Kitabı oku: «Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg», sayfa 11
III
LES TERRES DU SUD
18 juillet.– Nous mouillons dans la baie de la Recherche. Des montagnes forment une dentelure énorme, inégale et continue autour du fjord, comme en Norvège: mais ici les montagnes sont blanches au sommet, ou largement striées de neige, et, de loin en loin, deux d'entre elles s'écartent, pour laisser couler vers la mer un de ces grands glaciers à pente faible, que termine une falaise de glace, coupée verticalement.
Le temps n'a pas cessé d'être beau. Nous sommés enveloppés de terres inhabitées, mais la baie n'est pas déserte. Je compte une dizaine de bateaux près de la côte ouest, bateaux-usines le long desquels sont amarrés des cadavres de baleines en putréfaction, vapeurs baleiniers arrivant du large et traînant à la remorque une baleine dont le ventre blanc brille comme un petit iceberg, goélettes chargées de barils. Au milieu du courant, un grand paquebot à l'arrière duquel flotte le pavillon allemand: c'est l'Oceana, de Hambourg, qui a visité l'Islande, a débarqué hier ses trois cent cinquante passagers dans l'Advent bay, et va repartir tout à l'heure pour l'Europe.
Le fond du fjord est admirablement composé et coloré. Qu'on imagine deux vallées séparées par une chaîne de pics: une vallée de glace et une vallée de mousse. La vallée de glace est à gauche; elle monte de la mer au ciel; elle est couverte de neige immaculée; elle a un front de falaise de plus de mille mètres de longueur et d'une vingtaine de mètres de haut, blanc presque partout, veiné çà et là de transparences vertes ou bleues. La vallée de mousse paraît sombre à droite. Mais, quand l'œil a fait un peu de chemin, depuis le bord vaseux jusqu'aux cimes où toute la neige n'a pas disparu, il voit bien que, même ici, le printemps est nuancé. Elle verdit à la pointe, cette mousse qui vient de rencontrer le soleil. Elle a des glacis tendres sur ses longues pentes dorées.
Nous avons hâte de débarquer, à cause de l'intolérable odeur qu'exhalent les chairs putréfiées et les graisses en fusion des baleines. Les mouettes, au contraire, et surtout les stercoraires, attirés par milliers, volent au-dessus de l'eau, se posent en grappes à l'arrière des navires, dans le courant où passent les déchets des usines flottantes, ou même s'abattent en nuées autour d'un homme que nous apercevons, debout sur la carcasse flottante d'une baleine et creusant, à coups de hache, des tranchées dans cette pourriture. A peine sommes-nous descendus sur le rivage que la poudre se met à parler, je trouve même qu'elle bavarde: les pétrels de la baie de la Recherche, s'ils se racontent des histoires pendant la nuit polaire, pourront dire à leurs petits qu'il y eut une cruelle journée, pendant la grande lumière de juillet. La pointe où les chaloupes nous ont laissés est vaseuse, ravinée par les torrents qui tombent de tous les sommets, mouillée encore par le lent dégel du sous-sol. Quelques fleurs y poussent quand même, sur des mottes qui doivent être invisiblement retenues et ancrées par la glace. Cette vie superficielle, si prompte à naître, destinée à mourir si vite, émeut secrètement plusieurs de ceux qui ne chassent pas. Je le vois à la tendresse du geste et au sourire pareil de deux jeunes femmes, qui se penchent en même temps vers des touffes d'anémones à cœur vert et de saxifrages roses, se relèvent, observent chacune la misère des racines et des feuilles qui ont tant souffert, la beauté de la fleur qui est née de là, et se taisent.
Un groupe de voyageurs espagnols fait l'ascension d'un pic; d'autres sont allés chasser dans le fond de la baie; je me borne à escalader une moraine et à faire une promenade sur le glacier voisin, à cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer.
Au retour, sur la plage, les touristes de L'Ile-de-France rencontrent ceux de l'Oceana. C'est une rencontre muette: nous sommes des inconnus les uns pour les autres, et nous ne sommes pas des naufragés. Mais, peu de temps après, quand l'Oceana, que nous avions saluée en arrivant, quitte la baie de la Recherche et prend le large, elle nous dit au revoir avec tous les trémolos de sa sirène, et, courtoisement, fait jouer la Marseillaise par la fanfare du bord. Nous apercevons même, sur le pont du navire allemand, des mouchoirs qui s'agitent et des mains qui disent au revoir.
Des chasseurs, au bord de la vallée de mousse, ont vu une bande d'eiders. M. de B… rapporte deux petits renards bleus. Les goélands morts restent sur le rivage, on ne les relève pas. Et ils volaient si bien, pour le plaisir même de ceux qui les ont tués! Le recensement des armes et munitions vient d'être fait: il y a à bord 78 fusils ou carabines, 77.588 cartouches et 39.000 plaques photographiques, – qui sont des munitions aussi, et non sans danger. Quels chiffres éloquents! Et ce sont des chiffres avoués: qui saura les véritables?
Vers onze heures de la nuit, par cette lumière nocturne qui est horizontale et qui projette si bien la dentelure des cimes sur les ciels pâlis, nous reprenons la mer. La baie de la Recherche diminue et reste entièrement claire. Aucun brouillard n'appauvrit les nuances, qu'on sent fines par elles-mêmes et vues directement. Ce n'est pas le soir, c'est le jour qui veille et qui somnole un peu. Au-dessus des montagnes aiguës, disposées en couronne et de tailles presque égales, des lueurs liliales emplissent d'abord le ciel, comme si l'éclat de la neige montait, puis ce sont des verts très pâles, maîtres de tout l'horizon, puis des jaunes lavés et enfin un commencement d'azur. Quelle belle enveloppe Dieu a faite à la Terre qui n'a pas d'herbe! Je ne puis en détacher mon regard. Je sens que ce paysage s'empare de moi fortement, et que je demeurerais là s'il ne s'effaçait point, et qu'il est de ceux qui vont au delà de notre esprit, jusqu'à ces profondeurs d'émotion qui gardent nos souvenirs.
19 juillet.– L'Ile-de-France a contourné la terre et le grand glacier de Nordenskjöld, et nous voici à mi-hauteur environ du Spitzberg, dans un long golfe clair. A notre gauche, un trou noir sur la pente de la montagne, et, de cette gueule ouverte, des traînées noires qui descendent; un groupe de sept ou huit maisons un peu plus bas: c'est une mine de charbon et un village de mineurs. A droite, une vaste terre d'alluvion, marbrée de plaques de mousse, et, à quelques mètres de la rive, un hôtel en planches et un cottage à moitié construit.
Le vaguemestre du bord est descendu le premier; il parlemente avec deux femmes en jupe courte et corsage clair, – les deux seules femmes sans doute qui résident au Spitzberg. – Où sommes-nous, et quel est ce commencement de colonisation? La baie s'appelle Advent bay; la mine dans la montagne appartient à une compagnie anglaise; l'hôtel loge des mineurs, des prospecteurs et des trappeurs, et la maison en construction, bâtie pour le compte d'une compagnie américaine, abrite déjà un ingénieur qui doit y passer l'hiver. En effet, le drapeau étoilé flotte sur le toit de l'habitation. A quelque distance, j'aperçois l'emplacement d'un tennis et les arceaux d'un jeu de croquet.
La mine anglaise est la seule qui soit entrée dans la période d'exploitation. Vingt-trois ouvriers, presque tous norvégiens, ont travaillé, l'hiver dernier, à extraire une houille que les géologues disent être d'assez bonne qualité, et qui est vendue aux baleiniers. Ce débouché modeste suffit jusqu'à présent, car le rendement de la mine n'est encore que d'une centaine de tonnes par semaine. Quelles souffrances s'ajoutent ici à la rigueur habituelle de la vie du mineur! Trois mois de nuit polaire, le froid qui atteint quarante degrés, la privation presque complète de communication avec le monde, et celle, plus rude sans doute et plus dangereuse, d'aliments frais! Les galeries souterraines ne sont pas même un abri contre l'excessive température: il faut de l'air, et l'air que soufflent les machines, c'est celui du pôle. Ceux de nos compagnons de voyage qui ont visité la mine ont observé que, sur de grandes étendues, le plafond et les parois étaient revêtus d'une couche de glace. Nous serons, d'ailleurs, abondamment renseignés. Un des employés de la compagnie est monté à bord, et va nous accompagner dans notre excursion prochaine. Tout de suite il a été sympathique aux chasseurs et même à de médiocres chasseurs.
Hansen n'a pas besoin d'imagination pour intéresser les tireurs en battue que nous sommes. Il n'a qu'à raconter son histoire. C'est un Norvégien blond de cheveux et de moustaches, rose de teint, avec des yeux couleur d'iceberg et d'une glace qui ne fond pas. Il y a en lui du primitif: il écoute sans distraction; il prend toute parole au sérieux, et il méprise le sport, parce qu'il vit dans le danger utile. Il lui faut la glace et l'aventure arctique. «J'ai le spleen du Spitzberg», nous dit-il. Depuis seize ans, il n'a pas manqué d'hiverner sur un point ou un autre du Westland, pour chasser l'ours blanc et le renard bleu. Il s'embarque à Tromsœ, – où habite sa femme, – avec quatre ou cinq compagnons. Un marchand de fourrures fait les avances nécessaires. Au retour, il choisit les plus belles fourrures, se rembourse de la sorte et probablement très bien. Hansen vend les peaux qui restent et partage avec son équipe. Il a chassé. Il passe l'été en Norvège. Cependant, depuis un an, – exactement depuis dix mois, – il n'est pas revenu.
– Avez-vous au moins des nouvelles?
– Oui, dit-il tranquillement; ma femme m'a écrit une fois: elle va bien.
Il a un double rôle, à la mine: il est chargé de maintenir l'ordre, et d'assurer la provision de venaison fraîche. Ce gibier, c'est le renne sauvage. Hansen doit en fournir un tous les quatre jours. Je suis persuadé qu'il n'y manque pas souvent. C'est un tireur qui ménage sa poudre plus que les jeunes chasseurs du bord, et qui a la passion de son métier. Il a tué trente-deux ours blancs l'hiver dernier, tué ou piégé je ne sais combien de renards blancs ou bleus.
Quand il raconte une de ses rencontres avec l'ours, il a tout juste le ton que prendrait un de nos gardes pour dire: «A la fin de la chasse, comme monsieur n'aime pas que je laisse chargé mon vieux fusil à baguette, j'ai descendu un écureuil.» L'émotion ne l'étreint pas. Il conclut en formulant ce conseil, qui suppose une expérience rare et beaucoup de drames obscurs: «L'ours devient très dangereux quand il est blessé; il faut le tirer de très près et le tuer raide.»
La mine américaine n'est pas encore exploitée. Elle est située dans la montagne, à cinq kilomètres du point où nous débarquons, et sur la rive gauche de la Sassen bay. Les forages ont donné des échantillons de charbon très remarquables, dit-on. Les ouvriers campent autour des puits, et construisent une maison de planches pour l'hiver, qui va venir si vite, puisque, à la fin de septembre, la mer gèle. Des passagers demandent à la femme de l'ingénieur, qui les accueille avec une joie non dissimulée, si elle va retourner en Amérique: «Ma belle-sœur retournera, dit-elle, moi j'hivernerai avec mon mari.» Au cours de la conversation, qui se prolonge dans le cottage, autour de la table où l'on sert le thé, elle dit encore: «Si vous étiez venus il y a quelque temps, vous nous auriez trouvés dans un grand embarras: les ouvriers étaient en grève, et c'est pour cela que la maison n'est pas achevée.»
Je passe près du terrain réservé au jeu de croquet, et je vais assez loin, avec mon fusil, dans la prairie tourbeuse et sur les contreforts des montagnes qui ferment la baie. Les oiseaux d'eau ne sont pas très nombreux. Des bandes de bruants des neiges, blancs et bruns, volent d'une arête à l'autre de ces éboulis de pierres friables, qui finissent dans la plaine en éventails de mousse. La mousse est si abondante qu'elle supprime presque toutes les cascades, en cette saison du moins. L'eau glisse invisiblement entre les lamelles de ces roches feuilletées, atteint à leur pied les mousses, la région des boues et des tourbes, et coule ainsi par imbibition, secrète et muette, jusqu'à la mer. Le silence est impressionnant mais court. Mes compagnons de chasse, répandus sur la rive et dans les ravins, tirent des pétrels, des guillemots, des mouettes.
Je reviens à bord par un détour; je veux visiter ce tertre où j'avais cru reconnaître, de loin, les tombes d'un cimetière. «Naufragés? me disais-je; trappeurs dont on retrouva, au printemps, le corps à demi dévoré par les ours! Baleiniers surpris par les glaces et morts pendant l'hivernage?» Je distinguais des amas de pierres en forme de tour, des «cairns» surmontés de hampes avec drapeaux ou plaques de fer. Quand je fus tout près, je lus, sur ces étiquettes durables, les noms, simplement, des bateaux allemands qui ont visité, en ces dernières années, l'Advent bay, bateaux de touristes, qui avaient emporté des souvenirs, mais qui en avaient aussi apporté un: «Blucher, Hambourg, 15 juillet 1904. —Prinzessin-Victoria-Louise, 29 juillet 1905. – 1905, Möltke. —Blucher, Hambourg, 13 juillet 1906.» Ce dernier monument était orné encore de cette inscription: «Mon champ, c'est le monde.»
La grève, la devise du pangermanisme inscrite sur un rocher du Spitzberg, ce sont des notes modernes. Il existe d'autres signes, qui montrent ici plutôt que des commencements de civilisation, des débuts de compétition et de rivalités. J'apprends, par exemple, que la Compagnie américaine a choisi un territoire minier considérable, l'a délimité, comme dans les pays de colonisation, avec du fil de fer, et l'a fait «enregistrer» en Amérique. Sur les rivages de la baie de la Recherche, M. Bryde, notre compagnon de voyage, a entouré de même un terrain à sa convenance. Les falaises du cap Thordsen, que nous allons voir, portent une hampe avec un écriteau disant: «Moi, lord X… j'ai pris possession de cette terre.» Les explications et affirmations nouvelles de propriété sont enfermées dans une boîte fixée à la même hampe. On parle d'autres mines, d'autres ambitions…
La température est agréable; la baie ensoleillée demeure très sévère de lignes, parce que tous les premiers plans sont dessinés par la terre et la pierre et qu'il n'y a point de verdure pour adoucir les reliefs. Mais les lointains, au Spitzberg comme dans nos pays, appartiennent en toute souveraineté à la lumière, qui les modèle et les revêt pour la joie de nos yeux. Et cela explique en partie cette double impression de non-conformité et d'attirance que donnent les paysages du Spitzberg.
Au moment où je remonte sur le pont de l'Ile-de-France, je croise à la coupée la femme de l'ingénieur américain. Elle est venue visiter le navire et elle emporte, – avec un ravissement qui paraîtrait puéril ailleurs mais qui est émouvant dans cette région polaire, – un cadeau du commandant, un trésor, une merveille à laquelle la pauvre femme a dû rêver souvent: une corbeille de fruits.
IV
LA CHASSE AU RENNE. LE PAYSAGE DU SPITZBERG. – LA BAIE DU ROI
Du 20 au 23 juillet, nous faisons des excursions sur les rives de cette mer véritable qui s'appelle l'Icefjord, et dont l'Advent bay n'est, sur la carte, qu'une découpure presque négligeable. Deux groupes de chasseurs, – une quarantaine de tireurs, avec des vivres et des tentes, – ont été débarqués, dans la matinée du 20; le premier, sur le point de la côte de la Sassen bay le plus rapproché de notre mouillage; le second tout au fond de cette même baie. Ils ont élu chacun un chef. Nous avons serré bien des mains, et, prudemment, nous avons évité de souhaiter bonne chance à ceux qui vont courir cette aventure de la chasse au renne. Nous avons vu décroître, sur l'eau calme du fjord, le bac où les chevaux lapons, destinés au transport des tentes, tremblaient d'étonnement, puis les barques pleines de petites meules remuantes, de fourrures coiffées d'un chapeau et que dépassait le canon d'un fusil.
O chasseurs, poètes inguérissables, vous êtes de tous les gibiers celui qui se défend le moins. Votre imagination vous mène. Vous riez des alouettes qui se prennent au miroir. Plusieurs d'entre vous sont venus cependant de bien loin, de plus de mille lieues, pour avoir vu en rêve l'ombre d'un bois de renne se projetant sur la mousse de la «vallée des fleurs». Où sont les fleurs? Où est le renne? Où est l'ombre? Vous nous le direz demain soir.
Les voyageurs qui ne méritent pas le nom de «veneurs», décerné par le livret de la croisière à nos chercheurs de rennes, ou ceux qui se sont fait inscrire tardivement, font l'ascension de pics qui attendent un nom et de glaciers que les cartes, toutes extrêmement incomplètes, du Spitzberg n'ont pas relevés; ils vont à l'affût des oiseaux de mer; ils collectionnent les pierres; tous les rivages sont suivis; les bords de la Sassen bay auront désormais des commencements de pistes. Un ornithologue, un chasseur de l'espèce la plus passionnée, qui est rêveuse et solitaire, géologue amateur et promeneur qui voit tout, me confie qu'il a ramassé, avant-hier, dans une haute vallée, un échantillon d'anthracite d'une qualité exceptionnelle. Je lui demande de me donner la liste des principales variétés d'oiseaux qui sont rapportées à bord, chaque jour ou chaque nuit, car il y a toujours une embarcation dehors et des coups de fusil, bruit menu comme celui d'une amorce, sur un point ou un autre de l'immense baie. Il écrit:
«Grand goéland arctique, blanc à manteau bleu perlé; – goéland sénateur, tout blanc, très rare; – macareux moine, bec en cisaille, noir, blanc orange et bleuté; – lagopède des neiges, pattu jusqu'aux ongles; – bruant des neiges; – stercoraire des rochers, qui n'a qu'un seul tube respiratoire au sommet du bec; – stercoraire longicaude, tête noire, longue plume à la queue; – mergule nain, le plus petit des plongeurs; – guillemot troïle, noir et blanc, bec de mouette, cou jaune; – guillemot arctique, inconnu en Europe, ailes courtes, miroir blanc, pattes cramoisies; – eider commun; – eider du Groenland, et des tourne-pierres, et des bécassines, et jusqu'à un phalarope platyrinque, oiseau de rivage, à pattes demi palmées, et qui forme, à lui seul, une classe, et la remplit.»
A bord de l'Ile-de-France, on cause, on écoute de la musique, on médite en souriant les affiches humoristiques que dessine un peintre d'esprit et de beaucoup de talent, M. Félix Fournery; on photographie tout, à tout hasard; on voyage aussi. Nous visitons la station du cap Thordson, où sont des maisons de planches, des rails de chemin de fer Decauville à demi ensevelis dans les hautes mousses de la falaise, et un petit tertre entouré d'une palissade en ruine et surmonté d'une croix de bois. Quinze hommes sont morts là, en 1872, des Suédois, surpris par l'arrivée de la banquise. Un des Norvégiens qui nous accompagnent avait été chargé de leur porter secours; il parvint jusqu'à l'entrée de l'Icefjord, mais ne put aller au delà. Nous tournons, dans une baie voisine, la baie de Skans, autour d'une montagne admirable de couleur et de relief. Elle ressemble à un temple hindou; elle en a les étages de colonnes, l'abondance de détails, le caprice et l'énormité, et sur les pentes de cette architecture, je ne sais quel lichen polaire a mis les tons vieil or qui conviennent et complètent.
Après deux jours, à l'heure du dîner, le premier groupe de chasseurs de rennes est signalé. Son chef, le colonel de Nadaillac, après avoir fait des prouesses d'alpiniste, a abattu un superbe renne mâle, au mufle noir, aux bois rameux et encore couverts de duvet. On l'acclame. Il raconte sa chasse, et comment les deux Lapons, tout à coup, se sont mis à courir avec une étonnante agilité, après le renne blessé, ont jeté le lasso, l'un à droite, l'autre à gauche, et, maintenant ainsi l'animal, qui n'avançait plus qu'à petits pas, attendaient le chasseur. Le deuxième groupe arrive à dix heures. Il a été conduit, par les guides norvégiens, dans la plaine et au meilleur endroit. On a tué vingt rennes. Le pont arrière est encombré de cadavres de bêtes grises et brunes, dont les bois s'entremêlent et font comme un buisson. Le vieux mâle est pendu au-dessus, par les jarrets, la tête en bas.
Le lendemain, nouvelle chasse pour les chasseurs les moins heureux. Vingt et un rennes sont encore tués. En tout, cela fait quarante-deux rennes de moins dans le Renndal. Les Norvégiens trouvent que c'est beaucoup, et je crois qu'ils n'ont pas tort. Ces troupeaux de rennes sauvages sont la réserve de viande fraîche des mineurs et des trappeurs. Tout le monde, peu à peu, se range à cet avis, et les plus ardents chasseurs prennent de fortes résolutions pour l'avenir.
J'ai voulu étudier plus à fond et dans la solitude cette nature du Spitzberg au milieu de laquelle je vis depuis plusieurs jours. Grâce à l'obligeance du commandant de l'Ile-de-France, j'ai été débarqué à cinq milles du navire, dans une anse si complètement déserte, si peu visitée par les chasseurs que les bandes d'eiders, assises sur le rivage, laissent le canot s'approcher jusqu'à une demi-portée de fusil, avant de prendre le vol.
Je grimpe au sommet d'un cap, pointe que doublent en criant tous les goélands, tous les pétrels et perroquets de mer qui remontent le vent vif, ou qui se lèvent au pied de la falaise et vont au nid que protègent deux cents mètres d'à pic. L'étendue que je découvre de là est aussi vaste que celles que je contemplais, ces jours derniers, à l'Advent bay ou dans le Bell Sund, et la parenté de ces paysages, de celui que je vois et de ceux dont je me souviens, est la première chose qui me frappe. Terre sculptée tout entière au même âge du monde, et qui n'a que deux vêtements, tous deux d'emprunt et qui ne sont point sortis d'elle: la neige pendant dix mois, et puis ce court soleil d'été qui prend la place des neiges fondues.
Le dessin d'abord est nouveau pour nos yeux, et il est dur. J'ai au-dessous de moi un large fjord, la Sassen bay, qui s'étend à l'est et à l'ouest. Il est limité de toutes parts, sauf au couchant où il s'ouvre, par des montagnes de forme conique et de hauteur à peu près égale. C'est une succession de pics aigus reliés par des courbes; une suite de sommets palmés avec des griffes partout; le panorama du Righi avec un lac prodigieusement exhaussé et qui noierait les Alpes et n'épargnerait que les cimes. L'image est encore imparfaite. Elle ne fait pas comprendre assez bien la sécheresse de ligne de ces dentelures des premiers plans projetées sur le ciel, et de ces rainures profondes, régulières, creusées par la glace dans les pentes, rapprochées en faisceau au sommet des montagnes, s'écartant à la base, et dont on dirait que les arêtes viennent d'être aiguisées. La mousse ne les revêt pas, ou n'en revêt qu'une très petite partie. Les arbres sont inconnus. Le gazon ne pousse pas. L'ossature de la terre apparaît comme sortant du déluge. Et cela est dur pour nos yeux, quelles que soient la beauté de la lumière et la joie qui vient d'elle.
Celle-ci est grande pourtant. Au delà du fjord, la barrière de montagnes est légèrement colorée, – trop légèrement; – à mesure qu'elle s'éloigne, à droite et à gauche, elle prend une teinte plus ardente, elle perd dans la couleur l'âpreté de son dessin, elle devient d'un rose fluide et vineux. Juste en face de moi, une seconde baie, perpendiculaire à la Sassen bay, s'enfonce au nord, et ici le soleil est maître et son illusion est souveraine; tous ses rayons tombent directement, ils pénètrent, ils transforment, ils font jaillir, de cette terre et de cette mer glacée, des images du Midi. Les rives de Billen bay ont le bleu de l'Apennin, les glaciers du fond étincellent, et la mer qui les baigne, traversée en tous sens par des éclairs d'argent, me rappelle l'enchantement de la grotte de Capri.
Pourquoi donc ma joie n'est-elle pas entière? Quelle raison, secrète et sûre, m'empêche de répondre à cette invitation de la lumière par un cri qui veut dire: mon cœur est plein, et je te remercie, lumière faite pour moi? J'ai un regret dans ma joie. Lequel? D'abord, celui de la couleur verte, qui n'est pas seulement douce à nos yeux, qui leur est nécessaire, parce qu'elle porte en elle l'idée de fécondité. Et puis, je sens trop bien que tout ce décor n'est que mirage et apparence vaine, qu'il est inhabitable, qu'il est hostile et cruel, qu'un peu de brume suffirait à lui rendre son vrai visage. Je le devine à la dure silhouette des montagnes qui sont les plus proches de moi et qui mentent moins que les autres. Je le vois dès que je me retourne, car la muraille, en arrière du cap, n'est que boue durcie, roches stériles, ravins où l'eau s'égoutte et ne fait rien germer.
Je crois que je comprends mieux, à présent, l'émotion incomplète et mêlée de souffrance que m'a causée ce pays. Il n'a qu'un seul paysage, diversement composé mais des mêmes éléments, et il peut sourire, s'illuminer, nous dire: «Tu vois, je ressemble à ce que tu aimes», nous ne le croyons pas. Ce n'est partout que la mort, parée, pour un moment, de l'illusion de la vie.
Quand je reviens à bord, rapportant un grand goéland arctique, que j'ai tué sur la falaise, une des passagères, une jeune femme qui a regardé négligemment les lointains pendant que je les étudiais, formule autrement que moi, mais bien joliment, ses impressions d'artiste inconscient. Elle dit languissamment, les yeux perdus dans les splendeurs fuyantes de la baie:
– Tout pour un arbre avec une pie dessus!
23 juillet.– Je vois enfin le Spitzberg d'hiver, le vrai. C'est d'une admirable horreur. Nous avons fait route au nord, voyagé toute la nuit, puis toute la matinée. Il est quatre heures du soir. Nous pénétrons dans la baie du Roi, qui n'est presque jamais libre, et le vent soulève l'eau du golfe, et la brume court sur le soleil. Il fait froid; il fait sombre; les nuages forment toit; le navire s'avance très lentement, à cause des icebergs, et il nous semble que nous nous enfonçons dans une caverne prodigieuse, dont la voûte est portée par des montagnes, et qu'éclaire seulement une sorte de crépuscule qui tombe des glaciers.
Ceux-ci remplissent tous les intervalles, tous les ravins entre les montagnes. Leurs faibles pentes d'un blanc fumeux, voilées par le brouillard, alternent sur chaque rive avec les cônes de roches brunes. Mais la bordure de glace est encore sans rupture. La débâcle incomplète a laissé, au ras de la mer et reliant les glaciers, une croûte épaisse, hérissée, suspendue au-dessus de l'eau et qu'on entend craquer.
La puissance et l'hostilité de toutes ces choses étreignent le cœur. On imagine malgré soi qu'on est abandonné là, et qu'il faut essayer de vivre, et que la nuit polaire va remplacer ces demi-ténèbres, qu'elle est prête à descendre, par tous les cols glacés. Toute vie a disparu, et tout espoir de secours est perdu. Il n'y a point au monde de semblable désolation. Une seule petite lueur est restée, une beauté inutile et splendide. Tout au fond de la baie, les torrents qui tombent du glacier de la Couronne déversent une boue rouge, qui s'étale sur les eaux noires et les divise. Dans ce courant, dont la teinte exacte est saumon vif, flottent des icebergs bleus, et non pas tachetés de bleu, ou vaguement nuancés, mais tout entiers d'un bleu pur, comme de belles pierres de joaillerie. Ils se suivent, ils dérivent lentement sur la traînée d'eau rouge qui les porte, entre des murailles sombres, sous la voûte sans fissure de l'immense caverne glacée.
Nous voyageons pendant une heure au milieu d'eux, sans que le caractère du paysage ait varié. A la sortie seulement de la Kings bay, en haute mer, nous revoyons le soleil.
Hansen raconte à plusieurs de nos compagnons de la croisière qu'il a fait, dans une des criques de la Kings bay, une chasse à l'ours qui a bien failli être sa dernière chasse. On sait que l'ours polaire se nourrit de phoques, qu'il surprend à l'heure où ces amphibies, comme des lapins au bord du terrier, s'ébattent sur les marges de la banquise. Le chasseur, se servant d'un stratagème très connu, imitait donc le phoque. Couché à plat ventre sur la glace, les jarrets légèrement ployés, il agitait en mesure, à gauche et à droite, ses pieds réunis et battant l'air. Un ours blanc, qu'il avait aperçu de loin, ne tarda pas à s'émouvoir, et vint, rugissant de joie et trottant l'amble, comme de coutume. Et, la route se trouvant hérissée de blocs de neige, il se dressait tout debout, parfois, pour s'assurer que la proie était toujours sans défiance, puis se remettait à courir. Hansen le tira à trente pas. Le coup rata. Le chasseur ouvrit le fusil, changea la cartouche et tira de nouveau. Nouveau raté. L'ours n'était pas à vingt pas. Hansen s'aperçut alors que le percuteur était couvert de glace, gratta comme il put, au hasard, la culasse de l'arme, et tira l'ours pour la troisième fois, presque à bout portant. L'animal, un des plus grands qui se puissent voir, mesurait deux mètres quatre-vingt-quinze du museau à la queue. «Il devait être trop vieux, ajoute Hansen, pour prendre beaucoup de phoques. Je pense bien qu'il n'avait pas mangé depuis huit jours. Je ne lui ai trouvé que des algues dans le ventre.»
Nous mettons, de nouveau, le cap au nord. La nuit est très belle. A dix heures, un coup de sirène appelle tous les passagers sur le pont. Nous sommes tout près de l'extrême pointe septentrionale du Spitzberg, mais le navire se dirige droit sur la côte.
– Où allons-nous?
– Au havre de la Vierge, où est l'expédition Wellman.
Cependant, nous n'apercevons aucun abri, ni aucune coupure, dans la chaîne brune, blanche et violette des Alpes polaires. On dirait que l'Ile-de-France va se jeter à la côte. Quand nous sommes tout près, nous découvrons un chenal étroit entre deux montagnes. Nous entrons dans son ombre, et tout le monde se tait. Il s'élargit; il s'illumine; nous sommes dans un lac presque entièrement clair, pressé par des montagnes aiguës, couleur de bure et rayées de neige, barré au fond par un glacier. C'est quelque part, là-bas, que devait être la maison d'Andrée.
Un gros navire blanc est à l'ancre et se profile sur le glacier; un autre, plus petit et noir, s'abrite plus près de la côte. Le petit, c'est évidemment le bateau qui a amené au Spitzberg l'expédition Wellman. Mais l'autre? On dirait un navire de guerre? C'est un hollandais. On peut déjà lire son nom: Friesland. Quelle rencontre inattendue! Que fait-il ici?