Kitabı oku: «Le Blé qui lève», sayfa 13
X
LA FERME DU PAIN-FENDU
– C'est bien, Cloquet: vous serez nourri, et vous aurez cinquante francs par mois, comme les camarades. Vos bœufs ne sont pas ferrés?
– Non, monsieur: chez nous, on ne les ferre pas plus que les moutons.
– Vous passerez demain matin à la forge. Allez!
L'homme qui terminait ainsi son premier entretien avec Gilbert Cloquet, dans le petit bureau tapissé de papier vert et noir, avait la physionomie obstinée, la parole brève, la barbe carrée et le lorgnon en permanence de beaucoup de ceux qui ont fréquenté les mathématiques. C'était M. Walmery, le fermier jeune encore de la grosse ferme du Pain-Fendu, un diplômé des écoles d'agriculture, fils d'un ancien magistrat du Nord, qui l'avait lui-même détourné des carrières libérales. M. Walmery accompagna le nouveau bouvier jusqu'au bout du couloir qui séparait le bureau de la salle à manger des domestiques et qui ouvrait sur la cour. Là, il se pencha au dehors.
– Jude, ce sont les bœufs de la Nièvre. Faites-les attacher dans la troisième étable.
Il rentra dans la maison, il s'avança jusqu'à la limite où le jour pâle coupait en biais la tapisserie fanée du couloir, et l'on vit encore, pendant quelques minutes, les molletières jaunes de M. Walmery, qui causait avec une femme de service. Gilbert Cloquet avait retrouvé dans la cour, enjugués deux à deux, ses six bœufs nivernais. Il avait repris son aiguillon, taillé dans un brin de houx de Fonteneilles, et, le bras étendu sur le cou de Montagne et de Rossigneau, il attendait, le chapeau en arrière et la barbe fauve au vent, le contremaître de la ferme, Jude Heilman, qui se lavait les mains dans une auge, au fond de l'immense cour, là-bas. Le contremaître, qui était plié en deux, se redressa, secoua ses bras nus, et vint, en rabattant les poignets de sa chemise. Il émerveilla Gilbert, par sa taille, par son allure aisée et balancée, par sa jeunesse, par la fixité de ses yeux gris, de la couleur de la mer du Nord, qui questionnaient déjà de loin le nouveau bouvier. Ce géant, vêtu d'un pantalon et d'une chemise, avait un visage petit, très coloré, et une moustache de sous-officier, mince, relevée, couleur d'or.
– Vous êtes Gilbert? dit-il. Un peu ancien pour voyager!
– Je pourrais vous dire que vous êtes, vous, un peu jeune pour commander, et je n'aurais pas raison plus que vous n'avez raison. Vous me jugerez au travail.
– C'est bon. Taisez-vous. Allez déjuguer vos bêtes… Qu'est-ce que c'est que cette fioriture derrière le joug? En voilà une mode!
Il désignait la poignée peinte en vermillon, que les grands laboureurs de la Nièvre ajoutent au joug de leurs bœufs, pour l'embellir…
– Ça, monsieur, c'est la marque de l'estime que les gens de chez nous ont pour les belles paires de bœufs. On était faraud, à Fonteneilles. Et il y a de quoi!
D'une touche légère de son aiguillon posé sur le mufle de Rossigneau, il fit tourner sur place la première paire de bœufs.
– A-t-on vu! grommelait-il. Pas un compliment pour des bêtes comme les miennes! Est-ce qu'ils en ont seulement, des bœufs, les Picards?
Les six bœufs se mirent en marche, à une allure de procession, et il ajouta:
– Ils sont jolis, leurs bœufs de Picardie! Ça serait bon, tout au plus, pour des crèches de Noël!
Les deux jugements étaient provoqués par la comparaison, que toute la cour pouvait faire en ce moment, entre les nivernais conduits par leur bouvier, et le bétail à l'engrais, parqué sur les fumiers. Le spectacle était d'une haute beauté rurale. Les six grands bœufs blancs contournaient lentement un champ véritable de fumier pilé, foulé, qui s'élevait à plus de quatre-vingts centimètres au-dessus du sol de la cour, et qu'enveloppait une clôture de barres de fer tenues entre de solides poteaux, comme on en voit dans les propriétés où l'on aime les constructions durables. Sur ce plateau de fumier, qui les portait en évidence au milieu de la cour, – plus de six cents tombereaux de fumier qu'on allait enlever et répandre dans les guérets, – marchaient, tournaient ou somnolaient quarante bœufs à la robe rousse ou fauve tachée de blanc, peu massifs, achetés dans la région, et qui devaient passer là, sur cette litière chaude en décomposition, qui fumait sous leur ventre, les jours et les nuits d'automne, les jours et les nuits d'hiver, et descendre dans les prés, au printemps, pour acquérir un supplément de graisse, avant de partir pour l'abattoir. De distance en distance étaient disposées des auges pleines d'eau, et d'autres pleines de pulpe de betterave sortant des raffineries, et mêlée de paille hachée. Les bœufs mangeaient, buvaient et reprenaient la promenade en cercle ou l'immobile contemplation qui convenait le mieux à l'humeur de chacun. L'enceinte n'avait qu'une ouverture, tout au fond, dans la partie la plus distante de la maison. Mais un chien enchaîné là, les yeux guettant ses détenus, gardait cette unique porte. Des pigeons, des poules, des canards, vivaient avec les bestiaux sur le même fumier, et se réchauffaient au même feu caché. Tout autour du champ de fumier, un large couloir, une route pavée où les hommes, les bêtes, les chariots pleins pouvaient passer, puis les bâtiments formant un rectangle long, l'habitation du contremaître, les écuries, une étable, une ancienne bergerie, une autre étable, des ateliers, des granges, des magasins, des porcheries, murs rouges en brique, toits rouges en tuiles. Tout cet énorme appareil de la ferme était commandé par la porte monumentale, pendue entre deux hauts piliers de brique et dominée par un fronton en brique aussi, mais verdi par la pluie et noirci par la poussière et la fumée. Par là seulement, quand on était dans la cour, on apercevait la campagne, la terre, un peu de verdure libre et jeune. Cependant, à l'opposé, vers l'occident, on devinait que l'enceinte des murs se prolongeait au delà de la dernière étable, et qu'il devait y avoir, en arrière, un potager et quelques arbres enfermés dans la forteresse rurale et dont on voyait pendre, au-dessus d'un toit surbaissé, des branches déjà tachées par la rouille.
Dans ce cadre de pierre rouge, autour du fumier doré par le jour, c'était un spectacle saisissant que la lente procession des bœufs blancs de la Nièvre, colossaux, et que jugeaient, au passage, les ouvriers occupés dans les étables, les bœufs du Hainaut s'arrêtant de manger la pulpe, et les pigeons effrayés par de si hautes cornes et de si longues échines. Toute la ferme, excepté ce contremaître qui n'avait point paru faire attention à eux, semblait dire: «Sont-ils beaux! Sont-ils bien menés! Quelle belle poignée de bois rouge derrière le joug!» Gilbert se sentait observé; il allait droit, suivi par ses six bœufs, dans le couloir ensoleillé, et il alla ainsi jusqu'à l'étable où il trouva vingt autres bœufs blancs de la Nièvre, mais des jeunes, de trois et quatre ans, et qu'on avait habitués à tirer au collier. En déjuguant ses bœufs, il riait en songeant à ces colliers, à ces harnais qui ont l'air de haillons, et qui enlèvent aux attelages la barre sculpturale du joug, et l'ensemble dans les mouvements, et cette belle torsion des têtes géminées qui se courbent pour l'effort et se relèvent quand tout va bien.
L'après-midi fut employé par Gilbert à soigner ses bêtes et à visiter la cité rurale du Pain-Fendu. Le bouvier nivernais avait vu de belles fermes, certes, et des exploitations plus luxueuses peut-être, mais nulle part il n'avait rencontré, sous un seul fermier, un domaine aussi étendu, d'aussi vastes étables, autant de matériel, ni cet air d'industrie, d'usine, qui était ici, dans ce coin frontière, l'expression âpre et souffrante de la terre elle-même. Car, venant de la gare, distante d'un kilomètre, il s'était senti bien étranger dans ce pays sans haies, tout plat, où l'horizon était court cependant, à cause du jour laiteux qui buvait les lointains et d'où sortaient seulement des silhouettes imprécises de villages, hérissées de cheminées d'usines, des fragments de faubourgs tombés dans la campagne. Il ignorait les noms; il savait seulement que le gros amas de maisons, presque une ville, qu'il avait traversé, s'appelait Onnaing.
Le soleil et les mouches faisaient meugler et se démener les bêtes parquées dans la grande cour, et l'odeur du fumier se levait entre les murs. Les chariots à quatre roues, qui avaient transporté les gerbes des derniers chaumes, rentrèrent, dans un halo de poussière blonde. On entendit des jurons, des bruits de chaînes traînées, des pas de chevaux et de bœufs, martelant au passage le seuil des portes. Puis les bouviers qui logeaient à Onnaing ou à Quarouble quittèrent la ferme. Gilbert Cloquet entra, avec ceux qui habitaient le Pain-Fendu, dans la salle, basse d'étage, ornée de papier à croisillons blancs et bleu cru, où les domestiques prenaient leur repas. Une longue table de chêne ciré, des brocs de bière, des assiettes blanches, des serviettes, – on n'en avait pas à la Vigie, – deux bouviers, trois domestiques employés au service des chevaux et du roulage, deux femmes de basse-cour chargées de la laiterie et qui sentaient le lait caillé, et au haut bout de la table, le grand Jude Heilman, à la figure grasse, colorée et brutale, et, près de lui… Quand Gilbert Cloquet aperçut, dans la lumière de la lampe mêlée à celle du jour et embellie par elle, la jeune femme du contremaître, il hésita à s'asseoir, intimidé, comme s'il eût été devant quelque grande dame du pays de Nièvre. Ce n'était cependant pas une grande dame, Perrine Heilman. Elle était vêtue d'une robe noire que protégeait un tablier à épaulettes, en toile mauve; elle était active, simple, gaie, elle avait l'œil à tout, depuis la cuisine et le poulailler jusqu'à la laiterie et aux étables mêmes, et ceux qui connaissaient la ferme du Pain-Fendu disaient que le contremaître, c'était la contremaîtresse, et que l'un faisait tout le bruit, et l'autre tout l'ouvrage. Mais Gilbert ne voyait que les beaux cheveux blond châtain, bien lissés en bandeaux et relevés en chignon, le cou mince et veiné de bleu, le visage rose, un peu rond, pas aussi fin de traits que celui de madame de Meximieu, moins spirituel que celui de mademoiselle Antoinette Jacquemin, mais si doux, d'une volonté si droite, d'une bonté si prête et si discrète, et des yeux piquetés de roux, comme deux brins de réséda, qui le regardaient, lui le nouveau venu. Il fit un signe de tête, gauchement, comme il en avait fait, dans sa jeunesse, devant une statuette de madone accrochée au tronc d'un chêne, et il se mit à table. Madame Heilman, au grand étonnement de Gilbert, se signa en prenant place à table, puis elle servit la soupe, et fit les parts de bœuf bouilli. Les hommes mangeaient voracement, causant entre eux à gros éclats de voix. Madame Heilman riait quelquefois d'une chose qu'ils disaient, mais ils ne lui adressaient guère la parole, étant gênés par son défaut de vulgarité, plus que par son autorité. Le mari, droit, dominant de la tête tous les convives, – et il y en avait de belle taille, – avalait régulièrement la soupe, le pain, la viande, et buvait de fortes rasades de bière, en regardant le mur en face de lui, comme si, en arrière, il voyait les champs où la récolte était finie, où les terres lasses attendaient et demandaient le repos. Et lui, il les déchirait en imagination, il les retournait, les séparait en distribuant les cultures, et les forçait à la vie. Le rêve et le calcul ne quittaient que rarement ces petits yeux fixes, durs à la terre, durs aux hommes, durs aux bêtes. A table, il était comme muet. Ses ordres, il les donnait le matin, à cinq heures et demie, à six heures, suivant les saisons, quand tous les employés de la grande usine terrienne étaient réunis dans la cour.
Le souper finissait, lorsqu'un des bouviers tira de sa poche une pipe, un paquet de tabac belge, bourra le fourneau, puis, renversé sur sa chaise, alluma la pipe, et son visage apparut rouge et bleu, dans l'éclair de la flamme et de la fumée. Il resta à table, les deux coudes appuyés sur le bois, tandis que les autres domestiques quittaient la salle, pour aller fumer dehors, ou prendre le frais sur le chemin, devant le portail d'entrée, et que les servantes enlevaient les assiettes et les brocs. Gilbert n'avait pas dit un mot. Il eut envie de fumer, lui aussi, mais l'acte de ce Picard, allumant sa pipe devant la patronne et tout près d'elle, lui avait paru contraire à la politesse. On ne faisait pas ainsi dans la Nièvre. Et, un peu pour donner une leçon, un peu par désir de se faire bien voir, il écarta sa chaise de la table, la porta jusqu'auprès du poêle, qui était au fond de la pièce, et, soulevant sa casquette:
– Est-ce qu'il y a moyen, patronne, avec votre permission?
Il montrait sa pipe, à bout de bras.
– Certainement, monsieur Cloquet. Tout le monde peut fumer ici.
Elle s'était détournée, pour dire cela. Puis elle se remit à écouter son mari qui, la dominant de deux pieds, le menton rentré dans le cou, la lèvre supérieure avançante, parlait de haut en bas, en surveillant sa voix, et probablement grondait madame Heilman de quelque manquement au programme sans limite et sans repos qu'elle avait à remplir. Quand il eut quitté la salle à manger, elle aida les servantes à remettre toutes choses en ordre, et, comme elle passait à côté de Gilbert, elle dit:
– J'ai vu tantôt les plus beaux bœufs de Nièvre que j'aie jamais vus ici. S'ils sont, de plus, bons au harnais, c'est une merveille.
– Vous êtes bien honnête pour eux, fit Gilbert, en retirant sa casquette de dessus sa tête, et comme s'il promettait de répéter aux absents ce qu'on venait de dire à leur sujet.
Il se leva, quand il eut achevé sa pipe. La pièce était déserte. Dans la cour, sous les étoiles sans lune, les bêtes dormaient, couchées, ou debout et les pieds écartés pour mieux tenir l'équilibre. Gilbert avait envie de connaître son nouveau domaine. La grande porte restait ouverte sur les champs jusqu'à dix heures; après quoi la cité était close et il y avait, sur la terre plate, une forteresse de brique le long de laquelle le vent relevait en lames son courant brisé. Gilbert s'avança, les mains dans les poches. Les piliers de brique et le linteau découpaient un immense carré moitié ciel et moitié plaine. Il venait par là un air chaud et tremblant. Trois hommes étaient assis sur un tas de cailloux, à droite de l'entrée. Plus loin, Gilbert en devina un autre qui avait le bras passé autour de la taille d'une femme, d'une des servantes, sans doute. Une tristesse subite le fit se détourner de ce coin où l'on s'aimait. Le bouvier pencha la tête, en dehors de la porte, vers la gauche, et au delà de l'abîme d'ombre où s'enfonçaient la route, les terres, les poteaux de télégraphe, il aperçut une flamme qui n'éclairait rien, et qu'enveloppait une mince auréole dansante.
– Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.
Une voix répondit:
– Le haut fourneau de Quiévrain. Quiévrain en Belgique. Tu ne connais donc rien?
Il ne répondit pas, mais tourna sur lui-même, et revint vers l'étable où il devait coucher.
Son lit n'était plus, comme dans les jeunes années, à la Vigie, posé dans un coin de l'étable, et entouré d'un cadre de bois contre la corne des bêtes, mais pendu à cinq pieds du sol, au milieu de la longue file des bêtes, éclairé par une lanterne au bout d'un bras de fer. Gilbert monta par l'échelle, après avoir inspecté les crèches pour voir s'il ne manquait rien à ses bœufs, et, au-dessus des trente dos mouvants, alignés à droite et à gauche, et dont la blancheur diminuait, de proche en proche, jusqu'au bout du long bâtiment, il essaya de dormir. Malgré la fatigue du voyage, longtemps il resta éveillé. Il ne pensait ni à Marie, ni au hameau du Pas-du-Loup, ni à ses camarades, ni à rien de ce qui était encore trop voisin dans le temps. La honte, la peur de souffrir, le faisaient écarter les souvenirs de la veille et se reporter à l'époque où il couchait dans une bauge assez semblable à celle-ci, chez M. Fortier. Il comparait, avec ce passé, ce qu'il venait d'apprendre du pays des Picards, et il concluait: «Pourquoi suis-je venu à Onnaing, plutôt qu'à Lyon, ou dans les environs de Paris, ou sur les plateaux de la Champagne où les sucriers sont connus aussi?» Et il ne trouvait aucune raison, et à cause de cela, il se sentait bien l'étranger, que rien n'accueille, et que rien ne retient. Il revoyait les menus faits de la soirée, la physionomie des gens. Malgré lui, l'image de cette femme enlacée par un homme, tout à l'heure, dans l'ombre du portail, lui revenait avec insistance et le troublait. Chez lui, il se préoccupait peu des gars et des filles qu'il rencontrait ainsi, pris d'amour, si ce n'est pour songer: «Ils se marieront, et le plus tôt sera le mieux». Mais dans cette bauge du pays picard, pourquoi les visions étaient-elles plus tenaces? Pourquoi le sang d'un bouvier qui avait déjà vécu longtemps s'échauffait-il comme celui d'un jeune homme? Gilbert comprit que le changement n'était point seulement autour de lui. Il sentit qu'il était plus faible qu'à Fonteneilles. Les témoins habituels de sa vie étaient si loin, si loin…
La grande brise de Picardie caressait les murs de l'étable.
XI
LES LABOURS DE PICARDIE
Le lendemain, ayant nourri ses bêtes, il enjugua soigneusement ses quatre meilleurs bœufs, avec les jougs à poignée rouge, bien résolu à quitter le Pain-Fendu si on l'obligeait à changer sa belle mode nivernaise, et, ayant arrêté son harnais devant la porte de l'habitation du contremaître, il alla, comme les autres bouviers et domestiques, chercher des tartines de pain beurré, et un litre de bière qu'il mit dans une vieille carnassière que l'un de ses camarades lui prêta, et il partit pour la plaine. Heilman, d'après les ordres du fermier, avait distribué le travail aux hommes et aux bêtes assemblés.
Ce fut un dur labour, loin, du côté du courant de Quarouble, qu'on pouvait reconnaître à quelques saules nains et à des herbes, seul vert avec celui des choux, dans l'espace que blondissaient à l'infini les chaumes des avoines et des blés. Vaste plaine qui avait désappris l'ombre! La terre, sèche depuis des mois, ne s'émiettait pas sous le soc; elle venait en mottes longues comme des poutres, elle se couchait en travers de la charrue, elle laissait échapper des cris, de la poussière, une fumée âcre, et les mulots et les insectes, n'ayant pu creuser assez avant leur repaire, coulaient sur les sabots de l'homme avec les racines éventrées du froment. A petite distance de Gilbert, d'autres attelages labouraient. Mais ils s'arrêtaient plus souvent que le sien, et plus longtemps. Il n'était pas dix heures du matin, que l'espace labouré par les quatre bœufs de Gilbert faisait, dans le jaune éteint des chaumes, une tache d'un tiers plus large que les autres et fumante comme un canal vaseux fouillé par le soleil.
– Beau travail, dit Heilman qui passa, chaussé de bottes, un chapeau de paille sur la tête; mais vos bœufs seront fourbus avant la huitaine.
– Ni eux, ni moi, répondit Gilbert.
– Nous verrons, quand va venir l'arrachage des betteraves. Cinquante hectares, quinze cent mille kilos à transporter avant le 15 novembre.
Le patron continua son chemin, diminuant dans la plaine, mais toujours plus grand que les bouviers auxquels, un moment, il parlait.
Le soir, il n'était question, au Pain-Fendu, que de ce bouvier nivernais et de ses bœufs. Gilbert entendait son nom, à table, murmuré, loué ou moqué. Il mangeait, plus las un peu que la veille, et un peu plus étranger. Après le souper, il se remit à fumer, à la même place, près du poêle. La femme du contremaître n'avait fait aucune attention à lui, occupée qu'elle était à servir les hommes et à répondre au bavardage des servantes, qui parlaient de leurs projets pour le lendemain dimanche. Mais, quand les hommes se furent retirés, elle s'approcha de Gilbert, comme elle avait fait la veille, et, se tenant debout auprès de lui qui était assis:
– Et vous, demanda-t-elle, que ferez-vous de votre journée de demain?
– Rien, madame Heilman.
– Vous n'allez pas à la messe?
– Non.
Elle mit sa main sur l'épaule du bouvier, d'un geste compatissant.
– Vous avez l'air malheureux, monsieur Cloquet. Un bon travailleur comme vous! C'est le pays qui vous manque?
– Non.
– Si vous êtes malade, on n'est pas dur ici; vous serez bien soigné; il faut le dire.
Elle se sentit regardée, d'en bas, comme par un chien qu'on caresse; elle vit, dans cette lueur longue du regard qui montait, une surprise, une reconnaissance, une émotion, un désir que ce ne fût pas fini. Elle se mit à rire:
– Allons! quand vous aurez passé seulement une semaine ici, vous serez tout habitué. Vous n'êtes plus un jeune homme, et on vous prendrait pour un grand enfant! Mon pauvre Cloquet!
Elle s'éloigna, portant une chaise qu'elle voulait remettre en place, et déjà reprise par le travail. Gilbert s'était levé. Il sortit sans se retourner, il descendit le perron; il fit le tour du parc où les bœufs rouges tournaient sur le fumier, et il se réfugia, tout au bout de l'enceinte de la ferme, près de la forge dont le feu était mort. Et il s'assit, passant ses deux mains sur son front, pour chasser la vision trop douce, et les mots qui revenaient: «Mon pauvre Cloquet!» Comme elle avait dit cela! Oui, comme autrefois le disait Adèle Mirette, la femme qu'il avait aimée, celle qu'il eût aimée surtout, à cette heure d'abandon! C'était le même accent, et le même geste, et, dans le regard, la même tendresse pure. «Mire-toi dans mes yeux, mon Cloquet, mire-toi, je souffre quand tu souffres!» Oh! quel vieux mot, plus jamais réentendu pendant de si longues années, et qui ressuscitait, tout à coup, dans le souvenir du passé, et qui lui noyait le cœur! Elle était si jolie, cette madame Heilman! Gilbert entendit des chevaux qui se battaient, dans l'écurie voisine, et il y courut, jurant comme il ne faisait point d'habitude, et, d'un coup de courroie double, il les sépara si brutalement qu'il se dit:
– Qu'est-ce que j'ai ce soir, à faire du mal aux bêtes?
Le lendemain, dimanche, lui si économe, il sortit dès que ses bêtes eurent été soignées, déjeuna et dîna dans un estaminet d'Onnaing, et ne rentra à la ferme que pour la nuit. Toute la journée, il avait erré, seul, comme un soldat qui arrive dans une garnison, sur la route de Valenciennes, et dans les quartiers enfumés qui avoisinent la gare.
Bientôt les pluies commencèrent à tomber. Les grands labours, pendant des semaines, occupèrent et lassèrent les hommes, les chevaux, les bœufs. Le jour se leva plus tard et s'abîma plus vite dans des brouillards qui se tenaient, tout l'après-midi, roulés à petite distance des champs où l'on travaillait, et qui déferlaient, dès que le soleil faiblissait. Puis l'époque vint de récolter les betteraves. Dans les terres détrempées, Gilbert et ses camarades conduisaient maintenant les chariots à quatre roues, remplis de betteraves, jusqu'à la sucrerie d'Onnaing. Les six bœufs nivernais n'étaient pas de trop pour arracher la voiture aux ornières que l'énorme poids creusait sous le cercle de fer des roues. Il fallait s'arrêter pour faire souffler les bêtes. «Que cherches-tu à l'horizon, Cloquet? C'est-il des arbres? Il n'y en a point chez nous. C'est-il ta bonne amie? L'heure est passée, mon vieux. C'est-il un verre de bière? Ça se trouverait plus près de toi.» On le plaisantait prudemment, à cause de son air peu commode. On essaya de l'interroger, pour voir ce qu'il savait du monde. Mais il ne s'y prêta pas davantage. Après quelques essais inutiles pour le faire parler du pays de Nièvre, ou d'autre chose, ses camarades renoncèrent à troubler sa songerie, ou à l'expliquer. On le considérait comme un de ces bergers qui perdent l'usage de la parole, peu à peu, et qui vont seuls, ne sachant causer qu'avec les moutons et les chiens.
Ce qu'il avait? Une idée fixe et mauvaise le possédait. Gilbert aurait mieux fait de quitter la ferme. Il s'en était parlé à lui-même, deux ou trois fois. Mais la volonté lui avait manqué. Il se sentait faible, il restait, et il se cachait pour voir passer la femme de Jude Heilman. La fermière n'avait pas l'air de s'apercevoir de l'étrange allure de cet homme, qui la guettait, soir et matin. Il ne s'approchait pas, il la regardait traverser la cour, ouvrir une fenêtre, accompagner un marchand ou un visiteur. Quand il était près d'elle, aux repas, il était gêné, et ne levait les yeux qu'à la dérobée, puis, sitôt la dernière bouchée de pain avalée, il sortait. Depuis qu'elle vivait au milieu de ce personnel flottant de domestiques et de journaliers, elle avait souvent été obligée de se défendre contre l'un ou l'autre. Mais celui-là était d'une espèce nouvelle, plus sombre, plus inquiétante. Que faire? Elle avait, dès le deuxième jour, compris qu'il y avait de la passion dans le silence de Gilbert Cloquet, et elle évitait de donner des prétextes à ce mauvais rêve, mais sa manière n'en était point changée, et madame Heilman restait aussi gaie, aussi vive et naturelle devant le bouvier que si elle n'avait rien deviné. «Si je le fais renvoyer, pensait-elle, où ira-t-il?»
Un jour, cependant, elle l'appela. C'était dans la troisième semaine d'octobre. Un boucher de Quiévrain vint au Pain-Fendu. Dans le couloir de la maison il parlementa bruyamment avec la femme du contremaître. C'était un ami et un habitué de la ferme; il achetait quelquefois; il s'informait des prix et de l'état du bétail. Il s'appelait Jean Hourmel: gros homme, jeune, qui jouissait d'une grande réputation de fortune, de loyauté et d'entrain dans les affaires, et qui avait une espèce de puissance joviale et d'aisance, faite de ce bon renom, dont il marchait enveloppé. Madame Heilman était seule à la maison, le mari ne rentrerait pas avant midi. Elle offrit un verre de bière au boucher belge qui refusa, de la main, et qui demanda à visiter les étables. La jeune femme l'accompagna jusqu'à l'entrée du couloir, jeta un regard dans la cour, comme si elle cherchait quelqu'un, dit quelques mots tout bas à M. Hourmel, et appela, de sa voix un peu traînante:
– Monsieur Cloquet?
La barbe fauve et les yeux clairs du Nivernais s'encadrèrent dans l'ouverture, d'une lucarne.
– Monsieur Cloquet, faites donc faire à monsieur Hourmel la visite des étables.
Le boucher, qui portait sur le bras une peau de bique grise, et qui n'avait point de blouse par-dessus sa jaquette comme en ont la plupart de ses confrères du Centre ou de Paris quand ils voyagent, s'arrêta d'abord en face de Gilbert, et considéra le bouvier avec une attention soutenue, sérieuse et muette. Sa physionomie joviale s'était détendue. Une petite moue relevait les moustaches coupées ras. Il termina son examen par un hochement de tête dont il garda pour lui-même le sens, et suivit Gilbert, qui connaissait la ferme à merveille, et pouvait l'expliquer. Le premier moment de mutisme passé, la conversation fut abondante entre deux hommes que le métier rapprochait l'un de l'autre. Ils parlèrent de France et de Belgique, de pâturage et de commerce, et Gilbert se laissa aller à raconter sa jeunesse et la formation des syndicats de bûcherons de la Nièvre. L'autre approuvait: «Connu; chez nous, de même; seulement, vous me paraissez être sans religion dans votre pays? – Elle ne nous gêne pas. – Nous, elle nous aide.» Un peu plus tard, il dit: «Il faudrait que vous veniez me voir, Gilbert Cloquet!» Il était bonhomme, ce boucher de Quiévrain. Il était fraternel avec le bouvier inconnu rencontré à la ferme; il avait la force qui n'a pas besoin de mots pour attirer, et la pitié qui se devine, même quand elle plaisante.
– Vous avez besoin de distraction, à ce que je vois; eh bien! venez à la grande ducasse!
– Qu'est-ce que c'est?
– La fête patronale de Quiévrain, la dédicace, la ducasse comme on dit chez nous, et qui a lieu le dimanche qui suit le 18 octobre, dimanche prochain autant dire. La ménagère mettra votre couvert.
– J'irai donc, fit Gilbert.
Le dimanche 21 octobre fut pour lui un jour de répit et presque un jour joyeux. Vers dix heures et demie, le bouvier prit, à Onnaing, le tramway qui vient de Valenciennes, et, en une demi-heure, il était en Belgique. La maison du boucher fut aisée à trouver: on n'avait qu'à suivre les rails, un bout de rue qui monte, un autre qui tourne à angle droit, et c'était là, sur la droite, à peu de distance. Une porte de chêne verni, à côté de l'étal, un salon qui servait de salle à manger, une cuisine derrière, puis une cour et des magasins: la maison avait bon air. Les hôtes recevaient Gilbert comme un ami, et madame Hourmel, une grande mince, aux joues plates, aux yeux doux et inquiets d'inquiétude ménagère, faisait des frais comme pour un prince. «Asseyez-vous; vous prendrez une tasse de café? Préférez-vous de la bière? Dis, Hourmel, remets donc du charbon dans le poêle: monsieur Cloquet doit avoir froid?»
Le pauvre, depuis longtemps, n'avait pas connu cet empressement de deux êtres appliqués à le recevoir, à le soigner, à l'égayer. Dans la salle, les pieds allongés et fumants contre la salamandre nickelée de madame Hourmel, il admirait le papier à fleurs qui couvrait les murs, les chromolithographies pieuses encadrées, des vide-poches donnés en prime par quelque magasin, deux têtes de chamois en terre cuite, des chaises de chêne blanc ciré, un buffet à deux corps et dont la vitrine était pleine de vaisselle multicolore et d'objets inutiles dans un modeste ménage, pinces à sucre, à asperges, pelles à poisson, cuillers de tout modèle et de toute taille, coupes et corbeilles en métal brillant. Il admirait. On lui racontait les histoires de Quiévrain. Il oubliait la sienne. On resta longtemps à table, dans la chaleur du poêle. La femme du boucher avait deviné que le Français avait de grandes peines, et qu'il était sans aide morale, d'aucune sorte. Elle dit, sérieusement, car elle avait une sorte de bonté grave et égale:
– Je vas aller servir la clientèle, pendant que vous ferez un tour de ducasse, Hourmel et vous; mais je vous prie, désormais, de considérer la maison comme celle d'un de vos amis.
– De mon ami, alors, répondit Gilbert, car je ne m'en connais point, à moins que je n'appelle ainsi monsieur Michel.