Kitabı oku: «Le Blé qui lève», sayfa 14
– Vous n'avez pas d'ami? Ni homme, ni femme? Oh si!.. Vous rougissez… Ah! ce n'est pas bien de nous avoir caché cela!.. Un Français, ça ne vieillit pas… Nous aurions dû nous le rappeler… Amusez-vous!
Les deux hommes passèrent un après-midi d'enfants, Gilbert empruntant un peu de gaieté à l'humeur joviale du boucher Hourmel. Ils tirèrent à la carabine; ils assistèrent au jeu du papegai, dans un pré, au bord de l'Honelle; ils virent danser les ouvriers et les ouvrières de Quiévrain et de Blanc-Misseron; visitèrent des amis qui offrirent du café, et quand ils se quittèrent, le soir, tard, à l'arrêt du tramway, après avoir soupé ensemble dans le petit salon aux têtes de chamois, ils étaient de belle humeur, et contents de s'être connus. Hourmel demanda:
– Au revoir, n'est-ce pas? Combien restez-vous de temps encore au Pain-Fendu?
– Peut-être huit jours, peut-être toujours. Mais, si j'y reste, je reviendrai ici.
– En tout cas, avant le 17 novembre, fit Hourmel, car je vais en voyage à ce moment-là.
Et le tramway s'enfonça dans la nuit, vers Onnaing.
XII
LA BOURRASQUE
Les semaines les plus sombres de l'année étaient venues. Tout le jour et toute la nuit, les nuages de grande pluie passaient, se succédant presque sans intervalle. La mer avait mis en eux la vie et la nourriture pour des milliards d'épis, et de fleurs, et d'arbres, et d'hommes, pour plus de plantes et d'êtres vivants qu'il n'y en avait sur la terre. Elle avait commandé au vent: «Distribue les forces, et ce qu'il y a de trop reviendra dans l'abîme pour en sortir de nouveau». Et le vent mouillait les pays du Nord. Toute la Belgique, et les Flandres françaises, et la Hollande, et les provinces basses de l'Allemagne eurent de la peine à rentrer les dernières récoltes, et virent les charrettes embourbées, et les rouliers jurant, et aussi des jours où les hommes de la campagne durent demeurer enfermés, attendant l'éclaircie qui ne venait pas.
Tristes heures, dangereuses pour ceux qui ont au cœur un rêve malsain. Avant la fin de la première quinzaine de novembre, M. Walmery avait fait arracher l'énorme quantité de betteraves à sucre nourries et mûries sur cinquante hectares de terre. Les grands chariots avaient porté toute la récolte aux usines. Alors le fermier avait prescrit à Heilman de reprendre les labours, et, malgré le mauvais temps, tous les harnais de la ferme passaient dix heures dehors, et la terre, détrempée, luisait derrière eux, lissée par le versoir de fer. Les hommes se couvraient les épaules avec de vieilles vestes, ou des sacs à farine, ou des limousines. La pluie promenait ses fontaines noires, de l'est à l'ouest, du nord au sud, et les bêtes elles-mêmes avaient les paupières rouges, à cause du fouettement répété de l'eau. Le vent secouait les corneilles au vol. L'herbe sifflait au ras des mottes. Quelquefois, les laboureurs rentraient, ne pouvant tenir sous l'averse. Et s'il arrivait qu'un seul d'entre eux restât dans la plaine, c'était toujours Gilbert Cloquet, auquel on avait confié une charrue nouvelle, que les trois couples de grands bœufs blancs promenaient, la corne basse, et soufflant en mesure sur leurs jarrets tendus.
C'est ainsi que le vendredi 16 novembre, il fallut revenir en hâte au Pain-Fendu, dès dix heures du matin. Le ciel, tendu d'un seul nuage bleu d'ardoise, sans fissure et qui semblait immobile, laissait couler, depuis l'aube, une pluie pénétrante, serrée, égale, qui feutrait le poil des bêtes et le tordait en épis, entre lesquels, au contact de l'eau et du vent, la peau rose des flancs frémissait.
– Les bêtes ne tirent plus! dit Heilman. Elles seraient capables d'être malades. Les hommes, il faut rentrer!
Et, voyant que Gilbert continuait son labour, il cria:
– L'ordre est pour tout le monde, pour les Nivernais comme pour les gars des Flandres!
Gilbert n'eut pas l'air d'entendre.
Les six bœufs, sous l'averse, continuèrent de tirer; ils s'éloignèrent, enveloppés par la brume de leur souffle et par la vapeur qui se levait de leur dos. Le bouvier, en arrière, semblait plus grand que de coutume, dans l'auréole blonde de son attelage en sueur.
– Crève donc, si tu veux, Nivernais! Mais si un de tes bœufs est malade, tu paieras les frais!
Toutes les charrues, moins une, reprirent le chemin de la ferme, se suivant l'une l'autre. Gilbert demeura seul, dans la plaine immense. La tache pâle des six bœufs voyageait au ras du sol, dans la pluie, sous le nuage bas. Les enfants des villages, qui regardaient de loin, à travers les vitres, disaient: «Qu'est-ce que c'est là-bas, qui roule et qui est blanc?»
Gilbert n'avait pas obéi parce que Heilman lui était devenu odieux, parce que la passion s'était emparée du bouvier et le rendait fou. Il ne dormait plus. Il se prenait de querelle avec les domestiques pour les causes les plus futiles, surtout avec ceux qui lui semblaient être bien vus de madame Heilman. Il ne saluait plus le contremaître, il ne lui répondait plus. Le flegmatique Heilman tolérait cette humeur et s'en inquiétait même assez peu, sachant que l'autorité est difficile à exercer, dans les fermes où toujours les passants se mêlent aux ouvriers du pays. Même, il excusait Gilbert. «C'est un ancien, disait-il. Peut-être qu'il a rapporté de chez lui des peines qu'on ne sait pas. Et puis, il est fort.» La force lui plaisait, comme la plus belle chose qu'il connût.
Non, ce n'était pas le chagrin rapporté de chez lui qui tournait la tête à Gilbert, c'était le voisinage de cette belle jeunesse rencontrée dans la ferme, et l'éloignement des choses familières, qui retiennent l'esprit tenté et la chair qui faiblit. Comme ils étaient loin, tous les témoins de la vie honnête, tous ceux qui auraient pu se moquer, reprendre, conseiller! Plus rien ne rappelait la mère Cloquet, ni l'enfance enveloppée dans son regard et protégée par lui, ni les années d'amour, ni la longue période où Gilbert était resté fidèle à la maison, au jardin, au bois du lit, à la cuiller d'étain et au souvenir de la morte. Étienne Justamond n'avait pas écrit. Les nouvelles de Michel n'étaient pas venues. Toutes les habitudes avaient été rompues, camaraderies, causeries, travail du bois, décor de la forêt et des herbages. Et dans le vide, le mauvais désir avait grandi. Il était le maître à présent de cet homme presque vieux. Pas un mot ne l'encourageait, pas un regard. Gilbert avait bien vu que madame Heilman se tenait sur ses gardes, évitait de lui parler, de le rencontrer. Il en voulait au mari, à l'obstacle, au chef. Une jalousie insensée lui rendait odieux les ordres, la surveillance, la présence d'Heilman. Parfois il aurait voulu qu'une roue de chariot passât sur le corps de ce géant tranquille et jeune; il souhaitait de le voir frappé par un cheval, ou écrasé par un sac de grain tombé d'un grenier, ou qu'une échelle se rompît sous les pieds du contremaître. Si l'homme disparaissait, la femme deviendrait moins farouche, elle serait plus faible et moins bien gardée… Gilbert sentait que des idées voisines du crime le frôlaient. Quelquefois il se prenait d'horreur pour lui-même; il apercevait sa folie; il se rendait compte que l'âge était passé où il pouvait plaire à une femme, et alors le désespoir le saisissait. «Pourquoi vivre? Quelle raison de travailler, quand personne ne fait seulement attention à moi? Quand personne ne m'aimera plus jamais?» Ses camarades disaient: «Qu'a-t-il encore?» Il ne parlait à personne; il se relevait le matin, sans avoir dormi, se demandant s'il n'allait pas «se faire disparaître». Puis, une femme descendait le perron de la ferme; une voix appelait la servante; une main écartait le rideau de la grande salle: et l'ardente convoitise se rallumait dans les yeux du bouvier, et la fièvre dans son sang, et il avait ce plissement des paupières et ce tremblement furtif d'un chat qui guette un oiseau proche.
Comme il avait en peu de temps changé! Où était-elle son idée de justice? A vrai dire, jamais il n'avait songé à l'étendre au delà des questions d'intérêt. Il ne raisonnait point, d'ailleurs; il aimait. La nouveauté de la tentation avait vaincu tout de suite cet être abandonné.
Gilbert, labourant dans la tempête de pluie, croyait voir devant lui, tant sa folie était souveraine, au-dessus du guéret que ses bœufs allaient remuer, la femme grande, et rose, et coiffée en cheveux comme une dame, et ces yeux calmes qui avaient eu pitié de lui, hélas! les premiers jours. Il la voyait, et il lui parlait tout haut, si bien que les bœufs, n'entendant plus leurs noms, s'étonnaient et perdaient de leur courage.
Après une heure, le bouvier cependant détela ses bêtes, et il revint à son tour. Quand il se fut occupé de ses bœufs, et qu'il les eut attachés devant leurs mangeoires pleines, il pensa à changer de linge et de vêtements. Comme il n'avait que deux habits, pour toute garde-robe, il dut mettre sa veste à boutons de corne, son chapeau de feutre à grands bords, et, ses sabots étant trempés, il mit ses bottes qu'il ne chaussait que le dimanche. Il rejoignit alors ses compagnons.
Ceux-ci travaillaient dans la grange couverte qui était bâtie juste en face des bâtiments d'habitation, de l'autre côté de la cour, et dans les magasins qui s'élevaient encore au delà, et qui formaient une troisième ligne de constructions. Heilman avait donné l'ordre de nettoyer et de graisser les machines agricoles et les chariots. Les domestiques, mécontents, murmuraient, disant qu'on leur faisait faire la besogne du charron. Ils flânaient, s'interpellaient l'un l'autre, et s'excitaient à quitter le travail, parlant assez haut pour être entendus du contremaître qui inspectait les étables. Comme cela ne manque guère, quand il y en a plusieurs qui cherchent à ne pas travailler, deux des hommes se prirent de querelle, dans la grange où Gilbert s'était mis à remuer et à réempiler des madriers. La querelle était à moitié sérieuse, et les hommes y voyaient, l'un et l'autre, un moyen de boire une bouteille de bière, pour sceller la réconciliation aux frais de M. Walmery. Ils se tenaient à bras-le-corps. Gilbert intervint.
– Assez, dit-il, Gatien, tu lui feras du mal. Tu es le plus fort: faut pas être lâche!
– Le plus fort?
Le petit Wallon Victor, devenu rouge comme une tuile, serra Gatien à l'étouffer, et le jeta dans la poussière de la grange, contre une roue du chariot démonté. Il y eut un cri. Heilman entra par une porte de côté; jura, par habitude; sépara les combattants; mais comme il aimait secrètement le spectacle des luttes et des jeux de force, il dit:
– Joli tout de même… Petit Wallon du diable!.. Il en rosserait deux à la fois… Parole!
Victor, essoufflé, couvert de poussière, remontait la ceinture de cuir qui tenait son pantalon, tournait lentement sa tête carrée où luisaient des yeux étroits, bridés, jaunes et injectés de sang comme ceux d'un taureau. Il était debout sur le sol dégagé, entre la caisse du chariot démonté et la haute pile de madriers sur laquelle Gilbert était debout. Cinq ou six hommes venus des étables, de la forge, des magasins, l'observaient en riant. Gatien haussait les épaules, et refaisait le nœud de sa cravate rouge. L'averse continuait dehors. La pluie tombait en murailles grises le long du hangar, qui était ouvert dans le sens de la longueur, et que fermait, du côté de la cour, une cloison double en briques. Elle faisait un bruit de ruisseau. Le contremaître avait envie de s'offrir une distraction. L'odeur âcre de la poussière remuée excitait les nerfs.
– Je parie pour Victor! reprit-il… Rablé, le petit Wallon!.. Première force!..
– Qu'est-ce que vous pariez? dit le forgeron, dans un coin.
Une voix près de lui, celle d'un petit berger qui se penchait en dehors, riposta:
– Tiens, voilà madame Heilman qui vient: celui qui gagne embrasse la patronne!
– C'est cela! dirent de grosses voix amusées. Qui est-ce qui tient le pari?
Heilman ne dit rien. Il consentait, indulgent, comme toute la campagne, à ces familiarités consenties en public. Il avait vu venir sa femme, lui aussi. Elle venait, courant, sautant d'une pierre sur l'autre, chaussée de sabots à brides, et la tête couverte d'un châle en tricot gris, qu'elle mettait le matin, dans les grands froids, pour aller surveiller la laiterie.
Quand elle entra, sous le vaste toit, deux hommes arrivèrent encore, des écuries et des greniers, comme des pigeons qui se laissent tomber du toit, et Victor lui ayant dit: «Patronne, celui qui sera vainqueur à la lutte vous embrassera!» elle leva les épaules, à la manière des mères qui jugent qu'il y a un grain de folie dans les demandes de leurs enfants, et elle dit:
– J'étais venue pour prévenir Heilman que la bière est tirée.
Elle s'assit, à l'écart, sur un billot de chêne qui était placé contre le mur de brique. Et elle fronça les sourcils. Elle venait de voir Gilbert, qui avait sauté du haut de la pile de bois à terre, et qui se préparait à lutter. D'un revers de main, il avait jeté sa veste sur le timon du chariot, et il s'avançait jusqu'à deux pas de Victor.
– Je vous défie tous! dit-il.
– Bravo, le vieux! cria une voix… Il est galant!..
– T'es pas de force!.. Donne-lui la bonne leçon, Victor!.. A bas le Nivernais! Vivent les Wallons!
Une rivalité confuse de races les animait tous. Ils formaient un demi-cercle; ils tendaient le cou; plusieurs montraient leurs dents jaunes entre leurs lèvres gercées par l'hiver.
– Attention, Victor! Il est plus grand que toi.
– Oui, mais il a trente ans de plus… Ne le quitte pas des yeux, Victor!
Les deux hommes se taisaient, comme des duellistes, et chacun d'eux cherchait, tâtant du regard le corps de l'autre, la place où il allait jeter ses bras. Mais tandis que le plus petit ployait les jambes, et se rasait pour sauter, Gilbert demeurait droit, les pieds un peu écartés seulement, les mains hautes, la poitrine et les flancs non gardés. Victor profita de ce qu'il jugeait être un défaut d'habitude. Il se précipita, tête basse, contre le Nivernais, l'étreignit au niveau des dernières côtes, et, rassemblant toute sa force, il essaya de le renverser, de le surprendre à gauche, à droite, de l'étouffer, de lui faire plier les jarrets. Les muscles de son cou se tressaient sous la peau. Gilbert remuait à peine; on voyait seulement ses joues devenir rouges, et sa bouche, et sa barbe blonde s'entr'ouvrir à l'appel des poumons qui manquaient d'air. Il laissait s'épuiser son adversaire. Tout à coup, les bras qu'il avait gardés haut s'abattirent; il les noua autour de Victor courbé, il le souleva, et, d'un coup de reins, se redressant, il fit pirouetter l'homme, dont les jambes décrivirent un cercle, et s'abattirent sur les épaules et sur le dos du vieux bûcheron. Des cris de plaisir et de colère, mêlés, en tourbillon, enveloppèrent les lutteurs. «Assez! Il est vaincu! Non! Tu vas le tuer! Hardi!» Gilbert, pendant qu'on criait encore, ramena les deux mains sous le corps de son rival, et le saisissant par le dos et par le bas des reins, enfonçant les doigts dans les vêtements, dans la graisse et les muscles, il le souleva encore et le tint à bout de bras. Victor hurlait et se débattait. Tous les hommes s'étaient levés. Heilman, dans le tumulte des applaudissements et des cris, faisait signe: «Assez! Lâchez-le!» Gilbert laissa tomber sur le sol le compagnon épouvanté, qui se sauva en jurant.
– Allons! Gilbert, dit Heilman en riant, c'est gagné! Vous n'y allez pas de main morte!.. Vous avez donc appris?
– Dans la forêt, on apprend tout, répondit Gilbert, en remettant sa veste.
– Eh bien! reprit une voix, il n'embrasse pas la patronne?
– Ça le regarde! dit Heilman. Venez boire… Tous!.. La bière est tirée…
Les domestiques suivirent le contremaître, et sous la pluie, en groupe serré et sabotant, quittèrent la grange. Les deux derniers jetèrent un regard en arrière. La patronne était restée assise sur le billot de chêne, le long du mur de brique Elle ne riait pas. Ils disparurent.
Gilbert Cloquet restait seul avec elle. Il était devenu tout pâle. Il n'osait plus s'approcher… Comme elle ne disait rien, et qu'elle le regardait d'un air de reproche et de pitié, il vint cependant, timide comme un enfant. La jeune femme avait l'air d'une statue d'église, aussi peu émue, aussi maternelle.
– Embrassez-moi donc, dit-elle, puisque vous avez gagné. Ce n'est pas cela qui est mal.
Il se pencha, et la baisa sur la joue, et elle ne le repoussa pas, mais il s'écarta de lui-même.
– Monsieur Cloquet, dit-elle, ce qui est mal, c'est la pensée que vous avez dans le cœur. Croyez-vous que je ne l'aie pas vue?..
Il ne répondit pas, mais il devint blanc de visage, comme un mort. Elle parlait lentement, les yeux grands ouverts, et pleins de bonne justice.
– Un homme de cinquante ans! Un homme qui a une fille de mon âge, une fille mariée comme moi!.. C'est une honte de me poursuivre… J'ai été trop bonne pour vous dans les commencements…
Elle entendit une voix très basse qui disait:
– Oui.
Et l'homme s'écarta encore.
– Je ne veux pas vous faire renvoyer; vous avez à gagner votre pain: mais il faut que cela cesse!
La voix répondit:
– Oui, cela va cesser.
– Et tout de suite, et pour toujours!
Pour la première fois, il la regarda bien en face, et elle vit que la mort était entrée en effet dans le cœur du bouvier.
– Adieu! dit-il.
– Où allez-vous?.. Je ne vous demande pas de partir!..
Il ne répondit pas. Il s'était détourné, et, prenant son chapeau de feutre là où il avait pris sa veste, il se dirigeait du côté de l'est, par où la grange s'ouvrait sur la cour, et la cour sur la campagne. Il fut bientôt sous l'averse. Une voix, de la ferme, cria:
– Eh! Cloquet, par ici! Tu te trompes de chemin!
Une voix plus proche le rappela:
– Restez, mon pauvre Cloquet! Je ne vous renvoie pas! J'ai pitié de vous, allez! seulement, je ne peux pas…
Ni l'une ni l'autre voix n'arrêtèrent ni ne ralentirent le bouvier. Sa haute silhouette se dessina, dans l'ouverture du portail de la ferme. Et Gilbert tourna à gauche, marchant vite, sans rien voir, dans la boue du chemin, sous la pluie qui ne cessait point.
Il était près de midi.
Quand il fut à plus de deux cents mètres du Pain-Fendu, il crut entendre, porté dans l'air mouillé, un cri de femme, et le mot: «Revenez!» Mais la mort était dans son cœur. Le pauvre marchait sur le chemin désert. Il ne sentait pas l'eau qui ruisselait sur son cou et sur ses mains. «Un homme de cinquante ans!.. C'est une honte de me poursuivre!.. Elle a raison!.. Je ne vaux pas la peine de vivre…» Il ne savait pas où il allait; il fuyait; le vent passait par rafales. «Elle m'a chassé!.. Je n'ai plus personne sur la terre… Personne!.. Quelle vie j'ai eue! La voilà finie! J'ai été pareil aux autres… Je suis un misérable… Pourtant, tu avais mieux commencé, mon pauvre Cloquet… Va-t'en, va-t'en! Il ne faut pas que tu reviennes!.. C'est une honte de me poursuivre… Cloquet, c'est à toi qu'on a dit cela!.. Soyez tranquille, madame Heilman: on s'en va bien loin, on ne reviendra pas.» Il avançait difficilement, contre le vent, contre la pluie; la boue retenait ses bottes; le nuage, comme un rouleau, foulait la terre morte et les maisons closes…
Cloquet respirait mal; il regardait le sol inondé qui fuyait sous lui. Le froid, les ténèbres, la lassitude, la honte, le chagrin de toute une vie, tout cela mêlé formait une folie puissante, qui se développait sous l'énorme averse, dans la fumée des eaux qui alanguissent le sang. Un vol de bêtes noires, corbeaux, courlis, vanneaux, coula au ras de la terre devant Cloquet, qui s'arrêta court: «Laissez-moi, vous autres! Ne me touchez pas! Je suis déjà assez malheureux!» Les ailes fuyaient dans la bourrasque. Il chercha à reconnaître où il était. Il avait pris, en sortant de la ferme, le chemin qui coupe les champs et qui passe à la pointe du village de Quarouble, puis continue sur Quiévrechain. Tout le sang de son corps lui était remonté au visage, et sonnait la charge autour de son cerveau. Cloquet, les yeux égarés, considéra les maisons de Quarouble, vagues dans la pluie, à sa gauche, et il pensa. «Je n'ai qu'à retrouver la route de Valenciennes, et je me jetterai sous le tramway… Ça passe assez souvent… Ils ne me reconnaîtront même pas, quand je serai mort.» Il hésita. La honte le poussait. L'obscur instinct le retenait… Étaient-ce des voix qui venaient en remontant le vent, du coté du Pain-Fendu? Non. La vaste ferme était effacée, noyée, abolie par la tempête de pluie… Le filet de boue tordu à travers les champs n'avait d'autre passant que le bouvier. Cloquet, bien loin, en avant, aperçut une petite lumière; sans doute la fenêtre, éclairée par le feu, de quelque maison extrême de Quiévrechain… Et cela lui rappela Quiévrain qui est tout proche, et le boucher, son ami.. Sa pauvre tête lasse et malade fit effort pour se souvenir d'une date… Qu'avait-il dit, Hourmel?.. De quel jour avait-il parlé?.. Était-ce du 17? Un voyage? La mémoire ne répondait plus. Les idées s'embrouillaient. «Je ne sais pas… Il ne sera plus là?.. Je lui ferais tout de même pitié…» Et ce fut cette vague espérance, ce demi-souvenir qui empêchèrent Gilbert de tourner par le chemin qui rejoint la route du tramway. Il se relança en avant, trempé, brisé, sans plus penser, ivre de misère. Et dans la tourmente, il atteignit Quiévrechain, traversa le bourg, entra dans Blanc-Misseron, monta la petite pente de Quiévrain… Puis, tout à coup, à bout de forces, ayant ouvert la porte de son ami Hourmel, il tomba, tout de son long, dans la salle chaude.
Deux heures plus tard, il s'éveillait, dans un lit auprès duquel veillait Hourmel. Le boucher prit la main du pauvre Nivernais, et dit:
– Eh bien! vieux, ça va? Quelle idée vous avez eue de venir par un temps pareil?.. Vous vous êtes égaré, je parie?..
Cloquet avait encore un reste de folie dans le regard.
– J'avais cru que je n'étais pas comme les autres, Hourmel; je suis comme eux: je n'ai pas de quoi vivre!..
– N'ayez pas peur! répondait le boucher, en faisant signe de se taire à son ami; n'ayez pas peur; tant qu'il y aura du pain chez moi, vous n'en manquerez pas… Restez tranquille; vous êtes déjà mieux.
La femme entrait sur ces mots. Elle ne s'expliquait point ce qui était arrivé. Mais, bien mieux que son mari, elle devinait que la misère n'était là qu'un petit personnage. Elle dit, à voix prudente:
– Dommage que tu partes demain, Hourmel. Il faudrait le consoler, cet homme-là. C'est le cœur qui est malade. Tu devrais renoncer à aller à FaŸt?
– Je ferai mieux!
– Quoi donc?
– Je l'emmènerai.
– Il ne voudra pas?
– Femme, Gilbert Cloquet est notre ami. Si on pouvait le remettre dans le chemin?
– Ainsi soit-il, dit la femme.
Le lendemain, samedi, Gilbert se leva aussi tard que s'il avait trop bu la veille. Il voulut prendre congé de Hourmel. Mais celui-ci le retint. Il lui demanda:
– Je vais en voyage ce soir. C'est convenu depuis longtemps. Puisque vous dites que je suis votre ami, eh bien! ne nous séparons pas: accompagnez-moi?
– Où?
– A Faÿt-Manage, qui n'est pas bien loin de Quiévrain.
– Que ferez-vous là-bas?
Le boucher hésita un temps à répondre, se mit à rire, malgré son inquiétude, et dit:
– Mon brave, nous serons pas mal de camarades belges, qui ferons la même chose. C'est une partie qu'on recommence tous les ans, autant que possible. Vous ne connaissez pas cela, vous autres de la Nièvre. Mais c'est justement ce qui vous manque… D'ailleurs, vous ne serez point obligé de faire comme nous. Venez seulement, par amitié pour moi? Promettez-le?
Et Gilbert dit oui. Il était las de la vie; il avait peur d'être seul. Et il prit, le soir, avec Hourmel, un train qui les amena d'abord à Mons, puis, vers sept heures, à la Louvière.
Le temps s'était remis. Ils firent à pied le chemin qui sépare la Louvière de la colline de Faÿt-Manage.