
Vous avez peut-être entendu dire que j'avais consacré quelques efforts à la cause de la liberté commerciale, et il est aisé de voir que ces efforts sont conséquents à la pensée fondamentale que je viens d'exposer sur les limites naturelles de la puissance publique. Selon moi, celui qui a créé un produit doit avoir la faculté de l'échanger comme de s'en servir. L'échange est donc partie intégrante du droit de propriété. Or, nous n'avons pas institué et nous ne payons pas une force publique pour nous priver de ce droit, mais au contraire pour nous le garantir dans toute son intégrité. Aucune usurpation du gouvernement, sur l'exercice de nos facultés et sur la libre disposition de leurs produits, n'a eu des conséquences plus fatales.
D'abord ce régime prétendu protecteur, examiné de près, est fondé sur la spoliation la plus flagrante. Lorsque, il y a deux ans, on a pris des mesures pour restreindre l'entrée des graines oléagineuses, on a bien pu augmenter les profits de certaines cultures, puisque immédiatement l'huile haussa de quelques sous par livre. Mais il est de toute évidence que ces excédants de profit n'ont pas été un gain pour la nation en masse, puisqu'ils ont été pris gratuitement et artificieusement dans la poche d'autres citoyens, de tous ceux qui ne cultivent ni le colza ni l'olivier. Il n'y a donc pas eu création, mais translation injuste de richesses. Dire que par là on a soutenu une branche d'agriculture, ce n'est rien dire, relativement au bien général, puisqu'on ne lui a donné qu'une séve qu'on enlevait aux autres branches. Et quelle est la folle industrie qu'on ne pourrait rendre lucrative à ce prix? Un cordonnier s'avisât-il de tailler des souliers dans des bottes, quelque mauvaise que fût l'opération, donnez-lui un privilége, et elle deviendra excellente. Si la culture du colza est bonne en elle-même, il n'est pas nécessaire que nous fassions un supplément de gain à ceux qui s'y livrent. Si elle est mauvaise, ce supplément ne la rend pas bonne. Seulement il rejette la perte sur le public.
La spoliation, en général, déplace la richesse, mais ne l'anéantit pas. La protection la déplace et en outre l'anéantit, et voici comment: les graines oléagineuses du Nord n'entrant plus en France, il n'y a plus moyen de produire chez nous les choses au moyen desquelles on les payait, par exemple, une certaine quantité de vins. Or, si, relativement à l'huile, les profits des producteurs et les pertes des consommateurs se balancent, les souffrances des vignerons sont un mal gratuit et sans compensation.
Il y a sans doute, parmi vous, beaucoup de personnes qui ne sont pas fixées sur les effets du régime protecteur. Qu'elles me permettent une observation.
Je suppose que ce régime ne nous soit pas imposé par la loi, mais par la volonté directe des monopoleurs. Je suppose que la loi nous laisse entièrement libres d'acheter du fer aux Belges ou aux Suédois, mais que les maîtres de forges aient assez de domestiques pour repousser le fer de nos frontières et nous forcer ainsi à nous pourvoir chez eux et à leur prix. Ne crierions-nous pas à l'oppression, à l'iniquité? L'iniquité, en effet, serait plus apparente; mais, quant aux effets économiques, on ne peut pas dire qu'ils seraient changés. Eh quoi! en sommes-nous beaucoup plus gras, parce que ces messieurs ont été assez habiles pour faire faire, par des douaniers, et à nos frais, cette police des frontières que nous ne tolérerions pas si elle se faisait à leurs propres dépens?
Le régime protecteur atteste cette vérité, qu'un gouvernement qui sort de ses attributions ne puise dans ses usurpations qu'une force dangereuse, même pour lui. Quand l'État se fait le distributeur et le régulateur des profits, toutes les industries le tiraillent en tous sens pour lui arracher un lambeau de monopole. A-t-on jamais vu le commerce intérieur et libre placer un cabinet dans la situation que le commerce extérieur et réglementé a faite à sir Robert Peel? Et si nous regardons chez nous, n'est-ce pas un gouvernement bien fort que celui que nous voyons trembler devant M. Darblay? Vous voyez donc bien que contenir le pouvoir, c'est le consolider et non le compromettre.
La liberté des échanges, la libre communication des peuples, les produits variés du globe mis à la portée de tous, les idées pénétrant avec les produits dans les régions qu'assombrit l'ignorance, l'État affranchi des prétentions opposées des travailleurs, la paix des nations fondée sur l'entrelacement de leurs intérêts, c'est sans doute une grande et noble cause. Je suis heureux de penser que cette cause, éminemment chrétienne et sociale, est en même temps celle de notre malheureuse contrée, qui languit et périt sous les étreintes des restrictions commerciales.
L'enseignement se rattache aussi à cette question fondamentale qui, en politique, précède toutes les autres. Est-il dans les attributions de l'État? est-il du domaine de l'activité privée? Vous devinez ma réponse. Le gouvernement n'est pas institué pour asservir nos intelligences, pour absorber les droits de la famille. Assurément, messieurs, s'il vous plaît de résigner en ses mains vos plus nobles prérogatives, si vous voulez vous faire imposer par lui des théories, des systèmes, des méthodes, des principes, des livres et des professeurs, vous en êtes les maîtres; mais ce n'est pas moi qui signerai en votre nom cette honteuse abdication de vous-mêmes. Ne vous en dissimulez pas d'ailleurs les conséquences. Leibnitz disait: «J'ai toujours pensé que si l'on était maître de l'éducation, on le serait de l'humanité.» C'est peut-être pour cela que le chef de l'enseignement par l'État, s'appelle Grand Maître. Le monopole de l'instruction ne saurait être raisonnablement confié qu'à une autorité reconnue infaillible. Hors de là, il y a des chances infinies pour que l'erreur soit uniformément enseignée à tout un peuple. «Nous avons fait la république, disait Robespierre, il nous reste à faire des républicains.» Bonaparte ne voulait faire que des soldats, Frayssinous que des dévots; M. Cousin ferait des philosophes, Fourier des harmoniens, et moi sans doute des économistes. L'unité est une belle chose, mais à la condition d'être dans le vrai. Ce qui revient toujours à dire que le monopole universitaire n'est compatible qu'avec l'infaillibilité. Laissons donc l'enseignement libre. Il se perfectionnera par les essais, les tâtonnements, les exemples, la rivalité, l'imitation, l'émulation. L'unité n'est pas au point de départ des efforts de l'esprit humain; elle est le résultat de la naturelle gravitation des intelligences libres vers le centre de toute attraction: la vérité.
Ce n'est pas à dire que l'autorité publique doit se renfermer dans une complète indifférence. Je l'ai déjà dit: sa mission est de surveiller l'usage et de réprimer l'abus de toutes nos facultés. J'admets qu'elle l'accomplisse dans toute son étendue, et avec plus de vigilance en matière d'enseignement qu'en toute autre; qu'elle exige des conditions de capacité, de moralité; qu'elle réprime l'enseignement immoral; qu'elle veille à la santé des élèves. J'admets tout cela, quoiqu'en restant convaincu que sa sollicitude la plus minutieuse n'est qu'une garantie imperceptible auprès de celle que la nature a mise dans le cœur des pères et dans l'intérêt des professeurs.
Je dois m'expliquer sur une question immense, d'autant que mes vues diffèrent probablement de celles de beaucoup d'entre vous: je veux parler de l'Algérie. Je n'hésite pas à dire que, sauf pour acquérir des frontières indépendantes, on ne me trouvera jamais, dans cette circonstance ni dans aucune autre, du côté des conquêtes.
Il m'est démontré, et j'ose dire scientifiquement démontré, que le système colonial est la plus funeste des illusions qui ait jamais égaré les peuples. Je n'en excepte pas le peuple anglais, malgré ce qu'il y a de spécieux dans le fameux argument: post hoc, ergo propter hoc.
Savez-vous ce que vous coûte l'Algérie? Du tiers aux deux cinquièmes de vos quatre contributions directes, centimes additionnels compris. Celui d'entre vous qui paye trois cents francs d'impôts, envoie chaque année cent francs se dissiper dans les nuages de l'Atlas et s'engloutir dans les sables du Sahara.
On nous dit que c'est là une avance que nous recouvrerons, dans quelques siècles, au centuple. Mais qui dit cela? Les riz-pain-sel qui exploitent notre argent. Tenez, messieurs, en fait d'espèces, il n'y a qu'une chose qui serve: c'est que chacun veille sur sa bourse… et sur ceux à qui il en remet les cordons.
On nous dit encore: «Ces dépenses font vivre du monde.» Oui, des espions kabyles, des usuriers maures, des colons maltais et des cheicks arabes. Si on en creusait le canal des Grandes-Landes, le lit de l'Adour et le port de Bayonne, elles feraient vivre du monde aussi autour de nous, et de plus elles doteraient le pays d'immenses forces de production.
J'ai parlé d'argent; j'aurais dû d'abord parler des hommes. Tous les ans, dix mille de nos jeunes concitoyens, la fleur de notre population, vont chercher la mort sur cette plage dévorante, sans autre utilité jusqu'ici que d'élargir, à nos dépens, le cadre de l'administration qui ne demande pas mieux. À cela, on oppose le prétendu avantage de débarrasser le pays de son trop-plein. Horrible prétexte, qui révolte tous les sentiments humains et n'a pas même le mérite de l'exactitude matérielle; car, à supposer que la population soit surabondante, lui enlever, avec chaque homme, deux ou trois fois le capital qui l'aurait fait vivre ici, ce n'est pas, il s'en faut, soulager ceux qui restent.
Il faut être juste. Malgré sa sympathie pour tout ce qui accroît ses dimensions, il paraît qu'à l'origine le pouvoir reculait devant ce gouffre de sang, d'iniquité et de misère. La France l'a voulu; elle en portera longtemps la peine.
Ce qui l'entraîna, outre le mirage d'un grand empire, d'une nouvelle civilisation, etc., ce fut une énergique réaction du sentiment national contre les blessantes prétentions de l'oligarchie britannique. Il suffisait que l'Angleterre fît une sourde opposition à nos desseins pour nous décider à y persévérer. J'aime ce sentiment, et je préfère le voir s'égarer que s'éteindre. Mais ne risquons-nous pas qu'il nous place, par une autre extrémité, sous cette dépendance que nous détestons? Donnez-moi un homme docile et un homme contrariant, je les mènerai tous deux à la lisière. Si je les veux faire marcher, je dirai à l'un: Marche! à l'autre: Ne marche pas! et tous deux obéiront à ma volonté. Si le sentiment de notre dignité prenait cette forme, il suffirait à la perfide Albion, pour nous faire faire les plus grandes sottises, de paraître s'y opposer. Supposez, ce qui est certainement peu admissible, qu'elle voie dans l'Algérie le boulet qui nous enchaîne, l'abîme de notre puissance; elle n'aura donc qu'à froncer le sourcil, à se donner des airs hautains et courroucés pour nous retenir dans une politique dangereuse et insensée? Évitons cet écueil; jugeons par nous-mêmes et pour nous-mêmes; ne nous laissons faire la loi ni directement ni par voie détournée. La question d'Alger n'est malheureusement pas entière. Les précédents nous lient; le passé a engagé l'avenir, et il y a des précédents dont il est impossible de ne pas tenir compte. Restons cependant maîtres de nos résolutions ultérieures; pesons les avantages et les inconvénients; ne dédaignons pas de mettre aussi quelque peu la justice, même envers les Kabyles, dans la balance. Si nous ne regrettons pas l'argent, si nous ne marchandons pas la gloire, comptons pour quelque chose la douleur des familles, les souffrances de nos frères, le sort de ceux qui succombent et les funestes habitudes de ceux qui survivent.
Il est un autre sujet qui mérite toute l'attention de votre mandataire. Je veux parler des contributions indirectes. Ici la distinction entre ce qui est ou n'est pas du ressort de l'État est sans application. Il appartient évidemment à l'État de recouvrer l'impôt. On peut dire cependant que c'est l'extension démesurée du pouvoir qui le fait avoir recours aux inventions fiscales les plus odieuses. Quand une nation, victime d'une timidité exagérée, n'ose rien faire par elle-même, et qu'elle sollicite à tout propos l'intervention de l'État, il faut bien qu'elle se résigne à être impitoyablement rançonnée; car l'État ne peut rien faire sans finances, et quand il a épuisé les sources ordinaires de l'impôt, force lui est d'en venir aux exactions les plus bizarres et les plus vexatoires. De là, les contributions indirectes sur les boissons. La suppression de ces taxes est donc subordonnée à la solution de cette éternelle question que je ne me lasse point de poser: Le peuple français veut-il être perpétuellement en tutelle et faire intervenir son gouvernement en toutes choses? alors qu'il ne se plaigne plus du fardeau qui l'accable, et qu'il s'attende même à le voir s'aggraver.
Mais, en supposant même que l'impôt sur les boissons ne pût pas être supprimé (ce que je suis loin d'accorder), il me paraît certain qu'il peut être profondément modifié, et qu'il est facile d'en élaguer les accessoires les plus odieux. Il ne faudrait pour cela qu'obtenir des propriétaires de vignes la renonciation à certaines idées exagérées sur l'étendue du droit de propriété et l'inviolabilité du domicile.
Permettez-moi, messieurs, de terminer par quelques considérations personnelles. Il faut bien me les passer. Je n'ai pas, moi, un agent actif et dévoué à 3,000 fr. d'appointements et 4,000 fr. de frais de bureau, pour s'occuper de faire valoir ma candidature d'une frontière à l'autre de l'arrondissement, d'un bout à l'autre de l'année.
Les uns disent: «M. Bastiat est un révolutionnaire.» Les autres: «M. Bastiat s'est rallié au pouvoir.»
Ce qui précède répond à cette double assertion.
Il y en a qui disent: «M. Bastiat peut être fort honnête, mais ses opinions ont changé.»
Et moi, quand je considère ma persistance dans un principe qui ne fait en France aucun progrès, je me demande quelquefois si je ne suis pas un maniaque en proie à une idée fixe.
Pour vous mettre à même de juger si j'ai changé, laissez-moi placer sous vos yeux un extrait de la profession de foi que je publiai, en 1832, alors qu'un mot bienveillant du général Lamarque attira sur moi l'attention de quelques électeurs.
«Dans ma pensée, les institutions que nous possédons et celles que nous pouvons obtenir par les voies légales suffisent, si nous en faisons un usage éclairé, pour porter notre patrie à un haut degré de liberté, de grandeur et de prospérité.
«Le droit de voter l'impôt, en donnant aux citoyens la faculté d'étendre ou de restreindre à leur gré l'action du pouvoir, n'est-il pas l'administration par le public de la chose publique? Où ne pouvons-nous pas arriver par l'usage judicieux de ce droit?
«Pensons-nous que l'ambition des places est la source de beaucoup de luttes, de brigues et de factions? Il ne dépend que de nous de priver de son aliment cette passion funeste, en diminuant les profits et le nombre des fonctions salariées.
«…
«L'industrie est-elle à nos yeux entravée, l'administration trop centralisée, l'enseignement gêné par le monopole universitaire? Rien ne s'oppose à ce que nous refusions l'argent qui alimente ces entraves, cette centralisation, ces monopoles.
«Vous le voyez, messieurs, ce ne sera jamais d'un changement violent dans les formes ou les dépositaires du pouvoir que j'attendrai le bonheur de ma patrie; mais de notre bonne foi à le seconder dans l'exercice utile de ses attributions essentielles et de notre fermeté à l'y restreindre. Il faut que le gouvernement soit fort contre les ennemis du dedans et du dehors, car sa mission est de maintenir la paix intérieure et extérieure. Mais il faut qu'il abandonne à l'activité privée tout ce qui est de son domaine. L'ordre et la liberté sont à ce prix.»
Ne sont-ce pas les mêmes principes, les mêmes sentiments, la même pensée fondamentale, les mêmes solutions des questions particulières, les mêmes moyens de réforme? On peut ne pas partager mes opinions; on ne peut pas dire qu'elles ont varié, et j'ose ajouter ceci: Elles sont invariables. C'est un système trop homogène pour admettre des modifications. Il s'écroulera ou il triomphera tout entier.
Mes chers compatriotes, pardonnez-moi la longueur et la forme inusitée de cette lettre. Si vous m'accordez vos suffrages, j'en serai profondément honoré. Si vous les reportez sur un autre, je servirai mon pays dans une sphère moins élevée et plus proportionnée à mes forces.
Mugron, le 1er juillet 1846.
DE LA RÉFORME PARLEMENTAIRE (1846.) À M. LARNAC, DÉPUTÉ DES LANDES
Monsieur,
Vous avez jugé à propos de mettre en circulation une lettre que j'ai eu l'honneur de vous adresser et la réponse que vous avez bien voulu y faire. Je ne vous en fais pas de reproche. Vous prévoyiez sans doute que nous nous trouverions aux élections dans des camps opposés; et si ma correspondance vous révélait en moi un homme professant des opinions fausses et dangereuses, vous étiez en droit d'avertir le public. J'admets que vous vous êtes décidé sous l'influence de cette seule préoccupation d'intérêt général. Peut-être eût-il été plus convenable d'opter entre une réserve absolue et une publicité entière. Vous avez préféré quelque chose qui n'est ni l'un ni l'autre: le colportage officieux, insaisissable d'une lettre dont je n'ai pas gardé la minute et dont je ne puis par conséquent expliquer et défendre les expressions. Soit. Je n'ai pas le plus léger doute sur la fidélité du copiste qui a été chargé de la reproduire, et cela me suffit.
Mais, monsieur, cela suffit-il pour remplir votre but, qui est sans doute d'éclairer la religion de MM. les électeurs? Ma lettre a rapport à un fait particulier, ensuite à une doctrine politique. Le fait, je l'ai à peine indiqué, et cela est tout simple, puisque je m'adressais à quelqu'un qui en connaissait toutes les circonstances. La doctrine, je l'ai ébauchée comme on peut le faire en style épistolaire. Cela ne suffit pas pour le public; et puisque vous l'avez saisi, permettez-moi de le saisir à mon tour.
Je répugne trop à introduire des noms propres dans ce débat pour insister sur le fait particulier. Le besoin de ma défense personnelle pourrait seul m'y décider, et je me hâte d'en venir à la grande question politique qui fait le sujet de votre lettre: l'incompatibilité du mandat législatif avec les fonctions publiques.
Je le déclare d'avance: je ne demande pas précisément que les fonctionnaires soient exclus de la Chambre; ils sont citoyens et doivent jouir des droits de la cité; mais qu'ils n'y soient admis qu'à titre de citoyens et non à titre de fonctionnaires. Que s'ils veulent représenter la nation sur qui s'exécute la loi, ils ne peuvent pas être les exécuteurs de la loi. Que s'ils veulent représenter le public qui paye son gouvernement, ils ne peuvent pas être les agents salariés du gouvernement. Leur présence à la Chambre me semble devoir être subordonnée à une mesure indispensable, que j'indiquerai plus tard, et j'ajoute sans hésiter qu'il y a, à mes yeux du moins, cent fois plus d'inconvénients à les y admettre sans condition qu'à les en exclure sans rémission.
«Votre thèse est fort vaste (dites-vous); si je traitais à priori la question des incompatibilités, je commencerais à blâmer cette tendance au soupçon qui me semble peu libérale.»
Mais, monsieur, qu'est-ce que l'ensemble de nos lois, sinon une série de précautions contre les dangereuses tendances du cœur humain? Qu'est-ce que la constitution? que sont toutes ces balances, équilibres, pondérations de pouvoirs, sinon un système de barrières opposées à leurs usurpations possibles et même fatales, en l'absence de tout frein? Qu'est-ce que la religion elle-même, au moins dans une de ses parties essentielles, sinon une source de grâces destinées par la Providence à porter remède à la faiblesse native et, par conséquent, prévue de notre nature? Si vous vouliez effacer de nos symboles, de nos chartes et de nos codes tout ce qu'y a déposé ce que vous appelez le soupçon, et que j'appelle la prudence, vous rendriez la tâche des légistes bien facile, mais le sort des hommes bien précaire. Si vous croyez l'homme infaillible, brûlez les lois et les chartes. Si vous le croyez faillible, alors, quand il s'agit d'une incompatibilité ou même d'une loi quelconque, la question n'est pas de savoir si elle est fondée sur le soupçon, mais sur un soupçon impartial, raisonnable, éclairé, ou plutôt sur une prévision malheureusement justifiée par l'indélébile infirmité du cœur de l'homme.
Ce reproche de tendances soupçonneuses a été si souvent dirigé contre quiconque réclame une réforme parlementaire, que je crois devoir mettre quelque insistance à le repousser. Dans l'extrême jeunesse, quand nous venons d'échapper à l'atmosphère de la Grèce et de Rome, où l'université nous force de recevoir nos premières impressions, il est vrai que l'amour de la liberté se confond trop souvent en nous avec l'impatience de toute règle, de tout gouvernement, et, par suite, avec une puérile aversion pour les fonctions et les fonctionnaires. Pour ce qui me regarde, l'âge et la méditation m'ont parfaitement guéri de ce travers. Je reconnais que, sauf le cas d'abus, dans la vie publique ou dans la vie privée, chacun rend à la société des services analogues. Dans celle-ci, on satisfait le besoin qu'elle a de nourriture et de vêtement; dans l'autre, le besoin qu'elle a d'ordre et de sécurité. Je ne m'élève donc pas en principe contre les fonctions publiques; je ne soupçonne individuellement aucun fonctionnaire; j'en estime un grand nombre, et je suis fonctionnaire moi-même quoiqu'à un rang fort modeste. Si d'autres ont plaidé la cause des incompatibilités, sous l'influence d'une étroite et chagrine jalousie ou des alarmes d'une démocratie ombrageuse, je puis poursuivre le même but sans m'associer à ces sentiments. Certes, sans franchir les limites d'une défiance raisonnable, il est permis de tenir compte des passions des hommes ou plutôt de la nature des choses.
Or, monsieur, quoique les fonctions publiques et les industries privées aient ceci de commun, que les unes et les autres rendent à la société des services analogues, on ne peut nier qu'elles diffèrent par une circonstance qu'il est essentiel de remarquer. Chacun est libre d'accepter ou de refuser les services de l'industrie privée, de les recevoir dans la mesure qui lui convient et d'en débattre le prix. Tout ce qui concerne les services publics, au contraire, est réglé d'avance par la loi; elle soustrait à notre libre arbitre, elle nous prescrit la quantité et la qualité que nous en devrons consommer (passez-moi ce langage un peu trop technique), ainsi que la rémunération qui y sera attachée. C'est pourquoi, à ce qu'il me semble, il appartient à ceux en faveur de qui et aux dépens de qui ce genre de services est établi, d'agréer au moins la loi qui en détermine l'objet, l'étendue et le salaire. Si le domaine de la coiffure était régi par la loi, et si nous laissions aux perruquiers le soin de la faire, il est à croire (sans vouloir froisser ici la susceptibilité de MM. les perruquiers, sans montrer une tendance au soupçon peu libérale, et raisonnant d'après la connaissance que l'on peut avoir du cœur humain), il est à croire, dis-je, que nous serions bientôt coiffés outre mesure, jusqu'à en être tyrannisés, jusqu'à épuisement de nos bourses. De même, lorsque MM. les électeurs font faire les lois qui règlent la production et la rémunération de la sécurité ou de tout autre produit gouvernemental, par les fonctionnaires qui vivent de ce travail, il me paraît incontestable qu'ils s'exposent à être administrés et imposés au delà de toute mesure raisonnable.
Poursuivi par l'idée que nous obéissons à une tendance au soupçon peu libérale, vous ajoutez:
«Dans des époques d'intolérance, on aurait dit aux candidats: Ne sois ni protestant ni juif; aujourd'hui on dit: Ne sois pas fonctionnaire.»
Alors on aurait été absurde, aujourd'hui on est conséquent. Juifs, protestants et catholiques, régis par les mêmes lois, payant les mêmes impôts, nous les votons au même titre. Comment le symbole religieux serait-il un motif soutenable d'exclusion pour l'un d'entre nous? Mais quant à ceux qui appliquent la loi et vivent de l'impôt, l'interdiction de les voter n'a rien d'arbitraire. L'administration elle-même agit selon ce principe et témoigne ainsi qu'il est conforme au bon sens. M. Lacave-Laplagne ne fait pas inspecter la comptabilité par les comptables. Ce n'est pas lui, c'est la nature même de ces deux ordres de fonctions qui en fait l'incompatibilité. Ne trouveriez-vous pas plaisant que M. le Ministre la fondât sur le symbole religieux, la longueur du nez ou la couleur des cheveux? L'analogie que vous me proposez est de cette force.
«Je trouve qu'il faut des motifs bien graves, bien patents, bien avérés pour demander une exception contre quelqu'un. En général, cette pensée est mauvaise et rétrograde.»
Entendez-vous faire la satire de la Charte? Elle prononce l'exclusion de quiconque ne paye pas 500 fr. d'impôts sur le simple soupçon que, qui n'a pas de fortune, n'a pas d'indépendance. Ne me conformé-je pas à son esprit, lorsque, n'ayant qu'un suffrage à donner et forcé d'excepter tous les candidats, hors un, je laisse dans l'exception celui qui, ayant de la fortune, peut-être, mais la tenant du ministre, me semble plus dépendant que s'il n'en avait pas?
«Je suis pour l'axiome progressif: Sunt favores ampliandi, sunt odia restringenda.»
Sunt favores ampliandi! Ah! monsieur, je crains bien qu'il n'y ait que trop de gens de ce système. Quoi qu'il en soit, je demande si la députation est faite pour les députés ou pour le public. Si c'est pour le public, montrez-moi donc ce qu'il gagne à y envoyer des fonctionnaires. Je vois bien que cela tend à élargir le budget, mais non sans restreindre les ressources des contribuables.
Sunt odia restringenda! Les fonctions et les dépenses inutiles, voilà les odia qu'il s'agit de restreindre: Dites-moi donc comment on peut l'attendre de ceux qui remplissent les unes et engloutissent les autres?
Toutefois, il est un point sur lequel nous serons d'accord. C'est l'extension des droits électoraux. À moins que vous ne les rangiez parmi les odia restringenda, il faut bien que vous les mettiez au nombre des favores ampliandi, et votre généreux aphorisme nous répond que la réforme électorale peut compter sur vous.
«J'ai confiance dans le jeu de nos institutions (spécialement sans doute de celle qui fait l'objet de cette correspondance). Je le crois propre à produire la moralité. Cette condition des sociétés réside nécessairement dans les électeurs; elle se résume dans l'élu, elle passe dans le vote des majorités, etc.»
Voilà, certes, un tableau fort touchant, et j'aime cette moralité qui s'élève de la base au sommet de l'édifice. J'en pourrais tracer un moins optimiste et montrer l'immoralité politique descendant du sommet à la base. Lequel des deux serait le plus vrai? Quoi! la confusion dans les mêmes mains du vote et de l'exécution des lois, du vote et du contrôle du budget produire la moralité! Si je consulte la logique, j'ai peine à le comprendre. Si je regarde les faits, j'ai encore plus de peine à le voir.
Vous invoquez la maxime: Quid leges sine moribus? Je ne fais pas autre chose. Je n'ai pas fait le procès à la loi, mais aux électeurs. J'ai émis le vœu qu'ils se fissent représenter par des députés dont les intérêts fussent en harmonie et non en opposition avec les leurs propres. C'est bien là une affaire de mœurs. La loi ne nous interdit pas de nommer des fonctionnaires, mais elle ne nous y oblige pas non plus. Je ne dissimule pas qu'il me semblerait raisonnable qu'elle contînt à cet égard quelques précautions. En attendant, prenons-les nous-mêmes: Quid leges sine moribus?
J'avais dit: «À tort ou à raison, c'est une idée très-arrêtée en moi que les députés sont les contrôleurs du pouvoir.»
Vous raillez sur les mots à tort ou à raison. Soit; je vous les abandonne. Substituez-y ceux-ci: Je puis me tromper, mais c'est en moi une idée arrêtée que les députés sont les contrôleurs du pouvoir.
De quel pouvoir? Demandez-vous. – Évidemment du pouvoir exécutif. Vous dites: «Je ne reconnais que trois pouvoirs: le Roi, la Chambre des pairs et la Chambre des députés.» – Si nous remontons aux principes abstraits, je me verrai forcé de différer d'opinion avec vous, car je ne reconnais originairement qu'un pouvoir: LE POUVOIR NATIONAL. Tous les autres sont délégués; et c'est parce que le pouvoir exécutif est délégué que la nation a le droit de le contrôler. Et c'est pour que ce contrôle ne soit pas dérisoire que la nation, selon mon humble avis, ferait sagement de ne pas remettre aux mêmes mains et le pouvoir et le contrôle. Assurément, elle est maîtresse de le faire. Elle est maîtresse de s'attirer, comme elle le fait, des entraves et des taxes. En cela, elle me paraît inconséquente, et plus inconséquente encore de se plaindre du résultat. Vous croyez que j'en veux beaucoup à l'administration; point du tout, je l'admire, je la trouve bien généreuse, quand le public lui fait la partie si belle, de se contenter d'un budget de 14 à 1,500 millions. Depuis trente ans, c'est à peine si les impôts ont doublé. Il y a là de quoi être surpris, et il faut bien reconnaître que l'avidité du fisc est restée fort au-dessous de l'imprudence des contribuables.
Vous trouvez vague cette pensée: «La mission des députés est de tracer le cercle où le pouvoir doit s'exercer.» – «Ce cercle, dites-vous, est tout tracé, c'est la Charte.»
J'avoue que je ne sais pas, dans la Charte, une seule disposition qui ait rapport à la question. Il faut bien que nous ne nous entendions pas; je vais tâcher d'expliquer ma pensée.