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Kitabı oku: «Picrate et Siméon», sayfa 9

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»Oui, Picrate, c’est entendu; tu me répliques: «Solidarité!» Connu, connu! C’est le vieil «amour du prochain» qu’on a laïcisé; et on lui a donné ce nom, d’aspect scientifique et pédantesque. L’apôtre allait disant: Nos credimus caritati.

»Amour, charité, solidarité, fraternité même, que de crimes on a commis, que de crimes plus graves on va commettre en votre nom!

»Les devoirs envers le prochain, ce sont des droits que l’on prend sur lui. Et moi, cette chose m’étonne et m’indigne qu’un être pense avoir des droits sur un autre être …

»J’aurais traversé les villes et les bourgs, prêchant aux hommes: «Laissez-vous tranquilles les uns les autres. Anéantissez l’ordre social. Éparpillez-vous. Il y a pour tout le monde de la place sur terre. Allez-vous-en, où vous voudrez, vivre selon la fantaisie de vos moments!» Oui, tel serait mon évangile libérateur.

»Et j’y ajouterais quelques miracles, si possible; les miracles enfreignent excellemment les lois de l’univers: c’est d’un bel anarchisme …

»Oh! non, ne t’attends pas, Picrate, à me voir, un jour, assumer le rôle apostolique. Ceci m’empêche: oui, je sais que j’échouerais tristement, car il y a dans les âmes humaines un désastreux instinct de servitude; et nul n’affranchira ces vieux esclaves!.. J’ai borné la réforme à moi-même; elle m’a réussi: je suis un homme libre.

»Seulement, moi, je n’ai plus grand’chose à faire de ma liberté. Cet ancien philologue en rupture de ban n’est pas un admirable échantillon qu’il me plaise d’offrir à ton examen. Je le regrette. Ne juge pas sur mon exemple ma méthode.

»J’emploie ma liberté de mon mieux. Telle qu’elle est, je la préfère aux esclavages respectables. La vie que je mène a ceci pour me contenter: elle ne suppose résolue aucune des questions de la métaphysique, de la sociologie ni du reste. Elle implique des négations, je le concède, – oui, la négation provisoire de ce qu’affirment les autres avec une intrépidité offensante. Elle n’est pas oppressive; elle dédaigne un chacun volontiers.

»Les gens de Passy vont au Jardin des Plantes; ceux du Jardin des Plantes vont à Passy. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, ainsi se font des échanges frivoles entre les divers quartiers de cette ville. Ces gens sont fous et j’aide leur folie. Je les promène, je les véhicule, je les conduis à leurs amours, je les voiture à leurs désirs. Et j’aime qu’ils ne trouvent pas que je vais assez vite. Je fouette mon cheval au risque d’écraser les piétons nonchalants: gare, c’est la folie qui passe, la belle folie humaine, gare, gare, et place à nous!..

– Siméon, – dit Picrate, – tu es toqué!

– Mais oui! – répliqua gaiement Siméon.

– Et subversif! – continua Picrate.

– Mais oui, mais oui! Plaçons des bombes sous les doctrines!..

DEUXIÈME PARTIE

I
MARIE GALANDE

Picrate, qui demeurait aux Ternes, et Siméon, qui demeurait à Levallois, avaient pris l’habitude de se retrouver, le matin, sur les sept heures, à la terrasse d’un petit café de la barrière, pour le déjeuner du réveil. Siméon, vu la saison chaude, remplaçait par un veston d’alpaga sa houppelande et par un canotier son chapeau de cuir bouilli. De telle sorte qu’on eût dit un bourgeois quelconque, n’eût été son fouet qu’il portait comme une badine. Tandis que Picrate absorbait un bol de café noir, puis un cognac, Siméon, sans hâte, trempait dans du café au lait deux croissants. Il n’allait chercher son fiacre qu’ensuite, quand il lui plaisait: car il était son maître, ayant, sur ses économies, acheté ses instruments de travail, – fiacre d’été, fiacre d’hiver et le cheval.

Il fait beau. C’est la fin de juillet. Après une soirée d’orage, il a plu, la nuit, longuement, en déluge; et, ce matin, l’atmosphère est allégée. Il traîne au ciel des bouts de nuages, mais haut, pacifiques et qui s’en vont. Sur le sol, des flaques subsistent, de place en place; elles n’ont pas fait de boue; elles sont là, dans les creux de la route, comme dans des bassins minuscules. Un peu de vent les ride; elles reflètent de la clarté mate. On respire de la fraîcheur. On se hâte d’en jouir, car le soleil, qui déjà monte, est menaçant. L’après-midi sera torride et lourd; on profite du doux relâche. Les gens qui vont à leur travail ouvrent la bouche pour goûter l’air délicieux.

Picrate est arrivé, contre son habitude, avant Siméon. Il a mal dormi, à cause de l’orage. Il se frotte les yeux; il est de méchante humeur. Il a commandé son café noir; il le déguste, l’aimant très chaud. Il guette Siméon, s’impatiente, calcule que son bol sera vide quand Siméon viendra et que, pour tenir compagnie à ce camarade inexact, il lui faudra un second café noir: ennui de dépenser trop.

Siméon paraît. Il est dispos et presque joyeux. Il sourit et ses yeux sont vifs. Picrate l’accueille par ces mots:

– On a fait la grasse matinée?..

– Pas du tout! – riposte Siméon. – Je me suis levé dès l’aube … Bonjour, Picrate … Oui, et je me suis promené. C’était charmant. Il y avait de la rosée. Les feuilles, au Bois, luisaient; et de petites gouttes brillantes s’en détachaient, tombaient sur l’herbe parmi d’autres. La terre buvait, peu à peu, tout cela. Et les oiseaux menaient un grand vacarme dans les cimes. Certains, parfois, descendaient et se plongeaient dans la mousse humide, pépiant et les ailes frémissantes. Quel magnifique instinct de volupté anime ces petits êtres, les précipite à leur plaisir et les fait palpiter à toutes les occasions agréables! Je les ai longtemps admirés et je suis revenu en flânant. Voilà.

Picrate dit:

– Tu t’intéresses à de petites choses.

– Ce n’est pas une petite chose, Picrate, cette allégresse de la nature matinale. Si tu avais été, comme moi, dès l’aurore, voir les oiseaux du Bois s’éveiller et faire leurs ablutions pour la commençante journée, tu n’aurais pas cette figure chagrine et mal contente. Qu’y a-t-il?

– Rien … j’ai sommeil. L’orage ne m’a pas laissé dormir.

– Médiocre mélancolie, Picrate! Il ne faut pas s’affliger pour de tels accidents. Participe à la douceur qui t’environne, et ris! Permets que je t’offre un peu de café encore, en l’honneur du beau temps, et tâche de te dérider. La vie, mon Picrate, est meilleure que tu ne l’imagines. Allons, allons!..

Et Siméon continua de bavarder. Picrate se désattristait. Une chanson, gentille et bien rythmée, éclata soudain:

 
Du mouron pour les p’tits… zoiseaux!
Régalez vos p’tits… zoiseaux!
 

Les deux amis y furent attentifs. Ils se turent et regardèrent. On ne voyait pas la chanteuse. Mais sa claire voix avait empli l’air de gaieté. La chanson reprit, cette fois plus proche; et l’on eût dit qu’elle naissait de l’atmosphère, comme les anciens se figuraient que les abeilles sont produites par la chaleur de l’été. Picrate et Siméon, charmés, guettaient le retour des notes vibrantes et, lorsque la mélodie recommençait, souriaient et s’amusaient de la cadence.

Puis, au tournant de la rue, parut la chanteuse, en plein soleil, auréolée de cheveux de lumière, environnée de lumière vaporeuse, toute jeune, son panier au bras, cambrée, la tête en arrière, et annonçant éperdument le «mouron pour les petits oiseaux». On distinguait à peine, dans l’éblouissement du soleil, son visage. Ce n’était que blondeur chantante et approchante. La claire silhouette avait des pas vifs et allègres qui marquaient le rythme accéléré du refrain. La voix jeune riait.

Puis, la chanteuse entra soudain dans l’ombre. Ses cheveux et sa robe secouèrent le soleil; et il tomba comme de l’eau ruisselante, à ses pieds. Dans l’ombre, elle devint, sembla-t-il, de joyeuse, mélancolique, et de rapide, lente. Son allure s’apaisa et sa voix s’alanguit. Son vêtement perdit le luxe de la lumière et elle fut un papillon qui a plié ses ailes magnifiques et n’en montre plus que l’envers incolore. Plutôt, elle se ternit comme ces mares des villages, où le ciel se reflète un instant et qu’il laisse ensuite brunes et obscures. Elle s’amusa de la métamorphose et en joua subtilement. Elle se fit indolente, et chanta doucement, en traînant les mots de la complainte, en minaudant sur les «petits oiseaux». Elle assourdit sa voix et amollit la cadence des sons, à mesure qu’elle marchait moins vite.

Picrate et Siméon la regardaient et admiraient son bel enfantillage. Siméon dit:

– La petite folle!

– Est-elle gentille! – répondit Picrate.

Elle aperçut leurs yeux émerveillés et, inclinant la tête, un peu narquoise, un peu câline elle continua de chanter, mais pour eux, et modula l’air en sourdine. Elle s’arrêta devant eux, silencieuse. Elle demeura immobile quelques secondes. Et Picrate lui demanda:

– Veux-tu prendre le café avec nous?

De la tête, elle fit signe que oui. Elle laissa glisser le long de son bras, vers sa main, le panier de mouron et vint s’asseoir auprès des deux amis. Elle déposa le panier, tendit à Picrate une main, l’autre à Siméon, et, comme à de vieilles connaissances, dit:

– Bonjour. Ça va?..

Picrate s’informa de ses goûts:

– Café noir, café au lait, autre chose?

– Une prune! – répondit-elle.

Elle considérait Picrate et Siméon, curieuse, étonnée. Elle dit à Siméon:

– Tu es cocher?.. Je vois ça à ton fouet. Autrement, tu n’en as pas l’air. Tu es rigolo, tu sais … Et toi? – demanda-t-elle à Picrate.

– Moi, négociant.

– Ah!.. Et qu’est-ce que tu vends?

– Pas grand’ chose, – avoua-t-il, à cause de Siméon.

Elle les examinait tous deux alternativement; et elle éclata de rire, en petite fille mal élevée, mais de si naturelle façon que Siméon se mit à rire, lui aussi. Picrate se fâchait:

– On t’invite, et tu te moques de nous?..

– Mais non, mais non! – fit-elle. – Je ne me moque pas. Je ris parce que vous êtes rigolos; je vous gobe.

L’arrivée de la prune, baignée d’alcool, la ravit. Elle battit des mains et elle fit claquer sa langue.

– Petite gourmande! – dit Picrate.

Et il lui expliqua le danger de l’alcool pris à jeun.

– Des bêtises! – répliqua-t-elle. – Moi, ça ne me grise pas; ça me réchauffe les idées et ça me donne de la philosophie.

– Tu es philosophe? – s’écria Picrate, gouailleur.

– Tiens! – répliqua-t-elle, – comme une autre!

– Qu’est-ce que c’est, ta philosophie?

– Dame! de ne pas me faire des misères à propos de rien. De rire, quoi?.. C’est pas ça, la philosophie?

– Tout à fait ça et rien de plus! – affirma Siméon, tandis que Picrate plaisantait.

– Bien sûr, – dit-elle. – Et qu’est-ce qu’il a, lui, à me chiner?

Elle toisa Picrate, malicieuse, et affecta d’examiner le chariot de bois hissé sur la banquette. Picrate fit semblant de ne rien remarquer. Il roula une cigarette, en sifflant, et prit son air crâneur.

Siméon s’était accoudé à la table et, le menton dans la paume de sa main, contemplait le visage enfantin, rieur, les cheveux blonds ébouriffés, d’une pâleur singulière, les doigts fins et longs, mal entretenus, le corsage de toile bise qui dessinait le buste souple, et surtout les yeux, qui étaient grands et d’un vert glauque. Les regards de la jeune fille et ceux de Siméon se rencontrèrent. Siméon fut intimidé, il sourit gauchement. Elle dit:

– Tu me reconnaîtras!

– Comment t’appelles-tu? – lui demanda Siméon.

– Devine! – fit-elle.

– Que sais-je?

– C’est un nom d’île, à ce qu’il paraît. Et d’une île très loin, mais je ne sais pas où. A l’école, on me l’a montrée sur la carte. Ça ne m’a rien dit, moi, tu comprends … Marie Galande, tu connais ça?..

Picrate triompha:

– Parbleu! c’est dans les Antilles!

Et il rectifia:

– Marie-Galante, du moins.

– Galante ou Galande, moi, ça m’est égal … Je suis une enfant trouvée. On m’a ramassée rue Galande, proche Notre-Dame. Alors, on m’a nommée Marie Galande, pour rire, il faut croire. C’est rigolo, j’y pense quelquefois, à cette île!..

– Tu fais bien! – reprit Siméon. – C’est une île très mémorable. Elle vit une aventure merveilleuse, il y a cinq siècles passés … Imagines-tu cela, cinq siècles? Suppose que vingt-cinq petites filles comme toi vivent l’une après l’autre, l’une survenant quand l’autre est partie, le temps que tu as vécu: voilà cinq siècles à peu près. Eh bien! avant la naissance de ces vingt-cinq petites filles, une nuit, Marie-Galante, – l’île, par delà les Océans, – vit approcher une petite lumière, presque au ras de l’eau, toute petite et si vacillante qu’à chaque instant il semblait que les vagues allaient la mouiller et l’éteindre. Elle sautait et s’enfonçait et revenait à la surface … C’était une lanterne qu’avait mise au mât de sa barque fragile Christophe Colomb. Marie-Galante, après le terrible voyage, lui fut hospitalière, et, en reconnaissance, il lui donna le nom de sa barque, la plus précieuse chose qu’il eût, la Sainte-Marie

– Il n’a pas fait naufrage?

– Non … Que veux-tu?..

– C’est loin, dis? Et on y est nègre?

– Très loin, si loin que je ne sais pas t’expliquer ces distances!.. Loin dans l’espace comme, dans le temps, l’histoire que je t’ai racontée … Et il y a des nègres, en effet …

– Tous les nègres viennent de là?

Picrate riait. Elle se fâcha et dit:

– Tu fais le malin, et tu n’en sais peut-être pas plus long que moi.

Picrate s’esclaffait avec orgueil. Mais Siméon continua:

– Non, pas tous; mais il y en a beaucoup, dans ton île, et des arbres qui ne ressemblent pas à ceux d’ici, et de grandes fleurs rouges qui sont du poison, et des oiseaux de paradis, et des singes …

– Je voudrais y aller! – dit-elle.

Et elle fut rêveuse, une minute. Puis elle admira Siméon:

– Tu es savant, toi! Pourquoi que tu ne t’établis pas maître d’école, plutôt que cocher?

– Et toi, – répondit Siméon, – Marie Galande qui es si gentille, pourquoi n’es-tu pas autre chose qu’une petite marchande de mouron?

– Ah! – dit-elle, – ça n’est pas l’occasion qui m’a manqué, mais j’ai mauvaise tête …

– Tu aimes la liberté, petite Marie Galande?

– Oui.

– Et moi!..

Ils devinrent silencieux, tandis que Picrate fumait et affectait l’insouciance. Mais, à la dérobée, il regardait la jeune fille avec entrain. Et, si leurs yeux se rencontraient, il souriait. Marie Galande n’y fit guère attention.

– Si j’aime ma liberté!.. – reprit-elle. – Tiens, j’avais un ami. Je l’ai quitté parce qu’on s’aimait trop: je n’étais plus libre …

– Il était méchant? – demanda Picrate.

– Non! pas du tout! – répondit-elle. – Ça n’est pas lui qui m’enlevait ma liberté. C’est moi, parce que je l’aimais trop. Je ne pensais plus qu’à lui. Je me suis dit: «Ça ne vaut rien, ces affaires-là. Pense à toi, Marie Galande, et même pas trop …» Voilà.

Picrate voulut objecter:

– Si tu l’as quitté comme ça, c’est que tu ne l’aimais pas, évidemment. Tu ne l’aimais pas!..

– Je te dis que si! – répliqua-t-elle avec colère. – Je le sais mieux que toi! J’en ai eu assez de chagrin!..

Comme Picrate allait argumenter, elle tapa de ses deux mains rageuses sur la table de tôle et répéta, pour qu’il se tût:

– Je te dis que si! je te dis que si!..

Elle fut sur le point de pleurer. Picrate consentit:

– Je veux bien, moi. Qu’est-ce que ça peut me faire?

Picrate vaincu, elle se calma peu à peu … Un marchand de fleurs passa. Siméon fit l’emplette d’une belle rose et l’offrit à Marie Galande. Elle eut vite arraché les épines et fourré dans ses cheveux la tige longue, de telle façon que s’inclinât vers sa tempe la rose, de nuance plus vive que ses cheveux et de même couleur. Elle fut habile à ce jeu de coquetterie et demanda:

– Je suis jolie?

Les yeux de Picrate et de Siméon lui répondirent. Elle se leva, reprit à son bras son panier, tendit à Picrate sa main libre et dit:

– Toi, tu es méchant!..

Puis à Siméon, et dit:

– Toi, tu es gentil!..

Et elle s’éloigna.

– On se reverra? – criait Picrate.

– Oui, oui! – fit-elle.

Et elle recommença, de sa voix claire et gaie, la chanson du «mouron pour les petits oiseaux». Les deux camarades la regardaient et l’écoutaient. Elle tourna au coin d’une rue, bientôt. Ils ne la virent plus et entendirent, décroissant, le refrain monotone.

– Elle est aussi un petit oiseau! – dit Siméon.

– Bien! – répondit Picrate.

Il était d’une terrible humeur. Il partit brusquement, sans permettre que Siméon payât son deuxième café noir ni son cognac. Il grogna dans ses moustaches:

– Si j’avais encore mes jambes, ça ne se passerait pas comme ça … Et puis, si tu la veux, je te la laisse!

Siméon dédaigna de répliquer.

II
LES AMOURS DE SIMÉON

Elle revint les matins suivants, variable selon le temps qu’il faisait, bien que sa chanson fût a la même et le même aussi son costume. Et Siméon lui savait gré d’être changeante ainsi; il l’appelait: «Petite Marie couleur du temps …»

Un jour, elle arriva toute trempée, par la pluie battante. Elle courait et s’amusait à chanter le mouron, pour rien, sans regarder si des clients lui faisaient signe; les rues étaient désertes. Siméon la gronda:

– Petite folle! les rhumes … les bronchites …

Mais elle dit:

– C’est bon, la pluie. J’aime ça. Les gouttes d’eau vous font froid aux épaules, et ensuite chaud; on sent le chien mouillé … Et ton ami? – demanda-t-elle.

Picrate n’était pas venu, à cause de l’averse, sans doute.

– Tant mieux! – fit-elle; – je ne l’aime pas.

Comme elle frissonnait, Siméon voulut qu’elle se réfugiât auprès du fourneau de la cuisine. Elle se divertit des vapeurs qui montaient de sa robe humide. La servante lui prêta un fichu de laine, et elle s’y emmitoufla, douillette, avec des mines …

Et puis elle prit un punch, pour se réchauffer. Elle affirmait:

– C’est rudement délicieux!

A demi-voix, elle ajouta:

– Merci …

Et ses yeux se firent très doux et gentils vers Siméon. Il s’attendrit et eut peur de le laisser voir.

Elle était pâle et tremblante; elle éternua.

– Tu seras malade! – dit Siméon.

Elle fit l’enfant gâtée et répondit:

– Certainement. Un rhume, s’il vous plaît!.. Et je mourrai … Mais oui, je mourrai: ça me changera … Tu auras du chagrin? dis, un peu de chagrin?..

Siméon devint sérieux, non qu’il craignît cette extrémité: il constatait seulement qu’il avait pour cette petite fille plus de goût déjà qu’il n’osait se l’avouer à lui-même.

Elle continuait son jeu mutin:

– Un tout petit peu de peine pour Marie Galande qui est morte … Et c’est toute la peine que fera Marie Galande en mourant.

– Tu n’as personne? – demanda Siméon.

– En fait d’amoureux? Non, personne, pour le moment. Pas de parents non plus, puisque je t’ai dit que je suis une enfant trouvée … J’ai bien ma grand’mère, avec qui je demeure: ce n’est pas ma grand’mère; je l’appelle comme ça pour lui faire plaisir. Elle est vieille comme tout … et pas bonne!..

– Pourquoi restes-tu avec elle?

– Parce qu’il faut bien qu’on me surveille. Ça m’empêche de faire trop de bêtises … J’en fais tout de même!

La pluie avait cessé. Sur les vitres du cabaret, de grandes traînées humides achevaient de couler et des gouttelettes parfois se détachaient et se précipitaient, avec le reflet des maisons en miniature. Marie Galande tâchait de se regarder au petit miroir de l’une d’elles, puérilement: elle aperçut Picrate, qui traversait la rue, cahin-caha, et charriait avec lui de la boue. Elle se recula et, riant aux éclats, cria presque:

– Un colimaçon!

Et, tandis que Siméon, surpris de cette gaieté soudaine, se penchait pour en vérifier la cause, elle continuait:

– Tu sais, après l’orage, les colimaçons qu’on voit sortir de leurs trous et traverser les chemins …

Siméon, malgré lui, s’égaya. Mais, de la rue, Picrate avait remarqué le manège; et, quand ses yeux croisèrent ceux de Siméon, ils étincelaient de fureur. Un instant, il fut sur le point de s’en retourner. Il s’arrêta et disposa ses fers à repasser pour une volte. Puis il se décida brusquement et, de son mieux, fonça sur le cabaret. Il en grimpa les trois marches d’un seul coup; il se dirigea vers le comptoir et mit toute sa violence à commander son café noir, sans s’occuper de ses amis. Siméon l’appela:

– Picrate, nous sommes ici!

Il ne répondit pas. Marie Galande dit:

– Laisse-le, s’il boude.

Siméon insistait. Picrate déclara majestueusement:

– Je ne veux pas être de trop. Si je gêne votre intimité!..

– Viens donc, Picrate, – reprenait Siméon. – Nous sommes entrés à cause de la pluie et nous te guettions …

– Et puis, tu sais, – dit Marie Galande impatientée, – on ne fait rien de mal: faudrait pas avoir l’air …

Picrate haussa les épaules, avec mépris. Siméon dut apaiser Marie Galande, qui se fâchait. Picrate resta devant le comptoir, comme qui se dépêche et n’a point le cœur à baguenauder. Il trempa ses moustaches dans le bol, se brûla, souffla et but à petits coups rapides. Il régla et sortit, sans bonjour ni bonsoir, l’air farouche et digne à l’excès.

– Il est fou! – décida Marie Galande.

– C’est un pauvre diable, – répondit Siméon, – qui n’a pas eu de chance dans la vie. Il serait volontiers coureur, et il manque de jambes. Qui sait s’il ne t’aime pas? Il a le cœur sensible et le tempérament prompt. Peut-être qu’il pleure, maintenant, par ta faute, tel que je le connais …

– Vrai? – fit-elle.

Marie Galande et Siméon, tous deux émus de sentiments divers et qu’ils ne songeaient plus à exprimer, se turent. Siméon regardait, dehors, le ciel s’éclaircir et le soleil luire déjà; Marie Galande, avec sa petite cuiller, étendait sur la toile cirée de la table des gouttes de punch en dessins nonchalants. Elle conclut tout haut:

– Il ne serait pas vilain garçon, s’il avait des jambes …

– Certes! – dit Siméon; – je le crois digne d’être aimé.

– Ça, – répliqua-t-elle, – c’est autre chose. Mais tu penses qu’il pleure à cause de moi?

– C’est possible, – répondit Siméon.

Car il ne pouvait douter du désir de Picrate. Seulement, il aperçut Marie rêveuse et troublée; il redouta qu’elle ne fût inquiète de scrupules trop charitables et de projets qui lui déplurent. Il ajouta très vite:

– Je n’en sais rien; je n’en sais rien du tout …

Et il sentit que son cœur chavirait. Il voulut parler, pour interrompre ce silence qui l’angoissait; et il dit:

– Au revoir. Allons travailler!..

A peine eut-il prononcé ces mots qu’il les regretta. Il lui sembla que toute la journée sans elle serait longue et affreuse. Mais Marie Galande s’était levée, avait repris son panier, rendu le châle à la cuisinière. Elle partait. Siméon, quand il la quitta, fut touché de sa gentillesse.

– Tu es – lui dit-il sans y songer – une très bonne petite fille.

Ensuite il se désola de cette phrase: Marie n’y verrait-elle pas un encouragement à trop de bonté?.. Siméon crut que son cœur se pinçait. Et il épiloguait avec lui-même:

«On cause, on bavarde; on ne sait pas si l’on répond à des paroles énoncées ou bien à des pensées que l’on devine: on embrouille tout … Et de là vient le malentendu, plus redoutable si les âmes sont plus proches et commencent à causer lorsque les lèvres continuent leur bavardage …»

Cependant une voix profonde et impérieuse répétait en lui: «Je ne veux pas! Je ne veux pas!..» Une autre ripostait: «Que t’importe? Cette petite fille n’est pas ta maîtresse!..» Une autre riait; une ricanait. Mais une autre encore dominait cette discordance, d’un murmure confus où des mots d’amour balbutiaient; elle tremblait …

Et Siméon se dit, narquois envers lui-même:

«Si tout le monde parle à la fois, dans mon subconscient, à qui vais-je entendre?..»

Jusqu’à la nuit tombée, il promena des gens à travers Paris. A chaque instant, il croyait rencontrer Marie Galande. Il savait bien que ce n’était pas elle; mais, occupé de son souvenir, il prêtait à maintes femmes sa ressemblance. Et il se demandait: «L’aimé-je, en vérité?» Aussitôt, les voix nombreuses et diverses résonnaient à qui mieux mieux. Pour les obliger à se taire, il affirmait: «Je suis un vieux fou!» Et il s’efforçait de divertir son attention. «Turpe, se disait-il, parfois, turpe senilis amor!..» Mais il se sentait jeune, avec émoi.

La journée finie, il résolut d’aller, comme à l’ordinaire, rejoindre Picrate. Car il aimait ce camarade, somme toute, et ne voulait pas se l’être aliéné … Picrate n’était pas à leur rendez-vous habituel. Picrate n’était pas non plus chez lui. Siméon le chercha, l’attendit, et l’aperçut enfin qui cheminait, la tête basse. Il l’approcha. Picrate, en le découvrant, secoua ses poings et grogna; de bonnes paroles l’amadouèrent un peu. Il consentit à revenir en arrière, à s’attabler pour un bock et une anisette. Mais il demeura sombre et silencieux. Tout le temps qu’ils furent à la terrasse du café, il ne desserra guère les dents que pour fumer, boire et bâiller. Siméon renonça bientôt à le tirer de son mutisme, et il pensait à part lui: «Souffre-t-il ou veut-il m’en faire accroire?.. Et, s’il souffre, est-ce dans son orgueil ou dans son cœur?.. Et cela, le sait-il lui-même?.. S’il ne voit pas plus clair en soi que je ne fais, je l’interrogerais en vain …» Mais il lui fut donné de voir, à plusieurs reprises, le visage de son ami se contracter et ses paupières frémir comme pour des larmes qui ne coulaient point. «Il ne sait pas lui-même sa misère, – conclut Siméon; – moi, je la devine: elle est toute de vanité blessée douloureusement …»

Siméon s’attrista de Picrate et eut pitié de lui.

Quand ils se séparèrent, quand il eut la main de Picrate dans la sienne et la sentit chaude de fièvre, cette pitié qu’il éprouvait augmenta jusqu’à le gêner; il dit, à contre-cœur:

– Tu sais, elle te trouve joli garçon!..

Picrate eut un sursaut de joie et demanda:

– Elle te l’a dit?

– Certainement! – répondit Siméon; – je ne l’invente pas.

Cette fois, ce fut Siméon qui rompit l’entretien. Picrate l’eût prolongé volontiers. Siméon brusqua les adieux:

– A demain, – fit-il, – à demain!..

Tandis qu’il regagnait son logis, une voix chicaneuse discutait en lui: «Elle n’a pas dit qu’il fût un joli garçon, mais: pas vilain. Pas vilain, seulement; et encore, s’il avait des jambes!..» Il condamna cette subtilité. D’ailleurs, il n’arriva point à chasser la hantise d’images impures et qui le tourmentaient. En vain, ses pas scandaient l’alternance de ces deux mots: «Vieux fou!.. vieux fou!..» que ses lèvres bientôt articulèrent distinctement. Et sa tête lui pesa.

Il eut de la peine à s’endormir. Mais, à l’aube, il se réveilla dispos et lucide. Les voix confuses du tréfonds de sa pensée se taisaient, et il avait assez de silence dans l’esprit pour se parler à lui-même comme à un interlocuteur attentif. Il se tenait des propos sages:

«Hier, Siméon, tu battis la campagne. Crains de te perdre. A ton âge, tu serais malhabile à te retrouver. Tu n’es pas amoureux, Dieu soit loué! Mais tu as été sur le point de croire que tu l’étais; et cette simple erreur pouvait te mener à des bêtises. C’est la même chose, pour un instant, d’être amoureux ou de se figurer qu’on l’est. Note que tu risquais de le devenir. Et te vois-tu, Siméon, tenter encore l’aventure d’être heureux? Tu as l’expérience, cependant, de ces turlutaines: tu ne t’en es tiré jadis qu’à ton détriment. Cette philosophie que tu t’es composée et qui, tout compte fait, te réussit, est fragile: veille à ne la point risquer … Laisse cette petite fille, Siméon! Elle est gentille? Raison de plus! Elle est mélodieuse et spontanée? Laisse-la!.. Picrate? Eh bien, Picrate et toi, cela fait deux. Renonce à gouverner Picrate. Gouverne-toi, c’est assez. Et, quant à ce matin, va prendre ton café au lait … ailleurs, où tu voudras, excepté là-bas justement où tu rencontrerais cette petite fille et, sans doute, aussi ce Picrate. Va, mon Siméon!..»

Il se leva et s’en fut chercher, de très bonne heure, sa voiture. La matinée était belle, sereine et chaude. Il attela son cheval gaiement; il lui parlait comme à un camarade et l’encourageait. Monté sur le siège, il sortit. Il fit le tour de la place Péreire, suivit l’avenue de Villiers, rebroussa chemin. Les clients dormaient … Il n’en avait cure. Puis il calcula: «Dans vingt minutes à peu près, la petite arrivera …» Il n’était pas à cinq minutes de cette rue où elle viendrait: il se méfia de lui-même et crut qu’il l’irait rejoindre. N’irait-il pas?.. Un couple embarrassé de valises et de cartons à chapeaux l’appela, grimpa dans son fiacre et sembla honteux d’avouer une destination lointaine:

– Gare de Lyon!..

– Très volontiers! – acquiesça Siméon, de telle sorte qu’il émerveilla les voyageurs.

Et pendant qu’il les conduisait, au trot régulier de sa bête, il songeait: «Monsieur et Madame, vous êtes les instruments de la destinée. Comment n’obtempérer point à vos désirs? Vous avez, sans le savoir, reçu la mission de m’éloigner d’ici précisément à l’heure où Marie Galande y apparaîtra, chantant au soleil le mouron des petits oiseaux. Vous croyez que je vous conduis à la gare de Lyon: c’est vous qui m’y conduisez.»

Mais, à mesure qu’il s’éloignait, une mélancolie pénétrante comme l’humidité d’automne tombait sur lui. Place de la Concorde, il consulta sa montre et pensa: «Elle arrive. Elle dit bonjour à Picrate …» Puis il pensa: «Ils causent. Elle a pitié de Picrate; et Picrate, malin, s’applique à lui faire pitié davantage …» Siméon, sans le vouloir, imaginait la scène.

A la gare de Lyon, ses clients débarqués, il marauda quelque temps. Puis, soudain, la tristesse lui fut trop amère d’avoir à passer toute la journée loin de Marie Galande, sans la revoir. Il supputa qu’en se dépêchant beaucoup il arriverait peut-être à temps, qui sait?.. Il fouetta son cheval … Non, impossible: elle serait partie. Impossible!.. Impossible, à moins que Picrate ne l’eût retenue à causer plus tard que de coutume … Lui faisait-il la cour?.. Cette seule idée suffisait à exalter Siméon. Et la rage le prit d’être là-bas. Il galopait … Une automobile risqua de le détruire: il n’entendit même pas les injures de l’impatient chauffeur et des passants … Ensuite, des gens pressés que tentait son allure lui firent signe. Il répondit qu’il s’en allait relayer. Et il claqua son fouet et il sourit d’une telle escapade. Parlant haut, il disait:

– Place à l’amour!.. Laissez passer l’amour!.. Je suis un bien jeune amoureux qui s’en va retrouver sa belle. Gare, gare!

Il se narguait lui-même et, se narguant, se jouait à lui-même la comédie, car il était cet amoureux, en vérité. Il se demanda: «Ne suis-je pas un peu fou? – Qu’importe?..» se répliqua-t-il … A mesure qu’il approchait, sa nervosité croissait. Il n’osait plus regarder l’heure; il n’osait plus s’interroger sur les chances de l’entreprise … Le cheval glissa; il le retint par les guides, tendues de toute sa force. Il détesta la bête, qui, en tombant, l’eût retardé par trop. Il la cingla de son fouet frénétique.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2017
Hacim:
280 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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