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Kitabı oku: «Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg», sayfa 2

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3 mai. Lac Champlain.– Nous avons, ces jours derniers, assisté à un bal donné par la «Société des Cincinnati.» Les descendants de ceux qui ont combattu, dans la guerre de l'Indépendance, portaient, hommes et femmes, un bijou qui rappelle cette noblesse. A Philadelphie, on nous a montré la maison de l'Indépendance, la cloche, aujourd'hui fêlée, qui sonna la liberté de l'Amérique, et, dans les salles du premier étage, les portraits des Américains et des gentilshommes français qui se battirent pour la même cause. Il y a partout, ici, un respect du passé, une recherche des moindres bribes d'histoire et de tradition. Les Américains réussissent, à force d'amour, à faire une grande histoire avec un court passé. Et nous? Quels mauvais trésoriers de l'histoire de France nous avons eus! Dix peuples pourraient se faire des ancêtres avec ceux que nous avons vu calomnier, oublier, effacer. La joie est vive, lorsque des étrangers célèbrent quelqu'un de ces Français d'autrefois, et nous rappellent la parenté. Nous avons eu cette joie aujourd'hui, de l'aube à la nuit.

Depuis hier soir, nous voyagions en train spécial, afin de gagner les rives du lac Champlain. Ce matin, à la première heure, la sensation d'immobilité m'éveille. J'ouvre la fenêtre du Pullman, et je reconnais qu'en effet nous sommes arrêtés, sur une voie de garage, en rase campagne. Le jour est levé, le soleil ne l'est pas, mais va paraître. J'ai devant moi, à droite de la ligne du chemin de fer, des terres baissantes, herbues, sauvages à la manière des pâtures délaissées; au delà une maison grande, sous des ormes, et au delà encore les eaux du lac, dont le luisant ne m'arrive que par lames, entre les brouillards blancs qui voyagent et qui montent. Le silence est admirable. C'est la saison, – déjà passée chez nous, – où les merles, à l'aube, se posent sur la pointe des arbres. Ils n'y manquent point. La dentelure des collines, au delà du lac et au-dessus des brouillards, devient d'un bleu vif, et soudain le globe du soleil dépasse le bord de l'écran. Aussitôt, un gros héron butor, qui regagne les bois, arrive au vol, les pattes en gouvernail et franchit le remblai. J'entends le bruit de rames de ses ailes courtes. J'entends venir un train, de l'extrême horizon, et le bruit est si menu qu'il rend présente l'immensité du paysage où il se dilue. La paix primitive est encore ici. Je sors, je vois, sur la gauche de la ligne, des plans successifs de collines boisées, dont les dernières ont un air de montagne. Ce sont les monts Adirondacks. On les appelle montagnes vertes, dans le pays, mais elles regardent le matin, et des milliards de bourgeons, tout empâtés, les habillent de pourpre. Chênes peut-être, érables probablement: ce bel érable qui a deux saisons rouges.

Vers huit heures, des automobiles viennent nous chercher. Je monte dans la première, avec Hanotaux et deux autres de nos compagnons. Nous n'avons pas un long chemin à faire: une côte entre des futaies claires, un palier de peu d'étendue, un tournant à gauche, une belle courbe descendante, jalonnée d'arbres verts, et nous voici devant le perron d'une grande villa, au bord de l'eau. Nos hôtes pour la matinée, Mr. et Mrs. S. H. P. Pell, s'avancent sous la véranda. L'automobile s'arrête, et, à ce moment, un petit coup de canon retentit en avant. Nous regardons dans la direction d'où le coup est parti, et nous voyons l'herbe de la prairie toute constellée de drapeaux tricolores. Une seconde automobile arrive; elle est saluée comme la nôtre. Dans la belle maison très claire, très blanche, ornée de portraits de famille et de gravures anciennes représentant les aspects d'autrefois de ce lieu tout ennobli d'histoire, nous sommes accueillis avec une grâce intelligente, et une science du monde qui laisse transparaître un cœur attentif et vrai. Il y a des minutes où de simples particuliers et de simples actions deviennent des arguments en faveur d'un pays. Et je ne pourrai plus entendre médire de l'esprit américain, sans me souvenir de l'hospitalité des Américains de Ticonderoga. Le nom est le nom indien de la forteresse qui fut confiée par Louis XV au marquis de Montcalm. Les Français disaient, disent et diront encore «Carillon.» A Carillon, le 8 juillet 1758, le marquis de Montcalm n'avait que 3.570 réguliers, 87 marins, 85 Canadiens et 16 sauvages sous ses ordres, c'est-à-dire 3.758 soldats; mais il était retranché dans les bois, et il avait un refuge, en cas de besoin. Abercromby commandait une armée de 16.500 hommes, et il s'avançait pour vaincre cet ennemi faible et pour établir définitivement la domination anglaise sur le Canada. L'heure n'était pas venue. Une fois de plus, bien que l'ennemi fût vaillant et obstiné, la France, à armes inégales, fut victorieuse. En entrant dans la maison de Mr. Pell, nous nous rappelons cette date, ces chiffres, et tout leur bel honneur. Nous nous souvenons que le matin, dans cette forêt où nous allons entrer tout à l'heure, Montcalm, enlevant sa veste et l'accrochant à une branche d'arbre, dit à ses hommes, qui achevaient de garnir de pieux les retranchements: «Enfants, la journée sera chaude.» Nous nous rappelons que, le soir, à cette même place, à la lueur longue du jour allongée par le reflet du lac, il écrivait: «Quelle journée pour la France! La trop petite armée du Roi vient de battre ses ennemis… Ah! quelles troupes que les nôtres! Je n'en ai jamais vu de pareilles.»

En combien de lieux de la terre, chez les autres, notre mémoire ne pourrait-elle pas nous parler ainsi, tout bas, de la gloire de nos armes? Mais ce qui est délicieux, c'est que la famille étrangère qui nous reçoit se souvient aussi, et qu'elle comprend, et qu'elle sait encore autre chose que de l'histoire. Tandis qu'on nous sert un premier déjeuner d'une ordonnance jolie et méditée, – il y avait jusqu'à des fruits de Californie ou de Floride jetés dans du vin aromatisé, – nos hôtes et les parents de nos hôtes nous parlent de cette France qu'ils connaissent, et qu'ils aiment, de Jacques Cartier, de Roberval, de Champlain «père des sauvages», des missionnaires, de Frontenac, de Vaudreuil, de Montcalm. Ces noms revivent, et ceux des adversaires. Nous apprenons que Mr. Pell a voulu acheter tout le territoire où se battirent, autour de Carillon, les Français et les Anglais, afin qu'on ne puisse y bâtir d'hôtel, et diminuer le caractère sacré de ce paysage. N'est-ce pas un joli trait, et appartient-il, par hasard, à cette «civilisation matérielle» dont on fait aux Américains, tantôt un reproche, tantôt un si lourd compliment?

Nous sortons de la villa; nous traversons la prairie, et, le terrain se relevant un peu, nous sommes devant un fortin carré, en pierre, protégé par des fossés. Les propriétaires l'ont restauré, mais la plus grande partie de ces moellons sont véritablement des pierres de guerre, et les poutrelles noires des chambres ont bruni à la fumée des pipes que fumaient, dans l'hiver dur de ces climats, les enfants perdus et presque abandonnés des régiments de France. On pense à ces reproches qu'ils devaient faire, aux nouvelles apportées par les sauvages, au vent qui soufflait, à la tempête de neige, et au «quand même» qu'ils disaient tous, après avoir grogné. Le fort est pavoisé en notre honneur. Sur la façade, une plaque de bronze porte cette inscription: Germain redoubt, constructed by captain Germain, régiment des Gardes de la Reine, in 1758, by order of the marquis de Montcalm, in command of the fortress of Carillon. Le long de l'ancien chemin couvert, tranchée aujourd'hui, nous montons vers l'intérieur des terres. Devant nous, à cinq cents mètres, de hauts glacis couronnent la colline, et cachent, jusqu'à la toiture, une construction qui devait servir de logement aux officiers. J'aperçois deux drapeaux claquant à la pointe de deux perches immenses, et plus bas comme une corbeille de fleurs violettes, – mouvantes, car le vent est vif, – où ils auraient été plantés. Mais personne ne m'explique encore ce que nous allons voir. Et Mr. Pell, qui marche près de moi, se baissant, cueille la feuille laineuse d'une plante sauvage et me dit: «Gardez-la, en souvenir. Ici même, voilà quelques années, nous avons voulu faire une tranchée. Aux premiers coups de pioche, les ouvriers ont découvert des corps couchés, revêtus d'uniformes galonnés. L'ordre a été donné aussitôt de reniveler le sol et de n'y plus toucher.» Je continue de gravir la colline. Il faut tourner pour trouver l'entrée de la forteresse de Carillon. Une douzaine de canons, en dehors, sont encore braqués sur le lac et sur la petite montagne voisine, «le mont de France», d'où tirait l'artillerie anglaise. J'entre dans la forteresse. Elle est en atours de fête. Elle attendait la France. Ah! la voici qui est venue, la France. Et elle voit, devant la façade du vieux logement de Montcalm, dix étendards de soie que le vent déplie et qui retombent, pesants, sur la hampe, carrés violets bordés de blanc, panneaux bleus barrés de rouge, panneaux multicolores, tous les étendards des régiments de France qui furent représentés à la bataille de Carillon. Les couleurs victorieuses revivent dans la lumière. Et, bien au-dessus, dominant les talus et les toits, deux grands drapeaux protègent les autres, les commandent et les expliquent: le drapeau étoilé de la jeune Amérique, et le drapeau de l'ancienne France, tout blanc, fleurdelisé. Mes yeux se sont emplis de larmes, et je crois bien que deux larmes ont coulé. Je suis sûr qu'elles disaient: «Vive cette Amérique-là, qui a le cœur profond!» Elles disaient autre chose encore, et je me sentais vivre dans la France d'autrefois, unanime.

La maison du fort est devenue un musée. Des épées, des fusils, des balles, des lettres, des clés, des bêches qui se sont battues, elles aussi, en élevant des retranchements, des gravures de plusieurs époques sont là, pendus aux murailles ou serrés dans des vitrines, jusqu'à une vieille montre que le journal de la forteresse, – conservé également, – disait avoir été perdue parmi les ruines. Nous nous attardons, et je vois que nos compagnons de voyage parlent moins que tout à l'heure. Mais, lorsque nous faisons le tour des talus de Carillon, et que nous observons, dans la pleine clarté de dix heures du matin, toute la contrée que commande le vieux fort, les paroles reviennent, la joie aussi. Au delà des terres descendantes, au delà du lac, étroit en ce point, les collines s'étagent, et le bleu des lointains s'affermit jusqu'à dessiner des lignes nettes sur l'azur pâle du ciel. Quelqu'un dit:

– N'êtes-vous pas d'avis que cela ressemble à la plaine de Pau, vue de la terrasse?

En effet, si j'efface de mon souvenir l'image des eaux bleues, que ne rappellent en aucune façon les eaux du lac Champlain, troublées par la fonte des neiges, et qui refusent le ciel, les deux paysages ont une parenté de mouvement. L'atmosphère même est transparente ici, et favorable aux architectures étagées des lointains.

Un autre de nos compagnons, qui observe plutôt la forme longue du lac, et la couleur des arbres de premier plan, dit, presque au même moment:

– Je crois voir les Vosges, avec Retournemer et Longemer.

Tous d'ailleurs, nous reconnaissons ici des harmonies françaises.

Quelques heures plus tard, nous sommes sur une pointe de terre, loin déjà du fort de Carillon, au pied d'un phare de pierre blanche. Le phare domine un meulon de mauvaise rocaille, unique, debout parmi des lieux bas et des prairies. Quel désert ce doit être, et depuis l'origine du monde, cet éperon que bat la vague courte du lac Champlain! Mais aujourd'hui les gens des villages américains, ceux qui habitent dans les monts Adirondacks, ceux de l'autre côté de l'eau, mineurs, fermiers, et quelques industriels, ou des pêcheurs de truites venus pour préparer la campagne prochaine, sont accourus à Crown point. Des chevaux, au piquet, broutent dans les prairies; d'autres sont attachés aux branches d'un fragment de haie, reste peut-être d'une plantation faite par la main d'un vieux Français jalonneur et jaloux; des carrioles américaines, – un petit siège sur quatre roues légérissimes, – des chariots, vingt automobiles sont épars dans les herbes, tandis qu'autour du phare, à tous les degrés du raidillon de pierre, assise sur des planches ou sur la terre, la population mélangée, familière, contenant mal les enfants qui trottent comme des cailleteaux, écoute, comprend ou fait semblant de comprendre les discours qui glorifient Champlain. Le médaillon de bronze qui représente la France, l'œuvre de Rodin apportée par nous, est déjà posée dans sa niche, face au large. Le vent souffle. Il fait vibrer les dix cordes tendues depuis la lanterne du phare jusqu'à terre, en couronne, et claquer le grand pavois, tous les drapeaux qui les ornent. Et, comme j'ai de longues distractions lorsque le discours est en anglais, j'entends ce que disent les drapeaux:

– Les voyez-vous, ces hommes assis au premier rang? Ils ne sont pas d'ici.

– C'est évident qu'ils ne sont pas d'ici! Vous parlez pour dire peu de chose: sont-ils tannés par le grand air? Ont-ils l'honnête laisser-aller du citoyen américain?

– Je suppose qu'ils sont de Paris?

– Vous avez un moyen bien simple de le savoir, mon cher. Ne faites pas tant de bruit! Écoutez! Quand ils sont de Paris, ils ne manquent jamais de le dire!

– … Justement, l'orateur vient de le proclamer: ils viennent de Paris.

– Pas très étendue, la France!

– Pas très redoutable!

Un drapeau sur lequel il y avait de la fumée noire dit:

– Pas très sérieuse!

Alors, le drapeau anglais, qui n'avait rien dit, claqua d'un coup si sec qu'un fouet n'aurait pas mieux fait.

– Très sérieuse, mon cher. J'ai connu les Français, à une époque où vous n'étiez pas grand'chose, soit dit sans vous offenser. J'ai connu Champlain. Il avait l'air jovial. Il plaisantait volontiers. Les sauvages lui disaient: «Nous aimons que tu nous parles. Tu as toujours quelque chose de joyeux à dire.» Mais, croyez-moi, je m'y entends: c'était un colonial, et un rude adversaire. Je dis adversaire, parce que c'est le nom qu'on donne à ses anciens ennemis quand ils sont devenus nos amis, vous comprenez?

– A peu près.

Je laisse les drapeaux s'agiter. Je pense à ce brave dont c'est la fête, en ce moment, à sa petite ville de Brouage, endormie et ruinée dans les herbes, aux rêves de gloire qu'il y fit, tout jeune, semblable en cela à beaucoup d'hommes de son temps, et qu'il accomplit parce qu'il avait un cœur capable de souffrir pour son amour. Or il aimait la France: il la quitta pour la mieux servir; il emporta d'elle, aux Indes Occidentales et plus tard au Canada, pauvre compagnon, une image parfaite et toute sainte. Presque seul parmi les sauvages, ayant chargé sur ses fortes épaules des rames, des provisions et la couverture où il se coucherait pour la nuit, éprouvé par le chaud, le froid, les moustiques, la longueur des exils et l'incessante trahison des hommes, il allait, sur les terres mêmes où nous sommes, à la découverte, voyant un monde nouveau se lever autour de lui, et le donnant à son maître du ciel en même temps qu'il le donnait au Roi, secrètement, à chaque heure, à chaque regard par quoi il prenait possession de ce monde inconnu. Car il disait: «Les rois ne doivent songer à étendre leur domination dans les pays infidèles, que pour y faire régner Jésus-Christ.» Le commerce n'était pas oublié. Mais quelle humanité supérieure! Elle est encore vivante, méconnue seulement. Champlain a passé ici. Je songe que ce paysage a été reflété dans ses yeux comme il l'est dans les miens. Ce paysage? Est-ce bien sûr? Où sont les témoins certains? Ce n'est pas la prairie, qui est neuve. Ce ne sont ni les arbres, trop jeunes pour l'avoir pu connaître, ni les eaux qui ont changé, ni les nuages, ni les ancêtres même des spectateurs rassemblés sur cette grève: à peine peut-on dire que le mouvement du sol chantait, comme aujourd'hui, le même vers dans l'hymne universel.

Huit heures du soir.– Nous avons repris notre train spécial, et longé, aux dernières heures du jour, le lac Champlain. Il n'y a pas deux semaines que la débâcle des glaces a donné le signal du printemps. Déjà les bouleaux, au bout de leurs branches d'acier menu, ont des pendentifs d'un vert pâle. Les eaux sont devenues, vers le nord, extrêmement larges. Nous cherchons, dans la campagne où la lumière s'éteint, les clochers de chez nous. Les villages, à présent, sont presque entièrement habités par des Canadiens émigrés. Nous approchons de la frontière. Voici deux grandes fermes bâties sur le dos d'une longue et large vague de terre parallèle au remblai. Elles doivent voir, dans les demi-ténèbres, la fumée, qui est rouge en dessous, de la machine, et les panneaux de lumière entraînés sur les «lisses». Nous, le front appuyé aux vitres, nous voyons, car la distance ne doit pas être de trois cents mètres, des constructions nombreuses, trapues, faites en planches et qui ont l'air d'être posées sur le sol nu; puis des champs qui attendent la charrue. Un peu de neige dort et meurt en dormant dans le creux d'un sillon. «Ne trouvez-vous pas que les clôtures sont plus rapprochées? – Oui, besoin d'intimité: la famille et les champs sont comme chez nous, serrés autour des chefs. Voyez cette palissade qui clôt la jachère? – Et la ligne de poteaux autour du pré! – Et la haie! Oui, une haie! une clôture vivante! Ah! monsieur, qu'elle fleurisse seulement, et je me croirai à cinquante lieues de Paris! – Regardez l'homme, à présent!» Il rentrait le dernier, lent, balancé sur ses jambes, un peu courbé en avant et les bras dépassant la ligne du corps, comme s'il tenait la charrue. Mais je voyais bien qu'il causait avec sa terre, en marchant, et qu'il avait si profond dans l'esprit l'espérance et le souci du printemps, que le passage du train n'interrompait pas le songe. Il revenait. Il était une ombre dont la forme s'est promptement fondue avec les mottes et couchée dans l'universelle ténèbre, et il n'y eut plus, pour nous déjà bien loin, qu'une fenêtre éclairée, un point lumineux, dominateur et doux sur la courbe invisible, et vers lequel le fermier s'avançait.

La nuit est venue. Le sommeil commence à nous prendre. Tout à coup je sursaute. Le train s'arrête. Nous sommes enveloppés d'une foule qui crie. Le nègre se précipite pour empêcher ces voyageurs d'envahir les wagons. Le bruit augmente. Hanotaux paraît à l'extrémité de la voiture, et appelle à haute voix: «Monsieur de Rochambeau? Général Lebon? Barthou? Lamy? René Bazin? Blériot?..» et tous les autres noms successivement. Il nous presse: «Dépêchez-vous! On veut vous voir! Le train ne s'arrête que cinq minutes!» Nous accourons. L'un après l'autre, nous apparaissons sur les marches du petit escalier du Pullman: mille, deux mille personnes peut-être se pressent sur le quai de la gare; hommes, femmes, enfants, tous nous tendent les mains; tous essayent d'approcher; tous crient: «Vive la France! Vivent les Français! Parlez-nous! Parlez-nous! Vive la France!» Je ne sais plus ce que j'ai dit. J'ai crié: «Vive le Canada!» Je crois que j'ai promis de revenir! Déjà! Les visages étaient de ceux que j'ai toujours connus. Les yeux brillaient d'une amitié sans étonnement, qui est celle de la race.

Quand j'ai demandé:

– Où sommes-nous?

– Saint-Jean! Et vive la France! m'ont-ils répondu.

… Le train s'est remis en marche. Les lumières de la gare de Saint-Jean sont menues comme un grain de poudre qui flamberait dans la nuit. Nous serons bientôt à Montréal.

Dimanche 5 mai. Montréal.– Hier soir, les Montréaliens nous ont reçus d'une façon magnifique, dans la grande salle de l'hôtel Windsor. Et, quand mon tour a été venu, à la fin du dîner, de saluer le Canada, je n'ai eu qu'à raconter mon émotion de l'après-midi et de la nuit d'avant-hier.

«La courtoisie traditionnelle et si haute de l'Angleterre ne sera pas surprise si, venant pour la première fois dans ce pays, et y rencontrant de lointains et chers parents, c'est à eux que j'adresse mon salut.

»Canadiens-Français, j'ai deviné à plus d'un signe, et longtemps d'avance, hier, que nous approchions de votre pays.

»Dès le sud du lac Champlain, j'ai commencé d'observer que les labours étaient bien soignés. Les mottes s'alignaient droit, sans faire un coude, tout le long des guérets. A peine la neige avait fondu, que déjà de grands amis de la terre, de fins laboureurs ouvraient les sillons pour la semence. Et j'ai pensé: c'est comme chez nous; quand les hargnes de mars sont passées, la charrue mord les jachères.

»Un peu plus loin, j'ai vu des haies, des palissades plus multipliées qu'en pays de New-York. L'espace était immense, mais il était clos. Et j'ai pensé: ce sont bien sûr nos gens, qui aiment à être chez eux!

»En même temps, le caractère des paysages, par la culture qui fait une physionomie plus souple et plus vivante au sol, le caractère des paysages changeait. Quelques-uns de nous disaient: «N'est-ce pas notre plaine? N'est-ce pas nos montagnes? N'est-ce pas notre claire lumière?»

»Dans un chemin, j'ai vu beaucoup d'enfants. Et j'ai dit: nombreux, mutins, bien allants, ce sont leurs fils!

»J'ai aperçu, enveloppé d'ormeaux, un clocher fin, tout blanc, d'où partait l'Angelus du soir, et j'ai dit: puisque mon Dieu est là présent, les Canadiens sont tout autour!

»Et, en effet, dès que le train se fut arrêté, nous vîmes une grande foule qui nous attendait, et des visages heureux et tout à fait de la parenté. On se reconnaissait. On se disait: «Ah! les braves gens! Les gens de chez nous!» Le bruit des acclamations renaissait comme la houle.

»Alors, chacun de nous a senti les larmes lui monter aux yeux, celles qui sont toutes nobles, celles qui effacent peut-être les fautes du passé.

»Et j'ai résolu de saluer, ce soir, les Canadiens-Français, qui ont fait pleurer les Français de France.»

Aujourd'hui dimanche, nous allons voir le parc de Montréal. Il est au milieu et au-dessus de la ville, montagne boisée d'assez bonne hauteur. Les premières pentes sont couvertes de belles villas et de jardins, puis les routes montent en lacet parmi des futaies. Nos chevaux tirent à plein collier. Nous rencontrons des groupes de cavaliers qui sont, certainement, des Anglo-Canadiens, car cette ville est mixte, partagée inégalement entre des races différentes. J'ai même traversé plusieurs fois un quartier où abondent les enseignes et les affiches en hébreu. Il y a peu de monde au parc ce matin, et, par moments, lorsque les érables, les chênes, les hêtres, forment muraille et font l'ogive, ou qu'une avenue transversale ouvre sur un petit plateau gazonné, mouillé et tournant, on se croirait loin d'une ville. Cependant, la ville nous enveloppe. Un caillou bien lancé retomberait sur une maison. Nous arrivons sur une vaste terrasse sablée, ménagée au sommet du parc, et protégée par une balustrade. De là, le jour étant limpide, et le paysage très plat, on a une vue géographique, étendue et précise. En bas, à une belle profondeur, apparaît très net et presque sans relief le dessin de la ville, avec les rues, les avenues, les places, quelques clochers, quelques tours, et, à la périphérie, des cheminées d'usines. Elle s'infléchit à l'ouest et à l'est; elle fera bientôt, nous disent nos amis Canadiens, le tour de la montagne, et elle sera une cité immense comparable aux plus grandes des États-Unis, dominée par une gerbe de futaies. Déjà son étendue et sa puissance me surprennent. Elle occupe tout l'espace entre la montagne et le Saint-Laurent, qu'on voit venir des brumes de l'extrême ouest et se perdre dans les brumes de l'est. Elle a ses manufactures au bord du fleuve, et un voile de fumée, qui paraît mince parce que tout est grand ici, flotte sur les eaux jaunes. Au delà du fleuve, s'étend une plaine et, si je ne savais où je suis, je dirais le royaume des plaines. Il n'a point de limite discernable. Les plus voisines de ces étendues sont à cette distance où déjà les couleurs des choses se fondent et renaissent en harmonie. A l'heure où nous sommes, le ton commun est un roux ardent, qui se mélange peu à peu de violet, et se perd dans cette pourpre qui unit le bas du ciel à la ligne invisible de l'horizon. Des montagnes pareilles à celle qui nous sert d'observatoire, des Laurentides isolées, se lèvent au sud-est; elles ont la forme des meules de paille, les premières presque nettes, les autres, deux, trois, je ne saurais donner un nombre, si transparentes et d'un contour si léger qu'elles semblent des nuages pour un moment posés.

Les campagnes autour de Montréal.– Je n'ai pas entrepris de raconter le voyage de la délégation Champlain, ni de nommer tous ceux que je me félicite d'avoir connus ou retrouvés, ni de décrire les réceptions qui nous furent faites, à Étienne Lamy et à moi, après le départ de la délégation, par les principales œuvres de charité ou d'enseignement chrétien de Montréal. Je recevrai, bien sûr, à Québec, dans les grandes salles des maisons d'éducation, ce même accueil, délicieux et ancien, composé d'amitié, de menuet et d'éternité. Que de fois, en France, j'ai été ému par ces visages mêmes, cette politesse, cette révérence, cette grandeur et cette jeunesse! Je n'écris pas un livre, mais des notes où le paysage a la plus grande part. Et je dirai quelque chose des campagnes, parce que je les ai vues mieux que tout le reste.

Je suis invité à déjeuner chez un riche cultivateur du village de Saint-Laurent, frère d'un chanoine de la cathédrale. Et comme le chanoine fait partie de cette sorte de famille ecclésiastique, vicaires généraux, secrétaires, économes, que préside l'archevêque, mon très honoré et cher ami monseigneur Bruchési, c'est de l'archevêché que nous partons. Il est de bonne heure. L'automobile qui est venue nous chercher appartient à un cultivateur, frère aussi du chanoine et de mon hôte prochain. Nous passons au pied de la montagne-parc, dans ce joli faubourg d'Outremont où sont bâties des villas, parmi des verdures caduques, en ce moment jeunes et fines. La route ne vaut pas les routes de France; elle est seulement suffisante; mais nous n'avons pas fait trois milles hors de la ville, que nous nous trouvons en présence de l'obstacle le plus inattendu: une maison en voyage. Oui, une maison en bois, comme elles sont presque toutes à la campagne, de notable largeur, et composée d'un rez-de-chaussée, d'un premier étage et de deux mansardes. Elle a dû se mettre en marche à l'aurore. Elle est solidement assise sur des rouleaux; les rouleaux peuvent tourner sur des madriers qu'on a disposés sur le chemin, l'un à droite, l'autre à gauche, comme des rails, et l'énorme promeneuse est tirée par une chaîne, qui s'enroule autour d'un treuil, en avant. Quant au treuil, il a été planté, – pouvait-il l'être mieux? – droit au milieu de la couche de macadam, et un brave cheval, tranquillement, tourne autour du pivot. Notre chauffeur n'hésite pas; il donne un coup de volant à droite, fait sauter l'automobile sur la banquette d'herbe, coule dans un caniveau, remonte, salue le cheval résigné qui hale la maison, puis il reprend la route et file à bonne allure. La campagne est de sol léger, propre à la culture maraîchère. Je n'aperçois pas une terre en friche, pas un buisson inutile. Mes compagnons me donnent quelques détails sur Saint-Laurent, dont nous approchons.

– Cinq cents feux, dont cent cinquante abonnés au téléphone.

– A quoi sert le téléphone, dans les fermes?

– Pour les affaires, donc! Et en hiver, quand on ne peut pas sortir, on fait un bout de causette par le fil. Ce qu'on s'amuse, l'hiver!

Cette note, cette allusion au plaisir de l'hiver, voilà dix fois que je l'entends, depuis le peu de jours que je vis au Canada. J'apprends aussi que la spéculation sur les terrains, qui détruit tout l'ordre des valeurs en abaissant le travail, se porte particulièrement sur cette région où nous sommes. Un nouveau chemin de fer, le Grand Nord, va la traverser. Les compagnies américaines n'acquièrent pas seulement, comme les nôtres, la largeur d'un trait de plume sur le plan cadastral: elles achètent des domaines considérables, qu'elles revendront s'il leur plaît. Presque toutes les fermes de la paroisse de Saint-Laurent ont été cédées ainsi, depuis quelques mois, soit au Grand Nord, soit à des compagnies financières. Tout autour de Montréal, d'ailleurs, ce sont des centaines de familles qui se trouvent volontairement appauvries de leur maison et de leur terre, et chargées d'or. Des fermes de 50.000 francs viennent d'être payées 200.000 francs, d'autres 500.000. La tradition rurale est ébranlée et la vocation des jeunes en grand péril. Je regarde les guérets sablonneux où demain seront bâties des usines. L'automobile s'engage dans un chemin transversal et médiocre, et s'arrête devant une très jolie maison, construite en bois verni, et précédée d'un petit pré clos. Tout le long de la clôture blanche, des drapeaux aux couleurs françaises, d'autres aux couleurs pontificales ont été plantés, et, çà et là, des banderoles portent écrit, en lettres d'or, le mot «Bionvenue». La façade du cottage, les colonnes de la véranda qui tourne, selon la mode canadienne, autour du rez-de-chaussée surélevé, sont décorées de drapeaux aussi et de guirlandes. Toute la famille est là groupée, le père et la mère, des frères et des sœurs, des fils et des filles. On me reçoit comme un parent qui aurait longtemps oublié de venir en Amérique, et que l'on fête, afin qu'il se souvienne et qu'il regrette sa négligence. Quelqu'un m'a dit hier, à Montréal, dans la rue: «Vous allez dîner chez monsieur Adélard Cousineau? – Oui. – C'est un homme qui «vaut» un gros chiffre.» Il avait précisé. Mais ce n'est pas notre manière de compter. La richesse est ici évidente: il suffit, pour n'en pas douter, de pénétrer dans le salon où l'on me fait asseoir, puis dans la salle à manger ornée de fleurs. Mais, en voyant mon hôte robuste, aux yeux clairs, au visage hâlé, je pense beaucoup moins à sa fortune qu'à ce qu'il «vaut» moralement, à son air d'honnête homme, de brave homme, et encore de pionnier qui a lutté. Il préside la table, autour de laquelle ont pris place des frères, des beaux-frères, des fils, des neveux; les jeunes femmes et les jeunes filles servent les plats innombrables, changent les assiettes, et ne cessent d'aller et de venir entre la salle et la cuisine; mais non pas toutes, car, dans le salon voisin, pendant le repas, une voix fraîche chante des chansons et des romances. Les souvenirs me reviennent en foule, surtout ceux des métairies de la Vendée, où les femmes, qui sont reines et reines incroyablement, d'après l'usage ancien mangent après les hommes. Nous causons aisément, et sans chercher les mots, à cause des fraternités qui nous lient, et du goût de la terre que nous avons commun. Puis je vais visiter la ferme voisine, «la maison de Jasmin», qu'on m'a dit être du vrai type français, et pareille aux anciennes. Elle date de 1808. C'est, en effet, en plus grand, un logement de fermiers français. Hélas, le domaine a été vendu. Il va falloir quitter le sol défriché par les aïeux, voir détruire les plantations qui promettent et celles qui sont en plein remerciement. Le père me montre ses groseilliers et ses pommiers. La mère, – elle a eu dix-sept enfants, – me présente deux jeunes gars élancés, à l'œil timide et brillant, et me dit, avec fierté: «En voici deux, monsieur, qui seront cultivateurs, comme nous. Ils ne veulent rien autre chose. N'est-ce pas?» Et les enfants confirment de la tête, gravement, la parole maternelle.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
220 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/34708
Telif hakkı:
Public Domain
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