Kitabı oku: «Le Blé qui lève», sayfa 6
Les deux mains en porte-voix, Tournabien avait crié cela de tous ses poumons. De l'abri des cordes de moulée, ou des piles de charbonnette, ici et là, des hommes surgirent. Plusieurs se contentèrent de regarder du côté des voix. D'autres, sautant par-dessus les branches abattues, accoururent. Les bûcherons autour de Ravoux s'assemblaient, gesticulaient, et se heurtaient en remous, les uns voulant descendre sur Fonteneilles, les autres non. Le président, le visage tout blanc d'émotion dans sa barbe noire, essayait d'arrêter Tournabien, Supiat et Lamprière, les trois plus ardents. Des poings se levaient sur lui, il n'en avait aucun souci. De ses deux mains poilues, il tenait par le bras le plus fort des énergumènes, et luttait avec lui.
– Tu m'écouteras, Tournabien!
– Non, j'y vas! A bas les traîtres!
– N'y allez pas! Gilbert a le droit de travailler.
– Pas tout seul!
– Si, tout seul, parce qu'il a été embauché par le propriétaire. C'est reconnu par tout le monde.
– Je m'en f…! Au bois de Fonteneilles, camarades! A la chasse!
Tournabien se dégagea. Une bande de bûcherons, les uns avec une trique, les autres avec une cognée, arrivaient au galop. Ils ne s'arrêtèrent point à discuter avec Ravoux, ni à écouter les explications de Tournabien. Il y avait du bruit à faire, cela les «amusait». Ils allaient. D'un élan, ils traversèrent le groupe de Ravoux, entraînant avec eux les plus mauvais et quelques-uns des tièdes. Un autre petit groupe, coupant en biais la clairière, se joignit à la troupe qui descendait. Un des bûcherons, qui tenaient la tête du peloton, tira de sa musette le clairon et sonna une fanfare. Ils se mirent au galop, et, comme une harde de sangliers, foncèrent en plein taillis, et disparurent, Ravoux, furieux, hésitait à courir après eux. Ses lèvres tremblaient. Il considéra la distance. Il entendit les cris et la fanfare. Il eut peur de ruiner son crédit déjà diminué.
– Tant pis! dit-il Je n'y peux rien!
Ramassant la feuille manuscrite, tombée à terre pendant la lutte, il reprit sa place dans la tranchée ouverte par lui dans le bois. Mais il s'arrêtait après quelques coups de cognée, et il écoutait. Les hommes restés près de lui, et surtout Lureux, en faisaient autant. Le vent était plus doux. Les vingt bûcherons, lancés à la chasse de Cloquet, avaient dû prendre des précautions et chanter moins haut, à mesure qu'ils approchaient des réserves du château, car le bruit des voix devenait pareil à celui d'une troupe de chanteurs troublés par le vin, et qui n'achèvent pas tous la chanson commencée.
Gilbert avait travaillé depuis le matin. A onze heures et demie, il était rentré chez lui, pour faire chauffer sa soupe. Puis il était revenu dans la coupe, un beau taillis de lisière, nourri, épais, débordant. A grands coups, joyeux de se sentir seul et maître d'un chantier de quinze jours, il avait jeté à bas les brins de hêtre, de bouleau, de charme, de tremble, et même de chêne, car il n'y aurait point d'écorçage, avait dit M. de Meximieu, et tout devait brûler, soit en fagots, soit en moulée.
Il avait jeté sa veste sur les premières jonchées de bois, au commencement de cette digue touffue, arrondie, qui représentait sa dépense de force et son travail de la demi-journée, et il allait devant lui, allongeant l'ouverture qu'il avait faite, non tout à fait sur la «bordée» de la forêt, mais parallèlement, et à une quinzaine de mètres des prairies de Fonteneilles.
Il était en forme; il sentait ses muscles souples; il tranchait d'un coup, sans grand geste, vingt ans de sève; il vivait et il oubliait la vie. Par moments, il se redressait, laissait glisser sa cognée le long de son pied, et la lame entamait la terre, tandis que le bout du manche, alourdi par l'épais cercle de fer, écrasait la mousse et portait l'outil. Alors l'homme, levant son bras gauche, essuyait, de la manche de sa chemise, ses joues et son front en sueur. Et il respirait, trois ou quatre bonnes fois, en riant au vent. Pendant une de ces pauses, il aperçut, entre les cépées, Tournabien et Lamprière, et une quinzaine de compagnons qui se faufilaient en arrière, espacés, comme des rabatteurs à la chasse. Il comprit tout de suite, car il avait, lui aussi, débauché des ouvriers non syndiqués dans des coupes de forêt. Mais, en ce moment, son cas était différent.
– Que fais-tu là? demanda Tournabien, en s'arrêtant de l'autre côté de la barricade que formait le bois abattu.
– Pourquoi as-tu lâché les camarades? dit Lamprière, qui n'avait de pâle que la moustache, dans le visage rougi par la course et la colère.
Et il s'arrêta un peu à gauche de Tournabien. Des bûcherons tournaient l'obstacle pendant ce temps-là, et enveloppaient Gilbert. Mais ils se tenaient à distance. Et ce fut Supiat qui s'avança vers le bûcheron, droit en face, et dit:
– On vient pour te débaucher, tu comprends? Jette ta cognée, et rejoins le chantier. Et puis, demain, on reviendra tous ici, avec toi, faire le travail.
– Faudra voir, dit Gilbert, en mettant la main un peu plus bas sur le manche de l'outil.
– Qui t'a embauché tout seul?
– Meximieu. Il en était le maître. Et moi d'accepter.
– Tu sais bien, dit Supiat, qu'une coupe embauchée est une coupe banale. Y vient qui veut.
– Oui, quand c'est le marchand de bois qui l'a achetée. Mais quand c'est le propriétaire, qui reste le maître, il fait ce qu'il veut! Ç'a été de tous temps.
– Eh bien! les compagnons et moi, nous allons changer ça, Gilbert! Tu vas filer au trot, devant nous, jusqu'à ce que nous revenions tous ici…
– Tournabien a raison, crièrent les camarades. A bas le traître!
– Je suis dans mon droit! Ne venez pas!
Des hommes s'avancèrent; il y eut un bruit de feuilles froissées; des branches cassèrent, en arrière et de côté. Supiat s'était rasé comme une bête agile qu'il était; il s'élança, cherchant à saisir la cognée ou les jambes de Gilbert. L'homme ne recula pas et leva sa lourde lame. Un éclair fouetta l'air au-dessus de lui; des clameurs montèrent en cercle, des piétinements comme de chevaux qui chargent; la hache, volontairement ou non lâchée, à moitié de sa course, vola par-dessus le dos de Supiat, rebondit sur les branches coupées. Des bras pointèrent, des poings, des têtes, et l'on vit Gilbert, les jambes tirées en avant par son adversaire, se renverser et tomber en arrière, comme un arbre scié au ras du sol. Puis dix hommes se ruèrent sur l'homme tombé.
– A mort le traître! Assassin! Tiens! voilà! tiens!
Ils se battaient pour mieux frapper Gilbert. Des grognements de rage et de douleur sortaient de cette masse grouillante que d'autres hommes entouraient, prêts à se ruer, penchés, hurlant, les poings tendus, les yeux fous, attendant, comme les chiens qui n'ont pas de place quand l'animal de chasse est coiffé par les plus audacieux.
Une voix cria:
– Arrière, les lâches! Le laisserez-vous?
En une seconde le faisceau fut rompu. La pelote humaine s'ouvrit. Un corps immobile resta étendu sur la terre.
– C'est pas moi, monsieur Michel! C'est pas moi! Il a voulu me tuer!
C'était Supiat qui s'avançait au-devant du comte de Meximieu. Les autres avaient déjà reformé le cercle, à distance, et, à reculons, lentement l'agrandissaient. Michel de Meximieu accourait. Il écartait les branches, de ses deux bras tendus; il était sans armes, vêtu de son complet bleu de promenade. Et en courant, il comptait, et essayait de reconnaître les bûcherons qui s'effaçaient, et se retiraient derrière les cépées. Le jeune homme, pâle, épuisé par l'effort, ralentit la course, traversa le chantier à peine ouvert, et, repoussant Supiat qui continuait de protester, s'agenouilla près de Gilbert. Le bûcheron avait le visage couvert de sang, et les yeux ouverts, mais fixes.
– Gilbert?.. Est-ce que tu m'entends?
Aucune réponse… Le gilet était en miettes, la chemise déchirée, tachée de boue, rouge par endroits.
Michel se tourna vers Supiat, qui se tenait à distance, l'air affligé. Tous les autres avaient disparu. Le soleil jouait avec l'ombre et le vent.
– Supiat, aidez-moi: emportons-le.
Ils le prirent, Michel par les épaules, et Supiat par les pieds. La tête pendait, et un filet rouge coulait des lèvres sur la barbe fauve, tout emmêlée.
Il fallut une demi-heure pour transporter Gilbert au Pas-du-Loup, qui était assez proche, cependant. Mais l'homme était lourd, et le bois épais.
Le soir était tombé depuis une heure; le médecin, mandé en hâte de Corbigny, venait de sortir de la maison du Pas-du-Loup. Un examen attentif et minutieux du blessé avait révélé, outre de très fortes contusions sur tout le corps, une côte fracturée. «Trois semaines de repos, avait dit le docteur, et vous reprendrez la cognée, mon brave.» L'évanouissement avait duré près d'une heure. Mais à présent, la vie avait reparu dans les yeux du bûcheron. Il parlait; il avait même essayé de rire, ce qui est une forme de l'endurance des pauvres. Seulement, on avait peine à reconnaître le visage régulier de Gilbert Cloquet dans cette masse de chairs tuméfiées et violettes, au-dessous des bandes de toile qui cachaient le front. Entre les paupières gonflées et qui avaient pleuré, les yeux bleus, éclairés par la petite lampe posée sur la cheminée, remuaient lentement; ils regardaient la porte par où Michel de Meximieu, avec le médecin, s'était retiré tout à l'heure, et que secouait le vent, comme une main fréquente; ils regardaient la mère Justamond, qui avait mis pour soigner «son» malade, un tablier de grosse toile, et qui, ayant placé près du feu des pots de différentes tailles, où bouillaient des herbes de l'autre été, songeait, affaissée sur une chaise basse, au pied du lit, la tête dans ses mains; les yeux du blessé regardaient aussi dans le vide, entre le sol et les poutres, rêvant, clairs et tristes.
– Mère Justamond, est-ce que Ravoux n'est pas rentré chez lui? Voilà qu'il est nuit depuis au moins une heure.
– Je n'en sais rien.
– Je voudrais savoir. Il n'est point en retard, d'habitude.
– Le mauvais gars! Après ce qu'il vous a fait, qu'avez-vous besoin de vous inquiéter de lui? Il me fait peur, avec sa figure blanche et sa barbe noire. Enfin, je vas voir, si ça vous plaît. De chez vous chez lui, il n'y a pas loin.
Elle se soulevait sur sa chaise, quand la porte fut loquetée par une main nerveuse, et Ravoux entra. Il arrivait du bois, et n'avait fait que déposer sa cognée à la porte de sa maison. Il enleva sa casquette en apercevant le camarade étendu sur le lit, et, rapidement, il vint jusqu'à l'endroit que la mère Justamond venait de quitter. Sa figure, toujours nerveuse et en fièvre, se contracta en se penchant; ses yeux rencontrèrent le regard de Gilbert.
– Eh bien! le vieux, ils t'ont fait du mal?
– N'y a que l'aubier d'attaqué, répondit Gilbert, le cœur est sauf.
– Tant mieux, vieux! Oh! comme ils ont tapé dur, tout de même!
La femme s'était rencognée dans l'angle de la chambre, et elle demeurait là, immobile comme si elle avait eu peur d'être aperçue. Les deux hommes, habitués à lire dans la physionomie l'un de l'autre, ne prononcèrent pas une parole pendant plusieurs minutes. Puis, le président du «Syndicat des bûcherons et industries similaires de Fonteneilles» tira de la poche de son gilet un petit paquet enveloppé d'un papier de journal. Il le mit sur le drap, à la hauteur des genoux de Gilbert, et le développa avec application. Quand le papier s'ouvrit, des pièces d'argent et de billon se couchèrent en sillon sur le lit.
– Voilà! quand la journée a été faite, il restait la cornière de la coupe, que personne n'avait dans son chantier. Alors au lieu de revenir à cinq heures, je me suis mis, avec trois camarades, à faire ta demi-journée, à toi. Et c'est le prix, à peu près, que tu aurais gagné.
Gilbert accepta, d'un signe.
– Supiat en était?
– Non, mais Lamprière, et deux autres, qui sont des amis à moi… Dis donc, Cloquet, tu ne porteras pas plainte?
Porter plainte! Et les frais? Et l'incertitude des témoignages? Et la certitude des vengeances ensuite? Et désavouer l'effort qu'avait fait autrefois le bûcheron, pour associer les hommes aujourd'hui tournés contre lui? Et puis, sans que Gilbert s'en doutât, l'habitude du pardon des offenses était dans le sang de ses veines, dans le sang qui séchait sur son visage et sa poitrine. Pas un moment il n'avait songé à porter plainte.
Lentement, il tourna sur l'oreiller sa tête douloureuse, faisant signe: «Tu n'as rien à craindre. Je ne ferai pas venir le juge.»
Le visage de Ravoux se détendit quelque peu, et, dans son regard, il y eut une sorte de remerciement et d'attendrissement. Il remerciait pour la cause, pour le parti, sans rien dire; son assurance ordinaire l'avait abandonné. Il savait bien que les syndiqués avaient eu tort de prétendre partager la coupe avec Gilbert, que leur prétention n'était fondée que sur la force. Et il avait honte. Il se rappelait aussi que la lecture de l'appel avait précédé, préparé l'agression contre Gilbert. Et de cela, il ne voulait pas parler.
Gilbert souffrait et la douleur arrêta les mots commencés, trois fois, sur ses lèvres. Enfin il dit, comme ceux auxquels le malheur et le pardon donnent autorité:
– Tu te crois leur chef, et tu ne l'es pas, Ravoux. Tu n'empêches pas grand'chose… Tu laisses faire quand ils sont les plus forts…
– Je sais bien…
– Quant à eux, la plupart, ils n'ont pas, comme toi, leur idée tournée vers le métier; ils ne veulent que le désordre et le pillage; depuis que je les connais, ils ont plutôt empiré…
– Dis pas ça, Cloquet, nos affaires vont bien. Nous avons fait un bon pas.
– Possible, Ravoux, mais c'est les cœurs qui vont mal… La fraternité n'est pas venue: moi, je l'attendais…
Ravoux saisit le thème qu'on lui offrait. Il oublia un moment le blessé. Il fit des phrases de réunions.
– Tu ne vois donc que les imperfections de l'organisation prolétarienne? Ah! c'est simple! C'est vite dit!.. Mais il faut faire crédit aux forces jeunes, mon cher! L'avenir apprendra toute la rigueur du droit à ces hommes qui ignorent tout; l'avenir les fera libres, en les faisant intelligents…
Gilbert l'arrêta en levant le bras.
– Blague pas, Ravoux! Tu parles toujours d'avenir quand tu es embarrassé. Moi, je te dis qu'ils n'apprendront pas grand'chose, s'ils n'ont encore rien appris. Est-ce que ça sera l'instituteur qui leur enseignera la justice? Ils ont tous passé par ses mains. Est-ce que ça sera le curé? On sait bien que le temps des curés est passé. Est-ce que ça sera le journal? Ils le lisent tous les jours. Est-ce que ça sera toi? Allons donc!
L'épaule se souleva dans le lit, malgré la douleur. La voix de Gilbert devint faible et sifflante.
– Je te dis mon chagrin, Ravoux, ma pensée sur les camarades. C'est bien le moins, puisque je ne porterai pas plainte… Eh bien! ils n'ont pas de quoi vivre…
– C'est vrai!
– Et toi non plus! Pas de quoi vivre!
Ravoux crut que Gilbert délirait et qu'il parlait du pain quotidien. Mais Gilbert voulait parler des cœurs et des esprits, qui n'avaient point leur subsistance, et point de provisions pour la vie. Ils ne se comprenaient pas.
Le visiteur profita d'un moment où le blessé fermait les paupières. Il s'en alla, faisant, avec ses gros sabots, le moins de bruit possible. La mère Justamond ranima le feu, fit bouillir ses tisanes, les filtra, les sucra, et, maternellement, servit le remède infaillible à son voisin, épuisé et incapable de sommeil.
La nuit commençait à devenir la grande nuit, où les hommes laissent à l'ombre toute la puissance. Des enfants appelaient, ou venaient gratter à la porte. La mère Justamond les entendait, même quand ils ne faisaient que penser, groupés autour du foyer: «La mère n'est pas là! Comme elle est longtemps chez Cloquet!»
Quand elle crut avoir rempli tout son devoir d'infirmière, elle considéra, un long moment, le blessé qui respirait difficilement, à cause de la côte brisée et de l'appareil qui sanglait la poitrine. Elle crut qu'il dormait parce qu'il fermait les yeux. Puis elle sortit, après avoir baissé la mèche de la lampe.
Gilbert demeura seul. Il ne dormait pas. Il pensait à sa femme, qui avait incomplètement élevé l'enfant; à Marie, qui s'était montrée très ingrate le matin, et qu'il avait défendu qu'on allât chercher; aux compagnons qui l'avaient frappé, lui, leur ami de la première heure et leur ancien, et il répétait tout bas, entre ses draps rugueux, divisés en grosses cassures, comme de la glace qui fond sur un pré:
– Non! Ils n'ont pas de quoi vivre!
Un espace de temps qu'il ne put mesurer s'écoula. Une voix douce, jeune, glissa par la fente de la porte. Toute la forêt se taisait. Et les mots vinrent. Le passant avait vu de la lumière par les fentes du volet.
– Monsieur Cloquet, si vous ne dormez pas, comment allez-vous?
– Mal, mon garçon. Qui es-tu donc? Tu peux entrer.
La voix, plus basse, reprit:
– Non, je n'entre pas, à cause de Ravoux. Mais je suis avec vous, monsieur Cloquet.
Un pas s'éloigna, léger, et se perdit.
Gilbert pensa que celui qui était venu était peut-être le fils de Méhaut l'ancien tuilier, un jeune homme qui avait du cœur, on le voyait à sa mine; à moins que ce ne fût Étienne Justamond, un joli brin d'adolescent, doux en paroles, et qui saluait le bûcheron, les soirs, comme un ami.
C'était peut-être encore Jean-Jean, celui qui était descendu de la forêt de Montreuillon, en sifflant. Le blessé ne put deviner. Mais, si petite que soit la consolation, elle berce. Gilbert dormit bientôt; la nuit passa.
IV
LA VAUCREUSE
Le soleil de la fin de mars est déjà vif, quand la brume cède. Elle s'était dissipée avant midi. Deux heures venaient de sonner. Sur la route qui va de Fonteneilles à Crux-la-Ville, montant d'abord, puis descendant pour remonter en pente douce la grande courbe de terre que couronnent la forêt de Tronçay et celle de Crux, la jument alezane, attelée à la Victoria de Michel de Meximieu, trottait vite, excitée par l'odeur des sèves en mouvement. Le sang résineux coulait des bourgeons, encore clos, des hêtres et des chênes. Il mettait des lueurs de pourpre sur les houles boisées qu'on domine vers la gauche en passant auprès de la Vigie, et qui n'ont, comme l'Océan, d'autre limite que l'horizon. Le général et son fils, assis l'un près de l'autre, la tête levée et baignée dans l'air léger de ce premier printemps, se taisaient, chacun songeant son rêve, et suivant des yeux les troupes de linots levées au bord du chemin, ou les pies affairées et qui portaient, en travers du bec, la charpente du nid. Ils allaient chez les Jacquemin, à la Vaucreuse. Bientôt, le paysage changea; ils entrèrent dans la vallée de l'Aron, prés immenses, peupliers, solitude et richesse aux deux côtés d'un ruisseau. Par le couloir de la vallée, on voyait l'herbe drue et déjà moirée par le vent, en arrière jusqu'aux gorges qui montent vers la source, et en avant jusqu'au point où le brouillard bleu, confondant les herbages, la rivière et les arbres, tourne avec eux pour rejoindre le canal du Nivernais.
La voiture, ayant quitté la route, suivait un chemin parallèle à l'Aron, puis une avenue longue au milieu des prés. Elle s'arrêta devant un château du XVIIIe siècle, tout blanc. La construction n'était pas imposante comme celle de Fonteneilles. La Vaucreuse avait un grand perron en fer à cheval, un rez-de-chaussée surélevé, un étage, une frise et des toits d'ardoise percés de deux lucarnes seulement. Du côté droit, un pavillon bas, à grosse calotte mansarde, rappelait l'ancienne demeure qu'avait remplacée, en 1760, la Vaucreuse nouvelle.
C'est là, dans cette terre familiale, que s'était retiré le lieutenant Jacquemin, lorsque, en 1891, il avait donné sa démission. Il avait alors trente-deux ans. Il amenait avec lui, à la Vaucreuse, sa femme et une petite fille de quatre ans, Antoinette. Très peu de temps après, et à peine remis de cette terrible secousse d'une carrière qui se brise, il perdait madame Jacquemin, emportée par une attaque de grippe infectieuse, en pleine jeunesse, en pleine beauté. Et il ne lui restait que l'enfant. Heureusement, celle-ci appartenait à l'espèce nombreuse des êtres consolateurs, par qui le monde peut supporter sa peine, qui comprennent la douleur avant d'avoir souffert, qui la devinent partout où elle est, la commandent silencieusement, et, ne pouvant la détruire, la tiennent sous leur charme, comme une bête dont la cruauté n'a plus de pouvoir que loin d'eux. Antoinette avait sauvé du désespoir son père trop durement éprouvé. En grandissant, elle était devenue la confidente, l'amie, le guide même de cet homme, qui avait conservé toute la vigueur de ton et, en apparence, toute l'énergie d'autrefois, mais dont l'esprit s'égarait, dès qu'on lui rappelait les deux bonheurs disparus: la jeune femme morte ou l'armée délaissée. Ces souvenirs-là, Antoinette seule pouvait les évoquer. Elle savait la manière. Mais aucun étranger ne devait faire allusion à ce passé douloureux. Elle y veillait, elle était toujours là, elle faisant un signe: «Taisez-vous! ne parlez pas de ces choses!» Elle détournait la conversation, ou bien elle s'y jetait, défendant son père, l'écartant du débat, avec une tendresse inquiète, ombrageuse et comme maternelle.
La voiture s'arrêta devant le perron de la Vaucreuse.
M. de Meximieu et Michel attendirent un moment dans une vaste pièce ronde, tendue de cretonne rose, et où la lumière entrait, en trois gerbes énormes, par trois baies ouvrant sur le perron.
– Je suis ému, le croirais-tu, Michel, de revoir Jacquemin! Quinze ans! Il y a quinze ans qu'il était sous mes ordres, au 6e cuirassiers, à Cambrai. Une tête de fer, de sacrées idées de moralisation du soldat, d'apostolat comme il disait, auxquelles j'ai été obligé de couper les ailes, mais bon officier, dur pour lui-même, doux pour le soldat, solide à cheval, solide de toute façon. Il a dû changer, physiquement?
– Je ne crois pas. Un peu épaissi.
– Oui, la campagne Crois-tu qu'il m'en veuille encore d'avoir interrompu sa carrière? Car enfin, malgré moi, par devoir, c'est moi qui ai provoqué sa démission. Il a cru qu'il ne pouvait pas rester… Je ne lui demandais que de céder…
Le général se promenait en se regardant, à gauche, dans les glaces étroites qui séparaient les panneaux de cretonne claire.
La porte du fond s'ouvrit. Un homme entra, râblé, sanguin, rapide d'allure. Il s'avança jusqu'aux deux tiers du salon, et serra, en s'inclinant légèrement, la main qui se tendait vers lui.
– Mon général, vous me voyez confus Je suis en veston et en gros souliers. J'arrive d'une inspection dans mes prés d'embouche.
– Oui, oui, les embouches, un terme du pays;… je me rappelle. Bonjour, Jacquemin! bonjour!.. je suis heureux de vous revoir!
Il retenait dans ses mains la main de l'ancien officier devenu terrien. Il le faisait se déplacer d'un quart de cercle, pour le mettre en pleine lumière. Il était un peu pâle. Il regardait, penché, tournant le dos aux fenêtres, le large visage de M. Jacquemin, que l'émotion avait encore fait rougir.
– C'est bien le même homme: les cheveux en brosse, des yeux noirs sans reproche et sans peur, un nez à la serpe, et la moustache coupée court… Pas beaucoup de poils gris; vous n'avez pas changé, Jacquemin: à peine un peu de poids mort, comme vos bœufs à l'engrais… Ah! pardon, mademoiselle, je ne vous voyais pas…
M. de Meximieu lâchait la main de son hôte, et saluait, d'un air pénétré, Antoinette Jacquemin, qui avait suivi son père, et que Michel avait seul aperçue. Déjà les jeunes s'étaient dit bonjour. L'œil de commandement du général était devenu soudainement l'œil du connaisseur, qui se ferme à moitié, qui caresse avec le regard, et fait le tour, et revient aux mêmes points, plusieurs fois. Cette jeunesse intacte, cette figure fière et fine, ces cheveux de deux ors mêlés, comme avait dit Michel, cette taille longue, et tant d'assurance naturelle…
– J'ai tort de m'étonner… Je ne me suis pas immédiatement souvenu, mais mademoiselle vient de me rappeler que vous avez eu des aïeules parmi les modèles de Latour… Vous êtes de très vieille race: pourquoi diable avez-vous laissé tomber la particule, Jacquemin?
– Mon père l'avait fait, et j'ai continué… Il avait cru que les paysans d'ici l'aimeraient mieux, s'il s'appelait tout bonnement monsieur Jacquemin.
– Et cela lui a servi?
– Non. Quand il s'est présenté aux élections pour le Conseil général, il a été battu comme bourgeois, aux cris de: «A bas le capitalisme!» au lieu d'être battu comme noble, au cris de «A bas la dîme!» Voilà tout.
– Vous devez lui ressembler?
– Beaucoup. Mais asseyez-vous donc, mon général. Là, le grand fauteuil? Non? Vous préférez la chaise, l'habitude de la selle…
– Monsieur Jacquemin se trompe, interrompit Michel. Son père a laissé une réputation d'agronome très entendu, dans toute la Nièvre, et, quoi qu'il en dise, de vraies amitiés parmi les gens du pays. On le savait juste et serviable, et on l'aimait. Les élections ne prouvent rien.
– Évidemment! tout ce qui donne tort à tes rêves humanitaires ne prouve rien. Figurez-vous, Jacquemin, que mon fils défendait, il y a quinze jours, les grévistes qui hurlaient devant moi l'Internationale… devant moi!
– Pardon, j'expliquais, simplement…
Le général s'était tourné vers le fond de la pièce où étaient assis, sur le canapé, Michel et mademoiselle Antoinette Jacquemin. Ce fut une voix toute jeune qui répondit:
– Général, voulez-vous savoir ce que je pense de nos bûcherons?
– Comment donc, mademoiselle!
– Ils me font l'effet d'orphelins de père et de mère. Pas de père pour les diriger…
– Cela ne nous regarde pas.
– Et pas de mère pour les aimer.
– Vous leur en servez, peut-être?
La petite tête fière se pencha, les yeux brillèrent.
– Mais oui, je les aime. Je pourrais aller toute seule, jusqu'au fond de ces bois qui sont là-bas, au delà de la rivière et du coteau que vous voyez par la fenêtre: il n'y aurait pas un seul homme pour m'insulter, et je crois qu'il y en aurait pour me défendre.
– Ah! mademoiselle, ne craignez pas que je vous contredise! Être jolie et avoir dix-huit ans, ce sont de fortes raisons d'optimisme. Je n'ai jamais eu la première, et je n'ai plus la seconde. Vous me pardonnerez… Et vous êtes satisfait de votre installation à la Vaucreuse, Jacquemin?
Le «gentleman farmer» avait croisé les jambes, et considérait silencieusement son ancien chef. Des souvenirs pénibles lui revenaient. Sa physionomie, ferme et froide d'ordinaire, était dure. Le général s'en aperçut et se mit en garde, le corps renversé en arrière, la tête droite, la moustache noire relevée par un demi-sourire que Michel et M. Jacquemin connaissaient.
– Vous êtes satisfait?
– On ne l'est jamais complètement.
– J'entends raconter que vous avez transformé une vallée naturellement très fertile…
– C'est un peu vrai.
– Que les bœufs de la Vaucreuse font prime à la Villette…
– Ailleurs aussi.
– Enfin, que vous réalisez des bénéfices superbes.
– Je ne suis pas le seul.
– Je vous félicite. Fonteneilles n'est pas encore à hauteur.
– Cela viendra, mon général. Votre fils commence très bien. Il faut du temps. Moi, j'ai quinze ans de grade…
Le mot fut dit avec une âpreté qui fit tressauter sur sa chaise M. de Meximieu. La blessure du passé saignait encore. Jacquemin souffrait. Le général penché vers lui, à présent, prêt à se lever et à l'embrasser, prêt à se fâcher s'il y avait lieu, demanda:
– Que voulez-vous dire? Vous regrettez le régiment? En vérité, ce qu'elle est devenue, l'armée, devrait bien diminuer les regrets. Mais, de toute manière, qu'avez-vous à me reprocher? Pouvais-je faire autrement? N'ai-je pas fait mon devoir?
Avant que M. Jacquemin eût le temps de répondre, une main prompte, au fond du salon, esquissa un geste de dénégation.
– Non, général; c'est mon père qui faisait le sien.
Sans même s'apercevoir de la singularité, et presque du ridicule qu'il y avait à discuter une question militaire avec une jeune fille, M. de Meximieu changea d'interlocuteur. Il était offensé. Il avait ce mouvement fébrile des dix doigts, que connaissaient tous les officiers sous ses ordres.
– Vous parlez comme une enfant, mademoiselle. Mais vous ignorez les choses. Je vais vous les dire. Votre père était, au 6e cuirassiers, le meilleur de mes lieutenants, cela est vrai; le plus exact, cela est vrai encore; mais le plus entêté et le plus clérical de tous, cela est vrai aussi. Il professait devant n'importe qui, même devant les hommes, des théories dont, pour ma part, je fais le même cas que de celles d'aujourd'hui.
– Elles sont à l'opposé.
– Peu m'importe. Elles étaient une doctrine. Et je ne veux pas de doctrine, à la caserne; pas de théorie, si ce n'est celle du métier, et pas de prédication, si ce n'est celle du patriotisme. Lui, il prétendait qu'il n'y eût jamais de revue ou de marche le dimanche matin, pour que messieurs les hommes eussent la liberté d'aller aux églises; il aurait voulu de la moralité, des lectures moralisantes, des conférences moralisantes, une caserne-école, en somme!
– Nous l'avons, à ce qu'il paraît.
– Pas encore! Et moi, je ne commande pas une école, je commande des soldats. Je ne leur demande pas d'être des saints ni d'être de mon avis, attendu que je ne leur dis pas ce que je pense. Je leur demande d'obéir, de bien marcher, de n'avoir pas peur. Le reste ne me regarde pas. Je suis de l'ancienne armée, moi, de l'armée qui allait au feu parce que c'était le devoir, qui avait faim, soif, chaud, parce que c'était le devoir, – le devoir, entendez-vous?.. Et ça suffit. C'est pourquoi, quand le lieutenant Jacquemin a fait aux cavaliers, sans permission, une conférence dans le manège, je l'ai averti. Quand il en a fait une seconde au dehors, mais après convocation dans les chambrées, et en tenue, je l'ai mis aux arrêts. Il a réclamé. Le ministre m'a approuvé. J'ai eu le regret de voir Jacquemin donner sa démission, à trente-deux ans, et quitter l'armée. Mais je n'ai jamais eu aucun regret de ce que j'ai fait.
– Eh bien! tant pis, général, car vous auriez dû le regretter une fois au moins.
– A quel moment?
– Il y a quinze jours. Vous vous indigniez d'avoir entendu les grévistes chanter l'Internationale.
– Parbleu! n'est-ce pas infâme?