Kitabı oku: «Madame Corentine», sayfa 6
X
Le lendemain, à l'aube, l'enfant venait de naître. Marie-Anne était accouchée presque sans se plaindre, sans une larme. Étendue sur le lit au fond de la chambre, les rideaux à demi tirés, elle avait l'air d'une morte. Quand Corentine lui avait dit, tout bas, presque joyeusement: «C'est un garçon!» elle n'avait rien répondu. Le fils d'un père mort, un pauvre petit qui vient tandis que la vague roule encore le cadavre de l'homme, est-ce une joie? Et vieillir auprès de ce témoin grandissant de son malheur, est-ce un avenir? O enfants de marins, combien d'entre vous sont nés ainsi de mères désolées? Combien dont la venue en ce monde n'a été saluée que par des larmes! Il a dû vous rester quelque chose de cette tristesse prise au sang de vos mères. Et l'on vous reconnaît peut-être, parmi la race songeuse et déjà sombre d'elle-même.
Corentine habillait le petit, près de la fenêtre que rayait au milieu la bande rose de l'horizon. Quelque chose d'heureux souriait dans le ciel lavé. Elle se hâtait. Dans le tas de brassières et de langes, et de bavettes, disposées sur une chaise à portée de la main, elle choisissait ce qu'il y avait de plus joli. Elle essayait plusieurs bonnets, et, nouant la ruche de dentelle autour de la petite tête endormie, elle baisait l'enfant avec une douceur inattendue. Elle se sentait la vraie mère de la frêle créature, en ce moment, chargée de lui donner les premières caresses. Et son cœur, qui était demeuré très maternel, s'ouvrait complaisamment à d'anciennes tendresses. Et elle songeait, le regardant étendu sur ses genoux, dans sa toilette blanche de nouveau-né, qu'elle eût été infiniment heureuse d'avoir un autre enfant, un fils comme lui.
Le jour grandissait. Sur le bourg, où la nouvelle s'était répandue, une sorte de tristesse pesait. Les gens s'abordaient avec des hochements de tête. Les mères avaient des airs graves. Du fond du passé, des histoires remontaient à la mémoire de tous. Et c'était moins peut-être la sympathie pour Marie-Anne, qu'une sorte de retour égoïste qui assombrissait ces âmes exposées aux mêmes deuils, groupées sur le même coin de falaise.
Les passants, avertis en traversant la longue rue, soit dans le haut Perros, soit sur le chemin du bourg bas, regardaient la maison endeuillée, la fenêtre où l'on ne voyait personne.
Dans la cour, sous l'auvent, des femmes s'étaient assemblées, une douzaine peut-être, vêtues de noir, émues. Les plus agitées étaient les jeunes, qui n'étaient pas veuves encore, et dont plusieurs portaient un enfant sur le bras. Elles parlaient avec de grands gestes et peu de voix, se tournant parfois vers la mer, qui était calme à perte de vue, lasse de deux jours de tempête et à peine bruissante sous le ciel clair.
– Quand son homme est parti, disait l'une, il avait du mal à la quitter. Il ne se sentait pas brave. C'est souvent un signe.
– Oh! ça dépend bien, reprenait une vieille, à qui son châle épinglé faisait comme une cuirasse plate. Il n'y a pas de signes. Quand on doit avoir un malheur, il arrive.
– Le commissaire va peut-être répondre ce matin?
– Pas avant huit heures. Ah! la pauvre Marie-Anne! Et accouchée de la nuit!
– Ça l'a fait avancer, vous pensez. Des coups pareils! La femme Yvon a eu son enfant de même, l'an dernier, la nuit de son malheur.
– Eh bien! reprit une autre, une toute jeune et jolie, avec ses rubans encore tout frais de velours noir dessinant son corsage, moi, je crois que ce n'est pas encore sûr. Le syndic n'a pas confiance. Mais, tenez, en septembre, je ne valais guère mieux que Marie-Anne Lageat à cette heure-ci. Tous ceux d'Islande étaient arrivés, et pas Louis. On n'avait pas de nouvelles. Personne n'avait vu le bateau depuis deux mois. C'est le père Le Floch qui est venu me crier, un matin, à quatre heures: «Ton mari, la Lise, ton mari qui est dans le port!» Dieu que ça été vite fait de descendre!
Et elle retrouvait, en parlant, le même sourire qu'elle avait dû avoir en ce moment-là.
Tout près d'elle, mais à l'écart, une grande femme, les cheveux en désordre, gris et crépus comme de la limaille de fer, était assise sur une pierre, le long de la muraille. C'était la mère du mousse, accourue de Ploumanac'h. Personne n'avait fait attention à elle. Quand elle entendit parler la jeune femme, elle dit, avec un regard de colère:
– Tout le monde les plaint, les Guen, parce qu'ils sont riches. Il y en a d'autres qu'on ne plaint pas. Pourtant, c'est tout ce qui me restait, à moi qui suis pauvre, mon enfant que la mer m'a pris! Il me faisait vivre, et le voilà mort! Un enfant qui ne m'avait jamais fait de peine!
Les femmes la regardèrent, en branlant la tête, pour montrer qu'elles avaient pitié.
La porte s'ouvrit, et Guen parut. Il s'était jeté tout habillé sur son lit. Et bientôt le sentiment de l'heure qui approchait l'avait éveillé.
Il traversa le groupe des femmes, bien droit dans sa vareuse à boutons d'or, et dit seulement:
– Je crois que Marie-Anne s'est endormie. Ne faites pas de bruit, les femmes.
Et il continua sa route. La mère du mousse Guyon Le Dû le suivit à distance, comme si elle demandait l'aumône. Elle voulait sa part de la nouvelle qu'il allait chercher, lui, le riche, la nouvelle de la vie ou de la mort de son petit. Car tout cela s'achète.
Que la rade était jolie, pauvre Guen! Comme il filait le côtre anglais, au large de l'île Thomé, ouvrant toutes ses voiles que le matin emplissait de brise et de soleil!
– Oh! la garce! murmura Guen. Jamais la même!
Il y avait longtemps qu'il n'avait dit une semblable injure à la mer. Et il se détourna rapidement, sans plus la regarder. Les gens de Perros, à présent, l'observaient, montant le bourg. La même phrase montait avec lui, de porte en porte:
– Il va pour la dépêche. Ça l'a déjà vieilli, on dirait…
Quand il fut devant la cabane du bureau de poste, il eut peur. Et, ne voulant pas paraître faible devant la directrice, qui relevait la tête derrière la fenêtre entr'ouverte, il chercha une phrase de bienvenue, comme il faisait toujours, quand il avait affaire à quelqu'un. Il vit le fuchsia tout éclatant de pointes roses affleurant l'appui de granit, et il essaya de dire: «Comme il est fleuri, madame la receveuse, votre fuchsia!» Mais il ne fit qu'un geste écourté. La voix lui manqua. Et il entra.
La dépêche était arrivée. Elle portait: «Grand mât du navire sombré apparaît à trois milles au large. Aucune nouvelle équipage.»
C'était clair. La Jeanne était perdue corps et bien, Marie-Anne veuve, le nouveau-né orphelin, et lui, Guen, n'avait plus de gendre.
Debout dans le corridor, il demeura une minute immobile. Il avait tant cherché des motifs d'espérance pour consoler les autres, qu'il avait fini par ne point désespérer. Il s'était pris à ses propres mots. Et à présent il comprenait qu'il avait raisonné comme un enfant, malgré son âge. Dès la veille, le malheur était certain. Le syndic n'avait pas caché son avis. Comment avait-on pu conserver de l'espoir? Allons, bonhomme, il faut revenir avec la nouvelle! Il faut aller leur apprendre que tout est fini! Guen eut le courage de dire: «Merci, madame» et il sortit. La mère qui l'avait suivi l'attendait au passage. Elle lui demanda, en breton, ce qu'il y avait sur le papier.
– Sombré, ma pauvre Le Dû, répondit le capitaine.
Elle ne remercia pas, elle. Oh! non. Elle lui montra le poing, et elle l'injuria, accusant le patron du dindy, qui lui avait noyé son fils, et elle lui cria toute sa douleur sauvage, tout ce qu'elle savait d'offensant contre les riches et les mauvais capitaines, tandis qu'il descendait, butant aux cailloux, les yeux lourds de larmes, vite, vite, vers la maison.
Quand il traversa de nouveau la cour, elle était toute vide. Guen monta, décidé à ne point parler. A quoi bon? Mieux valait, un peu de temps encore, laisser Marie-Anne dans l'incertitude. Il avait décidé cela en chemin.
Et quand il parut, Marie-Anne se dressa, les deux bras appuyés au lit. Ses yeux mauves si doux, qu'elle avait tenus fermés obstinément, s'ouvrirent. Ils étaient cerclés de noir, et si tristes, si anxieux en même temps, que le père baissa les siens.
– Rien, dit-il, ils n'ont rien.
Il pensait que le mensonge servirait. Mais Marie-Anne le fixa un instant encore, sans répondre, puis elle dit, en se renversant sur l'oreiller:
– Non, je ne vous crois pas. Ils sont tous noyés!
Madame Corentine l'avait compris aussi. Elle se baissa bien bas vers le petit, pour qu'on ne vît pas qu'elle pleurait en l'embrassant.
Les émotions de la veille et de la nuit, l'absence de sommeil, cet enfant qu'elle ne voulait pas laisser à d'autres, pas même à Simone revenue à la maison de Guen et assise près d'elle, avaient singulièrement changé madame Corentine, physiquement et moralement. Les traits disaient assez la fatigue du corps. Son visage avait pris une expression de bonté compatissante et sérieuse qui ne lui était point habituelle. Elle se sentait surtout une disposition d'âme bien nouvelle, un besoin de pleurer avec d'autres, de se dévouer au service de son père et de sa sœur éprouvés, et une sorte de contentement de se trouver là, dans le malheur qui frappait la famille, de n'être pas, comme d'ordinaire, très loin et très inutile. Sous les coups répétés de ces deux jours, elle revivait de la vie ancienne, et elle redevenait, pour un temps, la fille et la sœur qu'elle aurait pu être toujours… Cette impression, mélangée d'amertume, lui était douce pourtant: elle la grandissait à ses propres yeux et aux yeux de Simone. Toutes deux, avec ce petit enfant entre elles, et Marie-Anne abîmée de douleur au fond de la chambre, elles se trouvaient plus heureuses que dans leur bien-être égoïste de Jersey, et elles ne se le disaient pas, et chacune, cependant, était sûre de l'approbation muette de l'autre.
Guen, qui ne pouvait assister à ce deuil de tous les siens, n'était pas demeuré longtemps. Il était allé chez le syndic, sans trop savoir pourquoi. Et peu après son départ, quelqu'un monta l'escalier. C'était une vieille femme, la Olier, connue et honorée dans le bourg. Elle avait perdu son mari en mer, il y avait longtemps, et cela lui serrait le cœur de voir ces belles jeunesses sitôt brisées et réduites à la longueur des jours qu'elle connaissait trop bien. Elle monta donc, de son pas d'homme, et, entrant dans la chambre, sa cape de deuil sur la tête, elle dit:
– Je vous salue.
Marie-Anne, au son d'une voix étrangère, tourna vers la nouvelle venue son regard sans vie. Elle reconnut la veuve.
Et celle-ci reprit:
– Tu es dans la peine, Marie-Anne, et je ne viens pas pour te parler, mais seulement pour te dire que nous allons faire une neuvaine. Veux-tu?
La malade fit un signe de tête qui disait oui, et qui remerciait.
– J'ai engagé avec moi, reprit la femme, des mères et des filles du bourg, qui sont toutes de tes amies, Marie-Anne: la Guillo, la Betié Naget, la Caoullet, la Fanchen, la Maon, la Cario Palanton, la Gégo et la petite Nehoueder, qui est venue exprès de Louannec.
Elle s'interrompit, en voyant fixé sur elle le regard de madame Corentine et de sa fille. Évidemment, elle n'avait pas osé inviter les deux femmes qui étaient là, les plus proches parentes et les mieux désignées, cependant, pour se joindre à la neuvaine. Ni Corentine ni Simone n'étaient plus de Perros. Leur place n'était plus au milieu d'honnêtes femmes et d'honnêtes filles de pêcheurs, qui allaient prier pour une affligée. Et le visage de la vieille exprimait bien cette sorte d'éloignement que les gens tranquilles, attachés à leurs devoirs, éprouvent d'instinct pour ceux qui vivent en dehors de la règle commune.
Ce ne fut qu'un éclair, ce regard échangé. La vieille se retourna vers le lit:
– Au revoir, Marie-Anne, nous allons partir tout de suite. Il ne faut pas perdre courage.
Elle serra, en croisant les mains sur sa taille, les deux bords du capot qui encadrèrent plus étroitement son visage, et elle s'en alla.
Madame Corentine avait rougi. Autrefois, il y avait seulement deux ou trois jours, elle se serait indignée, elle aurait protesté contre l'offense. Mais, dans la disposition d'esprit où elle se trouvait maintenant, l'humiliation ne souleva en elle aucune colère. Ce que pensait cette femme, madame Corentine n'était pas loin de le penser aussi; elle s'était plusieurs fois sentie mécontente d'elle-même. Le chagrin seul eut prise sur elle.
Marie-Anne avait-elle deviné? Était-ce une invention heureuse d'une de ces âmes qui ont l'instinct de toutes les consolations, et savent qu'il y a des peines autour d'elles sans en savoir la cause?
– Corentine, dit-elle, il faut faire baptiser l'enfant.
– Aujourd'hui?
– Le plus tôt sera le mieux. Tu l'accompagneras.
– Oui, ma chérie.
– Mon père est le parrain. Toi, tu es la marraine. Nous en avions parlé avec…
Elle ne put prononcer ce nom de douleur.
– Oui, dit Corentine, je veux bien, je suis prête à aller. Merci, chérie. Je l'ai habillé, ton ange, veux-tu le voir?
Marie-Anne dit, faiblement:
– Non. J'ai peur qu'il ne lui ressemble. Je ne peux pas. Plus tard!
Elle ne rouvrit les yeux que pour voir passer, un peu après, la sage-femme qui portait un gros paquet de mousseline blanche, Corentine et Guen alourdi par le chagrin. Simone gardait la malade.
Du port à l'église, tout en haut de Perros, la route est assez longue et rude à monter. Sauf au milieu, où, par-dessus les ormes et les pentes précipitées de maigres champs, on aperçoit le paysage de mer, elle est bordée de maisons. Et les gens, déjà mis en éveil par le passage des femmes qui s'en allaient prier pour les naufragés, n'avaient pas fini de causer entre eux de l'événement qui frappait le bourg entier, quand le capitaine et sa fille commencèrent à gravir la côte. Corentine marchait à côté de la femme qui portait l'enfant, et l'abritait de son ombrelle. Le capitaine allait derrière et un peu de côté.
La pitié des hommes est bien courte. A peine avaient-ils aperçu Guen et échangé entre eux quelques mots de sympathie sur le malheur arrivé en Gironde, qu'ils remarquaient madame Corentine. Et plusieurs ne saluaient pas. Plusieurs disaient, sur son chemin, de ces mots qui remuent tout un passé triste, et qui résument douloureusement le jugement sommaire de la foule. «Croyez-vous qu'il soit heureux, ce pauvre vieux, avec une fille veuve et une séparée? Elle l'a déjà laissé assez longtemps seul à Perros. Qu'elle retourne donc! J'aimerais mieux une fille morte, moi, qu'une fille comme celle-là, qui n'a été qu'un tourment pour les autres. Ça ne fait pas bénir les familles, vous savez!»
Elle entendait une partie de ces propos, et devinait le reste, et elle était trop fière pour pleurer, mais les larmes l'étouffaient. Elle trouvait la route interminable.
Enfin, le petit groupe franchit l'enceinte du cimetière. Au milieu des tombes de granit entourées de fleurs, la vieille église ouvrait sa porte en ogive, coupée d'une colonnette, sous le toit qui pendait démesurément d'un côté et trop court de l'autre. C'était la paix pour Corentine. Ils entrèrent. Devant eux, au premier tiers, sur les dalles tout humides des végétations de l'ombre, les femmes de la neuvaine étaient agenouillées en demi-cercle autour d'un des premiers piliers, tout noir de l'encens et de la rouille de dix siècles. Sur le fond sombre du granit, une statuette de la Vierge de Lourdes s'enlevait, toute blanche, ayant une ceinture bleue flottante et deux roses d'or sous les pieds. Elle était posée sur l'épais rebord de la corniche. Tous les visages des femmes étaient levés vers elle. La vieille, en cape de deuil, récitait le rosaire. Elle disait la première partie de l'Ave Maria, que toutes reprenaient et terminaient dans la langue rude du pays. Et, devant elles, minces comme des fils blancs, neuf petites bougies brûlaient dans l'ombre, collées au dos des chaises.
La première voix, ferme, sans inflexion, disait: «Mé o salud Marie, leun o a graces, an otro Doué so ganch beniguet…» Et elles reprenaient, les autres, confusément: «Santes Marie, mam da Doué, pédet évidon péliérien…»
Dans une chapelle toute noire, non loin de la neuvaine, le recteur était venu baptiser le fils de Marie-Anne. Corentine et le capitaine touchaient d'une main le petit, que portait l'autre femme. Ils répondaient à voix basse aux questions liturgiques, détournés, malgré eux, vers les neuf petites lumières et les neuf femmes prosternées.
Le prêtre demandait:
– Croyez-vous en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre?
– J'y crois, répondait Guen et Corentine.
– Santes Marie, mam da Doué, reprenaient les femmes.
– Croyez-vous en Jésus-Christ, son fils unique, notre Seigneur?
– J'y crois.
– Santes Marie, mam da Doué…
– Croyez-vous au Saint-Esprit, la sainte Église catholique, la communion des saints, la rémission des péchés, la résurrection de la chair et la vie éternelle?
– J'y crois.
– Santes Marie, mam da Doué, pédet évidon péliérien…
Ils s'écoutaient réciproquement, tous émus, de voir ces prières se rencontrer, les unes pour le petit qui entrait dans la vie, les autres pour le père naufragé, bien loin, à jamais séparés, à jamais inconnus. Le rosaire devenait une sorte de psalmodie grandissante, lourde de soupirs comme le bruit des lames qui déferlent. Et la voix de Guen, de Corentine, du recteur lui-même, baissait de plus en plus, au contraire, et se perdait sous la voûte moisie aux jointures des pierres.
Un rayon de soleil, comme une lame flamboyante, entrait par une découpure de la porte.
– Santes Marie, mam da Doué, pédet évidon péliérien…
Et aucune cloche ne sonnait le baptême, le baptême du fils de Sullian, le naufragé.
Le prêtre avait achevé les cérémonies avant que les femmes se fussent levées.
– Allons! dit Guen, car personne ne bougeait dans la chapelle, ni Corentine, ni la femme, toutes deux tournées vers ce groupe de désolation et de larmes, enveloppant la statue à ceinture bleue.
L'enfant dormait.
Sans répondre, mues par le commandement de l'homme, elles sortirent, la tête basse, sans un geste, l'âme absente et demeurée sous les voûtes où l'on priait, écoutant le murmure plus lointain: «Santes Marie, mam da Doué…»
Elles traversèrent ainsi le cimetière, sous le ciel sans nuage, dans la pluie de lumière et de chaleur qui dilatait, jusqu'à en remplir l'espace, le parfum d'une touffe de réséda fleuri au bord d'une tombe.
Au bout de l'allée, devant la pierre debout qu'il fallait franchir pour retrouver la route, les femmes levèrent les yeux, et regardèrent de ce regard vague et chargé de tristesse qui suit les réveils brusques. En ce moment, le cœur de Corentine était déchiré des douleurs de sa sœur, du désespoir muet de ce vieux dont elle entendait le pas derrière elle, du peu de joie qu'elle avait su lui donner, de l'impuissance où elle se sentait de lui refaire une vieillesse, ayant perdu le droit d'habiter le pays, de consoler, d'être la paix. Elle aurait voulu cependant. Une aspiration vers le bien, une soif d'être bonne, de se sacrifier, montait du fond de son âme, avec cette pitié pour ceux qui l'entouraient. Et deux filles, sur le seuil d'une boutique, voyant sa mine défaite, se mirent à rire d'elle, deux filles de pauvres qui tricotaient de la laine.
Alors, contre cette dernière injure, si peu méritée, si blessante à cette heure, elle chercha d'instinct une protection. Et elle la trouva. Guen venait de s'éloigner vers la plage de Trestrao, où demeurait un ami. Il allait reparler du gendre et de l'entrée de la Gironde, ne pouvant se taire de son malheur. Corentine se retourna vers la sage-femme:
– Donnez-moi l'enfant, fit-elle, c'est moi qui l'emporte!
Elle prit le petit Sullian. Un flot de mousseline blanche lui couvrit l'épaule. Une tête rose et dormante s'appuya, tout abandonnée, sur son bras. Et, fière de son fardeau, défendue contre le sourire des gens par l'innocence qu'elle portait, elle descendit le bourg, parmi les femmes que la vue d'un nouveau-né émeut, et qui disaient: «Voyez, elle a le fils de Sullian Lageat sur les bras. C'est Guen qui l'a voulu, pour lui faire honneur. C'est tout de même une mère, cette femme-là.»
Elle allait, sans entendre, saisie d'une extrême douceur, qui lui faisait presser l'enfant sur son cœur de plus en plus, et s'absorber dans ce petit être sans parole et sans regard. Elle lui souriait. Elle lui parlait, non avec les lèvres, mais avec son âme tout à coup agrandie et dilatée d'amour maternel, qui disait: «J'aurais voulu d'autres enfants comme toi… que je les aurais aimés!.. que je les aimerais!.. Avec quel bonheur ce sein que tu touches se découvrirait pour eux, et les allaiterait!.. O joli, joli neveu que je voudrais mon fils!» Elle avait des ailes. Soutenue par le petit qu'elle portait, le visage calme, les yeux en joie, elle monta l'escalier, elle entra dans la chambre.
Heureusement Marie-Anne dormait. Elle ne vit pas sa sœur. Une heure passa, puis deux, puis trois. Simone s'éloigna. Et entre le berceau où l'enfant reposait maintenant, et Corentine, qui veillait auprès, le dialogue continua, le conseil doux et persuasif de ces yeux clos, de ces lèvres tendues vers le sein rêvé, de ce visage derrière lequel une âme transparaissait pour cette femme malheureuse, en qui le regret de la maternité prenait la forme d'un désir grandissant et d'une attente de vie nouvelle.
Il y avait des années qu'elle ne s'était sentie si prompte à l'émotion, si disposée à pleurer.
Dans la paix de cette chambre, près de ces deux êtres plongés dans le sommeil, un mystère profond sa passait. Une âme s'accusait, oubliait, apercevait une voie de sacrifice et de salut, et, tremblante, heureuse, remontait vers l'amour.
Le sommet des coteaux, vers Louannec, se dorait au soleil déclinant. Nul bruit ne venait du dehors, pas même celui de la mer. La respiration de Marie-Anne et de son fils, régulières, se répondaient comme un battement d'ailes.
Tout à coup, un pas sonna dans la cour. Corentine se pencha. Le père! c'était le père qui traversait la place! Il courait! Des gens couraient derrière lui; ils disaient: «Mon Dieu! est-ce possible! Est-ce possible!»
Toute pâle, au bout de la chambre, Corentine l'écouta monter. Et Guen entra. Le pauvre vieux tremblait de tous ses membres. Il était comme égaré. Il approcha, sans bruit, du lit où Marie-Anne dormait. Il se mit à genoux.
– Marie-Anne? murmura-t-il, ma petite fille?
Elle ne bougea pas.
Il prit la main allongée sur le drap, la main rousselée de sa mignonne, et la caressa.
– Marie-Anne?
Elle ouvrit les yeux, et fixa sur lui son regard morne de désespérée.
Mais, presque aussitôt, ses paupières se soulevèrent davantage. Elle voyait le père pleurer et sourire. Elle le voyait incapable de parler. Une angoisse la prit. Elle ouvrit la bouche. Elle se redressa brusquement, ses bras raidis sur le drap, se tendit en avant, et tout ce qui lui restait de vie passa dans un cri:
– Dites! dites!
– Marie-Anne… ce sont des marins anglais… à Bilbao… tout l'équipage… tout entier… quand je te le disais… il est sauvé!
Il se releva d'un trait, enveloppa sa fille dans ses bras:
– Sauvé, ma petite, sauvé!
Il pleurait à chaudes larmes.
Quand il se recula, suivant encore, de ses mains tendues, la jeune femme qui se renversait en arrière, on put voir le visage de Marie-Anne.
Elle n'avait point douté de la mort, et elle ne doutait plus de la vie. La jolie tête blonde était retombée, bien pâle encore, sur l'oreiller, mais un seul moment l'avait transfigurée. Toute la jeunesse, toute la joie, tout l'amour y étaient rentrés. Ses doux yeux couleur de jacinthe disaient le ravissement; les cils d'or, immobiles, étaient levés vers le ciel; le front rayonnait; la bouche souriait à des visions. C'était elle, la Marie-Anne d'autrefois, l'épousée, l'heureuse, la sainte au regard de légende.
Le vieux père, tout épanoui, continuait:
– La dépêche est venue d'Espagne… Ils ont rencontré des Anglais… l'embouchure de la Gironde, vois-tu, petite, c'est toujours ça, des navires et encore des navires… Quand la demoiselle de la poste m'a remis le papier, j'ai tout de suite deviné à son air… elle avait l'air presque aussi content… Ah! mes filles, quelle bonne nouvelle! Le dindy est perdu, mais les hommes sont sauvés!.. Écoute, Marie-Anne, je vais faire dire à la mère de Guyon Le Dû, le mousse, que son gars est retrouvé… Veux-tu? Faut que tout le monde soit heureux aujourd'hui!
Elle ne l'écoutait pas. Elle n'avait pas besoin de preuve, ni de détails. Elle croyait. Sullian vivait. Quelqu'un, dans l'angle de la pièce, la regardait fixement: Corentine, la sœur aînée.
Dans la crise d'âme qu'elle traversait, une seule chose l'avait frappée: l'immense bonheur de Marie-Anne. «Comme elle l'aime!» pensait-elle. Et, troublée par tant d'amour, elle n'osait s'avancer, de peur que le cri de tout son être ne lui échappât: «Moi aussi! moi aussi!»
Marie-Anne se tourna vers elle. Son regard chercha le berceau.
– Apporte-moi mon fils! dit-elle.
Et quand elle l'eut dans les bras, pressant le petit sur sa joue:
– O le bien-aimé! s'écria-t-elle, ton père est vivant!
Elle découvrit son sein, et se pencha pour nourrir le nouveau Sullian.
Et comme Guen s'était retiré, comme elle demeurait seule avec Corentine immobile près du lit, elle entendit une voix toute basse qui disait:
– Ma sœur, j'irai retrouver Guillaume. Prie pour moi!
Dix minutes après, Marie-Anne, à demi redressée, contemplait son fils endormi sur le drap blanc.
Tout à côté, assise, brisée de fatigue et pourtant résolue, la grande sœur l'écoutait docilement, elle, la plus jeune et l'ignorante, qui disait:
– Il vaut mieux aller tout de suite, ma Corentine… ne pas avertir Simone, que cela pourrait inquiéter trop… et puis être humble, tu comprends, ne pas te rebuter… Ils ne savent pas tout ce que tu vaux… moi, je le sais… Va, sois courageuse, sois bonne, fais tous les sacrifices… C'est si bon d'être aimée!