Kitabı oku: «Madame Corentine», sayfa 7
XI
Par un sentiment de fierté, et selon le conseil de sa sœur, Corentine désirait que son départ pour Lannion fût, autant que possible, ignoré de Simone. Et le grand-père avait dit:
– Simone? moi je l'emmène.
Il n'y pouvait plus tenir. La joie du sauvetage de Sullian, celle qu'il commençait à entrevoir dans la résolution de Corentine, lui donnaient des idées de grand air. Seul, il aurait paré son canot et poussé au large. La pensée que le canot n'était pas assez propre pour une jeune fille comme Simone, le fit hésiter. Depuis huit jours, pas un coup de balai aux bancs, pas un godet d'eau jeté hors de la cale. Il appela Simone.
– Petite, dit-il, mets ta mante. Nous allons promener tous deux, veux-tu?
Elle ne demandait pas mieux. Depuis son arrivée, elle n'avait guère vu autour d'elle que des visages anxieux ou désolés. Sa jeunesse appelait une diversion. Elle saisit celle-là de toute l'ardeur comprimée de ses quinze ans.
– Grand-père, vous prenez le bateau?
– Non, je pensais suivre la côte à pied, avec toi, jusqu'à…
– Non, le bateau, je vous en prie!
– C'est que…
– Pourquoi pas? Il y a longtemps que vous n'avez canoté, grand-père, je suis sûre que vous en avez envie?
– C'est que, répondit le bonhomme, ravi au fond, c'est que le canot n'est guère en état, je n'ai pas fait sa toilette…
– Bah! nous nous passerons de toilette. En mer! grand-père, en pleine mer!
Il secoua la tête, d'un air content:
– Les jeunesses, fit-il, faut bien leur céder, pour qu'elles vous aiment!
Simone se coiffa d'une casquette de laine blanche, d'où sortaient ses cheveux roulés. Il fallait les voir tous deux, côte à côte, longer le quai tournant qui mène à la jetée. Le soleil les enveloppait. La joie commune rendait le capitaine alerte et droit comme un jeune homme. Il se sentait bonne mine, sous le regard des baigneurs qui n'ont rien à faire, et suivent volontiers des yeux tout passant qui se hâte. Intimement il comparait ce départ avec ses départs habituels, quand Marie-Anne l'accompagnait, lourde et si souvent accablée par l'ennui. Elle était légère, cette petite Simone. Et comme elle marchait! Comme un mousse, en vérité, oui, comme un mousse qui va aux crabes.
– Je ne te savais pas si marine, dit Guen, en pointant déjà son regard sur le canot immobile dans le flamboiement de la mer, au pied du môle.
– Moi! j'adore l'eau. A Jersey, je suis allée plusieurs fois en excursion. Je connais tous les noms de voiles: grande voile, misaine, foc, bonnettes, perroquets.
– Oui, mais la manœuvre?
– Essayez!
– Tu ne sais seulement pas prendre un ris?
– Regardez-moi!
Et il vit la grande enfant qui souriait, de ses deux yeux pleins de lumière et de ses lèvres qui s'ouvraient sur de belles dents saines, humides comme des coquilles de rivage.
– Ah! ma Simone! dit le capitaine, tu as joliment gagné dans mon vieux cœur, depuis le premier d'août!
Oui, il était heureux comme il l'avait été rarement, le capitaine. Son pas sonnait sur les dalles, sonnait comme une fanfare de vie.
Il n'y avait point de bonnettes ni de perroquets au canot de Guen. Un foc seulement, de toile usée, et une voile jaune sur un mât courbé.
– Maman reste près de ma tante? demanda Simone en s'asseyant à l'arrière, tournée vers la façade grise, là-bas, si étroite entre les maisons avançantes.
Guen fit semblant de ne pas entendre, très occupé à tirer l'ancre.
– Maman reste à la maison?
Cette fois, Guen rougit, de l'effort qu'il venait de faire, sans doute, en embarquant le gros hameçon de fer qui aurait pu servir à prendre un fort poisson autant qu'à tenir le bateau. Quand il l'eut posé sur le cordage soigneusement roulé:
– Non, dit-il négligemment, ta mère va à Lannion.
– Lannion! fit Simone en se retournant.
Il ne se retourna pas, devinant la vivacité du geste qu'il n'avait pas vu, et ajouta, tâchant de réparer l'effet:
– Oui, des commissions, je crois, pour Marie-Anne. Quand on a un enfant naissant, n'est-ce pas?..
Un instant après, quand il eut hissé la voile, et sous prétexte de dire: «Largue un peu l'écoute, petite», il la regarda. Elle était sérieuse, et elle fixait la maison du port avec des yeux si graves, si près de pleurer!
«Ce n'est pas facile de cacher les choses aux enfants, pensa Guen. Elle se doute qu'il y a une affaire.»
Mais il ne voulut pas être indiscret, et, amarrant l'écoute:
– Puisque tu connais la manœuvre, Simone, prends la barre, et droit sur Thomé! La passe est à gauche, pour les coques de noix.
Le canot doubla la jetée, brûlante de soleil, et d'où s'échappait une odeur de goëmon séché.
– Le foin d'ici, mademoiselle Simone.
Simone était redevenue la jeune fille douce et maîtresse de ses émotions qu'il aimait, avec un étonnement d'inventeur, chaque jour davantage. Elle avait le regard en avant, sur la grande nappe élargie entre les rives montueuses. Elle semblait tout entière au plaisir de la course, qui devenait d'instant en instant plus rapide. Car la brise, par-dessus les collines de Louannec, arrivait à présent, et claquait dans la toile.
Quand Guen se vit en bonne route, il vint s'asseoir près de Simone, et, tout épanoui:
– On m'a entendu dire du mal de la mer, ces jours, fit-il. Mais je ne pense pas tout ce que j'ai dit.
Cela lui pesait, les injures que la douleur lui avait arrachées.
– Que veux-tu, petite, on se fâche quelquefois avec elle. C'est comme une femme, n'est-ce pas? On la trouve mauvaise, on s'emporte. Et puis on revient à elle, parce qu'on l'aime.
– Pas de séparation durable? dit Simone, qui regardait toujours le large.
– Non, dit Guen embarrassé, pas de durable. Moi, je ne peux pas vivre huit jours sans elle. Et moi, mon Dieu, c'est comme tout le monde.
– Plus que tout le monde, grand-père!
– Oui, reprit-il, heureux de l'éloge et d'avoir évité l'allusion. Je ne m'en dédis pas. De tous ceux de Perros, je suis le plus naviguant, de tous les vieux, s'entend… Un peu à bâbord, Simone… Laisse aller… Bien… Est-elle jolie aujourd'hui la mer!
Ils couraient dans la passe, entre la pointe du château et les rochers de Thomé, sur le chenal vert comme une émeraude et glissant au-dessus d'eux. Le courant les portait. La terre, à gauche, découvrait une à une ses anses rocheuses et ses deux plages. Sur la seconde, à Trestrao, des points rouges, blancs, noirs, qui étaient des baigneurs, mouchetaient le sable; une ombrelle roulait, prise par le vent, plus petite qu'une fleur de mouron.
– Au large, Simone, par le travers de Rouzic!
Au large, c'était l'immense plaine que pas un frisson ne ternissait. La brise y coulait sans creuser. Des veines d'azur s'emmêlaient à l'infini, comme des sillages de navires disparus, sur la surface toute blanche, miroitant au soleil. Les Sept-Iles, au loin, laissaient pendre vers la Bretagne leurs falaises herbues, qui paraissaient de velours brun. A peine un ourlet blanc autour des pierres que la marée engloutissait sans bruit.
– Voilà ce que j'aime, dit Guen, remarquant l'enthousiasme muet de sa petite-fille: s'en aller avec le vent, causer tout seul et tendre ses lignes. Tiens, le fond est de roche, à présent, bon pour les congres et les vieilles. Tout à l'heure, ce sera de la coquille. Et puis la roche reprendra, à une demi-lieue de Rouzic.
Il s'était rapproché encore de Simone. Ils allaient, poussés par le grand souffle doux qu'exhalent les terres chauffées, le soir, et ils voyaient la courbe de l'horizon immense au bas du ciel.
– Mon enfant! dit Guen attendri.
Elle ne bougea pas, car ils se sentaient profondément unis de pensée.
– Mon enfant! je voudrais t'avoir toujours près de moi!
– Je voudrais bien, moi aussi, grand-père.
– Vois-tu, maintenant que j'ai goûté de vous, je ne me réhabituerai plus à mon ancienne vie: moi ici, vous là-bas.
– Il n'y a qu'un seul moyen, grand-père, dit posément Simone, et vous le connaissez.
– Oui, je le connais.
Il s'arrêta un peu, car il avait promis de se taire devant l'enfant. Et puis, il céda, conseillé par l'infini qui les enveloppait tous les deux, loin des conventions étroites.
– Simone, dit-il, ta mère est allée à Lannion, pour essayer…
– Je l'ai deviné, répondit-elle. Je suis venue en France parce que je pensais toujours à cela. Je ne pouvais pas savoir comment cela se ferait, mais je comptais que Dieu le permettrait. C'est si triste!..
Le vieux Guen sentit que la main de Simone saisissait la sienne, que la tête de Simone se penchait, touchait son épaule, s'y appuyait. Et il resta droit, immobile, transporté d'émotion et de tendresse, tandis que sa petite-fille pleurait silencieusement du même rêve que lui, et qu'il répétait, pour elle et pour lui-même:
– J'espère, ma petite amie, j'espère.
Le vent demeurait léger, la mer ensoleillée. Les îles grossissaient à peine. Et des bandes d'oiseaux se levaient en triangle, indiquant le large.
XII
Seule dans le grand salon, la fenêtre ouverte, madame Jeanne additionnait des colonnes de chiffres. D'ordinaire, c'était une joie pour elle de régler ses comptes de ménage ou d'établir le bilan d'une année commerciale. Elle aimait le calcul, dont elle avait eu le goût très jeune. Elle s'était réservé le contrôle de la comptabilité chez son fils. Et, précisément, elle établissait, en ce moment, l'inventaire annuel.
Mais elle le faisait avec inquiétude. Elle n'était pas sûre: elle soupçonnait seulement un résultat mauvais. Déjà, les deux dernières années s'étaient soldées en perte. Elle avait espéré que les affaires du moulin à huile se relèveraient. Guillaume paraissait assez content. Les chiffres semblaient indiquer cependant une mauvaise année. Les deux rides, au coin des lèvres de madame Jeanne, se creusaient. Elle relevait la tête, par moments, lasse, et, pour se reposer, regardait les ondes mouvantes des arbres, vaguement.
«Encore une illusion de mon fils, pensait-elle. L'année va être mauvaise, si elle n'est pas désastreuse. Ah! le pauvre enfant, qui ne se doute pas où nous en sommes! S'il le savait! Mais j'ai mieux fait de le lui cacher. Il a assez de ses chagrins. Le commerce, pour lui, est une manière d'oublier, une occupation qui le force à ne plus songer. C'est tout… Et ce n'est pas assez pour réussir. Il aurait fallu mon mari.»
La physionomie austère de M. Jobic L'Héréec lui revenait en mémoire. Elle revoyait cet homme dont elle n'avait pas seulement pris le nom, mais les goûts, les habitudes, la manière de voir et d'agir, qu'elle interrogeait encore de souvenir avec vénération, dans les cas difficiles, contente au fond et immuable en ses résolutions, dès qu'elle était convaincue d'avoir fait ce qu'il eût fait lui-même. Oui, il eût fallu la grande expérience, l'esprit méthodique et réfléchi de M. Jobic, pour se tirer d'une situation comme celle-là. Il aurait eu la décision, l'énergie persévérante de l'effort, tandis que Guillaume…
Des mots de ce monologue intime étaient prononcés à demi-voix, sans suite. Ils tombaient dans le silence de la vaste salle blanche, dont un bourdon égaré faisait le tour en ronflant.
Puis elle se remettait à parcourir les colonnes de chiffres. Sa plume, posée en travers, suivait, d'un mouvement régulier, l'absorption des chiffres dans la mémoire de la calculatrice. Mais c'était une sorte de travail machinal, qui n'interrompait point, chez madame Jeanne, la rêverie commencée.
«Je ne vois pas d'issue. Lui parler à lui? A quoi bon? Il fait ce qu'il peut. Le commerce n'était pas son affaire. Et puis les chagrins… Oh! c'est bien sa faute à elle, si nous allons à cette…»
Le mot s'arrêta aux lèvres. Et elle s'arrêta aussi un moment, madame Jeanne. Bien qu'elle fût seule, une rougeur légère, un peu de sang venu du cœur troublé, mit une tache sur ses maigres joues. Elle sentait la réprobation de la longue suite de bourgeois patients, économes, qui avaient fait la fortune, et qui la voyaient prête à sombrer, du fond des tombes, au pays de Tréguier.
Dehors, le soleil chauffait les fleurs. Un parfum violent sortait des glycines, qui levaient leurs secondes fleurs au ras de la fenêtre.
Elle se pencha de nouveau.
Tréguier! Comment avait-elle fait pour quitter Tréguier, elle, Trégoroise depuis des siècles, attachée par des habitudes de race et par tous les liens de près de cinquante ans de vie à ce coin de sol breton? Elle se demandait cela encore quelquefois. Et la question se présenta de nouveau à son esprit, avec le cortège des réponses tristes, usées, que l'on revoit l'une après l'autre. Oui, le malheur avait commencé là… Au dedans de son cœur, le nom de Tréguier sonnait comme celui d'une noblesse dont elle avait été et dont elle n'était plus.
Tomber de Tréguier à Lannion! Pour elle, la chute avait été pressentie. Oui, elle savait d'avance qu'elle ne s'accoutumerait jamais dans la ville folle, comme elle l'appelait, que le séjour des Espagnols et des gouverneurs débauchés avait remplie d'une population avide de plaisir, et légère, et folle de cœur. Entre elles deux, il y avait une de ces haines de canton que la Bretagne nourrit, sous des apparences rigides et froides. Quand elle pensait à Tréguier, elle revoyait la splendeur épiscopale de l'ancienne cité; son air de pudeur farouche; la cathédrale, où un peuple aurait tenu, haute de voûte, couverte de moisissures qui verdissaient glorieusement le granit, avec ses longues files de chevaliers de pierre couchés dans les niches, ses inscriptions, son cloître, ses tours, ses rosaces découpées par le génie bizarre et poétique des aïeux. Elle revoyait sa place à l'église, sous les rayons atténués des vitraux, sa maison aux murs de forteresse, autour de laquelle une rue tournait. Elle nommait les bourgeois et les nobles qui la saluaient, les visites qu'elle avait reçues lors de la mort subite de M. Jobic L'Héréec. Vingt fois le jour, encore maintenant, son esprit pleurait l'homme énergique, entendu aux affaires, dominant et digne, qui l'avait faite la première bourgeoise de Tréguier, par l'immutabilité de sa fortune, de son caractère et de ses habitudes.
Quand il avait fallu quitter Tréguier, elle avait eu le sentiment que sa vie à elle était finie. Elle avait lutté. Pourquoi partir? Pourquoi abandonner cette usine médiocre et sûre qui avait un canal sur le port, où les goëlettes venaient s'approvisionner d'huile? M. Tanguy Morel, l'associé, suffisait à mener l'affaire. Guillaume, après la mort de son père, pouvait vivre honorablement, presque sans travail, assuré de l'avenir… Il avait fallu l'amour insensé pour cette Lannionnaise… Et tout quitter, la ville, l'usine, les amis, la paix, le paysage, si bien entré dans les yeux qu'il ne s'efface plus, renoncer à mourir là… et venir tomber à Lannion, parmi les filles aux cheveux blonds, qui ont les joues roses et la rage de la danse au cœur!
Tout cela repassait au travers des colonnes de chiffres, aussi net qu'au premier jour, aussi douloureux. Le reste, tout ce qui avait suivi cet arrachement au pays natal, ne lui revenait qu'en bloc, comme une conséquence logique, fatale, prévue: la brouille lente du ménage, les reproches, les dépenses inconsidérées d'une tête folle de petite ambitieuse, l'acquisition désavantageuse du moulin sur le Guer, les froissements nouveaux engendrés par la gêne, la séparation, la vie nouvelle, alors, où son fils et elle s'étaient retrouvés seuls, mais assombrie, préoccupée, atteinte par le souci d'argent et rongée de souvenirs.
Dix ans de lutte contre soi-même.
Elle était devenue blanche de cheveux, madame Jeanne L'Héréec. Elle avait beaucoup travaillé, comme un homme, comme le vrai chef de la maison «Veuve L'Héréec et fils». Le chagrin d'avoir quitté Tréguier la tenait toujours. Devant son fils, elle se contenait. C'était une sorte d'abîme entre eux, cette question du passé. Ils le regardaient chacun de leur bord, et tristement tous deux. Mais quand elle était seule à travailler, madame Jeanne laissait parler les vieilles déceptions de sa vie, amassées au fond de son cœur. Et elle concluait souvent: «Si j'étais un homme, je retournerais à Tréguier, et j'y referais ma fortune!»
Madame Jeanne, ce jour-là, n'eut pas le temps de conclure.
La sonnette qui, mêlée aux feuilles de la glycine, agitait en remuant tout un système de branches, rendit un son étouffé. L'heure était morte.
Madame Jeanne entendit une voix qui demandait son fils. Elle crut, à travers dix années, la reconnaître. Ses pommettes sèches pâlirent subitement. Elle posa la plume, et tendit l'aile de son bonnet. La domestique répondait que monsieur était à l'usine. Il y eut un silence. Puis, deux ombres coulèrent sur le bourrelet de verdure, au ras de la fenêtre. Gote ouvrit la porte du salon, et une femme en deuil entra.
Avant même que madame Corentine eût relevé sa voilette, madame Jeanne la reconnut. Elle demeura surprise, renversée par cette audace, dans son fauteuil jaune, ses yeux gris fixés sur Corentine et éclairés jusqu'au fond par la lumière de la fenêtre. La jeune femme, debout à contre-jour, ne trouvait pas une parole de son côté. Une émotion trop forte l'avait saisie, en mettant le pied dans cette maison qui était la sienne: le sentiment de la fragilité de ses espérances, du peu de chance qu'avait sa démarche d'être accueillie. Après dix ans, elle retrouvait les yeux, l'attitude, la raideur de cette femme, dans le même décor immobile du salon jaune. Elle baissa les yeux, comme devant un juge. Madame Jeanne se leva à son tour.
– Que venez-vous faire ici?
Madame Corentine reprit un peu de courage, et dit très doucement:
– Je venais voir mon mari.
– Vous n'en avez plus le droit.
– Oh! madame, après si longtemps… et quand on souffre…
– Vous souffrez?
– Oui… beaucoup…
– Nous aussi, madame, nous avons souffert, chacun a eu sa part… Et la nôtre a été large… Guillaume n'est pas ici…
– Je le savais… Gote m'avait dit…
– Il est inutile de le voir… Mon fils a pris son parti de notre solitude… Que lui vouliez-vous?
Corentine fut sur le point de répondre: «Lui demander pardon.» Les mots lui vinrent à l'esprit. Mais elle ne répondit pas. Madame Jeanne la tenait sous ce regard de mépris et d'invincible obstination qu'elle connaissait. Et ce fut la vieille femme qui reprit:
– Personne ne vous a demandée.
– Non. Je suis venue de moi-même, madame, et, je vous assure, par un bon mouvement… parce que j'étais à Perros… en passant… chez mon père… et que je ne voulais pas m'en aller sans avoir essayé… Ah! tenez, madame, ne me repoussez pas…
Elle s'avança jusqu'au près de la table où travaillait madame Jeanne.
– Je suis malheureuse… Je ne suis plus celle que vous avez connue… Il me semble que si vous étiez bonne, si vous vouliez m'aider… Guillaume peut-être me donnerait son pardon!
Sa main se tendait un peu en avant, tremblante, sur le bois de frêne noueux, prête à soutenir un corps qui s'agenouillait.
– Vous oubliez que je suis difficile à tromper, dit madame Jeanne en se reculant. Vous avez trop peu manifesté, pendant dix ans, le désir de savoir même des nouvelles de votre mari, pour que je croie aujourd'hui à ces attendrissements. Je crois plutôt à d'autres motifs.
Elle toisait du regard, en disant cela, sa belle-fille, et considérait la toilette modeste, presque pauvre, que la jeune femme avait mise, afin de mieux faire voir, justement, qu'elle n'était plus, comme autrefois, toute folle d'élégance.
– Vous venez mendier! continua madame Jeanne.
La petite main de madame Corentine se releva d'un geste brusque, comme pour repousser l'injure… Puis, rouge de honte, mais assez forte pour ne rien répondre, la jeune femme se détourna, et quitta rapidement le salon, tandis que madame Jeanne, implacable, ses yeux clairs poussant l'étrangère dehors, la suivant dans l'ouverture de la porte, par la fenêtre dans l'allée du jardin, disait:
– Vous autres séparées, on est sûr de vous revoir, à un moment ou à un autre. Vous quêtez quand la famine vous a réduites. Vous n'avez pas honte. Allez, allez! Le moment est mal choisi: il n'y a pas de pain pour vous!
Madame Corentine n'entendit pas ces derniers mots. Elle avait déjà traversé le jardin, elle ouvrait la porte, d'un coup nerveux de la main sur le loquet en forme de trèfle, qu'elle écoutait sauter avec un battement de cœur, autrefois, quand Guillaume rentrait.
Elle fuyait suffoquée, indignée. Cependant, quelque chose de plus fort que sa honte, de plus puissant que la colère qui l'avait une première fois entraînée hors de cette maison, lui faisait, en ce moment, accepter l'injustice. Était-ce le conseil profond et muet de ces objets frôlés par sa vie passée: elle sentit qu'elle ne pourrait quitter Lannion sans avoir revu au moins celui pour qui elle était venue.
Hâtivement, la voilette baissée, elle suivit la pente de la rue du Pavé-Neuf, laissa sur sa gauche la promenade plantée d'ormeaux, tourna près du café du pont de Viarmes, le long du quai au sable, descendit encore jusqu'au coin d'un vieil hôtel tout enveloppé de poiriers en pyramides, où elle avait joué, enfant, quand son père était mandé par l'armateur. Et elle se trouva sur l'allée de la Corderie, qui borde le Guer jusque très au delà de Lannion.
Toute jeune, les premiers soirs de son mariage, elle s'était promenée là, les yeux perdus dans le feuillage des ormes, et souriant aux choses passionnées qu'il disait…
Elle ne pleurait pas, elle était seulement très triste. Son espérance n'était plus de reprendre la vie d'autrefois, – l'avait-elle même formée? – mais elle pouvait encore le voir, lui, se faire pardonner, lui dire: «Je vous aime encore!» Après cela, qu'adviendrait-il? Peu importait. Elle partirait plus contente, plus forte, elle aurait obéi à cette impulsion qui la poussait ainsi, humiliée, troublée, vers celui qui était tout près, et qui ne se doutait pas… Même, l'injure qu'elle avait reçue la rejetait vers lui. Elle pensait, sans savoir pourquoi, très sûre pourtant, que si Guillaume avait été là, l'accueil eût été autre…
Elle allait, sans plus se hâter, regardant, de l'autre côté du chenal à peu près vide, la touffe d'arbres d'où s'élevaient une cheminée, un toit long couvert de tuiles: l'usine. Il était là. Elle n'irait pas le trouver là-bas, à cause des ouvriers, des anciens employés qui avaient tout su, hélas! Elle attendrait l'heure où M. L'Héréec, chaque soir, revenait en traversant le Guer… Dix coups de rames… Le bateau était amarré, à demi hors de l'eau, écrasant la boue molle de la rive opposée. Sur l'arrière, plongé dans le courant, des lettres à demi effacées disaient le nom du canot… Corent… Les dernières avaient péri. La rivière se vidait avec rapidité, bue par la mer lointaine. Et les herbes du fond, ployées, ondulaient comme des cheveux de femme qu'on peigne, avec des reflets blonds.
Madame Corentine comparait son attente humiliée d'à présent à ses promenades triomphantes dans cette même allée, quand, toute jeune femme, au bras de son mari ou de quelque amie qu'elle allait prendre au passage, elle emmenait Simone, et que l'enfant courait devant, dans le clair soleil.
Elle était si lasse, qu'un peu au delà du point où le bateau était attaché elle s'assit, et s'appuya le long d'un arbre. Plusieurs fois, elle crut entendre une voix qui donnait des ordres, et reconnaître la voix de son mari. Illusion, mais qui lui faisait lever les yeux, et la secouait d'un frisson. Elle avait l'air d'une pauvre fille honteuse qui attend son amant. S'il était passé quelqu'un, elle aurait fui. Personne ne longeait la promenade qui ne mène à rien. La fatigue l'endormit.
Quand elle se réveilla, elle eut peur qu'il ne fût trop tard. Mais non. La marée remontait, couvrant les vases, soulevant le canot qui roulait, collé à la rive. L'usine travaillait encore: une fumée de vapeur jaillissait au-dessus d'elle, avec un bruit régulier. Madame L'Héréec se leva. Elle se cacha presque entièrement derrière l'arbre. Quelqu'un était sorti par la porte du chantier, là-bas. Elle n'eut pas de doute, malgré l'éloignement et l'ombre déjà commencée. Elle reconnut le geste amical qu'il avait, en prenant congé d'un de ses employés. Bientôt, défaillante, elle le vit tout à fait, dans l'espace découvert qui séparait l'usine de la rivière. Il venait par le sentier du pré, la tête basse, songeant à des affaires, sans doute. Elle aurait voulu l'appeler, et elle avait peur de lui, peur du premier regard. Il allait lentement, droit vers elle. Dans une minute, il aurait détaché l'amarre, poussé le canot, abordé là… Elle n'eut plus la force de voir. Elle ferma les yeux… Puis, n'entendant plus rien, elle vit qu'il avait brusquement tourné le long de la rive, et qu'il remontait par le sentier de halage, pour rejoindre le pont de Lannion.
Un moment, elle courut, et puis elle s'arrêta… Ce n'était plus la même chose. Le rencontrer en ville, dans une rue? Non. L'occasion était perdue. Si l'entrevue pouvait amener un pardon, c'était à la condition de n'avoir pas de témoins… Il fallait même éviter de le rencontrer… Et elle demeura immobile, regardant diminuer la forme de ce passant, sur la levée, parmi les premières maisons.