Kitabı oku: «Le Blé qui lève», sayfa 8
Michel connaissait mal sa mère. Il s'était fait un roman de cette existence qu'il avait côtoyée. Il en remplissait les vides, il en expliquait le mystère avec son cœur d'enfant. Des mots de tendresse passionnée, des plaintes furtives, des larmes au départ: et il avait imaginé une mère exquise, maladive, obligée de vivre à Paris, mais qui souffrait vraiment de l'absence de son fils. On ne l'eût pas étonné, si on lui avait dit, tout à coup, que madame de Meximieu dépensait beaucoup d'argent et beaucoup d'heures en œuvres de charité; il comprenait qu'elle fût fêtée; il avait toujours rêvé de l'appeler à Fonteneilles, plus tard, quand le château serait restauré; il allait même plus loin dans le rêve, et il songeait parfois: «Quelle amie elle serait, et quelle aide, et quelle mère, si un jour une jeune femme venait habiter avec nous!» Il les voyait, les deux chères images féminines, côte à côte dans l'avenue, à l'heure où le jour tombant se prête aux confidences, et rend plus molles les silhouettes sur le vert profond des chênaies. Sa mère lui apparaissait plus nettement que l'autre. Il la trouvait jolie incomparablement. Pour lui, elle ne vieillissait pas. Au fond de ses yeux, le portrait de sa mère, c'était celui qu'il avait vu, toute sa jeunesse, dans la petit salon de l'avenue Kléber, le pastel de Dubufe pendu au bout d'un cordon rouge, et que le vent de la porte faisait remuer.
La marquise de Meximieu avait, d'ailleurs, ces traits réguliers et menus, et ce teint des blondes rousses, qui prolongent quelque temps le crépuscule de la jeunesse. Mais la cinquantaine avait sonné, et rien ne lui résiste. L'âge était inscrit dans la chair, qui se corrompt sous la peau encore belle. En revoyant sa mère après des mois d'absence, Michel avait eu cette impression, si commune et si cruelle: «Elle a vieilli!» Point de ruine brutale, mais des paupières alourdies, des rides très fines, presque jolies, allongeant les yeux; un peu d'empâtement au bas des joues, et on ne sait quels reflets livides qui glissaient par moments sous la nacre admirable des épaules et du cou. Trois jours avaient suffi pour qu'il ne remarquât plus cet amoindrissement de la beauté de sa mère. Il eut même une surprise, un moment de joie épanouie lorsque, en revenant de la Villette, à trois heures, à l'heure exacte du rendez-vous, il trouva, dans l'antichambre, madame de Meximieu en costume de visites, le chapeau à aigrettes sur la tête, la voilette nouée, le collet de zibeline entr'ouvert et laissant voir le collier d'or auquel pendait un médaillon d'émeraudes et de perles. Elle avait trente ans ainsi: l'âge du portrait.
– Vous rentrez, maman?
– Non, mon chéri, je vais sortir, mais je t'attendais, puisque c'est convenu; j'ai encore une minute… Viens dans le petit salon…
Il suivit, mécontent, et s'assit près de la cheminée blanche, tournant le dos à la lumière. Madame de Meximieu s'assit de l'autre côté. Elle sourit, et l'on eût dit que c'était à sa robe de crêpe de Chine, toute neuve, qui tombait bien.
– Figure-toi que j'avais oublié; l'invitation était pourtant piquée au coin de ma glace: j'ai une matinée chez madame de Gréchelles. La pauvre femme est si malheureuse: elle a perdu sa fille unique il y a trois ans, et elle est si reconnaissante qu'on aille la voir! Elle se console en faisant faire, chez elle, un peu de littérature et de musique. Seulement, tu comprends, comme nous sommes au mercredi saint, ce sera tout à fait dans l'intimité… Pourquoi ne viendrais-tu pas? Il faut absolument que tu partes ce soir?
– Absolument. Et je comptais que nous aurions le temps de causer; j'espérais passer les dernières heures avec vous…
– Mais je t'explique, mon pauvre enfant…: c'est impossible…
Elle allongea son bras ganté et caressa la main de son fils.
– Ne te fâche pas; dis-moi tout; je parle d'une minute, j'en ai dix à t'offrir, mais pas plus.
– Il aurait fallu une demi-journée!
– Pourquoi mon Dieu?
– Pour vous raconter ma vie que vous ne connaissez pas.
– C'est une phrase que j'ai entendue au Gymnase, mon petit.
– Ce n'est pas là que je l'ai prise, croyez-moi.
Il fit un effort pour rompre sa pensée, et la ride se creusa entre les sourcils.
– Soit, je vais droit à la conclusion. Mon père, comme vous le savez, m'a annoncé que nous allions à la ruine…
– Est-ce qu'il m'a accusée, par hasard?
Michel eut un geste vague. Elle y vit une dénégation.
– Tant mieux; car l'injustice eût été trop criante! Ton père n'a jamais connu la valeur de l'argent… Il a dépensé toute sa vie plus qu'il n'avait. Et tu comprends que ce n'est pas à moi de le lui reprocher! Je suis dans une situation délicate: il m'a épousée presque sans dot, et la fortune qu'il a dissipée, en somme, il en était le maître.
– Mère, je ne juge pas entre vous: je demande au contraire qu'on me juge. Écoutez-moi bien, comprenez-moi. S'il y a quelqu'un qui soit sans responsabilité dans ces dépenses excessives, vous avouerez que c'est moi. Eh bien! je suis attaché à Fonteneilles par toutes sortes de liens; c'est notre terre patrimoniale; je vous supplie de la sauver en y revenant.
– Pour toujours?
– Sans doute, puisque mon père m'a dit que nous ne pouvions plus avoir qu'un seul loyer.
– La campagne pour toujours! Mais, mon ami!..
Madame de Meximieu s'était reculée dans son fauteuil, effarée, comprenant à peine qu'une proposition pareille pût lui être faite. Son fils attendait, frémissant, des mots plus nets. Elle se ressaisit. D'un geste féminin, qui respectait l'étoffe, elle toucha son corsage, la broderie de la manche, la jupe de crêpe de Chine. Sa tête suivait le geste, d'un mouvement jeune…
– Voyons, Michel, est-ce que j'ai l'air d'une bergère?
– Oh! non!
– Alors tu ne veux pas me condamner à vivre dans les bois!
– Il s'agit bien d'une condamnation, en effet: vivre avec moi, avec mon père, utilement et simplement!
– Je le souhaiterais, mon ami: je ne désirerais que cela!
– Faites-le donc!
– Mais ma santé exige tant de soins!
Michel riposta vivement:
– Mais vous n'avez besoin que de repos, et de retraite, ma mère!
– Encore faut-il parler d'une retraite possible, mon ami!.. Qu'est-ce que nous ferions, là-bas, sans habitudes, sans relations?
– Sans distractions, n'est-ce pas? C'est cela que vous voulez dire?
– Eh bien! oui, si tu le veux: je ne puis pas m'en passer.
– Sans matinées de littérature et de musique, sans soirées, sans comédies, sans bavardage et sans auto? Qu'est-ce que nous ferions, si nous pouvions servir à quelque chose? Si nous économisions, au lieu de nous ruiner? Si nous nous faisions aimer? Si nous pensions à d'autres qu'à nous-mêmes? En effet, la question est angoissante, je le comprends!
– Tu es dur, Michel, très dur… Comme ton père… Tu lui ressembles. Je ne l'aurais pas cru… Et tu me fais beaucoup de peine.
Elle pleurait. De grosses larmes perlaient au bord de ses yeux, et pour les empêcher de couler et de mouiller la voilette, elle les épongeait à petit coups, le visage tourné vers le feu mourant. Le bout de la bottine frappait les chenets.
… Oui, tu es dur… Tu ne penses qu'à toi.
– Et vous, ma mère, à qui pensez-vous donc? Vous ne voyez donc pas que, de nous trois, le plus jeune, c'est moi; que le seul avenir à ménager, c'est le mien? Je ne suis pas dur en vous le rappelant. Vous voulez me ramener ici, où je serai désœuvré. Vous m'avez laissé me préparer à une carrière, puis y entrer, puis l'aimer, et maintenant vous la brisez… Ah! non, le plus cruel de nous…
Il se leva et fit un pas vers elle.
– Comprenez donc que j'ai été malheureux toute ma vie, maman!
Madame de Meximieu leva les mains. Elle sanglotait.
– Ah! mon petit! et moi!.. Je ne veux pas me plaindre… Mais je ne veux pas que tu croies que je n'ai pas songé à toi… Ne me regarde pas comme tu fais avec des yeux de reproche; écoute… Tu vas voir…
Elle essayait de sourire.
– J'ai pensé à un moyen… Ton père m'a raconté votre visite à la Vaucreuse… Il m'a rapporté que mademoiselle Antoinette Jacquemin était délicieuse. Est-ce ton avis?
– Oui.
– Elle a dix-huit ans… Elle est riche, très riche… Eh bien! fais-toi aimer… Tu retrouveras Fonteneilles.
Les fortes épaules de Michel se soulevèrent d'indignation. Sa voix monta et trembla.
– Non! Je vous en prie! Plus un mot! Le moyen n'est pas pour moi… Ah! quel souvenir j'emporte! Quelle dernière déception!.. Me croire capable!..
– Mais de quoi, Michel? De quoi? Qu'ai-je dit de mal?
– D'offrir ma ruine en dot à cette enfant dont le père vient d'acheter mon Fonteneilles! Hier je pouvais l'aimer… Aujourd'hui, quel homme je serais!
La porte s'ouvrit. M. de Meximieu entra, en tenue de général. Il arrivait du dehors, le visage fouetté et raffermi par le vent; il venait d'assister, comme témoin, au mariage d'un de ses officiers. Il vit d'abord son fils, qui s'avançait vers lui.
– Tu pars?
– A l'instant même.
L'expression du visage de Michel, le sentiment que la blessure venait d'être faite, les sanglots de madame de Meximieu, qui avait caché sa tête dans ses fourrures, changèrent subitement le ton du général. Le père s'émut de la douleur du fils; il dit posément:
– Je t'avais prévenu, mon ami, que c'était impossible… Cinquante ans de Paris, quelle attache, tu comprends!.. Moi, peut-être, j'aurais pu accepter; je suis de race rurale, en somme; mais elle ne peut pas, tu le vois… Je n'y ai jamais cru.
– Moi, j'espérais. Je n'ai plus la moindre illusion, croyez-m'en. Mais avant de vous quitter, je voudrais savoir si le moyen qui vient de m'être proposé, pour conserver Fonteneilles, était approuvé par vous?
– Le moyen?
– Philippe, c'est moi qui l'ai proposé, moi qui l'avais imaginé. Je te certifie, Michel, que ton père n'en a rien su.
– Eh bien! mon père, je vous fais juge: ma mère a pensé que, si je me faisais aimer de mademoiselle Antoinette Jacquemin, si je l'épousais, les Meximieu pourraient ainsi, par mariage, rentrer dans Fonteneilles. Moi, je m'y refuse…
– Pourquoi?
– Parce que… En vérité, vous me le demandez?.. Parce que cette manière de reprendre un bien qu'on ne peut pas conserver me fait horreur. Jamais je n'épouserai mademoiselle Jacquemin propriétaire de Fonteneilles et m'y recevant!
M. de Meximieu écoutait, grave, un peu courbé pour mieux entendre, comme au rapport, quand on lui demandait une explication. Il se redressa, et, vivement, tendit la main.
– Très bien, Michel, très bien…
Et comme Michel le regardait, les yeux dans les yeux, étonné de la vigueur de l'étreinte.
– Michel, tu es vraiment l'un de nous, mon ami!.. Tu seras cette nuit à Fonteneilles?
– Très tard.
– Et tu y resteras?
– Jusqu'au 31 décembre.
Il y eut un silence.
– Dieu veuille t'y maintenir plus longtemps!
Une sorte de rire douloureux passa sur le visage du jeune homme.
– Il le peut, en effet, et j'espère qu'il le voudra. Adieu, mon père.
– Et moi? demanda madame de Meximieu en se levant, et moi, Michel, ta mère, tu ne m'embrasses pas?
Elle venait au-devant de lui, les bras soulevés, la tête un peu inclinée, les yeux baissés par un regret de ce qu'elle avait dit étourdiment, incapable de se défendre, pleureuse parfumée, mais qui pleurait vraiment.
– Pardonne-moi; vous autres hommes, vous raisonnez trop… Je t'assure que je t'aime bien; je t'assure que je regrette de ne pas pouvoir… Je t'assure que je n'en puis plus!
Elle serra dans ses bras Michel qui la baisa sur le front, et ne répondit pas. Il s'écarta. Il vit son père debout au milieu du salon, approuvant de la tête son fils qui partait, mais incapable de l'aider, de commander dans sa maison, lui qui partout ailleurs se faisait obéir; il aperçut sa mère qui se retirait, à reculons, accablée, suffoquant, ses vêtements froissés et mouillés de larmes, la voilette relevée de travers, les yeux gonflés, devenue vieille. Il eut envie de crier:
– Vous sacrifiez ma jeunesse aux années qui vous restent! Et vous êtes mon père et ma mère!
Mais la voix résista; peut-être le cœur lui-même.
Michel fit un geste d'adieu et de désespoir, et il sortit.
VI
LE MORNE DIMANCHE
Pâques avait été tardif. On était au 22 avril, et les cloches sonnaient la grand'messe du dimanche de Quasimodo. Depuis huit jours, le Carême était fini. Qui l'avait observé? Le sacristain, Padovan, ancien éclusier du canal du Nivernais, impotent, ventru, tirait la corde, dans le transept de gauche, en considérant les six vases de porcelaine qu'il venait d'aligner sur l'autel, et d'où s'élevaient six palmes d'or avec des roses d'or; il observait qu'il avait tourné une des palmes à l'envers, et il levait l'épaule, plus haut qu'il n'eût fallu, en laissant filer la corde de la cloche, murmurant contre lui-même:
– Imbécile, pour une fois que tu les tires de l'armoire, ne pas les mettre le ventre en avant!.. Vont-ils venir aujourd'hui, les paroissiens de monsieur le curé? Le jour de Pâques, j'en ai compté quatre-vingt-douze. Oui, et de fameux mécréants parmi eux! Ils viennent à Pâques, à la Toussaint et aux enterrements. Mais un jour de Quasimodo! Ah! monsieur le Curé peut bien retarder sa messe, et me laisser sonner… Je le vois qui me fait signe: hardi, Padovan!.. A quoi ça sert? Il y en a sept dans l'église… Pauvre curé de Fonteneilles, va!»
L'enfant de chœur boutonnait lentement, dans la sacristie, sa soutanelle rouge; l'abbé Roubiaux revêtait ses ornements; la flamme des cierges montait dans le jour, et on l'eût aperçue à peine, si le vent, glissant par les fentes des vitraux, par les portes, par les trous de la voûte, n'eût couché ces pinceaux de lumière jaune, et alors, tout au bout, un petit tourbillon de fumée indiquait la présence et la vie du feu. «Bonnes gens, disaient les cloches, le Christ est ressuscité! Il a souffert, il est remonté à la vie; faites comme lui; venez, les méprisés, les petits, les malheureux, c'est-à-dire tout le monde, et reprenez la vie nouvelle sur laquelle aucune mort ne prévaudra plus! Venez! j'ai appelé vos pères et ils sont venus! Je vous appelle!» Dans la tour aux voûtes écrasées, bloc de maçonnerie qu'éclairaient à l'orient les trois vitraux du chœur; dans ce morceau conservé d'une église plus vaste, à laquelle on avait enlevé la nef, le son des cloches se heurtait en échos confondus comme des fumées qui se pénètrent, et mêlent leurs volutes, et montent ensemble, et luttent souplement. Elles répandaient au dehors leur appel, et là, sans lutte, dans le grand ciel ouvert, les belles ondes de musique s'envolaient; elles se dénouaient en écharpes sonores, au-dessus des maisons, au-dessus des herbes, des bois à demi vêtus, des eaux qui recevaient leurs mots clairs, et qui frissonnaient jusqu'aux profondeurs. Mais les hommes ne venaient pas.
Quand le curé sortit de la sacristie et monta à l'autel, il y avait, pour toute assistance, quatre femmes, un enfant, – le petit Élie Gombaud, le fils de l'éclusier socialiste, – le père Dixneuf, ancien sergent de zouaves, Michel de Meximieu, son valet de chambre, et le sacristain Padovan, sac à vin, corne sacrée, qui chantait: «Quasi modo geniti infantes, alleluia, rationabile, sine dolo lac concupiscite, alleluia, alleluia, alleluia.»
Où étaient ceux qui ne chantaient pas l'alleluia? Quelques-uns travaillaient, comme si leur fatigue des six jours n'était pas appelée aux vacances divines du septième; ils cassaient les mottes d'un champ; ils rabotaient sur l'établi ou faisaient rougir le cercle de fer d'une roue de charrette. D'autres, bien plus nombreux, entraient déjà dans les auberges, soit dans celles du village, soit dans celles des villages voisins, et ils buvaient de mauvais alcool qui rongeait leurs veines, et ils échangeaient des propos où aucune joie vraie et saine ne se développait, plaintes, menaces, commérages, plaisanteries qui suaient la haine, la bassesse ou la lubricité. D'autres, inoccupés, assis dans leur maison, devant le feu, attendaient que l'heure fût venue de manger, de sortir, quand le père ou le maître rentrerait et d'aller, comme lui, boire. Les jeunes filles s'habillaient pour le bal, et lissaient leurs cheveux ou les frisaient, et, pensant aux galanteries des dimanches passés, se plaisaient au trouble que le souvenir éveillait en elles. L'instituteur, secrétaire de la mairie, essayait d'évaluer, pour la statistique officielle, le nombre des oies, poules, canards, porcs, dindons de la contrée, et il en faisait agréablement varier le chiffre, en consultant les colonnes des années précédentes, diminuant ou augmentant, avec un sourire amusé, la richesse animale de la commune. Un domestique de ferme, ancien mineur venu du Calvados, brouillé avec son père qui lui reprochait d'être trop dépensier, disait, à cette heure même, au fermier de Semelin son patron: «Donnez-moi vingt-cinq francs; j'ai besoin d'aller acheter des bottes à Saint-Saulge.» Et il se mettait en route, résolu à ne pas acheter de bottes et à dépenser vingt-cinq francs. C'était la quatrième paire de bottes qu'il achetait de la sorte, depuis le commencement de l'année. Quatre jeunes hommes, portant un carrelet et des lignes, partaient pour aller pêcher en contrebande dans l'étang; un éclusier, las d'avoir ouvert cinq fois l'écluse, en cette nuit du samedi au dimanche, à des bateaux berrichons qui remontaient par le canal du Nivernais, ronflait dans les draps du lit défait, tandis que la mère, épuisée par la fièvre, exsangue, usée par la misère d'une vie sans trêve et sans nul espoir, habillait, lavait, et bourrait, dans la chambre moite d'une buée d'air trop respiré, cinq enfants qui criaient. D'autres partaient à bicyclette pour voir des femmes. Toute cette population, désœuvrée pour un jour, cherchait à s'évader de sa condition ordinaire, et, ne pouvant y réussir que très peu, elle enviait la richesse comme une puissance souveraine, celle des bois, celle des châteaux, celle qu'on peint dans les feuilletons, celle que racontent les livres. La comparaison s'exaspérait dans la solitude et dans les conversations. Le fond de la bête humaine, orgueilleuse et violente, se trahissait dans des mots, des gestes, des regards. On haïssait partout, plus ou moins. Le passant inconnu qui eût traversé le bourg en ce moment aurait été haï; des noms de légende étaient prononcés, et salués de malédictions et de mépris: les seigneurs, Louis XIV, Rothschild, les exploitants, l'État aussi, qui paye mal, et qu'on commençait à vouloir remplacer par un autre État, qui paierait mieux pour moins de travail, et, s'il se pouvait, qui paierait la vie, les aises, les plaisirs, dans le bourg, dans le département, partout, sans que personne fût obligé de travailler. Des filles laides songeaient qu'avec un chapeau de trente francs elles eussent été jolies. Le rêve impossible et grossier abrutissait des âmes dont beaucoup eussent été fières et fortes, si on les eût élevées.
C'était le dimanche rural, chef-d'œuvre de l'ennui quand la prière a disparu.
Le curé disait la messe, et il éprouvait une souffrance indicible, en devinant la solitude derrière lui, autour de lui, partout: solitude de l'église vide de fidèles; solitude des âmes vides de la grâce de Dieu. Et c'était un morceau de France!
Quand la messe fut finie, l'abbé Roubiaux était si pâle que la vieille Perrine, la dernière fileuse du bourg, le voyant rentrer dans la sacristie, chancelant, les yeux baissés, dit à demi-voix:
– On nous a envoyé un curé qui est comme ma laine; il ne se tient pas debout. Ces Morvandiaux, je leur croyais plus d'os!
Il eut peine à faire son action de grâces. La tête dans ses mains, et seul à présent sous la voûte de la tour, où se reposaient les cloches immobiles, il n'entendait ni les cris des gamins jouant sur la place, ni les pattes des pigeons qui égratignaient, en glissant, les ardoises du toit de l'église: il entendait son âme qui se jetait d'un bout de l'horizon à l'autre et du passé à l'avenir, comme la foudre, en grondant, et qui criait.
– Qu'ont-ils fait, ceux qui ont eu ici la charge d'évangéliser? Est-il possible que six prêtres aient passé dans un siècle, et n'aient pas remué cette cendre?.. Se sont-ils résignés? Ont-ils été pris, eux aussi, du sommeil de la mort? Ou bien ont-ils vécu cinq ans, dix ans, vingt ans, dans la douleur où je suis?.. Dieu, que c'est horrible, ce désert d'âmes!.. Que je voudrais revenir en Morvan! Être transporté, par des ailes, en Vendée, en Auvergne, en Bretagne, dans les plaines du Nord, n'importe où, pourvu qu'il y ait des âmes vivantes autour du Dieu vivant!.. L'alleluia est tombé dans le vide. Tous les péchés tiennent la campagne et l'empêchent de chanter… O mes anciens, je vous admire, au contraire, d'avoir pu vivre où j'étouffe. Vous avez au moins commencé votre œuvre, essayé. Et moi qui accuse, qu'est-ce que j'ai fait?.. J'ai attendu dans le presbytère, en veillant, des heures qui ont sonné dans la solitude. Quelle faute! Depuis six mois, que je suis curé de Fonteneilles, j'ai eu, dans le secret, entre vous et moi, mon Dieu, beaucoup d'amour pour eux, mais je ne l'ai pas assez dit… Il n'est pas possible que rien ne vive!.. D'ailleurs, j'ai le pouvoir de ressusciter, puisque mon Maître l'a… J'irai… Dieu sortira de son temple… Je parlerai au premier de mes paroissiens que je rencontrerai… Je voudrais tant les connaître! Mais nous n'avons aucun lien, si ce n'est l'église où ils ne viennent plus. Rien de commun: ni le cabaret, ni le bois, ni la ferme… Si quelqu'un m'aidait? Ce jeune monsieur de Meximieu?.. Je ne lui ai fait qu'une visite. Je me suis écarté du château, parce que toutes les masures sont jalouses… Non, j'irai seul. Je suis seul; je leur porterai ma marchandise sainte qui est la paix… M'écouteront-ils? Ce n'est pas de l'insulte que je dois avoir peur, c'est de ce silence autour de moi. Ayez pitié!
Le visage mouillé de larmes, il se leva, frotta ses yeux avec l'essuie-mains pendu dans la sacristie, à côté de la fontaine de faïence verte, et ouvrit la porte de la tour. Entre la première marche et le mur, un brin de giroflée avait poussé. Il inclina sa tête au vent, sous les pieds de l'abbé, qui entendit la caresse de la fleur et dit:
– Je te remercie de remuer pour moi; les hommes n'en font pas autant.
Il traversa la place; elle était vide. Dans les auberges, derrière les vitres, des buveurs l'épiaient, et devisaient sur lui comme ils eussent fait sur tout autre objet encore nouveau pour eux.
L'abbé ne les vit même pas. Le presbytère était là tout près, en face de l'église, de l'autre côté de la route.
M. Roubiaux ouvrit la barrière à claire-voie, autrefois blanche, à présent salie par les mains, fit quelques pas dans l'allée, perpendiculaire à la route et qui longeait la maison, et, au moment où il passait devant la porte de la cuisine, il fut presque heurté par un gamin qui en sortait, tête basse, en courant, un panier vide au bras.
En apercevant l'abbé, l'enfant s'arrêta net, et leva, dans le soleil, sa figure rousselée, vivante, épanouie, qui renvoyait, comme une pomme ronde, toute la lumière tombant sur elle.
L'abbé considéra un moment cette jeunesse, comme s'il eût regardé un cerisier en fleur, un tableau qu'on lui aurait dit être de Raphaël, une église neuve, un glacier, ou la mer qu'il aimait sans l'avoir vue. Il reposait son âme lasse sur ce petit homme frisé, qui n'avait pas la méchanceté des grands ni leur dureté de cœur. Du moins il le croyait. Il ne lui demanda ni de qui il était, ni ce qu'il venait faire, ni comment il s'appelait. Mais, pendant que l'enfant attendait, tout prêt à répondre, justement, à ces questions prévues, il lui mit la main sur le front, et avec le pouce, lentement, pieusement, il traça le signe de la croix.
Le petit comprit que cela signifiait: «Va-t'en, petit béni!» et il s'échappa.
– Bonsoir, monsieur le curé.
La barrière claqua derrière lui.
– Un sacré gamin que sa mère envoyait quêter des œufs de Pâques, dit la servante en apparaissant sur le seuil de sa cuisine; oui, elle demandait des œufs, la gueuse de pauvre, parce que son fils aîné, dans le temps, était enfant de chœur. Ah! je l'ai «égalopé», le petit!
– Vous avez eu tort, Philomène.
– Oui, je sais bien, on vous mangerait votre pain dans votre assiette, que vous ne diriez rien; on voit bien que vous n'êtes pas d'ici… Ah! vous ne les changerez pas, allez!.. Voulez-vous dîner? c'est prêt.
– Non, Philomène, je monte dans ma chambre. Je vous préviendrai quand j'aurai faim.
Il monta, repris par sa lourde peine que la vue de l'enfant avait un instant écartée, et, arrivé dans sa chambre, devant sa table de bois blanc, où il n'y avait qu'un buvard, une bouteille d'encre et un bréviaire, il s'assit, et cacha sa tête entre ses bras repliés et posés sur la table. Il ne dormait pas; il ne pleurait plus. Bientôt il se redressa. Son maigre visage aux yeux de créole, au teint noiraud, aux oreilles débridées et mordues par la bise, à la forte mâchoire de mangeur de pain dur, avait repris sa physionomie de tous les jours, sérieuse, naïve et ardente. Il regarda devant lui, accrochée au mur blanc, la photographie d'une petite vieille morvandelle, tout encapuchonnée de noir, dont la figure criblée de rides avait encore des yeux d'enfant. «Bonjour, maman! dit-il. Je vais t'écrire!»
Il prit, dans le buvard, une feuille de papier blanc quadrillé de bleu pâle, et laissa courir la plume.
«Ce 22 avril 1906, dimanche de la Quasimodo.
«Maman, je suis triste, je voudrais m'en aller te voir et prendre un air de neige dans nos montagnes. A l'heure où je t'écris, je te vois; les cloches sonnent, comme ici, pour la fin de la messe, mais elles ont une réponse, dans le bruit des sabots sur la terre gelée. Tu sabotes aussi, petite mère; tu as rabattu ton capot noir sur ton front; tu sors de l'église, la dernière comme d'habitude; tu penses à ton fils l'abbé, au petit Henri que tu conduisais autrefois par la main, et qui est descendu, tout seul, loin du village de Glux-en-Glaine, pour tâcher de convertir les gens de la plaine de Nièvre. Tu traverses la place; tous nos amis sont là, c'est-à-dire toute la paroisse; hommes, femmes, enfants, personne n'aurait voulu manquer la messe; il fait grand froid; le vent souffle du Preneley, et la forêt, comme le bourg, à cause de la neige, n'a plus de chemin que pour une personne. Tout le monde s'en va à la file. Toi, maman, tu rentres dans ta maison, qui est bien la plus étroite, mais qui a été la plus heureuse de Glux-en-Glaine, du temps que nous étions là tous deux. Je suis triste, maman! Je t'ai quittée pour ces gens de Fonteneilles qui ne me détestent point, mais qui ne vivent que pour la terre. Je n'ai rien gagné sur eux, depuis sept mois que je suis leur curé. Mon cœur va devenir timide, à cause de l'abandon où je suis. Et j'ai reçu l'onction sainte, et je suis responsable de toutes les fautes, de toutes les déchéances, de toutes les morts désespérées que j'aurais pu empêcher ou consoler! Ils étaient sept à la grand'messe ce matin! Tout les rabaisse: leur nature, leur ignorance et leurs lectures qui l'entretiennent; l'air qui est plein de mensonge, tout jusqu'à la vente facile de leurs bœufs… Tu comprends bien ce que je souffre, maman. Il y a beaucoup de mères, comme toi, qui ont une âme de prêtre et qui l'ont donnée à leurs enfants. Alors, quand tu recevras ma lettre, tu te mettras à prier pour moi. Je sais que tu le feras. Je te crois puissante sur Dieu et sur le monde, parce que tu es la pauvreté bonne. Donne-moi de l'aide! Je cherche comment faire et par où commencer. Tiens, je me rappelle que, dans ma petite enfance, les jours de lessive, tu restais là, devant le tas de linge rapporté de la rivière, et qu'il fallait «éparer» au soleil; tu prenais en pitié la peine que tu allais avoir, tant et tant de tours à faire, tant de fois à te baisser, à te relever, à étendre les bras, et tu disais: «Mon Henri, je ne sais pas par où prendre mon ouvrage. J'en ai trop!» Pauvre maman! pour t'aider, ton petit gars ne comptait guère. Quand j'avais enfoncé deux piquets dans l'ouche, derrière la maison, je me sentais lourd de gloire, je me couchais sur l'herbe. Maman, je n'ai même pas ce que tu avais. Personne n'a planté un seul piquet pour moi… Envoie-moi une lettre, et mets dedans un peu de ton courage. Je vais déjà mieux, je me sens plus fort, rien que pour t'avoir écrit. Je t'aime de toute mon âme, maman. Et ne me crois pas découragé: j'avais seulement besoin de pleurer près de toi.
»HENRI ROUBIAUX.»
L'abbé glissa la lettre dans une enveloppe, chercha un timbre dans une boîte en carton, parmi des images pieuses, et descendit l'escalier qui se plaignait toujours, comme nous, sous les plus faibles poids. En passant devant la cuisine:
– Philomène, dit-il, vous pouvez maintenant faire réchauffer la soupe. Je vais mettre une lettre à la poste.
– Elle est jolie, votre soupe; c'est comme une bouillie!
L'abbé, tête nue, traversa le jardin, puis la petite place, en biais, jusqu'à la boîte, qui formait verrue au-dessous de la fenêtre du bureau de tabac. Comme il revenait, il aperçut à gauche, montant la côte, dépassant l'angle du mur, un homme de haute taille, à barbe blonde, et qui leva son chapeau et le remit d'un geste indifférent.
Il alla vers lui.
– Comment allez-vous, Gilbert Cloquet?
– Pas tout à fait bien, mais mieux, monsieur le curé, je vous remercie, vous êtes bien honnête.
– J'ai passé par le Pas-du-Loup, voilà un mois, et j'ai demandé à vous voir, mais la mère Justamond m'a dit que vous dormiez.
– Ça aurait valu la peine de me réveiller, monsieur le curé, mais la bonne femme est comme un chien: quand elle garde quelqu'un, personne n'approche.
L'abbé Roubiaux hésita un instant, cherchant instinctivement un mot qui ne fût pas trop direct, l'expression trop franche de sa douleur et de son reproche. Mais son âme débordait. Il dit, joignant les mains sur sa soutane:
– Si je ne me trompe pas, Gilbert Cloquet, vous n'étiez pas à la messe, le jour de Pâques! Et, bien sûr, vous n'y étiez pas ce matin.
– C'est vrai.
– Vous êtes pourtant de ma paroisse.
– Que voulez-vous! il y a si longtemps que je n'y vas plus! Ça n'est pas dans les habitudes d'ici.
L'abbé laissa tomber ses mains, les écarta de son corps, les tendit en avant, comme s'il implorait le bûcheron.
– Ah! mon ami, quelle souffrance d'être ici le représentant de Dieu que tout le monde oublie, que personne n'aime plus!