Читайте только на Литрес

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «La Sarcelle Bleue», sayfa 7

Yazı tipi:

VIII

Au moment où l'aile rose, longtemps suivie, disparaissait à l'angle d'une rue, Claude se trouvait près de chez lui. Il se sentait plein d'audace pour la conquête de Thérèse. Mais, de plan d'attaque, il n'en avait pas. Dix projets s'étaient levés déjà de son esprit, comme un vol de linots sort d'un buisson battu. Aucun d'eux ne valait qu'on s'y arrêtât.

Peut-être allait-il en surgir un onzième, quand le jeune homme, passant devant la maison voisine de la sienne, entendit une voix forte crier:

– Gothon! où as-tu acheté ces maudits sacs de papier? C'est du papier de journal, et ça craque dans la main!

– Parbleu! se dit-il, c'est M. Lofficial. On n'a pas des voisins pour ne pas s'en servir. Il connaît les Maldonne, il est bien disposé pour moi; si j'allais lui demander conseil?

Claude s'arrêta, se décida en deux secondes, et tira la sonnette.

Gothon Lofficial, – pour employer l'expression qui la désignait dans tout le faubourg, – une forte vieille à visage sévère, vint ouvrir, regarda Claude du même air soupçonneux dont elle eût reçu un mendiant.

– M. Lofficial?

– Je ne sais pas s'il est là.

– Je viens de l'entendre.

– Ça ne fait rien.

Elle tenait à la main un paquet de sacs fortement collés et aplatis, avec lesquels elle s'éloigna, traînant la jambe, vers le jardin dont on voyait un coin encore feuillu et doré de soleil, dans l'enfilade du porche blanc.

Claude perçut le bruit d'un colloque échangé entre le fifre aigu de Gothon et le tonnerre contenu de M. Lofficial. Le dernier mot seul lui parvint distinctement: «C'est d'un joli exemple, allez, le dimanche, pour un monsieur dans les œuvres!» Et, comme la vieille fille, achevant sa phrase, rentrait dans sa cuisine en sous-sol, le visiteur apparut sur le seuil du jardin.

– Entrez donc, monsieur Claude! Par ici! Non, pas par là, ici, ici! disait la voix de M. Lofficial.

Le jardin n'était pas grand. M. Lofficial n'était pas mince, mais on ne pouvait le découvrir de la porte, à cause d'un gros massif de rhododendrons poussé comme une futaie. Il se trouvait à cheval sur le dernier barreau d'une échelle double, au-dessous d'une treille à l'italienne, vrai plafond de vigne, dont les pampres lui chatouillaient le visage. Devant lui, accroché à l'échelle, un panier se balançait, plein de papiers et de bouts de fil cirés. Et tout autour, à portée de son bras, s'échappant des feuilles à demi jaunes, semées de gouttes de sang par l'automne, des grappes de raisin pendaient, mûres à point, transparentes, rousselées par endroits, quelques-unes enveloppées déjà et ficelées dans la robe de papier qui devait les conserver fraîches.

Le bonhomme, en voyant Claude s'approcher, dodelina la tête d'un air moitié content, moitié dépité.

– Vous me surprenez, dit-il, me livrant à un travail servile, le dimanche. Gothon m'en a fait des reproches.

– Cela un travail servile! répondit Claude.

– On pourrait discuter. Mais je n'ai que dix grappes à emmailloter de la sorte, celles qui pressent le plus. Et vous savez l'adage: Parum pro nihilo reputatur.

– Je sais surtout, mon voisin, que vous êtes incapable de désobéir même à une virgule du Décalogue. Ne craignez point de m'avoir scandalisé. Je ne le suis pas.

Réjoui par la réponse, qui calmait chez lui un scrupule réel, M. Lofficial s'épanouit. Il se pencha, et son ventre s'arrondit un peu sur le barreau, prit un sac, l'entr'ouvrit, et souffla fortement entre les deux feuilles blanches, qui se gonflèrent comme une outre.

– C'est d'autant plus urgent, continua-t-il, que nous sommes dans une année de guêpes…

Il s'était mis entre les lèvres, pour le tenir, un fil qui descendait de chaque côté de la bouche. Et, prenant le sac par le fond, il enfermait avec précaution une grappe jaune comme une muscade, sans cesser le monologue, très attentif seulement à bien plisser l'enveloppe raide autour de la queue du raisin.

– Une année de guêpes, répétait-il, positivement, jeune homme. Avez-vous remarqué que ces bêtes de malheur sont en abondance tous les neuf ans?

Claude, au pied de l'échelle, répondit en souriant:

– Je n'aurais pu faire encore que deux observations de ce genre, monsieur Lofficial, et je vous avoue que, les deux fois, cela m'a échappé.

Maintenant, la grappe était empaquetée, ficelée, et tremblait au-dessus du front de son propriétaire satisfait. M. Lofficial regarda son interlocuteur, se trouva lui-même légèrement ridicule d'avoir posé la question.

– C'est vrai, dit-il, une jeunesse pareille! Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite, monsieur Claude?

Le jeune homme jeta les yeux du côté de la cuisine, et répondit à demi-voix:

– Une question de mariage.

– Oh! ne vous gênez pas, dit en riant M. Lofficial: elle y est habituée. Je ne fais que ça, des mariages!

– Vous?

– Du matin au soir.

– Ici?

– La plupart du temps au bureau, là-bas. Mais il vient des gens me trouver jusqu'ici. Je suis quelquefois dans mon échelle, comme vous me voyez là. Ah! je ne leur en dis pas long, un petit discours, toujours le même: «Mes bons amis, vous offensez le bon Dieu… il ne faut pas que ça continue… il faut réparer, réparer, réparer.»

– Comment, réparer?

– Mais je le crois, des dix ans, des vingt ans quelquefois! Eh bien! presque toujours ils répondent oui. C'est si braves gens, le peuple, monsieur Claude!

– Vous êtes donc adjoint, monsieur Lofficial?

– Eh non! président de la société de Saint-François-Régis! Ce que j'en ai mis d'alliances, aux doigts de ces fiancés tardifs! Ça fait plaisir et ça fait pitié. Enfin, mon voisin, si vous avez besoin de moi, pour un de vos protégés, tout à vos ordres. Seulement, il faut les papiers. Les avez-vous?

Il s'apprêtait à prendre un second sac dans le panier, et déjà sa main se tendait en avant.

– Mon cher monsieur, il n'y a rien à réparer dans mon affaire, répondit Claude. Il s'agit de moi, qui me suis mis en tête d'aimer une jeune fille.

M. Lofficial s'arrêta court. Un bon sourire illumina sa face ronde.

– Ça change mes habitudes, dit-il, voyons quand même. Mais d'abord, puisqu'il s'agit de vous, je m'en vais descendre.

Avec plus d'agilité qu'on n'eût pu lui en supposer, il passa sa grosse jambe par-dessus le pignon des montants, descendit, saisit l'échelle, et la porta le long du mur.

– Tout à vous, maintenant, dit-il en revenant, les mains tendues vers le jeune homme. Allons au fond du jardin. Nous y serons mieux. Vous avez donc une amourette?

– Mieux que cela, mon voisin, un grand amour.

– J'entends, mais au début, je pensais qu'on pouvait employer le diminutif. Comme vous y allez! Et elle se nomme?

Ils s'assirent côte à côte, sur un banc à dos renversé, derrière une touffe d'arbousiers.

– Thérèse Maldonne.

– Ah! cher ami! s'écria M. Lofficial en reprenant les mains de Claude, qu'il serra et secoua dans les siennes, tandis que ses fortes lèvres s'arrondissaient de surprise et d'admiration, cher ami, quelle perle! Comment l'avez-vous découverte, elle qui sort si peu?

– Chez les Malestroit, quand le petit Jean est mort. Vous y étiez.

– Pauvre innocent! reprit le bonhomme, sur la figure duquel passa une expression de pitié. C'était notre filleul, à elle et à moi. Mais ce n'est pas là que vous avez pu parler à Thérèse?

– Non, mais je l'ai revue chez elle, où je suis allé deux fois, sous couleur d'histoire naturelle. M. de Kérédol y a fait allusion, hier, vous vous souvenez?

– Jeunesse, jeunesse! abuser ainsi de nos manies! Vous avez tout de même bien fait, vous savez. Sapristi, vous avez bien fait. Je n'en connais pas deux qui la vaillent!

Il riait largement, heureux de louer, et sur leurs deux visages, avec des reflets différents, la même pensée de Thérèse mettait la joie. Le contentement débordait des yeux de M. Lofficial, pétillants de bonté sans malice. Tout à coup, il retira ses mains, dans lesquelles il avait gardé celles de Claude. Sur sa figure, d'une mobilité, d'une intensité de physionomie qui lui venait en droite ligne du peuple, dont il était à peine sorti, une sorte d'inquiétude se peignit.

– Et M. de Kérédol, précisément? dit-il.

– Eh bien?

– Comment prend-il la chose?

– Assez mal. Il soupçonne que je ne suis pas venu chez M. Maldonne pour l'amour seulement des oiseaux.

– Il vous bat froid. Je l'ai bien vu.

– Autant qu'il le peut.

Claude leva les épaules.

– Qu'importe ce monsieur? ajouta-t-il vivement. Je puis me passer de son consentement! Et sa mauvaise humeur, si elle est tout l'obstacle…

– Il importe beaucoup, au contraire, interrompit M. Lofficial, les yeux levés vers la maison en face, comptant les fenêtres l'une après l'autre. Si M. de Kérédol se jette à la traverse, vous comprenez, un ami de vingt-cinq ans, logeant sous le même toit…

– Mais enfin, monsieur, de quoi m'en voudrait-il?

Visiblement embarrassé, M. Lofficial baissa la tête vers la terre, et se mit à pousser, du bout du pied, le sable qu'il entassait par petits monticules. Enfin, écrasant son œuvre sous son large brodequin:

– De rien, en effet, mon cher enfant, dit-il; c'est un homme d'honneur et, dès lors, incapable d'une opposition déloyale. Laissons-le, occupons-nous des moyens de vous rendre agréable aux parents de Thérèse et à Thérèse elle-même. C'est le premier point. Y avez-vous songé?

– Oui, sans rien découvrir. J'ai pensé que vous seriez plus heureux que moi. Vous connaissez de longue date les Maldonne.

– Assez pour bien savoir, mon ami, que si vous agissez avec Maldonne comme vous agiriez avec un autre, vous ne réussirez pas. Sa fille est encore très jeune. Il ne se laissera pas tenter par la fortune. Il faut que vous lui plaisiez, qu'il ait pour vous une sympathie prononcée.

– Comment faire? Il ne reçoit pas chez lui. M. de Kérédol l'en empêche.

– Oui.

– Au musée, je le troublerais dans ses travaux.

– Oui.

– Alors?

– Il y aurait bien un moyen, dit M. Lofficial en souriant, même un très bon… Chassez-vous?

– De père en fils, répondit Claude.

– Vous tirez bien?

– Passablement.

– C'est qu'il ne faudra pas manquer! Si vous manquez votre coup, vous n'aurez pas l'occasion d'en tirer un second.

Ici la voix de M. Lofficial diminua de sonorité, et ce fut tout bas qu'il continua:

– Je vais vous révéler un secret. N'ayez jamais l'air de le savoir: Maldonne ne vous le pardonnerait pas! Il a réuni la plus merveilleuse collection d'oiseaux qui soit peut-être en province.

– Je le sais.

– Pourtant il en manque un.

– Lequel?

– Un seul, d'une espèce évidemment rare, difficile à se procurer, puisque Maldonne, en vingt ans de chasse, n'a pas réussi à le tuer.

– Oh! dites, monsieur Lofficial, demanda Claude, l'œil brillant, déjà prêt à se mettre en route, dites son nom! Où la trouve-t-on? Est-ce très loin?..

– Attendez, répartit doucement le bonhomme. Je ne vous aurais pas lancé sur une proie impossible. Je possède, sur le bord de la Loire, un petit bien, les Luisettes.

– Et c'est là?

– Attendez donc! Devant, il y a un marais couvert de saules et de roseaux. Même en été, il y reste un peu d'eau. Moi, je ne suis pas chasseur du tout. Mais j'ai si bien le temps de me promener! Eh bien! ce que je n'avais pas dit à Maldonne, parce que le seul amour de l'art ne me déciderait pas à faire tuer une jolie bête, je vous le confie à vous, pour l'amour de Thérèse. Mon cher ami, dans mon marais, je sais positivement qu'il existe un couple de…

Il se pencha, mit ses mains en tuyaux:

– De sarcelles bleues!

– Ah! cher monsieur! cher monsieur Lofficial!

– Chut! n'ébruitez rien. C'est sauvage à nous entendre d'ici. Et puis, le moindre mot rapporté à Maldonne gâterait tout. Commencez par vous aboucher avec le père Malestroit. Il a le maniement des bateaux. Colibry pourrait vous accompagner aussi, et lancer les mâlons.

– Colibry, je ne dis pas, mais Malestroit? Il est rude.

– Dites que c'est pour moi. J'ai eu l'occasion de leur rendre un petit service, autrefois, quand je commençais à m'occuper de la Régis, comme dit Gothon. Il revenait du tour de France. Dieu! le beau compagnon! Enfin, c'est devenu tout à fait rangé! Demandez-lui ça en mon nom.

– Que je vous remercie! s'écria Claude, en serrant la main du bonhomme, qui s'était levé.

– Vous me remercierez plus tard. Le tour n'est pas joué. Prenez du plomb un peu fort.

– Oui, monsieur Lofficial.

– Pas trop gros, pour ne pas abîmer la bête.

– Non, monsieur.

– Choisissez une petite brume.

Ils s'en allèrent, causant de la sorte, jusqu'au bout du porche. Là, M. Lofficial, qui n'était pas en tenue, s'effaça le long de la porte. Claude sortit, et, sur une poignée de main rapide, ils se quittèrent, l'un tout plein de sa propre joie, le second heureux de la joie de l'autre, comme il convenait à leurs deux âges.

Claude se rendit, sans plus tarder, chez M. Malestroit, lui exposa l'affaire, et reçut cette réponse:

– Une bonne partie, monsieur Claude, bien nourri, bien payé, pas grand'chose à faire, ça me va toujours, comptez sur moi.

Il alla ensuite chez Colibry, qui hésitait un peu, et finit par dire, de sa voix flûtée:

– Ça ne me convient guère, mais pour vous obliger, monsieur Claude, on ne demande pas mieux.

Le soir, dans sa bibliothèque, il feuilleta des livres d'histoire naturelle, pour y trouver la description de la sarcelle, la découvrit, la relut pour s'en mieux pénétrer. Puis il s'endormit, rêvant que la petite brume était venue, et qu'il tuait l'oiseau bleu, destiné à gagner le cœur du vieux père Maldonne.

IX

Vers le milieu de novembre, le temps se refroidit brusquement. Comme il passait devant la boutique du vannier, Claude s'entendit appeler.

– Monsieur, souffla bien bas Colibry, Malestroit dit que ça sera pour demain matin. Il a vu la cane bleue.

– Ce n'est pas possible!

– Comme je vous vois.

– Et vous êtes prêt?

– Demain, si vous voulez.

– Alors, je prends cette nuit le train de trois heures. A quatre heures et demie, je serai là-bas. Et vous?

– Oh! nous, monsieur, nous irons coucher au bord de l'eau, pour être plus tôt parés. Malestroit dit qu'il le faut. Alors, moi, je le veux bien.

– Où vous trouverai-je?

– Juste au bas du bien de M. Lofficial, tout proche le vieux pont.

Le lendemain, en pleine nuit, Claude, le fusil en bandoulière, enveloppé d'un plaid et d'un cache-nez, des gants fourrés aux mains, descendait du train, à l'une des stations voisines de la ville. A de pareilles heures, les voyageurs sont rares. Il se trouva seul sur le quai et bientôt dans la campagne. Pendant la première partie de la nuit, le temps était demeuré clair, avec une forte gelée. A présent, il faisait une brume intense. Claude marchait à grands pas sur la route. A droite et à gauche, il devinait la vallée, sans rien voir que de hautes branches de peupliers, qui sortaient tout à coup du brouillard, au-dessus de lui, comme pendues en l'air. De rares buissons, des coups d'estompe dans le gris universel indiquant une ferme ou un bois, on ne savait trop. La terre, sablonneuse sous le pied, annonçait le voisinage de la Loire. Cependant, des idées singulières venaient à Claude, une crainte très particulière à ces temps-là, celle d'errer à l'aventure sans avancer, sorte de vertige du silence de toutes choses, de ne pas entendre même l'écho de son pas, de ne pas voir à dix mètres devant soi, et de se sentir comme dans une petite île de quelques mètres de rayon, dans l'immensité trouble qui pèse, qui tourne, toute moite et glacée ensemble. Enfin, des voix lui arrivèrent de l'inconnu profond où il s'enfonçait. Il les reconnut. C'étaient celles des deux hommes. Il se mit à courir, pour achever de dissiper l'engourdissement qui le saisissait. Bientôt il arriva au pont, descendit le talus de la levée qu'il avait suivie, et aperçut Malestroit et Colibry, assis l'un en face de l'autre, sur le bord du bateau plat qui portait à l'avant une cage pleine de canards entassés.

– Il est grand temps, dit le maître charpentier. Embarquons, monsieur Claude, les vanneaux commencent à mouver!

Tous trois prêtèrent l'oreille. On entendait, en effet, du côté des prairies inondées, quelque part au-dessus de la vaste nappe d'eau, dont le bord seul apparaissait, terne et froid comme une lame de faux, des cris très doux, clairsemés: le premier appel du matin sur les eaux. Claude prit place à l'arrière, les deux hommes plongèrent les rames dans le courant presque insensible qui venait, à travers le pont, des rives de la Loire, et le bateau s'éloigna, glissant au-dessus des prés, des talus, des bornes, des barrières, dans le vaste damier des saules plantés autour des champs. La rive avait tout de suite disparu. La brume s'épaississait de plus en plus. Malestroit et Colibry, suivant une ligne diagonale, pointèrent droit sur la hutte, construction des plus primitives, tout simplement la chevelure d'un saule, ramenée en cône au-dessus du tronc et garnie à l'intérieur d'une palissade de roseaux. Claude grimpa dans l'abri. Par devant, en demi-cercle, le maître charpentier disposa les canes. Il les retirait de la cage, une à une, leur attachait à la patte une corde munie d'une pierre, et jetait le tout par-dessus bord. La pierre tombait au fond, la bête nageait en se secouant, mais la corde l'empêchait de s'écarter, si ce n'est d'un mètre ou deux. Quand il eut fini, il rejoignit Claude dans la hutte.

– Toi, dit-il, en se penchant et le plus doucement qu'il put à son compagnon demeuré en bas, va où nous avons dit, et lâche tes mâlons au bon moment. Si tu vois de la sarcelle, surtout, lâches-en plutôt deux!

Colibry, transi de froid et ému de l'importance de son rôle, répondit un «oui» qui se confondit avec le soupir du vent, et, poussant à la godille le bateau, emmenant avec lui les mâlons, disparut derrière les cépées.

Claude, immobile, accroupi dans la hutte, le fusil entre les jambes, éprouvait l'anxiété délicieuse de la première heure d'affût. Les brins d'osier, de saule, de jonc dont il était enveloppé, recouverts d'une couche mince de glace, avaient des éclairs de diamant, et, malgré la brume, il voyait luire aussi des étincelles partout, dans les ramures des souches fuyant en lignes pressées à droite et à gauche, le long des troncs que cernait le courant, sur la pointe des herbes mortes entraînées en îles minuscules à la dérive. La brume continuait de passer, en grandes ondes courbées comme des voiles, comme des outres d'un cristal dépoli, transparentes comme si chacune d'elles portait une lumière diffuse, un flambeau dont on n'apercevait que le rayonnement pâle. Partout, à la surface des prés inondés et bien au-dessus des arbres, c'était la même procession lente de ouates blanches, impalpables, qui venaient du nord, poussées par le vent. Tout en haut, cette blancheur s'atténuait, il s'y mêlait une nuance légère d'azur, et l'on devinait qu'au delà de cette muraille de vapeurs, le jour naissait dans le ciel clair. Les cris d'appel se multipliaient, apportés de très loin par la brise et par l'eau. Sur les langues de terre émergées, dans le cercle mystérieux qui entourait les chasseurs, évidemment des bandes d'oiseaux de toutes sortes étiraient leurs ailes, et se préparaient à partir.

Un cri strident d'une cane près de la hutte, puis le chœur de toutes les autres, levant le bec du même côté, firent tressaillir Claude. En l'air, à une demi-portée de fusil, un coup de vent subit claqua juste au-dessus de sa tête. Une trombe d'ailes de neige, affolées, désordonnées, avec des sifflements aigus, passa comme un éclair. Puis, ce ne furent plus que des points noirs, en avant, un chapelet de balles s'enfonçant dans les brumes, puis, plus rien.

– Des vanneaux, murmura Malestroit. Attention! Les canards vont venir.

En effet, les canes qui s'étaient remises à nager, tirant sur leurs pierres, s'agitèrent et chantèrent de nouveau. Un mâle, lâché par Colibry, s'abattit parmi elles. Claude chercha des yeux, dans le désert triste du ciel, la bande d'émigrants qu'annonçait cette entrée en scène des appeaux. Il l'aperçut à sa gauche, venant du sud. Elle remontait le vent en triangle, d'une allure égale, pareille à une fine découpure d'ombres. Elle passa, dédaigneuse de cette troupe d'apprivoisés qui la saluaient, et se perdit au loin. Un second canard, quelques minutes après, partit du pré voisin où Colibry veillait, et monta jusqu'au-dessus des brouillards. Cette fois, quand il redescendit, il ramenait avec lui tout un vol de grands voyageurs aux plumes grises. Claude les vit tournoyer en spirales, dont les cercles se resserraient de plus en plus autour de la hutte. Courbé, immobile, retenant son souffle, il entendit tout près, par trois reprises, le battement de leurs ailes, leurs cris mêlés à ceux des canes prisonnières; il aperçut, par les fentes du treillage, des dos luisants, striés de barres blanches, des cous tendus, des pattes pendantes; puis, faisant jaillir l'eau sous le choc de leurs poitrines, une vingtaine de sauvages s'abattirent en dehors du cercle formé autour de la hutte: Malestroit les étudia un moment, et, se penchant:

– Rien que des tadornes, dit-il. Mais je crois qu'il y a une sarcelle plus loin.

Très loin, en effet, à peinte distincte dans la buée qui roulait sur l'eau, un oiseau plus petit approchait avec précaution, en faisant des bordées, s'arrêtait, reprenait sa marche oblique. Était-il tombé avec les autres? Partait-il des prés voisins? Bientôt il fut possible de distinguer ses formes plus sveltes, son cou qui s'allongeait et se courbait au ras de l'eau, avec une coquetterie et une grâce que n'avaient pas les autres.

– C'est sûr une sarcelle, dit Malestroit. Seulement, est-elle bleue? Voilà!

Elle s'avançait toujours, très lentement, nageant d'une seule patte. Claude sentait son cœur battre si fort qu'il se demandait s'il pourrait ajuster. La pensée de Thérèse, de la maison des Pépinières couchée sous les arbres, de l'accueil qui lui serait fait s'il rentrait avec ce gibier rarissime, l'idée qu'il le manquerait peut-être, et que le stratagème de M. Lofficial échouerait misérablement par sa faute, achevèrent de le troubler.

– Je l'ai vue reluire, dit à ce moment Malestroit, c'est une bleue, monsieur Claude!

Claude, perdant la tête, se souleva un peu. Toute la bande de canards s'enleva en criant.

– Elle y est encore! souffla le charpentier. Mais ce n'est pas votre faute. Elle s'en va. Tirez!

A travers les brins de jonc, Claude passa le canon de son arme. Une détonation formidable retentit sur le lac.

– Touchée! Je l'ai! je l'ai! cria le jeune homme en se levant tout debout.

Mais Malestroit s'était levé aussi. Il était extrêmement lourd. Sous ce double ébranlement et sous le poids du charpentier, le fond de la hutte avait cédé, et, passant au travers, les deux chasseurs, avant de s'être rendu compte de rien, se trouvèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, accrochés au tronc du saule.

– A nous, Colibry! cria la grosse voix de Malestroit.

Quand ils eurent entendu le bonhomme répondre de loin, et que, tâtant le sol du pied, ils se furent assurés qu'ils ne couraient aucun danger, Claude et Malestroit se prirent à rire de l'accident. Ce fut même pour Claude, malgré le froid qui le pénétrait, un moment agréable. Il regarda le charpentier, couvert des débris de la hutte, les cheveux mêlés d'herbes et de roseaux, comme un dieu marin, qui soutenait d'une main l'édifice effondré, la surface des eaux, qui lui parut d'argent, des plaques de soleil luisant çà et là sur des presqu'îles vertes, une côte à droite, à demi dégagée des brumes, et Colibry, qui semblait un géant, sur l'arrière du bateau qu'il poussait à la perche de toute la vigueur de ses bras. Il eut, par-dessus tout, un sentiment de victoire, une émotion de chasseur heureux. Et quand Colibry, accostant au plus près, lui tendit la main pour le retirer:

– Elle y est! cria-t-il.

– Vous y êtes encore plus sûrement, répondit le vannier.

– Eh! qu'importe, père Colibry? reprit le jeune homme, en passant la jambe par-dessus le bordage. Qu'importe un demi-bain froid, si nous avons la sarcelle? Allons, Malestroit, à votre tour! Donnez-moi la main. Bon! Un effort! Vous y voilà!

Soulevé par le poignet de Claude et celui de Colibry, le charpentier monta, lui aussi, dans le bateau. A peine y était-il entré, son large pantalon ruisselant comme une source, que Claude s'écria:

– Au large, maintenant!

– A terre! vous voulez dire, répartit Malestroit, qui se baissait déjà pour saisir la perche.

– Non pas! à retrouver la sarcelle!

– Pour une méchante bête risquer la mort! Je ne suis pas douillet, mais vrai…

– Je double ce que j'ai promis, dit Claude: en avant!

Vaincu par l'argument, le charpentier, tandis que son camarade attrapait au passage quelques canes d'appel par la patte ou par le cou, poussa la barque vers un buisson, tout au bout du pré, où le courant portait. La sarcelle était là, flottant, la tête renversée et posée entre les ailes, comme si, pour dormir, elle l'eût voulu cacher dans ses plumes. Claude la prit avec précaution, examina la nuque marquée d'une aigrette sombre, le pinceau de duvet blanc formant sourcils au-dessus des yeux, le manteau dont le reflet azuré n'était pas douteux, tira les cuisses, pour s'assurer qu'elles n'étaient pas rompues, et, la posant sur ses genoux, comme il eût fait d'un coffret de perles, d'un chien favori, d'un enfant sauvé:

– Bleue! dit-il se parlant à lui-même, bleue et pas gâtée!

Les deux hommes levèrent les épaules, Malestroit ouvertement, Colibry simulant un effort vigoureux pour ramener en arrière le bateau enlizé. Puis, laissant Claude à l'avant, muet dans la contemplation de l'oiseau bleu, ils lui tournèrent le dos, s'assirent côte à côte, et, dans le vent qui cinglait, ramèrent de toutes leurs forces vers la terre. Mais la rive était loin. Il fallut près d'un quart d'heure pour l'atteindre. Quand ils arrivèrent, Claude était pâle de froid, ses dents claquaient, la glace avait raidi sur lui les plis de ses vêtements, et Malestroit, la figure congestionnée, semblait avoir du mal à se lever.

– Trois kilomètres avant de trouver du feu! grommela celui-ci.

Il débarqua le premier, regarda derrière lui le jeune homme qui tremblait, portant la sarcelle pressée contre sa poitrine, et ajouta, car il avait la rudesse tendre du peuple:

– Si encore il n'y avait que moi! Mais ce pauvre monsieur, qui n'a pas l'habitude de la misère! Voyons, monsieur Claude, essayons de nous réchauffer en marchant! Colibry va retourner aux canes. Donnez-moi le bras.

Claude étourdi, et comme enivré par le froid, passa le bras sous celui du charpentier, qui secouait la tête, d'un air de doute.

– Trois kilomètres! reprenait-il.

A ce moment, une voix sortie du brouillard, en face, leur parvint, toute diminuée par la distance.

– Ohé! par ici! par ici!

Tous trois levèrent la tête. A mi-coteau, dans un clos de vigne que ceignait de brun une haie d'épines, une forme humaine se démenait. Un peu au delà, une maison carrée aux contrevents ouverts. C'était M. Lofficial; c'étaient les Luisettes qu'ils croyaient désertes, et qui s'offraient à eux.

Ranimé par l'idée de ce secours inattendu, Claude monta plus rapidement la pente. Malestroit le soutenait, sans en avoir l'air, et grognait des mots de réconfort:

– Nous y voilà, nous y voilà… encore cent pas… plus que trente… Bonjour, monsieur Lofficial!

– Bonjour, mes enfants! dit le bonhomme, en poussant le clan de sa vigne. Eh! eh! ai-je bien fait de venir? Comme vous êtes trempés! Six degrés au-dessous de zéro!

Et, remarquant la mine souffrante et la pâleur de Claude:

– Mon pauvre garçon, reprit-il, vous avez l'air d'un noyé! Mais j'ai de quoi vous ranimer là-haut. Et de quoi vous changer. Hâtons-nous seulement.

En deux minutes, ils furent dans la cuisine où flambait un feu de sarments. M. Lofficial assit Claude sur une chaise basse, entre les chenets, à la distance précisément d'une broche de rôtissoire. Puis, courant d'une chambre à l'autre, ouvrant placards, tiroirs, cachettes, il parvint à découvrir, dans cette maison de célibataire, à peu près inhabitée, mais montée avec une prévoyance de père de famille, une foule de choses qu'on ne s'attendait pas à y rencontrer: deux paires de feutres et deux paires de sabots neufs pour Claude et Malestroit, de l'eau-de-vie blonde à force d'être vieille, une bouilloire dont le réchaud n'était pas vide, et une boîte de thé qui laissa s'échapper l'arome de mille fleurs.

Toujours trottant, M. Lofficial continuait son monologue, et sa voix arrivait, tantôt par une porte et tantôt par une autre, tandis qu'un nuage de vapeur d'eau enveloppait Claude et Malestroit.

– J'avais des pressentiments, disait-il, et j'ai voulu venir dès hier soir… malgré Gothon… Et c'est vraiment heureux… Toute la matinée, j'ai essayé de vous apercevoir avec mes jumelles… Mais, bast! un brouillard du diable… Et puis, tout à coup, sur la berge… Ah! quand je vous ai vus, j'ai bien deviné l'accident… j'ai mis une allumette sous le fagot… N'es-tu pas trop lourd, aussi, Malestroit, pour chasser à la hutte!

Il parlait d'un air réjoui, faisant sonner parfois ses lèvres l'une contre l'autre, avec des impatiences de gros écureuil rebondi, quand il ne trouvait pas, à l'instant même, ce qu'il cherchait.

Lorsqu'il se fut enfin arrêté, debout, appuyé sur l'auvent de la cheminée, Claude, qu'il observait, Claude restauré et réchauffé, lui prit la main.

– Vous savez que je l'ai tuée! dit-il.

– Parbleu, mon ami, vous l'avez bien gagnée!

– Je recommencerais vingt plongeons comme celui-là, répondit le jeune homme avec conviction, pour voir seulement l'accueil qu'ils me feront là-bas!

«Ils», c'était la seule Thérèse. Pour remercier son vieux voisin, Claude n'avait rencontré que cette naïveté: parler d'elle. Il ne savait rien de meilleur. Si elle daignait se montrer satisfaite, tout le monde ne serait-il pas payé? Pour Thérèse souriante, est-ce qu'on n'irait pas chercher la sarcelle au bout du monde? Est-ce que M. Lofficial ne passerait pas, sans se plaindre, vingt nuits de novembre aux Luisettes?

Quelque chose répondit oui, au fond du cœur de M. Lofficial. Devant ce mot d'amour jeune, le bonhomme se sentit ému, disposé à des complaisances paternelles. Il passa la main, deux ou trois fois, délicatement, sur les cheveux bruns de son protégé, comme s'il eût caressé son propre fils.

– Je veux le voir aussi, dit-il, et je vous conduirai aux Pépinières.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
160 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre