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Kitabı oku: «La Sarcelle Bleue», sayfa 9

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– Demain!

Madame Maldonne s'échappa, pour ne pas éclater en sanglots. Mais elle n'avait pas entendu la porte se refermer derrière elle, qu'elle perdait courage à son tour, et fondait en larmes.

X

Robert ne déjeuna, pas aux Pépinières. Peu d'instants après son entrevue avec sa sœur, il sortit, et gagna la ville. Il avait quelques notes à régler et plusieurs objets à acheter, dont une valise, meuble depuis longtemps inutile dans la vieille maison. Il avait surtout besoin de réfléchir, de reprendre possession de lui-même. Les affaires terminées, il entra chez une pauvre femme du faubourg, qu'il secourait, et, au lieu de l'aumône ordinaire, lui remit tout un mois de sa retraite d'officier. «Ce sera pour le temps que durera mon voyage, dit-il, car je pars.» La femme comprit qu'il ne reviendrait pas, et le suivit du regard, tant qu'il fut en vue de la maison, avec cet air de commisération et d'effroi qu'elles prennent devant un mystère de souffrance qui passe.

L'après-midi était très avancée lorsque M. de Kérédol rentra aux Pépinières, fit avertir M. Maldonne, et s'enferma avec lui dans le laboratoire. Une heure plus tard, le dîner réunissait, comme d'habitude, les quatre hôtes du logis. Ils entrèrent dans la salle à manger, les deux hommes encore animés par la discussion à peine interrompue, Thérèse et madame Maldonne par l'autre porte, silencieuses, pâles et gênées. Thérèse avait appris la nouvelle, d'un mot de sa mère, il y avait peu de temps, et ses yeux, rougis par les larmes, disaient assez son chagrin. Robert partait!

Pour expliquer ce coup de théâtre, M. de Kérédol avait inventé un prétexte quelconque, le plus invraisemblable peut-être qu'il eût pu trouver: un héritage à recueillir, une parente lointaine, qui l'avait institué légataire. Le temps et la présence d'esprit lui manquaient, pour donner une apparence ingénieuse à cette fable. Il ne l'avait guère défendue qu'en la répétant. M. Maldonne, après avoir d'abord refusé de croire à la possibilité d'un départ, puis à la réalité du motif, ne doutait plus de son malheur à présent, et n'avait guère le cœur à discuter le reste. Il apercevait les Pépinières désertées, l'intimité brisée, tant de projets abandonnés. Oh! dans cette surprise du chagrin, comme sa vieille amitié avait bien sonné sous le coup! Comme Robert avait reconnu l'accent vrai, la tendresse naïve et dévouée qui l'avaient conquis, bien des années auparavant, pendant ses campagnes d'Afrique! S'il s'était injustement exprimé, sur le compte de cette loyale nature, maintenant, il reconnaissait son erreur. Il réapprenait, dans l'épreuve mutuelle de l'adieu, ce que valait son ami.

Autour de la table, les quatre convives se taisaient. A peine des mots échangés avec cérémonie, comme entre étrangers. Aucun n'osait ouvrir son âme. Ils veillaient même sur leurs yeux, pour que toute leur douleur n'y fût pas.

M. de Kérédol, par excès de précaution, par un enfantillage d'esprit qui avait son côté touchant, avait ouvert près de lui un carnet. De temps en temps, il y inscrivait un chiffre, puis il semblait réfléchir et se plonger dans des calculs difficiles.

– Qu'est-ce que tu comptes ainsi? demanda M. Maldonne.

– Oh! rien, répondit négligemment Robert, en fermant le carnet. Ce sont des chiffres en l'air, des hypothèses.

– Et elle vivait à Clamart, cette dame?

– Oui, à Clamart.

– Alors, c'est là que tu habiteras?

– Probablement… je ne puis pas savoir encore… je verrai.

M. Maldonne leva les épaules. Dans son chagrin même, lui, nature optimiste et sans cesse remontante, il conservait quelque espérance, celle au moins de retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs semaines. Qui sait? En s'y prenant adroitement? Il laissa donc un peu d'intervalle, pour retrouver, – autant que cela était possible en un pareil moment, – un peu de sa manière ordinaire, qui était engageante et bonne.

– Je pense là, dit-il, à notre collection de tulipes. Nous pourrions, si tu voulais, la partager demain ou après-demain?

– La partager? Pourquoi?

– Mais nous l'avons faite à frais communs, à peines communes. Tu serais peut-être bien heureux, à Clamart…

– Non, mon ami, répondit M. de Kérédol, en se penchant sur son assiette, je n'emporterai rien… Tu ne peux te figurer combien je tiens peu à tout cela maintenant.

– Il y a aussi le catalogue, reprit M. Maldonne, le catalogue qui n'est pas achevé. Nous l'avions commencé ensemble. Te rappelles-tu les premières séances?

– Oui.

– Comme c'était bon! Deux heures par jour, au musée, tout seuls au milieu des oiseaux, de notre œuvre presque vivante encore, levant les ailes, dressant le cou, marchant autour de nous! Tu les aimais, ces séances-là!

– C'est vrai!

– Eh bien! je crois qu'en deux petites semaines de collaboration, trois tout au plus, nous aurions terminé.

– Impossible, Guillaume, je t'assure.

Le naturaliste eut un geste d'impatience

– Tu ne peux pourtant pas nous quitter demain?

– Pardon, demain, dit Robert faiblement.

– Matin?

– Je ne sais pas encore, mon ami.

M. Maldonne aurait peut-être insisté. Sa femme, jusque-là silencieuse, l'interrompit.

– Il faut le laisser libre, dit-elle. Tu vois que mon frère a autant de chagrin que nous. S'il en a décidé ainsi, ce doit être mieux, j'en suis convaincue.

Robert la remercia d'un coup d'œil. Et la conversation s'arrêta. Mais la même pensée continuait à les occuper tous quatre.

Thérèse n'avait pas dit un mot. Elle avait remarqué que M. de Kérédol évitait de la regarder, et qu'il baissait les yeux, quand elle levait les siens vers lui. Le dîner achevé, il annonça qu'il sortait pour une heure ou deux, s'enveloppa de son manteau à pèlerine, et prit la porte. Thérèse le suivit. Elle le rejoignit sous les arbres de l'entrée. M. de Kérédol ne l'avait pas entendue marcher derrière lui.

– Parrain?

Il se détourna, et, sous la lune voilée de cette nuit d'hiver, il aperçut, tout près, le visage triste et les yeux suppliants de Thérèse.

– Parrain, reprit-elle, vous ne partez pas tout de suite?

– Non, mon enfant, mais rentrez vite, vous n'avez pas de châle, rentrez…

– Peu importe le froid. Il faut bien que je vous parle, répondit-elle, en s'abritant derrière une touffe d'arbustes verts, contre le vent qui soufflait du fond du jardin. Et je veux vous dire…

– Quoi donc, Thérèse?

– Vous savez bien ce que je vous promis là-bas, sous la tonnelle? Vous vous rappelez?

– Oh oui! répondit-il, enveloppant de son regard l'enfant presque confondue avec les ramures enchevêtrées du bosquet, et dont il ne voyait guère que la petite tête inquiète sortant de l'ombre et tendue vers lui… Oh oui! je me souviens…

– C'est que, voyez-vous, mon parrain, M. Claude Revel paraît vouloir m'aimer…

– Il vous l'a dit?

– J'en suis sûre, reprit-elle en rougissant. Vous vous en doutiez?

– Moi?

– Oui, vous l'avez deviné, je le sais. J'ai même pensé que cela pouvait entrer pour quelque chose, – oh! pardonnez-moi de vous dire tout ainsi, – dans vos projets, dans votre départ…

– Comment pouvez-vous supposer? dit-il vivement…

Elle sourit, parce qu'elle avait une idée aimable dans le cœur.

– J'aurais dû dire: «dans votre retour», fit-elle. Je me trompe parce que je suis un peu émue, mais vous allez voir que j'ai songé à vous. Voici ce que j'ai décidé. Si M. Revel me demande, je répondrai: «A une condition!»

M. de Kérédol branla lentement la tête.

– Attendez donc! «A une condition, c'est que rien ne sera changé aux Pépinières, et que Thérèse continuera d'habiter avec son père, sa mère et son cher parrain, le colonel.» Alors, puisque rien ne sera changé aux Pépinières, une fois vos affaires terminées, vous serez bien tenté de revenir?

Elle souriait tout à fait.

– Et vous savez, ajouta-t-elle, je crois qu'il acceptera… entre nous, je le crois bien!

Elle tendit les deux mains vers M. de Kérédol. Elle s'attendait à le voir sourire aussi, l'attirer dans ses bras, la serrer sur son cœur, mais non: il pressa à peine les doigts de sa nièce, et les laissa retomber dans l'ombre. Ses traits se ridèrent au passage d'une émotion douloureuse.

– Ma petite Thérèse, dit-il, vous avez le meilleur cœur que j'aie connu… mais cela ne se pourra pas… j'aurai trop… d'intérêts, là-bas, pour ne pas rester…

Et il s'éloigna, épouvanté d'avoir répondu par cette raison, brutale autant que fausse, à cette innocente petite qui demeurait là, stupéfaite, blessée au fond de l'âme que son oncle pût préférer un intérêt quelconque à la vie des Pépinières.

Comme il allait passer le seuil, il se détourna, et vit Thérèse immobile dans la lumière vague, au milieu de l'allée.

– Rentrez, ma Thérèse chérie! dit-il.

Et sa voix avait toute la pure tendresse des jours lointains.

M. de Kérédol fit encore plusieurs courses en ville, et, sur le tard, passa devant l'hôtel de Claude Revel. Il s'arrêta, sonna, et remit entre les mains de Justine un billet ainsi conçu:

«Monsieur, des affaires importantes et urgentes m'obligent à partir demain matin. Je ne sais combien durera mon absence, peut-être sera-t-elle longue. Je serais heureux de vous voir, et de vous faire, avec mes adieux, des recommandations auxquelles je tiens beaucoup. Je sortirai de la maison à sept heures précises. Ayez la bonne grâce de vous trouver sur la route. Ne sonnez pas, et montrez-vous le moins possible. Je vous en serai, monsieur, sincèrement obligé.

R. »comte de KÉRÉDOL.»

Puis il revint très lentement aux Pépinières.

XI

Robert voulait éviter, pour les autres et pour lui-même, la scène inutile de la séparation. Il n'avait averti ni sa sœur, ni M. Maldonne, ni Thérèse.

Levé avant l'aube, le lendemain, il avait, sans bruit, fait ses préparatifs de départ. Il n'emportait qu'un peu de linge et quelques livres, deux ou trois de ces pauvres manuels fatigués qui lui rappelaient les premières années de l'enfance. «Le reste, disait-il, dans une lettre laissée sur la commode, mes amies, ma bibliothèque, me sera envoyé plus tard, si je le demande.»

A tâtons, pour qu'on remarquât moins sa fuite, il descendit l'escalier, sa valise à la main, traversa le couloir, et se trouva dehors, dans la brume d'où l'ombre de la nuit commençait à se retirer. Si maître qu'il fût de lui-même, ou plutôt si décidé à ne pas montrer de faiblesse, il ne put s'empêcher de se détourner, et de regarder une dernière fois la chère maison. Elle était close, terne, comme affaissée dans le sommeil et dans la nuit. Les feuilles des lierres et quelques rames sanglantes de vigne vierge pendaient, lourdes de brouillard. Des gouttes d'eau s'en échappaient, et tombaient à terre, une à une, comme des larmes. Personne n'assistait à ce suprême adieu. Pas un regard pour répondre à celui qui embrassait douloureusement toutes ces choses familières. «Cela vaut mieux ainsi», murmura M. de Kérédol. Et, redressant sa tête énergique de vieil officier, retroussant la pointe de ses moustaches pour se donner un air de bravoure, il continua rapidement son chemin. La petite porte découpée dans le grand portail s'ouvrit, et se referma discrètement. L'exil était commencé.

Devant lui, Robert aperçut une forme humaine, et, supposant bien que c'était Claude, il s'efforça de se raidir encore, pour ne pas trop révéler sa souffrance. Mais sa pâleur, l'espèce d'égarement et d'effarement de son visage le trahissaient si bien, que le jeune homme, en le voyant s'approcher, lui dit:

– Êtes-vous malade, monsieur?

– Si ce n'était que cela! répondit M. de Kérédol. Mais je pars, monsieur, je pars!

– Votre billet d'hier soir me l'apprenait. Vous me demandiez de venir. Me voici.

– Oui, répondit M. Robert en lui tendant la main, je vous remercie… Ayez la bonté de m'accompagner. Je vous expliquerai… mais, pas ici…

– Volontiers, monsieur. Vous n'avez personne pour porter votre valise?

– Plus bas, je vous prie, je ne veux pas qu'on se doute… non, monsieur, je n'ai personne.

– Alors, permettez-moi de vous aider, dit Claude.

Il prit une des poignées de la valise, et tous deux, s'écartant un peu l'un de l'autre pour partager le poids, se mirent en route. M. de Kérédol marchait d'un pas mal assuré, du côté que longeait le mur, la tête à demi tournée vers les branches, qui appuyaient leurs dentelures mouillées parmi les mousses poilues et les pariétaires. Après quelques mètres, il s'arrêta.

– Écoutez! dit-il.

Dans la langueur froide du matin, un petit sifflement très doux s'élevait près d'eux.

– C'est un rouge-gorge, dit Claude.

– Vous le voyez?

– Il est là, sur l'arête du mur.

– Je le connais, répondit M. Robert; il nous suivait souvent…

Il y avait, dans ce pluriel, une pensée si triste, que M. de Kérédol continua sa route, les yeux baissés.

Un peu plus loin, il demanda:

– Suit-il encore?

– Oui, le voilà qui sautille de branche en branche.

– C'est le seul qui soit venu! murmura M. de Kérédol.

Quand il eut dépassé la limite du domaine, son pas devint plus ferme et plus rapide. Robert se hâtait, poussé, sur ce chemin de l'exil, par ses engagements de la veille, et par sa propre faiblesse, qu'il ne sentait que trop disposée à une défaite. Il y avait encore une lutte dans son âme. Claude en devinait quelque chose, et respectait le silence de son compagnon. La brume, chassée par le vent, laissait tomber maintenant des rayées de soleil, çà et là. Devant eux, les cabarets de la banlieue s'ouvraient, guettant les maraîchers. Des voix d'enfants, s'échappant par les fenêtres, se mêlaient au roulement des carrioles. Entre les deux voyageurs, la valise se balançait d'un mouvement régulier.

Au moment où ils allaient entrer dans la ville:

– Monsieur Claude, dit M. de Kérédol en se détournant pour regarder par-dessus son épaule, j'ai les yeux si mauvais, ce matin, que je distingue à peine ma route… voyez-vous encore la maison?

– Grosse comme une fève blanche.

Robert soupira profondément.

– Toute la joie de ma vie est derrière moi! dit-il.

Et il ajouta, sans transition apparente:

– Voulez-vous bien oublier ma vivacité d'hier, monsieur?

– C'est déjà fait, répondit Claude.

– Vous avez pu voir en moi un adversaire, reprit M. de Kérédol… J'aurai du moins le bonheur de ne vous avoir pas nui… je m'éloigne…

– Je suis convaincu, dit le jeune homme, qu'en tout cas votre opposition n'eût pas duré!

– Vous avez raison, répondit gravement M. de Kérédol.

Ils s'engagèrent dans les rues, de plus en plus peuplées, où les boutiques, les fenêtres, les cours d'auberges s'éveillaient. Le vieil officier ne faisait nulle attention à cette vie renaissante du faubourg qui, tant de fois, avait amusé son oisiveté. Des vendeuses de lait qu'il connaissait, belles filles aux joues fraîches des bords de la Loire, penchant leurs pots de fer-blanc d'où coulait un flot mousseux dans les plats des ménagères, lui faisaient un signe d'amitié qu'il ne remarquait point. Derrière leur étal, des marchands auxquels il causait volontiers, en flânant, le considéraient avec étonnement, et le suivaient des yeux. Plusieurs saluèrent, auxquels il ne répondit pas. Le sifflet des locomotives en manœuvre, dans les tranchées, là-bas, parut seul le tirer de la torpeur où il était plongé. M. Robert tressaillit, et retomba dans son rêve. Il semblait avoir tout oublié du monde réel qu'il traversait, tout, jusqu'à la présence de ce jeune homme un peu intimidé, hésitant devant cette douleur muette, et qui se demandait: «Quelles recommandations avait-il donc à me faire? Il ne me dit plus rien.»

Tous deux arrivèrent à la gare, et déposèrent la valise à terre, au milieu de la salle d'entrée, presque déserte. Jusque-là, M. de Kérédol s'était fait violence pour ne pas pleurer; mais, voyant que tout était fini, que la dernière minute allait sonner, que, désormais, rien n'arrêterait son départ, tout à coup, il attira Claude contre sa poitrine, et, sanglotant, penché sur l'épaule du jeune homme et le serrant à l'étouffer:

– Mon enfant! mon enfant! aimez-la bien… aimez-la follement… moi aussi, je vous la donne!

Puis, avant que Claude, stupéfait, eût pu répondre, il s'écarta de lui. Son visage avait une expression de prière et de tendresse inquiète.

– Je vous en supplie, dit-il en joignant les mains, faites attention, le soir… qu'elle soit bien couverte… elle est délicate… moi, j'avais souvent un châle pour elle… oh! dites, quand elle sort aussi, le matin, de bonne heure… elle est imprudente… chère, chère petite Thérèse!..

Il regarda, par la haute baie vitrée, du côté où se trouvaient les Pépinières.

– Je vous remercie d'être venu, ajouta-t-il plus posément… Dites-leur adieu pour moi… Allez… je n'en puis plus guère, voyez-vous!.. allez, mon ami; merci!..

Claude, très ému, sachant bien que les mots n'ont plus de sens devant certaines douleurs, ne répondit rien, et le quitta. Plusieurs fois il se détourna, et l'aperçut, immobile à la même place, le front caché dans les mains, tandis que les hommes d'équipe enlevaient la valise, et interrogeaient inutilement: «Où allez-vous?»

Quand Claude eut disparu, M. de Kérédol reprit sur lui-même le plein empire qu'il avait d'habitude, et, entendant pour la première fois la question que l'employé lui posait pour la dixième peut-être, dit, de son air de commandement:

– Où je vais? mais je n'en sais rien encore. Attendez-moi!

Il s'approcha de la bibliothèque, au fond de la salle, et chercha un annuaire militaire.

Il en découvrit un, l'ouvrit, parcourut rapidement une première page.

– Mon ancien régiment, murmura-t-il à demi-voix, sans s'occuper des passants qui l'observaient… 2e chasseurs… colonel? inconnu de moi… lieutenant-colonel? commandants? tous inconnus… plus personne, plus de famille du tout, mon pauvre Robert!..

Il tourna la page.

– 1er chasseurs… ah! commandant de Bernier, en voilà un… nous nous sommes connus… beaucoup même, c'était presque un ami… autant là qu'ailleurs!

Il ferma rapidement le livre, le replaça dans le rayon, traversa la salle, et, se baissant vers le guichet:

– Première, Alger.

– Nous ne délivrons pas de billet direct pour Alger, monsieur.

– Province! dit M. de Kérédol, comme si, déjà, les dix-huit années de séjour dans cette ville s'étaient effacées pour lui.

Et, se penchant de nouveau:

– Alors, première Paris. J'irai en deux étapes.

XII

Quelques mois plus tard, au commencement du printemps, Claude et Thérèse étaient fiancés. Ce fut, pour les hôtes des Pépinières, éprouvés par le brusque départ de M. de Kérédol, comme une résurrection. Toutes les tendresses auxquelles Robert avait dû se dérober se renouèrent autour de Claude, et plus encore. M. Maldonne déclara qu'il retrouvait dans le jeune homme beaucoup des qualités artistes de son ancien ami; madame Maldonne l'adopta comme un fils; Thérèse l'aima. Les allées, au-dessus desquelles commençait à s'étendre la verdure étoilée des premières feuilles, revirent bien des fois la scène qu'elles avaient déjà vue. Les deux fiancés s'y promenèrent, éprouvant à s'interroger, à se connaître de mieux en mieux, une joie qui se renouvelait, une série de surprises heureuses. Le moindre goût commun, une idée pareille, une petite joie partagée leur semblaient des trésors. Ils ne se disaient que des choses très simples, avec des mots qui n'étaient pas différents de ceux dont ils usaient avec tout le monde: et cependant, il leur venait un ravissement de s'écouter l'un l'autre. Quand ils parlaient d'avenir, – et c'était bien souvent, – Thérèse se sentait remuée, tremblante d'une crainte exquise. Elle aurait voulu marcher les yeux clos, mais marcher encore plus vite vers ce lendemain inconnu.

Ils s'aimaient.

Une après-midi d'avril, ils causaient dans le salon des Pépinières, près de la fenêtre. Claude avait repris ce sujet, qu'ils n'arrivaient pas à épuiser, de leur première entrevue, de l'impression qu'il en avait emportée, des songeries ensuite. Dans le fond de l'appartement, madame Maldonne travaillait, distraite. Thérèse écoutait. Ses yeux erraient sur la verdure pâle du jardin, que le soleil échauffait et déroulait de toutes parts. Un moment, elle laissa tomber la causerie. Puis elle dit, regardant Claude:

– Voulez-vous venir avec moi?

– N'importe où.

– Une promenade un peu triste?

– Si vous en êtes, elle ne le sera pas.

– Nous la devons, oui, nous la lui devons bien.

– De qui parlez-vous, Thérèse?

– Vous verrez! Mère, vous acceptez?

Pour toute réponse, madame Maldonne se leva, et alla prendre son chapeau. Où allait-elle? Peu lui importait. Elle accueillait comme une grâce toute occasion de suivre et de sentir encore à ses côtés l'enfant qu'elle allait perdre. L'adieu pleurait en elle, goutte à goutte et toujours. Mais elle n'en disait rien: ce sont là de ces chagrins qu'on doit taire, parce qu'ils viennent du bonheur des autres. Elle se leva donc, et tous trois sortirent de l'enclos, dans la direction de la ville.

A mi-chemin, ils s'enfoncèrent dans un sentier de banlieue qu'emplissait la senteur chaude des primevères. Thérèse avait son but, qu'elle n'avouait pas encore. Elle était moins expansive et moins rayonnante que de coutume. Madame Maldonne enveloppait ses deux enfants d'un regard attendri, contente d'avoir sa place et de jeter son mot dans la conversation tranquille et lente qui s'échangeait entre eux.

Brusquement, à un détour, de longs murs se dressèrent, avec des sapins et des ifs pointant par-dessus.

– Je comprends, dit Claude en remerciant Thérèse du regard, c'est une jolie pensée.

Ils se turent en pénétrant dans le cimetière. Le même songe sans doute de la fragilité de leur joie, le même frisson tomba pour elle et pour lui, qui s'aimaient, des arbres noirs témoins de tant de larmes. Thérèse et Claude se séparèrent l'un de l'autre, et Thérèse, par un dernier instinct d'enfant effrayée, pour traverser l'avenue encore molle et marquée de traces de roues, chercha le bras de sa mère.

Où est la tombe du petit Jean? Là, assurément, dans ce massif immense de croix blanches ou noires, presque toutes égales, pressées les unes contre les autres. Il y a, sur les tertres verts, plus ou moins affaissés selon la date, tout le naïf étalage des tendresses misérables, poignées de fleurs, rosiers, lierre taillé, clématites piquées dans un vase de verre bleu apporté des mansardes, couronnes grosses comme le poing et qui durent peu. A quoi bon durer? Les pauvres, sous la terre comme dessus, logent au mois. Tout cela sera bouleversé, détruit, remplacé bientôt. Où donc est la tombe du petit Jean?

La voici. Thérèse l'a découverte. «A Jean Malestroit, onze ans, trois mois, huit jours, ses parents inconsolables.» Au pied de la latte de bois peinte, sont trois jacinthes en ligne et un brin de chrysanthème, qui doit venir de l'unique gerbe arrosée par la mère, là-bas, près du pigeonnier. La jeune fille s'est agenouillée dans l'étroite allée, Claude à côté d'elle, madame Maldonne un peu plus loin. Il leur semble à tous revoir la figure éveillée de l'écolier, et ses cheveux roux que le soleil, à cette heure, eût fait étincelants. Et Thérèse, après avoir prié tout bas, s'est mise à dire à demi-voix, tournée vers Claude, tout émue et sérieuse: «O notre petit Jean, enfant qui nous a réunis, je t'aimais bien quand j'étais seulement ta marraine. A présent, je ne pourrai plus penser au début de cette vie nouvelle où j'entre, sans me souvenir que tu en as été l'occasion douloureuse. O petit Jean, maintenant dans la puissance et dans la joie, parmi les anges de Dieu, veille sur nous, protège-nous!»

– Amen! répondit Claude.

Ils se relevèrent ensemble, et ils se sourirent. Étrange succession que nous sommes d'impressions qui se heurtent et se chassent comme des nuées! Déjà ils ne pensaient plus au petit marchand d'ombre. Un souffle avait passé. L'enchantement de la vie les avait ressaisis. Ils s'éloignèrent, sans même jeter un dernier coup d'œil derrière eux, et regagnèrent côte à côte, pressant le pas, uniquement occupés de leur amour, la campagne ouverte et pleine de soleil.

Étaient-ce bien les mêmes sentiers? En quelques minutes, tout avait changé d'aspect. Le jour s'était fait plus pur et plus beau. Par-dessus les haies d'aubépine qu'ils longeaient, le front levé, les yeux en joie, ils regardaient l'azur pâle, ils se regardaient ensuite, et trouvaient de quoi se sourire encore. Une même chanson divine leur chantait dans l'âme. Ils l'entendaient en eux-mêmes, ils la devinaient dans le cœur de l'autre. Les alouettes dans les blés clairs, les alouettes toutes folles aussi, s'envolaient en secouant leurs ailes, et saluaient l'heure unique, l'heure où toutes les espérances se lèvent, pour garder le nid qu'on va bâtir. Des paysans, çà et là, s'arrêtaient de bêcher. Quelque chose leur disait que le bonheur passait. Puis, après une pause, égayés ou jaloux, ils se courbaient de nouveau. Et les fiancés continuaient leur route, triomphants, enviés, rois du chemin, et le sachant.

Derrière eux, la mère venait, oubliée. Mais elle jouissait d'avoir donné le jour à cette créature heureuse qui marchait devant elle. Elle se souvenait. A voir l'expression de son visage, on pensait à ces premières fleurs d'une grappe, à demi fermées, penchées, comme une image prophétique, au-dessus des jeunes qui éclatent.

Les Pépinières s'ouvrirent bientôt devant eux. Ils entrèrent. Quelqu'un les attendait avec impatience. C'était M. Maldonne, qui faisait, pour la vingtième fois, le trajet du portail à la maison.

– Vite! vite! cria-t-il: il est arrivé une surprise pendant votre absence!

Thérèse, Claude et madame Maldonne se hâtèrent, moins curieux de la nouvelle que désireux de plaire au vieux maître des Pépinières. Celui-ci les emmena près de la serre, où, sur une table de jardin, il avait fait poser un mannequin d'osier.

– Voici l'objet, dit-il. Il est adressé à M. Claude Revel, aux Pépinières.

– Est-ce possible? fit Thérèse en riant. Vous voyez, Claude, on nous croit mariés. C'est peut-être un présent?

– D'où vient-il? demanda Claude.

– Ma foi, dit M. Maldonne, bien fin qui le devinera: toutes les étiquettes sont tombées dans le voyage.

Thérèse, qui s'était penchée, saisit quelques brins d'herbes, entre deux mailles de l'osier, et dit, en devenant toute rose d'émotion:

– Cela vient d'Afrique. Voici de l'alfa.

Une même pensée, à ce nom qui évoquait tant de souvenirs, assombrit le petit cercle rangé autour de la table.

– Puisque cela m'est adressé, dit Claude, c'est à vous d'ouvrir, Thérèse.

Légèrement, en trois coups de canif, Thérèse brisa les liens qui attachaient le couvercle, et le souleva. Elle écarta de la main une jonchée d'herbes sèches. Des plumes apparurent, des plumes couleur de ciel.

– La sarcelle bleue! s'écria M. Maldonne. Et splendide! Et intacte!

Il tenait déjà l'oiseau par le bec, et le considérait en le retournant au soleil. De dessous l'aile, un papier plié tomba.

– Un billet! dit Claude, en se baissant.

Il n'y avait qu'une seule ligne. Claude la parcourut, et puis, tandis qu'ils l'observaient tous, bien émus, il lut à haute voix:

«Tuée par le comte de Kérédol, au bord du Chot-el-Beïda.»

FIN