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Kitabı oku: «Madame Corentine», sayfa 10

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XVIII

Le dîner fut étrange, les trois convives étant agités de pensées qu'ils ne se pouvaient communiquer.

En disant le benedicite, tout haut, selon sa coutume, madame Jeanne regarda, pour voir ce que ferait Simone. Mais Simone fit son signe de croix très simplement. Et l'on s'assit dans la salle à manger, où les paroles sonnaient comme des coups de trompe, et se prolongeaient en échos.

Très raide, très droite, les lèvres agitées d'un frisson, madame Jeanne découpait et servait chaque plat comme de coutume. Toute sa conversation se bornait à des phrases banales et sèchement dites: «Passez du sel, Guillaume… Demandez donc une autre carafe de cidre.» Ou bien, affectant de s'adresser toujours à son fils, elle disait: «Je ne sais pas si votre fille aime ceci? Nous n'avons que peu de chose à lui offrir.»

Mais dans le regard dont elle accompagnait ces phrases, il était facile de deviner l'irritation, l'étonnement, le trouble où l'avait jetée, à quelques jours de distance, l'apparition de la mère et de la fille. Il fallait bien la supporter, celle-ci: Guillaume le voulait. Elle avait vu son fils lui tenir tête, elle avait cédé, et cela l'humiliait. Elle aurait désiré, tout au moins, que le retour de Simone fût préparé, arrangé par elle, et limité à un temps précis. Lannion aurait appris que mademoiselle L'Héréec revenait passer chez sa grand'mère les vacances réglées par le tribunal. Tandis que ce coup de théâtre diminuait son autorité, et changeait le titre auquel Simone était admise dans la maison de la rue du Pavé-Neuf. A présent, pour combien de temps était-elle là, entre le fils et la mère, cette enfant toute façonnée aux idées et aux manières de la Jersiaise? Il fallait se taire cependant, et ne pas heurter l'homme, ce soir du moins. Et elle se taisait.

A peine si M. L'Héréec remarquait cette humeur de sa mère. Il lui semblait presque qu'il était à table avec sa fille toute seule. Ses yeux d'un vert marin, transparents, semés de petits points d'or, qui ne faisaient d'ordinaire qu'effleurer les choses et les gens, attirés et ressaisis aussitôt par le songe intérieur de l'âme, s'arrêtaient sur Simone avec une expression de ravissement. Il ne cessait de la regarder. Mais il ne parlait presque pas. Il se sentait timide devant sa propre fille. Les nouvelles sur le capitaine et sur Marie-Anne étaient épuisées: au delà il y avait le domaine interdit de la vie à Jersey, des habitudes, des occupations, des goûts, des derniers événements qui avaient amené Simone. Une imprudence aurait pu faire rougir ou froisser la jeune fille. Il la connaissait si peu, et il ignorait si complètement la mesure d'amour et d'estime qu'elle pouvait garder pour lui! Alors, pour ne pas rester tout à fait silencieux, il disait des choses de Lannion, qu'elle avait l'air de comprendre, ou bien il s'excusait de la médiocrité du repas: «Nous n'avons que cela, ma Simone. C'est très simple, ici. Les habitudes bretonnes.»

La vieille servante effarée, considérait alternativement ses maîtres, quand elle apportait un plat, et se sauvait à la cuisine, sentant qu'il y avait de l'orage et de la gêne dans cette réunion de famille.

Simone avait aussi perdu de son calme ordinaire. Sa grand'mère l'intimidait, et elle devinait que son père, le seul qui lui rendît possible le séjour à l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, n'était pas habitué à imposer sa volonté. Elle le voyait presque effrayé de l'énergie qu'il avait montrée. Mieux qu'avant, elle mesurait la difficulté de son projet de faire rentrer l'épouse là où, elle-même, l'enfant très innocente et forte de sa jeunesse, n'était entrée que par surprise, et pour combien de temps?

Après le dîner, madame Jeanne sortit devant son fils, et, l'attendant au milieu du vestibule qui divisait la maison:

– Votre fille a fait apporter ses bagages, sans doute?

Simone rougit, derrière elle, et dit:

– Oui, grand'mère… J'avais cru… Ils sont à l'auberge…

– Bien, je les enverrai prendre. La chambre est prête. Simone peut monter avec moi.

Par l'escalier de granit, bâti pour les siècles, les deux femmes montèrent, en effet, madame Jeanne toujours devant. Arrivée au premier étage, elle parut hésiter un moment si elle devait prendre à droite ou à gauche. Simone eut un battement de cœur, car à droite, c'était la chambre de réserve, rarement occupée par les étrangers, et l'appartement de la vieille dame. A gauche, au contraire, Simone se souvenait de la petite chambre qu'elle avait habitée, entre celle de son père et une autre, où sa mère s'était réfugiée, dans les derniers temps du séjour à Lannion. Ce côté-là était le sien. Madame Jeanne, ayant réfléchi, se dirigea vers la gauche, dans le couloir vitré, et ouvrit la porte du milieu.

Les rideaux bleu et blanc, à rayures, la glace toute petite encadrée d'un ruban Louis XVI peint des mêmes couleurs, les trois chaises de cretonne, le fauteuil pour jouer à la poupée, les statuettes même qui ornaient les murs, luisaient un peu dans l'ombre. Rien n'avait été touché. L'immobile tradition de la maison avait tenu fermée la chambre inutile, et une odeur légère y flottait, échappée sans doute du rameau de romarin oublié depuis dix ans au-dessus du bénitier.

– Voilà, dit madame Jeanne. Dans cinq minutes, Fantic apportera la malle.

Cela signifiait: «Il faut l'attendre.»

Elle reprit, comme si elle se fût adressée à une étrangère:

– Demain matin, que prendrez-vous?

– Mais, grand'mère, n'importe quoi, ce que vous prenez.

– Moi, je ne prends rien. J'ignore vos habitudes.

Simone, qui venait de pousser les contrevents, se retourna, et dit vivement:

– J'avais l'habitude de descendre et de faire moi-même un peu de thé, pendant que ma mère entrait au magasin.

Madame Jeanne regarda avec une certaine surprise la jeune fille qui parlait de la sorte, et répondit:

– Il sera facile d'en faire faire ici. Bonsoir.

Elle se retira, laissant Simone en proie à cet examen douloureux qui suit les premières tentatives infructueuses, et montre tout entier l'obstacle. M. L'Héréec fumait dans le jardin, sur un banc, près de la bordure de lilas. Elle le rejoignit, et, s'asseyant près de lui, dans l'ombre du soir voilé où s'endormait la petite ville:

– Guillaume, dit-elle, passant le bras par-dessus l'épaule de son fils, vous avez admis votre fille chez moi, sans m'avertir…

– Est-ce que je le pouvais? répondit-il, en écartant le bras de sa mère qui se posa, droit et pâle, sur la robe noire. Je n'étais pas prévenu, moi non plus.

– Peut-être. Il faut cependant que vous sachiez ce que vous faites.

– Je le sais, je heurte vos… vos rancunes.

– Vous vous trompez, mon enfant, – et la voix de madame L'Héréec s'adoucit, comme quand elle parlait aux enfants de l'école, dans les rues de Lannion; – vous vous trompez. J'ai trop de souvenirs de la mère, et trop peur d'elle, si vous voulez mon sentiment, pour accueillir avec enthousiasme une enfant qu'elle a élevée toute seule, et que je ne connais pas plus que vous, en somme. Il se peut qu'elle soit tout autre. Et je comprends très bien, mon pauvre ami, votre joie de la revoir. Moi-même j'ai dû faire effort pour vous dire en ce moment…

– Oh?

– Oui, pour vous mettre en garde contre un entraînement si naturel. J'ai achevé, cette après-midi, les comptes que j'avais commencés.

– Eh bien?

– Eh bien, mon ami, nous perdons encore vingt mille francs cette année!

M. L'Héréec jeta son cigare dans les feuilles.

– C'est grave, fit-il. Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Vous auriez pu dès avant le dîner…

– Est-ce que j'ai eu le temps, avec ces émotions que vous me donnez, ces scènes que vous me faites? Et voilà le moment que vous choisissez pour recueillir votre fille chez nous? Quand nous sommes à la veille d'être obligés de réduire encore nos dépenses? Elle est innocente de tout cela, je le veux bien. Mais la mère ne l'est pas, elle. Et elle a juré de rentrer aussi. Elle a envoyé Simone pour préparer le terrain, pour s'insinuer, pour exploiter votre faiblesse. Croyez-vous qu'on me trompe? Croyez-vous que je ne voie pas?

Elle sentit se poser sur sa main la main lourde et ferme de son fils.

– Ma mère, dit-il, nous reparlerons demain de la question d'argent. Ma fille est chez vous ce soir. Je suppose que vous ne me demandez pas de la renvoyer?

– Non.

– Alors, que me demandez-vous donc?

A son tour elle se détourna un peu, et le regarda tout de près, de ses yeux agrandis qu'éclairait une flamme de tendresse et d'énergie virile.

– Je vous demande, mon Guillaume, de ne pas garder longtemps l'enfant, pour ne pas être repris au piège de la mère. Je vous supplie de considérer que celle qui a commencé votre ruine tourne autour de vous pour l'achever, et que vous n'avez même plus le moyen de commettre cette dernière folie où l'on vous pousse.

Guillaume se leva, tandis que sa mère le suivait des yeux, anxieuse, attendant la réponse, la baisa au front, et dit:

– Soyez tranquille, ma mère.

Elle ne répliqua rien; elle l'écouta s'éloigner sur le sable des allées tournantes, et, quand il fut loin, se laissant pencher en avant, la tête dans ses deux mains, elle murmura, comme anéantie:

– Le malheureux enfant, il l'aime! il l'aime!

Lui, sombre d'abord, sentit à s'éloigner une impression de décharge et de bien-être. Il avait à peine fait vingt pas dans le jardin, qu'une pensée effaça tout le reste. Lui-même s'étonna de se sentir si joyeux, d'avoir cette impression de nuit très douce, d'air très pur. Il se hâta. Car l'argent, c'était demain, l'ennui, c'était demain, et aujourd'hui il n'y avait de place que pour elle, elle la retrouvée, elle, la chère enfant qu'il avait encore à peine vue. Il allait la revoir.

Il eut peine à ne pas monter trois marches à la fois. Devant la porte de la seconde chambre, il s'arrêta, hésitant, heureux, oubliant tout le passé, tout l'avenir, et il frappa.

Elle l'attendait. Une forme blanche apparut derrière la porte qui s'ouvrit doucement. Deux bras frais de jeune fille, les bras de Simone enlacèrent M. L'Héréec. Une tête caressante se posa près de la sienne. Et lui la baisa longuement, sur les joues, sur le front, avec une joie indicible. Et il serra l'enfant sur son cœur, ne trouvant pas d'autres mots que le nom même de sa fille: «Simone! Simone!» Elle se sentait la joie et la vie qui revenaient. Elle se taisait aussi.

– Bonne nuit, mon adorée! dit-il enfin.

Il vit la forme blanche disparaître. En regagnant sa chambre, le vent de la marche lui fit sentir qu'il avait la joue toute mouillée de larmes. Et il s'enferma pour repasser son bonheur minute par minute, pendant des heures.

XIX

Le jardin, devant la façade de l'hôtel, était bien entretenu. Celui qui s'étendait par derrière, au delà de la cour pavée des servitudes, et auquel on accédait par quatre marches, bien plus grand que le premier et planté en potager, n'avait guère que de rares visites d'un homme de journée. L'homme venait, remuait la terre, semait, taillait les arbres. Gote et Fantic faisaient la récolte, au temps voulu. Quant à l'herbe folle, elle croissait là en liberté, sans ennemis que les chardonnerets, les linots, les mésanges, qui se pendaient aux plus hauts brins pour atteindre la graine, et les brisaient parfois sous le poids léger de leur corps. De l'herbe, il y en avait surtout dans les allées, car le fond était de vieille date assoupli par la culture, et les légumes venaient magnifiquement, étouffant le reste: potirons étalés sur des nappes de fumier, poireaux drus comme des épées, carottes en forêts plus pressées que des maquis, et des haricots, principalement, de vingt espèces différentes, hautes ou naines, bien rangées en planches, et qui presque toutes fleurissaient blanc, avec deux ailes, comme des petites coiffes bretonnes.

Quand Simone s'éveilla, au lendemain de son entrée dans la maison de madame Jeanne, sa première idée fut de revoir le jardin. Sa grand'mère devait être à la messe. Son père dormait, sans doute, car elle n'entendait aucun bruit. Elle descendit, coiffée à la diable, emportant une paire de ciseaux. En passant près de la cuisine, elle dit:

– Bonjour, Gote! bonjour, Fantic!

Fantic répondit, Gote grogna quelque chose: toutes deux la regardèrent traverser la cour et monter le perron moussu, car madame Jeanne ni M. Guillaume n'allaient jamais dans le potager, et c'était leur domaine, à elles.

Mais c'était le domaine aussi de l'enfant, qui se souvenait. Et en pénétrant au milieu de ce fouillis de plantes et d'arbustes, en suivant les allées en bosse, étroites et toutes mouillées qui fumaient au premier soleil, elle retrouvait l'émotion ancienne, le sentiment de solitude presque effrayant qu'elle avait gardé de ce jardin. Elle longeait le mur de droite, exposé au midi, couvert de vignes, et elle se rappelait que sa mère aimait à cueillir le raisin auquel elle laissait une feuille verte, par une sorte de goût naturel d'élégance et de couleur. Plus loin le bassin, dont il était défendu d'approcher: «Surtout, Simone, ne va jamais de ce côté-là. C'est si dangereux!» M. L'Héréec la rattrapait par sa jupe à plus de vingt mètres de ce lieu redoutable, quand elle courait, sans même penser à l'eau, devant ses parents. Ils venaient souvent là, le soir, en été, quand le ciel était tout d'or au-dessus de Lannion. Simone les revoyait, jeunes tous deux, causant à voix basse derrière elle. Ils entraient parfois dans cette tonnelle de haut buis. Elle voulut y pénétrer. Hélas! les touffes de buis s'étaient croisées et enlacées, masquant l'ouverture ancienne. Elle s'y enfonça, la tête baissée, et se trouva au centre de la grosse motte verte. La voûte était si épaisse maintenant qu'on ne pouvait plus se tenir debout; une mousse rase, étiolée, tapissait le sol: personne ne venait plus demander son ombre à la tonnelle, que les araignées pour leurs toiles et les mulots pour leurs cachettes.

Simone en eut l'âme serrée, comme d'une ingratitude. Elle sortit de la tonnelle, et se mit à tailler, avec une sorte de colère, à grands coups de ciseaux, les bottes de glaïeuls qui fleurissaient près de l'entrée. M. L'Héréec avait aimé les fleurs, autrefois: c'était le reste, abandonné, d'une collection de glaïeuls, achetée et entretenue à beaucoup de frais.

Lorsqu'elle en eut ramassé toute une gerbe, Simone se redressa, et revint par l'allée de gauche, s'arrêtant, écoutant le bruit de poulies qui montait du Guer voisin et le caquet des marchandes de volailles qu'on entendait passer, secouées dans leurs carrioles, du côté de la rue. Le soleil l'éclairait en face. Des spirales de calices roses et jaunes sortaient des plis de sa jupe, qu'elle tenait d'une main. Son père la voyait. Il l'attendait dans la cour pavée, l'ayant cherchée déjà.

– Ah! te voilà, chérie!

Elle descendait les marches, les deux bras étendus, maintenant, et sa robe déployée pour montrer la récolte.

M. L'Héréec l'embrassa.

– Des fleurs! dit-il. Ma pauvre Simone, il y a bien longtemps, qu'il n'en est entré à la maison!.. Eh bien, qu'as-tu donc? Tu as l'air triste.

Elle fixait sur lui son regard tout droit, où il était si facile de lire.

– C'est que j'ai trouvé le jardin si abandonné! dit-elle. Cela m'a rappelé…

Le visage du père s'assombrit immédiatement.

– Qu'est-ce que cela t'a rappelé, Simone?

Elle se tut. Il y eut un silence qui la fit rougir.

Et M. L'Héréec reprit, d'un ton de reproche:

– Non, ne remue pas tout cela. Tu n'es pas venue pour me faire de la peine, n'est-ce pas? Va mettre tes fleurs dans les vases du salon, mon enfant, va. Moi, je pars à l'usine.

Simone rentra dans la grande maison, un peu déconcertée que son père n'eût pas mieux répondu à ce rappel de la vie passée. Pour elle, pardonner, oublier, semblait si facile! Toutes les générosités convenaient si bien à ce père idéal qu'elle s'était représenté! Comment celui qu'elle venait de retrouver n'avait-il encore rien dit qui pût faire espérer? Pourquoi se taisait-il obstinément, dès que la pensée de madame Corentine s'offrait à lui? Encore, si elle avait pu lire sur ce visage attristé autre chose qu'une sorte de reproche, comme si elle réveillait des douleurs stériles! C'était bien cela, oui, un reproche muet, un effort pour ne pas se plaindre d'un jeu cruel.

Cette impression découragée ne dura pas. Simone, en disposant ses gerbes de glaïeuls dans les vases du salon, vit passer Fantic, et l'appela. Elle lui remit une dépêche pour le grand-père Guen, une ligne confiante, qui disait, à mots couverts: «J'ai été bien accueillie, je reste.»

Et elle se sentit plus fortement engagée à suivre la mission de tendresse filiale qu'elle s'était donnée. Comment s'y prendrait-elle? Réussirait-elle? Elle ne le savait pas. Une seule chose lui paraissait résulter clairement de sa toute petite expérience de médiatrice: elle se promit de ne pas amener volontairement la conversation sur ces années de deuil qui renfermaient trop de mystères pénibles, d'attendre, d'être prévenante et bonne, espérant que, derrière elle, et sans qu'elle la montrât, les yeux du père et de madame Jeanne finiraient par voir celle qui l'avait formée.

Alors une vie nouvelle commença, pour les habitants du vieil hôtel de Lannion. Ce ne furent pas seulement des gerbes de fleurs qui rentrèrent dans les appartements vides, ce fut surtout une gaieté insinuante, une lueur discrète répandue sur toutes choses, une détente progressive des habitudes d'agir et de penser introduites par madame Jeanne.

Les premiers jours, Simone ne sortit pas. Elle attendait, travaillant à quelque ouvrage de lingerie qu'elle avait demandé à madame Jeanne, l'heure du déjeuner, puis celle du dîner qui réunissait la grand'mère, le père et l'enfant. Cette solitude ne lui déplaisait pas. Une douceur très grande venait à la jeune fille de cette reprise de possession paisible des lieux qu'elle avait habités. Simone s'en trouvait plus calme, plus forte, plus gaie aussi, lorsque M. L'Héréec rentrait de l'usine, fatigué le plus souvent et toujours un peu sombre. Il s'épanouissait en apercevant sa fille. Elle lui parlait de ce qu'elle avait vu ou songé, des événements minuscules de la matinée ou de l'après-midi, l'interrogeait sur Lannion et même sur Tréguier, et le forçait à oublier ses préoccupations d'affaires. Les repas, pendant lesquels la mère et le fils échangeaient autrefois de rares paroles, pour se communiquer des chiffres ou se raconter les histoires fastidieuses de la petite ville, devinrent des heures de trêve et de gaieté cordiale. Ils se prolongèrent. M. L'Héréec reprit son ancienne coutume de revenir de l'usine par le plus court. Le petit canot traversa le Guer, soir et matin, comme au temps de madame Corentine. Et les soirées parurent moins longues, à trois, sous les berceaux de lilas que le soleil encore tiède pénétrait de rayons penchés.

Il arrivait à Simone, sans trop y prendre garde, et par une sorte d'habitude, de dire en parlant d'elle-même: «Nous avions coutume, nous faisions, nous aimions…» Elle n'appuyait pas. Mais la pensée de l'absente s'insinuait entre eux subtilement, prenait, sous cette forme commune et vague, quelque chose du charme propre de Simone. L'approbation qu'obtenait la jeune fille remontait un peu jusqu'à la mère. Et, si mince que fût l'occasion, Simone éprouvait, à chaque fois, un contentement intime et profond, comme si madame Corentine avait souri, de loin, pour elle seule.

Madame Jeanne elle-même, très défiante au début, parce qu'elle redoutait un piège, une complicité secrète entre Simone et son père, perdait chaque jour de ses préventions. Elle s'était imaginé qu'une petite fille élevée par sa bru ne pouvait être que futile, intrigante, préoccupée de toilette et de plaisir. Au lieu de cela, elle découvrait une enfant sérieuse, adroite dans les travaux de femme qu'elle estimait très fort, simple de goûts, prompte à s'effacer devant l'autorité indiscutée de la maison. Ce dernier trait surtout commença à la faire changer d'attitude. Elle ne renonça pas à la visite quotidienne qu'elle faisait, chaque matin, à l'usine. Mais, l'après-midi, elle admit Simone à travailler près d'elle, dans le salon ou dans la grande chambre brune où se trouvait le portrait de M. Jobic.

Puis, comme une jeune fille de l'âge de Simone ne pouvait demeurer recluse à la maison, et qu'on commençait à jaser déjà de ne point la voir sortir avec sa grand'mère, madame Jeanne l'emmena. Ce fut à contre-cœur. Les quelques vieilles personnes qu'elle visitait chaque jour étaient, naturellement, des plus prévenues contre madame Corentine. Elle se trouvait assez embarrassée d'avoir à leur présenter Simone, ne pouvant expliquer par quelle suite de circonstances la jeune fille habitait, en ce moment, l'hôtel L'Héréec. Contre son attente, ni mesdemoiselles Le Gallic, ni la vieille madame de Pleumeur, ni M. Quimerc'h, le banquier, un des plus anciens amis de la famille, ne parurent surpris de voir entrer Simone auprès de madame Jeanne. Ils la savaient à Lannion. Ils l'attendaient. Et, découvrant en elle si peu de ressemblance physique avec la mère, ils eurent vite fait d'oublier le passé déjà lointain, pour ne retenir de la présence de l'enfant que ce sentiment de curiosité, d'attendrissement mêlé d'envie, que cause une entrée de jeunesse épanouie dans un milieu fané. Ils exprimaient leur émotion à voix basse, en reconduisant la grand'mère:

– Votre petite-fille vous fera honneur, chère amie. Ce doit être une joie pour ce pauvre Guillaume? L'avez-vous pour longtemps? Ramenez-la, vous savez, quand vous voudrez.

Le soir, le père demandait:

– Eh bien! que vous a dit aujourd'hui madame de Pleumeur?

Madame Jeanne laissait deviner que l'accueil avait été très bon. Elle parlait complaisamment du temps qu'il avait fait, des gens rencontrés et salués dans la rue, prenait sa petite-fille à témoin, avec un air d'intérêt où l'aïeule déjà transparaissait. Et Guillaume L'Héréec, fier, au premier moment, de ce que cette petite attirait toutes les âmes à elle, de ce qu'elle apaisait les rancunes et rendait la vie aux soirées mortes du vieil hôtel, songeait presque aussitôt: «Ce n'est qu'en passant, elle partira.»

Cela suffisait pour empêcher le sourire de monter à ses lèvres. Il était de ceux que le rêve ne quitte jamais tout à fait, et auxquels il faut, pour jouir du présent, l'illusion de la durée. Avec son habitude de vivre, par la pensée, toujours un peu en avant, sa disposition à souffrir des tristesses prévues, ce qu'il apercevait, c'était le lendemain de ce départ fatal, prochain peut-être, et l'isolement plus cruel qui suivrait. Avoir entrevu Simone, la perdre, ne pas savoir, en la perdant, quand il la retrouverait, voilà l'épreuve qui hantait déjà sa tête songeuse de Breton. Elle l'absorbait au milieu de ses ouvriers, parfois dans le cours d'une conversation d'affaires; elle le ressaisissait dès que Simone le quittait un instant, ou lorsqu'il entendait, le matin, le craquement des vieux planchers dans la chambre voisine, et une voix qui disait, à travers la cloison:

– Bonjour, père! avez-vous bien dormi?

Certes, la tentation lui venait souvent d'appeler l'enfant, de la prendre à part, pendant une absence de madame Jeanne, et de lui dire:

«Écoute, je ne puis vivre sans toi, je sens que je ne pourrai pas. Dis-moi si ta mère consentirait à rentrer, maintenant que, hélas! pour la deuxième fois, elle a été chassée? Je vois bien que tu cherches à ramener ton père vers ta mère, mais n'est-ce qu'une inspiration généreuse d'enfant qui souffre d'être disputée entre nous? Ou bien sais-tu quelque chose? Es-tu sûre qu'elle voudrait? Dis-moi vite. Et finissons cette torture trop longue, pour toi et pour moi.»

Et, à chaque fois, il se répondait à lui-même:

«Non, non, elle ne voudrait pas! C'est fini. L'occasion unique est passée. Ma femme était venue à nous, peut-être forcée par le malheur, comme le prétend ma mère, par des circonstances que Simone ignore, évidemment, et qu'elle doit ignorer. Mais enfin j'aurais pu, un instant, la reprendre à mon foyer. J'ai manqué d'énergie. A présent nous sommes plus loin l'un de l'autre que jamais. Et puis, la rappeler, à quoi bon? Quand même elle voudrait revenir, qui me garantit que la vie ancienne ne reviendrait pas aussi, avec ses luttes, ses querelles, ses blessures de cœur? Elle a bien élevé notre enfant, c'est vrai… Mais est-ce là un signe certain qu'elle s'est assagie? Qui peut me dire si ma Simone ne doit pas ce charme, cette gravité naïve, cette égalité d'humeur et de tendresse, bien plus à la bonté de sa nature qu'à l'éducation qu'elle a reçue? Et puis-je, en honneur, puis-je, de sang-froid, pour ma femme qui ne rendra peut-être aucun bonheur à ma vie, sacrifier ma mère qui ne voudra pas rester, elle, qui s'en ira…»

Il se rappelait alors le dévouement constant de madame Jeanne, la tendresse dont elle l'avait entouré, surtout dans ces dix années d'épreuve, les dernières, et il concluait: «Il n'y a rien à faire, je ne troublerai point Simone de pareilles questions. Ce sont des douleurs stériles que je n'ai pas le droit de lui imposer.»

Et il ne se résolvait à rien. Après la crise où sa volonté s'était un moment réveillée et fixée, il se retrouvait l'homme faible, timide, combattu entre des raisons multiples. Il avait peur de ces trois femmes qu'il aimait, et il se renfermait en lui-même, usant sa force et sa vie en projets, en luttes muettes, en rêves et en regrets.

Un dimanche, il y avait trois semaines que Simone vivait près de son père, madame Jeanne et Simone achevaient de déjeuner. Elles étaient seules. M. L'Héréec était parti le matin pour passer la journée à Tréguier. Un coup de sonnette étonnamment long et retentissant s'engouffra dans les corridors ouverts et les escaliers de la maison. Simone s'avança jusqu'à la porte du jardin, et revint presque aussitôt, rouge d'émotion.

– C'est mon grand-père Guen, dit-elle, avec…

– Avec qui? demanda madame Jeanne.

– Je crois que c'est mon oncle Sullian. Je ne le connais pas… Ils me prient de venir.

– Est-ce qu'ils vous emmènent, Simone?

La jeune fille, étonnée, regarda, et vit que madame Jeanne, assise de l'autre côté de la table, était toute pâle.

– Je ne suppose pas, dit-elle. Et même non, assurément. Ils viennent me voir.

Madame Jeanne, qui avait une merveilleuse puissance sur elle-même, reprit son calme habituel, pas assez vite cependant pour que sa petite-fille n'eût saisi ce mouvement d'angoisse rapide.

– Vous pouvez leur dire, reprit madame Jeanne, qu'ils entrent au salon, s'il leur plaît. J'en serai même bien aise, car j'ai de l'estime pour M. Guen… Moi, je me tiendrai dans ma chambre.

Simone courut. Dans l'encadrement de la petite porte extérieure, toute coiffée de lierre retombant, le grand-père était toujours debout, parcourant de ses yeux clairs les massifs du jardin coupé d'allées tournantes. Si pressée qu'elle fût de l'embrasser, Simone s'arrêta un instant, à deux pas de lui, contente de lui jeter:

– Voulez-vous entrer? Grand'mère vous en prie!

Mais Guen se retira d'un mètre, pour être bien dans la rue, et, quand il eut embrassé sa petite-fille, à plein cœur:

– Je n'entrerai pas où ma fille n'est pas reçue, dit-il tranquillement. Ta mère est-elle ici?

L'enfant baissa la tête, et le sourire de ses joues s'effaça.

– Alors, continua Guen, va mettre ton chapeau, et faisons un tour dans la ville. C'est Sullian qui a voulu te voir…

Il montrait du bras, avec orgueil, un beau grand garçon, au teint vif, la barbiche divisée en deux petites pointes rousses, et qui se tenait découvert, à dix pas en arrière, intimidé d'avoir pour nièce une pareille demoiselle.

Simone aussi fut prise d'un accès de sauvagerie, devant ce marin qu'elle n'avait jamais vu qu'en photographie, et elle s'enfuit, à travers le jardin, sans lui dire bonjour.

Mais, dix minutes plus tard, ils causaient tous trois, la petite entre les deux capitaines, en longeant le quai, sous les ormeaux. Ils s'étaient tout de suite plu, Simone et Sullian. Leur jeunesse les rapprochait, et je ne sais quoi de décidé dans l'humeur, une manière semblable de répondre, à la volée, tout ce qu'ils pensaient.

– Ma foi, ma nièce, nous avons bien failli ne pas nous connaître! Coulé à pic, figurez-vous, en pleine nuit et par un temps!

– N'en parlez plus, ça me fait mal de me souvenir…

– Mais au contraire! ça donne confiance dans la vie! Voyez le grand-père, sept naufrages à l'actif.

– Huit, fit Guen humblement, mais deux seulement qui comptent: le reste avec mon canot, dans les baies.

– C'est égal, père, vous avez de l'avance. Et puis songez, Simone, que me voilà en congé d'un mois. Je n'en ai jamais eu autant!

– Vous arrivez de Bordeaux?

– Avant-hier. Il a fallu un temps pour les assurances! J'ai cru que j'en deviendrais fou d'envie de partir.

– Et Marie-Anne? Bien contente, n'est-ce pas?

– Ah! ma petite, interrompit Guen, j'aurais voulu que tu fusses là: ça faisait pleurer de voir sa joie.

Simone les considérait l'un après l'autre, son grand-père un peu solennel, droit, comme fier d'être d'une famille où l'on naufrageait si heureusement, et Sullian penché et tourné vers elle, au contraire, la figure épanouie par un large sourire qui relevait ses fines moustaches rousses, et qui disait: «Oui, regardez-moi, petite nièce Simone, c'est moi le naufragé, moi qu'on a reçu avec des larmes de joie, moi qui bénis la vie à présent!»

Son visage disait cela si clairement, que Sullian jugea inutile d'exprimer autrement la joie qu'il avait eue, lui aussi, de retrouver Marie-Anne. Il laissa passer un moment, et murmura, en tirant sa barbe:

– Et mon fils dont vous ne parlez pas? Est-il gentil, mon petit mousse!

Tous trois ils passaient ainsi, causant, l'air heureux, sans se préoccuper des bourgeois de Lannion. Comme c'était jour de fête, la plupart des boutiques étaient fermées. Sullian trouva une pâtisserie ouverte, et il acheta un grand gâteau pour Marie-Anne, un autre pour Simone, un troisième qu'il enverrait à son père, et des bonbons qu'il ferait goûter au petit. Il dépensait avec une sorte de rage joyeuse, riant de jeter son argent sur le comptoir, et de l'écouter sonner. Car c'était de la vie encore, et la vie l'enivrait, sans qu'il sût trop pourquoi, lui qui venait de voir la mort.

Au hasard, ils tournèrent dans les rues de la ville, s'arrêtèrent sur la place du marché, à cause des vieilles maisons qui sont là, vêtues d'ardoises du haut en bas, comme d'une cotte de maille, et que Simone trouvait jolies, puis, ne pouvant se résoudre à se quitter encore, s'en allèrent près de la chapelle de Brélévenez, pour revenir par la route de Perros jusqu'à l'hôtel des L'Héréec.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2017
Hacim:
210 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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