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Kitabı oku: «Le Blé qui lève», sayfa 7

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– Peut-être ils ne l'auraient pas chantée, si les conférences du lieutenant Jacquemin n'avaient pas été interdites par le colonel de Meximieu.

– Antoinette!.. Mon général, excusez…

– Par vous, qui croyez n'avoir aucune responsabilité dans le désordre des esprits, mais qui devriez faire meâ culpâ, parce que, – je ne suis qu'une enfant, mais je vous le dis, – parce que vous et d'autres, vous avez découragé les officiers comme mon père.

– Antoinette!

Michel se pencha vers elle, et dit tout bas:

– Je vous en prie, mademoiselle!

Mademoiselle Jacquemin se tut, frémissante, la poitrine encore soulevée par l'émotion. Très vite son joli visage perdit de sa colère. Elle eut un demi-sourire, qui s'adressait à Michel, et qui disait: «C'est pour vous que je cesse de défendre mon père contre le vôtre.» Le général ne la regardait plus. Il regardait Jacquemin. Celui-ci, enfoncé dans son fauteuil, les bras raidis le long du corps, fermait les yeux, comme un homme qui souffre cruellement, et qui ne veut pas le laisser voir. Entre ses cils, deux larmes coulaient. Il les sentit tout à coup, chaudes sur ses joues, et porta la main à son visage. Mais cette main, tout humide, M. de Meximieu la prit. Les deux hommes se trouvèrent debout, l'un devant l'autre.

– Jacquemin, je n'ai pas cessé un jour de vous regretter, mon ami! Nous n'avons pas la même conception de l'armée. Je suis d'une autre génération: mais l'estime, vous savez, l'affection, l'admiration même, rien n'a changé! Rien!

Ils se regardèrent encore, silencieusement. Les mains se séparèrent.

– Je n'aurais pas dû rappeler ce souvenir-là, si j'étais un homme habile, comme on le prétend, car j'ai un service à vous demander, un grand…

– Tant mieux, mon général; si je puis vous le rendre…

– Vous le pouvez.

– Alors, dites.

M. de Meximieu regarda Michel et Antoinette.

– Dehors, si vous voulez; les enfants nous suivront.

Le sable devant le perron, la longue prairie en pente, le filet bleu de l'Aron, la colline herbeuse qui remontait au delà, tout vibrait rajeuni dans la lumière neuve. Le général passa le premier. A la moitié du perron, Antoinette le rejoignit, et, se penchant, parlant bas:

– Général, vous me pardonnez, n'est-ce pas? J'ai été vive. Je suis tellement pétrie de cette histoire de démission, notre thème de conversation de tous les jours…

– Vous êtes une brave; vous êtes de sang militaire; ne vous excusez pas: cela me plaît.

Elle se mit à rire, tournant un peu la tête par-dessus son épaule, pour qu'on vît bien, en arrière, que tout était fini.

– Et puis, général, s'il faut tout vous dire, j'ai parlé parce que lui, il ne peut pas parler de cette chose-là devant d'autres que moi: cela lui fait du mal… Allons, père, je vous laisse causer avec monsieur de Meximieu. Nous prenons le chemin de la Garenne, n'est-ce pas?

Par l'allée sablée, ratissée, nette comme un rayon entre les prés, le général et M. Jacquemin prirent les devants, M. de Meximieu à droite, faisant de grands gestes, interrogeant, se penchant, et parfois, d'un coup de canne, étêtant une touffe de pissenlits poussée au bord de l'allée; M. Jacquemin, moins haut que lui, massif et peu prodigue de gestes: on voyait seulement, de temps en temps, sa tête carrée, coiffée d'un chapeau mou, et qui disait non, ou qui disait oui.

A cinquante mètres en arrière, Michel interrogeait, lui aussi, cette petite Antoinette Jacquemin, dont le soleil, l'air et l'herbe à présent, comme une grande marge claire autour d'une sanguine, enveloppaient la jeunesse. Elle n'avait pas d'ombrelle. Elle n'avait pas de manteau. Elle souriait aux choses, à cause de l'âme qu'elles ont quand elles sont aimées. Elle les désignait de la main: la garenne, un gros bouquet d'ormes et de chênes en avant, la rivière, l'étang, les lointains de la ferme, les lointains de Marmantray.

– Vous aimez comme moi ce pays-ci, n'est-ce pas?

– Profondément, mademoiselle.

– Moi, je suis folle de ses prés.

– Moi, de ses forêts.

– Moi, de sa clarté.

– Moi, de sa solitude.

– Jeanne qui rit et Jean qui pleure, alors? Est-ce que vous êtes vraiment Jean qui pleure?

– Assez souvent.

– Ici, c'est défendu. Je n'ai pas la permission de rêver, comme on prétend que font les jeunes filles. J'aurais encore moins celle de m'abandonner à la mélancolie, à supposer que j'en fusse tentée. Il y a quelqu'un, à la Vaucreuse, qui a le droit d'être triste, lui, et qui souffrirait trop. Je suis la joie, par devoir, je suis la distraction, l'oubli, le présent et l'avenir en lutte continuelle contre le passé…

– Ce doit être difficile!

Elle réfléchit une seconde, et répondit sérieusement:

– Non, comme tout ce qu'on fait par amour, c'est facile… Vous devinez ce que je veux dire: mon père, s'il était seul, aurait des idées noires. Son régiment… sa carrière brisée… les soucis d'affaires, les souvenirs… Je me suis mêlée tout à l'heure à une conversation entre votre père et le mien. J'ai eu l'air de sortir de mon rôle. Vous l'avez cru, n'est-ce pas?

– Qu'en savez-vous?

– Eh bien! non, j'y restais. Je suis chargée de veiller aux souvenirs, je les empêche d'approcher, et, quand je ne peux pas les prévenir, je les discute, et je les chasse…

Elle soupira; elle leva la tête, et les rayons du jour frissonnèrent sur ses cheveux comme sur des avoines qui plient.

– Pourtant, à vous dire vrai, j'aurais besoin d'être aidée, quelquefois. Savez-vous ce qui nous manque, dans notre coin de la Nièvre? Des voisinages. Des châteaux, il y en a, mais les châtelains ne résident point; deux mois, trois mois, c'est le plus; ils n'ont le temps que de s'aimer eux-mêmes dans le pays: mais aimer le pays, en être aimé, voilà la vraie vie. Ils ne l'ont pas.

– Vous dites bien cela!

– Vous trouvez? Je vous assure que je n'ai pas de mal à trouver la définition d'une vie qui est la nôtre, la vôtre aussi… Et ceux qui ne vivent pas de la sorte ne sont un appui pour personne, ni pour rien… Mais, regardez donc, et dites-moi si vous n'êtes pas de mon avis? Je commence à penser que mon père a une conversation tout à fait importante avec monsieur de Meximieu? Il s'arrête pour réfuter un argument: je le devine, parce qu'il tire sa moustache. C'est sa manière à lui d'affirmer: «Donc, monsieur; par conséquent, monsieur…»

– Ils repartent…

– Oui, mais le voici qui se détourne en marchant, et pas pour nous regarder: il montre du bras la forêt, ce qu'on peut en voir, quelques cimes de chênes… Je vous demande pardon d'être indiscrète; je suis une toute petite femme, mais j'ai déjà tous les défauts que j'aurai quand je serai grande: est-ce que vous pouvez me dire le grand service que monsieur de Meximieu demande à mon père?

– J'ignore absolument, mademoiselle.

– Il ne vous dit rien!

– Hélas!

– Moi, d'ordinaire, on me dit tout. C'est ce qui m'enrage aujourd'hui: je ne sais pas… Oh! mon père me racontera tout ce soir… Le vôtre fera de même pour vous, j'en suis sûre… Tiens! ils prennent le petit sentier qui tourne dans la garenne… On ne les voit plus… Mais, j'y pense, monsieur, je me plains de ne pas avoir de voisinage: vous pourriez résoudre la question.

– Et comment?

Cette fois, le rire jeune, spontané, plus vite que la raison, le rire sans fêlure s'éparpilla dans le jour.

– Mariez-vous! Vous amènerez votre femme à la Vaucreuse. Elle sera mon amie. Nous voisinerons. Est-ce trouvé?

Antoinette Jacquemin vit que Michel ne riait pas, qu'il se taisait et laissait errer ses yeux sur les lointains de Marmantray. Sa sensibilité exercée, l'habitude qu'elle avait de vivre auprès d'une souffrance, l'avaient rendue clairvoyante. Elle comprit qu'elle n'avait pas blessé; qu'elle avait seulement, sans le vouloir, passé près d'un secret douloureux. Tout son être s'émut. Elle s'arrêta, comme avaient fait tout à l'heure M. de Meximieu et M. Jacquemin, et presque à la même place.

– Regardez-moi! dit-elle.

Il avait devant lui un visage d'enfant déjà maternel par la compassion, levé par la plus pure des tendresses, des yeux exercés à lire et à plaindre, et dont le regard plongeait si profondément dans l'âme, que Michel se sentit deviné. Lui, si peu expansif, obligé par la vie à se passer de confident, il fut incapable de réagir contre l'émotion, ou seulement de la taire. Il dit, sans cesser de regarder Antoinette Jacquemin:

– C'est vrai, je suis très malheureux.

– Depuis longtemps?

– Depuis toujours.

Elle joignit les mains, et la fine tête blonde fit un signe de pitié.

– Moi qui suis tant aimée ici, et qui, cependant, me suis souvent plainte!

Ses yeux se levèrent du côté de la ferme.

– Alors, ce que je disais en plaisantant, c'est plus vrai que je ne pensais. Quand vous serez marié, tant de choses s'oublieront! Laissez-moi vous parler comme j'ai l'habitude de faire. Il me semble, à moi, que vous n'êtes pas un triste: vous n'êtes qu'un homme qui souffre. La peine vient et elle s'efface. Une femme l'empêchera d'approcher, puisqu'une enfant y réussit: je le vois depuis que j'ai l'âge de comprendre.

Michel hésita un moment. Tant de sincérité, tant de sûreté évidente, et une secrète espérance de consolation l'entraînèrent. Ce fut un élan de jeunesse à l'appel d'une autre jeunesse.

– Je ne suis pas de ceux qui peuvent plaire, dit Michel.

Il rougit de l'aveu. Antoinette eut un regard de haut en bas et de bas en haut, et elle répondit, avec un grand air sérieux:

– Pourquoi dites-vous cela? En toute vérité, vous vous jugez mal, et vous nous calomniez. La plupart des femmes sont comme moi, je suppose, moins sensibles à la beauté des traits, chez un homme, qu'à l'âme qui est dessous, et un visage ne déplaît jamais, quand on y devine beaucoup d'énergie et de droiture.

Il lui tendit la main.

– Merci… Vous avez l'habitude de consoler, mademoiselle, je le vois… Mais il faudrait que ce que vous me dites me fût répété, pour que j'y pusse croire. On m'a trop dit le contraire…

– S'il ne faut que cela, je vous le répéterai!

– Nous nous voyons tous les deux ou trois mois. Vous aurez le temps d'oublier!

– Je n'oublie jamais. J'irai vous le dire, jusqu'à Fonteneilles s'il le faut! Je suis très libre à la Vaucreuse.

Elle riait maintenant. Ils s'étaient remis à marcher dans le soleil clair. Ils allaient vite. Ils retrouvèrent, à la sortie du bosquet, le général et M. Jacquemin. Les deux hommes étaient d'accord. Il suffisait, pour en avoir la certitude, de voir la détente physique qui s'était produite chez l'un et chez l'autre, l'abandon, l'espèce de lassitude qui suit un entretien mouvementé.

Mais une nuance d'embarras survivait à l'accord. Antoinette, trop jeune pour tout observer, ne vit, dans l'expression joyeuse de son père, venu au-devant d'elle et subitement épanoui en l'apercevant, qu'un témoignage nouveau d'une tendresse et d'un orgueil paternel qui s'exprimaient chaque jour de mille manières. Mais Michel fut troublé, quand M. Jacquemin lui prit les deux mains et lui dit, d'un ton brusque et pénétré:

– Mon cher voisin, je vous demande pardon de vous avoir un peu délaissé aujourd'hui; vous étiez, en arrière, plus gaiement qu'entre nous deux; mais je tiens à vous dire que vous avez eu, à Fonteneilles, une influence heureuse. Vous êtes un homme de bien, et un homme de progrès.

– J'espère continuer, dit Michel.

M. Jacquemin tressaillit, et son regard exprima une surprise.

– Assurément, mon cher ami, vous resterez ce que vous êtes… Je n'en doute pas.

Les quatre promeneurs tournèrent autour de la garenne, et revinrent au château par une allée qui montait à flanc de coteau, passait entre des groupes de chênes, et redescendait vers la Vaucreuse. On causait d'agriculture, d'élevage, de chasse. M. de Meximieu était distrait. Devant le perron du château, il prit congé de ses hôtes; sa gravité contrastait avec sa manière habituelle, fringante au départ, d'une cordialité hautaine et souvent spirituelle.

Le retour fut silencieux. Le général était attendu à Fonteneilles par le marchand de bois auquel il avait cédé les coupes de l'année. Il régla ses comptes avec lui, reçut la somme promise, resta quelque temps seul, et, vers cinq heures, sonna le valet de chambre.

– Allez prévenir monsieur le comte que je l'attends au fumoir.

Le fumoir était une vaste pièce, tendue de vieux damas vert, et qui occupait, avec la salle à manger, l'extrémité sud du château. Les fenêtres ouvraient, deux sur la forêt, deux sur l'avenue et sur les champs étagés vers le bourg. C'est de ce côté, près des vitres par où filtrait le jour tombant, que le général se tenait, assis devant une table chargée de dossiers et de lettres, quand Michel entra.

– Assieds-toi, mon ami, j'ai à te parler. C'est même d'une affaire importante.

Le jeune homme s'assit, face au jour.

– Michel, je vends Fonteneilles!

– Vous vendez!.. Fonteneilles!.. vous?..

– Je t'ai dit de t'asseoir et tu t'es relevé. Assieds-toi, et écoute. Je ne le mets pas en vente; je le vends; ce n'est pas la même chose. Je l'ai même vendu… Ne m'interromps pas!

– Mais, je ne puis pas ne pas vous interrompre: c'est indigne!

Michel était pâle, et ses deux mains tendues serraient le bois de la table.

– Indigne! qu'est-ce que je vais devenir?

– En effet, c'est une question. Je m'y attendais. Nous y viendrons tout à l'heure. Mais, écoute-moi… Écoute-moi donc! Et ne pâlis pas comme tu fais!.. Est-ce à un homme que je parle? ou à un enfant?

Une voix mâle répondit, et la fenêtre elle-même vibra sous le choc des mots.

– A un enfant, mon père, qui souffre, et qui a déjà beaucoup souffert par vous!

Épuisé par la contrainte qu'il s'imposait pour ne pas crier toute sa douleur, Michel se renversa sur un fauteuil, et baissa la tête.

C'était bien l'enfant qui souffrait, et l'homme qui se taisait.

M. de Meximieu avait pris dans la poche de son gilet un monocle sans cordon, qu'il mettait toutes les fois que, dans une discussion, il avait besoin d'une diversion et d'un moment de répit. Les muscles de l'arcade sourcilière gauche se nouèrent autour du verre, l'œil droit resta large ouvert, et la physionomie du vieux gentilhomme se modifia entièrement. Une ironie contenue, la politesse élégante et méprisante d'un diplomate en qui vivait l'expérience d'une race, aiguisa et tira en hauteur les rides du masque militaire. Sous l'homme de commandement, un autre homme apparut, qui n'avait que de rares emplois, mais qui les remplissait naturellement.

– Mon cher, dit-il avec une lenteur voulue, tu juges ce qui était avant toi. C'est une cause d'erreur dans la vie. La situation qui m'est faite a des causes anciennes. Mon père a laissé des dettes. La terre de Fonteneilles est hypothéquée.

– Je le savais.

– Tu le savais, mais tu croyais que les dettes étaient les miennes. Eh bien! non: celles-là sont d'héritage… Il y a, en second lieu, ta mère;… je l'ai épousée sans fortune.

– Et vous le rappelez?

– Je te le rappelle à toi, parce que, précisément, je ne puis pas lui reprocher ses dépenses, j'aurais l'air d'un goujat; ni lui refuser l'argent qu'elle demande. Or elle en demande beaucoup. Nous avons une vie stupide et intangible. Le monde nous tient. Je veux dire qu'il me tient par ta mère. Et il ne lâche pas.

Le général frappa de la main gauche une liasse de papiers.

– Voici mes comptes. Il en résulte que je suis aux trois quarts ruiné… Ne t'écrie pas! Ne lève pas les bras!.. C'est un fait… J'ai eu ma part dans ce résultat. Je vais te dire quelle elle est… Tu supposerais mille choses, si je ne m'accusais pas.

– Non: cela suffit.

– Tu supposerais le jeu? Tu aurais tort. J'ai payé, çà et là, des dettes de lieutenant, ou de sous-officier, mais je ne joue pas. Le jeu ne compte pas dans ma vie. Les femmes? très peu.

– Je vous en prie! Je ne vous demande pas de confidences!

– Je te les offre. Ah! mon cher, nous nous expliquons à fond, une fois, et je dis tout… Quelle a été ma grosse dépense personnelle? Je puis répondre: service du roi, ou de la patrie, c'est la même chose; table de colonel; chasses de colonel; réceptions de général; appui discret donné à des ménages d'officiers pauvres, le métier, la carrière, la charge. Prodigue dans l'emploi; c'est une tradition chez les Meximieu. Ils s'y ruinent.

– Ils en meurent.

– Non. Il me reste ma solde, et quelques rentes, juste de quoi vivre.

– Et à moi, que me reste-t-il? A solliciter une place d'assureur, n'est-ce pas? Avec vos relations et mon nom, je réussirai peut-être. «Le comte Michel de Meximieu, sous-inspecteur d'assurances.» Cela fera très bien, n'est-ce pas? Je ne puis pas m'empêcher de vous juger, mon père! M'avoir laissé me préparer à un métier, m'avoir fait entrevoir que Fonteneilles était mon bien et ma vie, et, après cinq ans d'effort, tout briser, subitement, c'est une faute, et une faute cruelle.

– Elle l'est pour moi, tout d'abord. Et puis, c'est vite dit, une faute. Un malheur serait plus vrai. Je ne trouve pas que ma conscience soit engagée.

– Moi, si.

– Toujours le même! Tu exagères les commandements de Dieu, mon ami. Il y en a assez de huit.

– Dix, mon père.

– C'est possible. Aucun ne défend de vendre ses terres. D'ailleurs, Jacquemin m'a promis le secret le plus absolu, même vis-à-vis de sa fille; et nous sommes convenus que je puis reprendre ma parole jusqu'à la fin de l'année, lui restant engagé, en tout cas, si je le veux. Est-ce qu'on sait? Il peut m'arriver, d'ici la fin de l'année…

– Il n'arrivera rien, que des créanciers. Et je vous demande encore: dans cette ruine, qu'est-ce que vous faites de moi? J'ai vingt-six ans. Je suis agriculteur. Que me proposez-vous?

– Une seule chose: venir habiter avec ta mère et moi.

– A Paris?

– Sans doute.

– Pour n'y rien faire? Merci. J'ai l'habitude de travailler. Je n'accepte pas. Je ne puis pas accepter.

M. de Meximieu avait laissé tomber son monocle. Il était ému, gêné, humilié secrètement. Du bout des doigts, il effaça la buée qui s'était amassée sur la vitre de la fenêtre, et regarda du côté de l'avenue, comme si une voiture arrivait. Mais la solitude était complète. L'ombre confondait les prairies, les champs, les limites, et il n'y avait plus que deux royaumes, où elle régnait inégalement, la terre toute soumise à son pouvoir, et le ciel où un peu de lumière la combattait encore. Il dit sans se détourner, d'une voix dont l'orgueil faiblissait:

– Que veux-tu, je n'ai pas mieux à t'offrir, en ce moment. Le plus dur, dans les ruines, c'est d'être obligé de les avouer. Je l'ai fait deux fois aujourd'hui.

Pendant plusieurs minutes, M. de Meximieu et Michel demeurèrent silencieux. Ils songeaient. Les projets s'édifiaient et s'écroulaient l'un après l'autre; le tumulte des pensées, des reproches, des questions inutiles, des plaintes désespérées, continuait dans les âmes le dialogue rompu. Les larmes, dont c'était l'heure de venir, après la colère et après l'ironie, commençaient à monter du fond de ces cœurs violents. Mais il ne fallait pas qu'elles fussent même devinées. Tout le passé le défendait. Le fauteuil de Michel remua dans les ténèbres. Le général crut que son fils allait discuter de nouveau. Il n'en fut rien Michel s'était levé. Il demanda, d'une voix calmée, presque sa voix habituelle:

– Croyez-vous que ma mère consentirait à vivre ici? Vous n'avez plus que deux ans avant la retraite… Nous garderions le château et un peu de terre…

Trois mots furent la réponse de M. de Meximieu:

– Mon pauvre ami!

Un des deux hommes sortit du fumoir. On ne le retint pas. L'autre resta devant la table de travail, mais il oublia, jusqu'à l'heure du dîner, de faire apporter une lampe.

A sept heures, le valet de chambre vint prévenir que le dîner était servi, et que M. le comte, souffrant, ne descendrait pas.

Le lendemain, dès le matin, le général regagnait Paris.

V
LE RECOURS EN GRACE

Michel avait, dans la nuit même, écrit à sa mère une longue lettre, qui commençait par des cris de douleur, et qui, à mesure que la forte écriture couvrait les feuilles de papier, s'attendrissait, devenait suppliante, et laissait même percer l'espoir. Il l'avait relue, et avait ajouté ce post-scriptum: «Ne me répondez pas, réfléchissez à tout ce que je viens de dire; j'irai, dans quelques jours, vous embrasser, vous demander la réponse, vous remercier.»

Pendant la première semaine d'avril, l'espérance ne cessa de grandir. Elle suivait Michel à travers les champs. Car il fallait courir d'un bout du domaine à l'autre. On labourait des jachères; on semait le maïs, le trèfle, le sainfoin; on commençait à couper, sur la hauteur, le long de la route de Fonteneilles, les premiers arpents de seigle vert; près des étangs de Vaux, on roulait une prairie nouvelle, et partout, dans les herbages anciens, il fallait veiller au débit des fossés, des canaux, des rigoles, que le printemps gonflait d'eau vive, et dont les bords s'empanachaient déjà, dans le soleil, de touffes de menthe, de pimprenelle et de ciguë. La sève débordait; la terre s'ouvrait; les chiens hurlaient la nuit, au passage des bêtes toutes levées dans les bois; le Grollier avait pris un chapeau de paille; on avait aperçu, dans une chenevière, Gilbert Cloquet à moitié valide, reprenant goût au travail et bêchant d'une seule main; les filles qui gardaient les vaches, quand elles répondaient au bonjour lancé par-dessus les traces, avaient une étoile dans les yeux. Comment ne pas espérer? «Si je puis décider ma mère, quand elle aura dit oui, à passer trois jours à Fonteneilles, elle sera émerveillée. Elle est artiste! Et surtout elle est bonne; elle aura pitié de moi, et du domaine qui est à nous depuis plus de trois siècles, et des habitants de Fonteneilles, qui ne sont pas parfaits, mais qui vaudraient moins si nous n'étions pas là. Je lui donnerai un délai, si elle le veut, pour quitter Paris et venir s'installer ici: le milieu de l'été, le milieu de l'automne… Elle viendra!..»

Le 9 avril, qui était le lundi saint, Michel partait pour Paris. Dans le filet du compartiment, en face de lui, il emportait une valise, le carton où dormait le chapeau de soie inconnu à Fonteneilles, et un grand plan, roulé et enveloppé, du domaine, «pour discuter et expliquer les choses, s'il y a besoin». Il se réjouissait toujours, et des semaines à l'avance, de ces excursions à Paris, trois ou quatre fois par an. Mais cette fois, au plaisir de retrouver des relations agréables, des amis d'enfance, et toute une élégance de vie qu'il aimait depuis bien plus longtemps, se mêlait une émotion qui le tint éveillé et frémissant tout le long de la route. A la gare de Lyon, il sauta dans un taximètre, et dit au cocher: «Allez bon train; je suis attendu.» Il n'était pas attendu; il n'avait pas écrit de nouveau; il doutait que sa mère fût à la maison à trois heures et demie de l'après-midi.

Elle était chez elle. A peine entré dans l'appartement de l'avenue Kléber, il entendit une voix connue, une voix fine qui disait:

– Mais, je le crois bien! Comment, c'est lui?.. Michel?

Trois secondes après, une porte s'ouvrait; madame de Meximieu accourait au-devant du voyageur, attirait à elle la grosse tête qu'elle avait prise à deux mains, et l'embrassait, et la réembrassait.

– Bonjour, mon adoré! Ah! que je suis contente de te revoir! Depuis Noël, songe donc! Ton père n'est pas rentré… Mais il sera ici à sept heures… Nous dînons en ville… Que je suis heureuse de t'avoir!.. Viens dans ma chambre…

Elle le prit par la main; elle l'entraîna dans la chambre tendue d'étoffe crème à bouquets Pompadour, et claire de toute la lumière de l'avenue.

– Tu as bonne mine!.. Le voyage ne t'a pas fatigué?.. Non. Alors, tu peux veiller ce soir? Sais-tu ce qu'il faut faire? je vais donner un coup de téléphone et prévenir les Virlet que je t'amène: ce sont des amis intimes que tu ne connais pas… Ils seront enchantés… C'est dit, n'est-ce pas?

Il s'était assis à côté d'elle; il la laissait parler; il trouvait doux qu'on s'occupât de lui. Et il la voyait avec tant de plaisir, animée, gaie, si jeune encore…

Ce ne fut qu'au bout d'une demi-heure qu'il demanda presque sans trembler, comme une chose dont l'heure est venue et sonne dans le premier silence:

– Et ma grande question, y avez-vous songé?

Madame de Meximieu leva la main et l'agita, comme pour effaroucher les mots qui passaient, et les disperser.

– N'en parlons pas à présent. Comme toutes les choses sérieuses, il faut traiter celle-là le plus tard possible… Oui, j'y ai songé. Ton père m'a raconté votre… entretien. Puis, il m'a laissée libre de faire ce que je voudrais.

– Tant mieux!

– Ne dis pas «tant mieux», mon petit. Je ne sais pas… Cela dépend un peu de toi.

– De moi?

Elle eut un sourire maternel.

– Oui, je t'expliquerai. J'ai peut-être trouvé quelque chose. Ne me fais pas parler à présent. Je te donne rendez-vous… Quand pars-tu?

– Après-demain soir.

– Eh bien! après-demain à trois heures. Cela va?

Elle l'embrassa encore, et ils se séparèrent.

Le soir, Michel dîna chez les Virlet, avec M. de Meximieu qui ne manifesta aucun ressentiment des scènes violentes de Fonteneilles; avec sa mère, qui se montrait, pour son fils, plus tendre, plus prévenante encore qu'autrefois. Le mardi, il fit des courses et des visites. Le mercredi matin il se rendit à la Villette, et passa plusieurs heures à voir les arrivages de bœufs, et à causer avec des éleveurs et des marchands qu'il savait devoir rencontrer là. Il fallait s'informer de l'état du marché, en France et en Belgique; acheter quelques bêtes; renouer des relations commerciales qui seraient utiles, si on gardait Fonteneilles; être, jusqu'au bout, de sa profession, et préparer l'avenir, le sien ou celui d'un autre. Assez tard, il déjeuna au restaurant Dagorno, rue d'Allemagne, où se réunissent les propriétaires, les gros fermiers, les marchands de la vallée d'Auge et de plusieurs provinces de France. Puis, comme il n'était que deux heures quand il se retrouva devant les magasins du Printemps, il résolut de faire à pied la dernière partie du trajet.

Dès qu'il fut seul dans la foule, et qu'il commença de marcher vers le quartier de l'Étoile, l'inquiétude, à grand'peine écartée jusque-là, le ressaisit… Dans quelques minutes, c'était sa vie qui serait décidée. Toutes sortes de pressentiments sombres l'enveloppèrent et l'accablèrent. Il n'aurait pas pu expliquer pourquoi. Il se débattait contre eux. Il tâchait de se rappeler des mots de sa mère, des regards, des attentions, et de prévoir ce qu'elle avait décidé. Misérable jeu! Volonté d'illusion! Il le sentait bien. Et alors, il se répétait à lui-même, comme l'unique argument sans réplique: «Elle est bonne, heureusement, très bonne.»

Madame de Meximieu n'était pas, en effet, sans bonté. Ses amies mêmes disaient: «Marguerite a beaucoup de cœur, au fond.» Et elles citaient des visites qu'elle leur avait faites, dans les occasions douloureuses; elles rappelaient d'elle des mots bien dits, faits pour avoir une fortune dans les cœurs tristes, et dans le monde; elles racontaient l'histoire d'un cocher de fiacre, tombé de son siège dans la rue, l'hiver, pauvre diable d'alcoolique, frappé d'une attaque d'apoplexie, et que madame de Meximieu, – la cliente qui se trouvait dans le fiacre, – avait aidé à relever, avait fait transporter à la plus prochaine pharmacie, et avait soigné elle-même, «oui, ma chère, elle-même, pendant une heure et demie! Le pharmacien, – qu'elle a payé, – déclarait qu'il ne tolérerait ni plus de frictions, ni plus de sinapismes, et que le transfert à l'hôpital s'imposait. Sans cela, elle eût continué, elle me l'a dit». On aurait pu prouver par d'autres traits la bonté de madame de Meximieu. Malheureusement, elle la dépensait en dehors de sa famille, par accès et, comme l'argent, de la façon la moins judicieuse. C'était la tête qui manquait plutôt, l'habitude de se servir des mots pour exprimer une idée juste, de son esprit pour réfléchir, de son habitude du monde pour observer autre chose que les signes de grossesse chez les jeunes femmes et d'anémie cérébrale chez les vieilles. Madame de Meximieu portait, à quarante-huit ans, la peine de son éducation première, qui avait été ce qu'on appelle toute mondaine, c'est-à-dire cruellement vide. Elle avait toujours ignoré ce que c'était qu'un chez soi; elle avait dissipé sa vie, son temps, ses affections, ses préoccupations, et son argent, sans retrouver nulle part la trace de ce qu'elle avait donné. Dès le début de son mariage, si son mari avait su la juger moins sévèrement, l'aimer moins légèrement, et en vérité la comprendre mieux, il eût pu refaire l'éducation de cette jeune femme. A présent, c'était presque une vieille femme, en qui était morte déjà la faculté de comprendre plusieurs choses. Le plaisir, les distractions, les nouvelles, le bruit avaient pris sur elle une influence et, dans sa vie, une importance de premier ordre. Elle souffrait réellement dès qu'elle habitait trois semaines en dehors de Paris; elle n'avait aucun jugement personnel, sur aucune chose; elle possédait seulement, dans sa mémoire, une collection mal étiquetée et incomplète de jugements d'autrui, très variés d'origine, presque tous anonymes, souvenirs de lectures faciles ou de causeries, fragments de confidences ou de conférences, et qui ne l'avaient pas instruite, pas même renseignée, mais qu'elle amenait, plaçait, encadrait avec un art naturel, et qui faisaient dire, presque partout: «Elle est supérieurement intelligente.» Elle l'était passablement. Prudente en histoire, réservée dans l'abstrait, bâillant à la politique, elle parlait volontiers de tout autre chose. Sa voix était musicale et savante. Elle tenait l'esprit au chaud et le berçait. Quelquefois, et sans qu'elle le voulût, madame de Meximieu entrevoyait l'indigence de son cœur, de sa vie, de son passé, de son avenir, et elle s'effarait. Tout à coup, à l'occasion d'une histoire d'amour ou de mort, elle s'apitoyait sur elle-même. Des larmes jaillissaient de ses yeux, abondantes et vaines, et elle sentait qu'elle aurait pu les verser utilement. Ce qu'elle aurait pu être lui apparaissait vaguement, mais assez pour qu'elle souffrît. Son effroi de la solitude lui venait de l'expérience de ces retours cruels. Elle avait peur de la vieillesse prochaine, de ne plus être distraite, de ne plus pouvoir «sortir», de se trouver face à face avec elle-même, et bientôt avec la mort. Elle aurait cru vivre, et tout serait fini.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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