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Kitabı oku: «Le Désespéré», sayfa 10

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XXXIII

Marchenoir sentit bientôt la nécessité de travailler. Il n'était pas homme à rester longtemps vautré sur une pensée de douleur, quelque atrocement exquise qu'elle lui parût. Il méprisait les Sardanapales et leurs bûchers, et il se serait défendu, avec des moignons pleuvant le sang, jusque sur l'arête la plus coupante du dernier mur de son palais de cristal. Combinaison surprenante du rêveur et de l'homme d'action, on l'avait toujours vu bondir du fond de ses accablements et il se déracinait, lui-même, du fumier de ses dégoûts, aussitôt qu'il commençait à se sentir bon à paître.

Les deux seuls livres qu'il eût encore publiés: une Vie de Sainte Radegonde et un volume de critique intitulé Les Impuissants, il les avait écrits sur un pal rougi au feu, en plein milieu du radeau de la Méduse, sans espérance de rencontrer un éditeur qui le recueillît, avec la crainte continuelle de devenir enragé.

Le premier et le plus important de ces deux ouvrages avait été, sans comparaison, le plus immense insuccès de l'époque. Pavoisée du catholicisme le plus écarlate, cette éloquente restitution de la société Mérovingienne s'était vue, dès son apparition, envelopper et emmaillotter, avec une attention infinie, par les catholiques eux-mêmes, dans les bandelettes multipliées du silence le plus égyptien.

C'était pourtant une chose réellement grande, ce récit hagiographique, tel qu'il l'avait conçu et exécuté! Un tel livre, si la presse eût daigné seulement l'annoncer, était, peut-être, de force à déterminer un courant historique, – à l'heure favorable où Michelet, le vieil évocateur sans conscience de quelques images du passé, laissait, en mourant, le champ libre aux cultivateurs du chiendent de l'histoire exclusivement documentaire. Car on ne voit plus que cela, depuis la mort de ce sorcier: des idolâtres du document, en histoire aussi bien qu'en littérature et dans tous les genres de spéculation, – même en amour, où le sadisme a entrepris, dernièrement, de documenter le libertinage. C'est la pente moderne attestée par le renflement scientifique de la plus turgescente vanité universelle.

Marchenoir, esprit intuitif et d'aperception lointaine, par conséquent toujours aspiré en deçà ou au delà de son temps, ne pouvait avoir qu'un absolu mépris pour cette sciure d'histoire apportée, chaque jour, par les médiocres ébénistes de l'École des Chartes, au panier de la guillotine historique où sont décapités les grands concepts de la Tradition. Il avait donc entrepris de protester contre cette réduction en poussière de tout le passé, par la résurrection intégrale d'une société aussi défunte que les sociétés antiques et dont les débris physiques, transformés mille fois depuis dix siècles, ont pu servir à toutes les vérifications géologiques ou potagères du néant de l'homme.

Dans cette Légende d'or de l'histoire de France, qu'il s'imaginait toujours entendre chuchoter à son oreille, comme un grand conte plein de prodiges, et qui lui semblait la plus synthétiquement étrange, la plus centralement mystérieuse de toutes les histoires, – rien ne l'avait autant fasciné que cette énorme, terrible et enfantine épopée des temps Mérovingiens. La France préludait, alors, à l'apostolat des monarchies occidentales. Les évêques étaient des saints, dans la main desquels la Gentilité barbare, s'assouplissait lentement, comme une cire vierge, pour former, avec la masse hétérogène du monde gallo-romain, les rayons mystiques de la ruche de Jésus-Christ. Du milieu de ce chaos de peuples vagissants, au-dessus desquels planait l'Esprit du Seigneur, on vit s'élever, à travers le brouillard tragique des prolégomènes du Moyen Âge, une candide rangée de cierges humains dont les flammes, dardées au ciel, commencèrent, au sixième siècle, la grande illumination du catholicisme dans l'Occident.

Marchenoir avait choisi sainte Radegonde, un de ces luminaires tranquilles et, peut-être, le plus suave de tous. À la clarté de cette faible lampe non encore éteinte, il avait cherché les âmes des anciens morts dans les cryptes les moins explorées de ces très vieux âges. À force d'amoureuse volonté et à force d'art, il les avait tirées à la lumière et leur avait donné les couleurs d'une recommençante vie.

Le plus difficile effort que puisse tenter un moderne, la transmutation en avenir de tout le passé intermédiaire, il l'avait accompli, autant que de tels miracles soient opérables à l'esprit humain toujours opprimé d'images présentes, et il était arrivé à une sorte de vision hypnotique de son sujet, qui valait presque la vision contemporaine et sensible. Cette œuvre, positivement unique, dégageait une si nette sensation de recul, que le houlement océanique de trente générations postérieures devenait une conjecture, un thème d'horoscope, une dubitable rêverie de quelque naïf moine gaulois que la rafale de conquête aurait poussé sur une falaise de désespérée vaticination.

Les figures angéliques ou atroces de ce siècle, Chilpéric, le monarque aux finesses de mastodonte et sa venimeuse femelle, Frédégonde, la Jésabel d'abattoir; le chenil grondant des leudes; les évêques aux impuissantes mains miraculeuses, Germain de Paris, Grégoire de Tours, Prétextat de Rouen, Médard de Noyon; quelques pâles troènes poussés, à la grâce de Dieu, dans les cassures, les Galswinthe, les Agnès, les Radegonde, types rudimentaires de la toute-puissante dame des temps chevaleresques; enfin, l'ultime chalumeau virgilien, l'aphone poète Venantius Fortunatus; – tous ces trépassés archiséculaires, Marchenoir les avait évoqués si souverainement qu'on croyait les voir et les entendre, dans l'air sonore d'une cristalline matinée d'hiver.

Et ce n'était pas tout encore. Il y avait la fresque des concomitantes aventures de l'univers, peintes dans l'ombre ou dans la pénombre, mais à leur plan rigoureux, pour l'horizonnement de ce vaste drame: Justinien et Bélisaire et toute la gloire de boue du Bas Empire; les Goths et les Lombards piétinant le fumier romain en Italie et en Espagne, et la précaire Papauté de ce monde en ruines; puis, au loin, du côté de l'Asie, l'immense rumeur fauve du réservoir barbare, que chaque oscillation de la planète faisait couler un peu plus du côté de la malheureuse Europe, sans parvenir à l'épuiser, jusqu'à Gengis-Khan, qui retourna, d'un seul coup, sur la civilisation occidentale, cette cuvette de cinquante peuples!

Pour ce livre de trois cents pages, à peine, qui lui avait coûté trois ans, Marchenoir s'était fait savant. Il s'était documenté jusqu'à la racine des cheveux. Mais il pensait que le document est, comme le vin et, en général, comme toutes les choses qui soûlent, aussi sot maître qu'intelligent serviteur. Il en avait souvent constaté le mutisme et l'infidélité. En conséquence, il l'avait, utilisé avec une hauteur pleine de défiance, le rejetant avec dégoût quand il violait, en bégayant, l'intégrité d'une conception générale que l'expérience lui avait démontrée plus sûre; – méthode de travail qu'un pète-sec à tête vipérine de la Revue des sciences historiques avait fort blâmée et qui l'eût fait conspuer de toute la critique contemporaine, si cet attelage châtré du tape-cul de M. Renan était idoine à répercuter un chef-d'œuvre.

D'ailleurs, la nature hagiographique de son sujet ne pouvait guère attirer à son livre que des lecteurs catholiques ou des admirations religieuses. Or, le rédacteur en chef de la plus considérable feuille catholique de Paris ayant lui-même publié, autrefois, sur les saintes mérovingiennes, une inerme brochure tombée presque aussitôt dans le plus vertical oubli, il devait à sa propre gloire de ne pas accorder le moindre secours de publicité à ce téméraire nouveau venu qui pouvait devenir un supplantateur. Il est vrai qu'à défaut de cette excellente raison d'État littéraire, le mépris infini des catholiques pour toute œuvre d'art eût abondamment suffi. Bref, ce crevant de misère fut absolument privé de tout moyen d'informer le public de l'existence de son livre et les sages conclurent, comme toujours, du néant de la réclame au néant de l'œuvre.

Le fait est que pour des haïsseurs aussi résolus de la beauté littéraire, Marchenoir était une occasion peu commune. C'était un lépreux de magnificence. Toutes les maladies dégoûtantes ou monstrueuses qui peuvent justifier, analogiquement, l'horreur des chrétiens actuels pour un malheureux artiste: la gale, la teigne, la syphilis, le lupus, la plique, le pian, l'éléphantiasis, il les accumulait, à leurs yeux, dans sa forme d'écrivain.

Ce fut surtout dans son second livre, Les Impuissants, que cette flore éclata. Le scandale fut si grand qu'il valut un demi-succès. L'auteur commençait à être connu et l'apparition de ce recueil satirique, déjà publié en articles hebdomadaires, dans un petit journal où ils avaient été fort remarqués, démasqua, d'un coup, le polémiste formidable, caché jusqu'alors, pour beaucoup de gens, sous le contemplatif dédaigné, et qu'une dévorante soif de justice contraignait enfin à sortir. Il y eut une petite clameur de huit jours et tel fut le quartier de gloire que Paris voulut bien jeter à cet artiste qui s'exterminait depuis des années. Mais ce livre fut une révélation pour Marchenoir lui-même, qui ne se connaissait pas cette sonorité de gong quand l'indignation le faisait vibrer.

Par l'effet d'une loi spirituelle bien déconcertante, il se trouva que la forme littéraire de cet enthousiaste était surtout consanguine de celle de Rabelais. Ce style en débâcle et innavigable, qui avait toujours l'air de tomber d'une alpe, roulait n'importe quoi dans sa fureur. C'étaient des bondissements d'épithètes, des cris à l'escalade, des imprécations sauvages, des ordures, des sanglots ou des prières. Quand il tombait dans un gouffre, c'était pour ressauter jusqu'au ciel. Le mot, quel qu'il fût, ignoble ou sublime, il s'en emparait comme d'une proie et en faisait à l'instant un projectile, un brûlot, un engin quelconque pour dévaster ou pour massacrer. Puis, tout à coup, il redevenait, un moment, la nappe tranquille que la douce Radegonde avait azurée de ses regards.

Quelques-uns expliquaient cela par un abject charlatanisme, à la façon du Père Duchesne. D'autres, plus venimeux, mais non pas plus bêtes, insinuaient la croyance à une sorte de chantage constipé, furieux de ne jamais aboutir. Personne, parmi les distributeurs de viande pourrie du journalisme, n'avait eu l'équité ou la clairvoyance de discerner l'exceptionnelle sincérité d'une âme ardente comprimée, jusqu'à l'explosion, par toutes les intolérables rengaînes de la médiocrité ou de l'injustice.

XXXIV

Maintenant, il se retournait décidément vers l'histoire. Elle avait été sa plus grande ambition et son plus fervent amour intellectuel. Depuis son enfance, il avait cette impression d'être beaucoup plus le contemporain des Croisades ou de l'Exode que de la racaille démocratique. Son admirable étude mérovingienne attestait suffisamment l'anachronisme de sa pensée. Mais il n'avait aucun désir de recommencer ce genre d'effort. Une monographie d'homme ou même de peuple, quelque dilatée qu'il l'imaginât, ne lui suffisait plus. Il refusait de se cantonner à nouveau dans un coin de siècle. Il voulait, désormais, envelopper, d'une seule étreinte, l'histoire du monde.

Ainsi qu'il l'avait confié à son ami, il rêvait d'être le Champollion des événements historiques envisagés comme les hiéroglyphes divins d'une révélation par les symboles, corroborative de l'autre Révélation. C'eût été toute une science nouvelle, singulièrement audacieuse, et que le génie seul pouvait sauver du ridicule. Le pauvre Leverdier en avait tremblé dans sa peau dès la première ouverture, puis les volutations oratoires de son prophète l'avaient insensiblement enroulé à cette conception qu'il avait fini par juger sublime. Il est, du moins, incontestable que certaines inductions dont cet éblouissant démonstrateur étançonnait son système, le faisaient paraître tout à fait probable.

Il en avait pris l'idée première dans ces études exégétiques qui furent, par une singularité peut-être inouïe, le point de départ de sa vie intellectuelle, aussitôt après sa conversion. Appuyé sur l'affirmation souveraine de Saint Paul: que nous voyons tout «en énigmes», cet esprit absolu avait fermement conclu du symbolisme de l'Écriture au symbolisme universel, et il était arrivé à se persuader que tous les actes humains, de quelque nature qu'ils soient, concourent à la syntaxe infinie d'un livre insoupçonné et plein de mystères qu'on pourrait nommer les Paralipomènes de l'Évangile. De ce point de vue – fort différent de celui de Bossuet, par exemple, qui pensait, au mépris de Saint Paul, que tout est éclairci, – l'histoire universelle lui apparaissait comme un texte homogène, extrêmement lié, vertébré, ossaturé, dialectiqué, mais parfaitement enveloppé, et qu'il s'agissait de transcrire en une grammaire de possible accès.

Il en avait conçu l'espérance et ne vivait plus que pour ce projet, devenu le centre d'innervation de ses pensées. Peu lui importait qu'on le jugeât extravagant ou ridicule. Depuis longtemps, il avait pris son parti de ne jamais plaire et ne s'embarrassait guère de l'hostilité même, dont les effets immédiats ne peuvent jamais atteindre, après tout, bien facilement un homme que sa plume, sa langue et ses muscles rendent également redoutable.

Ah! sans doute, les ennemis assez nombreux qu'il s'était attirés déjà dans la presse, avaient la ressource ordinaire de lui fermer généreusement tous les débouchés et, par conséquent, de priver d'argent un écrivain pauvre que son talent aurait dû nourrir. C'était là le danger médiat et nullement méprisable. Mais, que faire? Il se sentait traîner par les cheveux dans sa douloureuse voie et, ne le voulût-il pas, il lui fallait courir son destin. Proférer, s'il était possible, une grande parole, et mourir ensuite sous les soufflets et les crachats de l'univers! – À la grâce de Dieu! disait-il souvent. C'est le mot de beaucoup de téméraires, mais, dans sa bouche, il avait une signification très haute et quasi sainte.

Retiré dans sa chambre de la chartreuse, il raidissait ses deux bras contre sa propre douleur, ancienne ou récente, pour écarter l'importunité d'une sollicitude étrangère au travail de parturition de son esprit.

– Le Symbolisme de l'histoire! pensait-il, vérité certaine, mille fois évidente à mes yeux, mais combien difficile à démontrer acceptable! S'il s'agissait d'expliquer, pièce à pièce, le symbolisme du corps humain ou le symbolisme végétal, cette besogne, souvent entreprise déjà par des mystiques ou des philosophes, n'étonnerait pas trop encore. Il y aurait des chances pour faire rouler quelques idées sur ce rail connu, à condition, toutefois, qu'elles ne parussent pas trop originalement défrayées. Mais, ici, je vais me cogner, tout de suite, au front de taureau d'une Liberté ombrageuse, impénétrable, totalement incomprise de la multitude qui l'adore et mal définie des docteurs chrétiens qu'elle épouvante. Je suis en partance, comme Colomb, pour l'exploration de la Mer ténébreuse, avec la certitude de l'existence d'un monde à découvrir et la crainte de révolter, à moitié chemin, cinquante passions imbéciles. L'histoire fragmentaire, telle que je la vois partout, est un miroir pour l'orgueil stupide de cette liberté qui se félicite sans relâche d'avoir fait ce qu'elle a voulu, – jamais autre chose, – et la synthèse absolue, dont j'ai le dessein, confisque, du premier coup, cet objet de toilette, pour contraindre la vieille jouisseuse à se contempler dans le très humble ruisseau d'égout qui est sa patrie. Certes, je me passerais bien d'applaudissements et je n'en ai jamais cherché, mais encore faut-il que je sois intelligible, que je ne terrifie pas tous les éditeurs sans exception, que je sois débitable au moins autant qu'un amer nouvellement importé, sur le zinc en cœur de chêne de leurs comptoirs. La métaphysique religieuse n'est plus admissible, aujourd'hui, qu'à la condition d'être apéritive et de précéder un régal d'ordures. «Vous écrivez pour des hommes et non pas pour des esprits angéliques,» me disait ce père. Dois-je essayer de me remplir de la prose de cet avis? Hélas! j'y gagnerais peut-être un morceau de pain!

L'irréfréné Marchenoir sentait, néanmoins, qu'il se flattait d'une humilité impossible. Dégager de l'histoire universelle un ensemble symbolique, c'est-à-dire, prouver que l'histoire signifie quelque chose, qu'elle a son architecture et qu'elle se développe avec docilité sur les antérieures données d'un plan infaillible, c'était une opération qui exigeait l'holocauste préalable du Libre Arbitre, tel, du moins, que la raison moderne peut le concevoir. Il n'y avait pas à sortir de là. Il était condamné à l'incertaine expérience de gifler son siècle pour obtenir d'en être écouté et, justement, l'énormité d'un pareil défi avait pour lui le ragoût d'une tentation de volupté. Sa nature de condottière l'emporta bientôt et il finit par se fixer à la plus imprudente des résolutions, s'interdisant jusqu'à la ressource d'appliquer, après coup et sous forme d'introduction, à son futur livre, les lâches émollients d'une apologie. Peut-être, aussi, avait-il raison de compter sur l'exaspération même de sa pensée et de sa forme, sur l'excès inouï d'audace où il prévoyait bien que son sujet allait l'entraîner, pour espérer un succès de scandale ou d'étonnement, qui serait, au moins, un simulacre de cette justice que la vermine contemporaine n'accorde pas à la supériorité de l'esprit.

D'ailleurs, l'apparente sagesse d'aucun conseil ne prévaudra jamais contre ces torrentielles natures que le bâillement soudain de la plus large gueule d'abîme n'arrêterait pas. Ce que les prudents appellent du nom de témérité, ne serait-ce pas plutôt, en elles, une obéissance héroïque à quelque propulsion supérieure dont ces martyrs auraient, d'avance, accepté les agonies? Quand une grande chose était notifiée, la poitrine de Marchenoir s'ouvrait comme un triptyque, et ce, qu'on voyait apparaître, c'était son cœur ruisselant de sang, entre une image de prière et une image d'extermination!

XXXV

Puisqu'il voulait que l'histoire fût un cryptogramme, il s'agissait de lire les signes et d'en pénétrer les combinaisons. Or les signes se déroulaient pendant six mille ans, à partir du premier homme, du haut en bas de la pyramide prodigieusement évasée du genre humain. Leurs combinaisons étaient innombrables comme la poussière, compliquées à l'infini, tramées, tressées, imbriquées, repliées les unes dans les autres, entrelacées et embrouillées à toutes les profondeurs.

Toutes les mains de la nuit avaient tissé ce chaos. Les trois Concupiscences, comme des fileuses infatigables, avaient fourni l'écheveau, et les sept Péchés l'avaient dévidé, ventre à terre, dans tous les sens, autour de toutes les générations, à travers l'inextricable tourbillon des épisodes. L'Amour, la Mort, la Douleur, l'Oubli, avaient mis en commun leurs paraboles pour un éternel négoce d'errata, où chacun d'eux tirait à lui toutes les ténèbres.

De temps en temps, un excellent historien se présentait pour contrôler les balances et sa tête gélatineuse se liquéfiait dans les plateaux. L'Hypothèse disait à la Conjecture: Nous allons nous amuser! et elles se faisaient caresser, l'une et l'autre, par un vieux Mensonge tout nu, sur le souple divan de la Critique. L'étonnante route de l'histoire était tout en carrefours, avec des poteaux en girouette, où des dates, peu certaines, indiquaient, dans la direction de quelques événements carrossables, de tout petits sentiers inexistants, pour aboutir à d'impossibles vérifications. L'érudition frétait des bibliothèques alexandrines pour le ravitaillement d'innombrables rongeurs à lunettes, dont l'office était de picorer des fétus dans l'énorme amas de crottin documentaire fienté par de plus grands animaux, en s'interdisant religieusement jusqu'à la velléité d'une conclusion. Si, d'aventure, l'un d'entre eux s'en avisait, c'était sous l'expresse condition d'insulter à quelque grande chose, en chatouillant de sa plume le dessous des pieds de la sainte Canaille, enfin victorieuse et potentate rémunératrice des flagorneurs qu'elle a décrottés. Dieu sait, alors, les jolis travaux qui s'exécutaient et l'abjecte clairvoyance de ces calomniateurs d'ancêtres!

L'esprit de l'homme planant, – comme autrefois celui du Seigneur, – sur cet inexprimable désordre, avait dit: – Il n'y en a pas encore assez comme cela! et il avait commandé que les ténèbres fussent, c'est-à-dire que la suie du passé, délayée dans l'encre de nos imprimeurs, devînt indélébile et croûtonnante sur la mosaïque providentielle. On en était venu à tellement effacer les rudimentaires concepts, que les faits les plus énormes, les plus crevant l'œil, désormais orphelins de leurs principes et veufs de leurs conséquences, retranchés de l'orbite, excommuniés de tout ensemble, acéphales et eunuques, n'existaient plus dans les cervelles qu'à l'état fantastique de postérité du hasard. Et cette ignorance de toute loi était particulièrement attestée, en ce siècle, par la grandissante rage de philosopher sur l'histoire. Obscur témoignage d'une conscience irrémédiablement taillée en pièces et tressaillant, une dernière fois, sous le hachoir des charcutiers de l'intelligence!

Pour commencer, Marchenoir demandait le divorce du Hasard et de la Liberté, absurdement unis sous le régime de l'étripement réciproque. Il jugeait monstrueux cet accouplement qui avait paru l'unique ressource de la Raison moderne, affligée du célibat de sa très chère fille, universellement décriée pour son incontinence et le malpropre choix de ses concubins. C'était une imposture par trop forte de prétendre que quelque chose de réel fût jamais sorti d'une faculté, déjà si précaire, prostituée à ce bâtard du néant, et il ambitionnait, – alors que les sociétés agonisantes mettent leurs enfants en gage pour obtenir, en payant, qu'on les achève elles-mêmes, – d'affirmer, une bonne fois, avant que tout s'écroulât et pour l'honneur de l'être pensant, l'irrépréhensible solidarité de tout ce qui s'est accompli, dans tous les temps et dans tous les lieux, à la honte des artisans de poussière qui pensent exterminer l'unité de l'homme en râclant de vieux ossements!

À ses yeux, le mot Hasard était un intolérable blasphème qu'il s'étonnait toujours, malgré l'expérience de son mépris, de rencontrer dans des bouches soi-disant chrétiennes. —Rien n'arrive sans Son ordre ou Sa permission, disait-il aux blasphémateurs; il vous a créés, votre Hasard, et il s'est incarné pour vous racheter de son sang! Est-ce bien là votre pensée? Alors, moi, catholique, je lui crache à la figure, à ce rival de mon Christ, qui n'a pas même l'honneur d'exister, comme une idole, dans un simulacre où, du moins, s'attesterait l'industrie d'un entrepreneur de divinités.

Il était évident pour lui qu'on ne pouvait pas être catholique, ni même se flatter d'une infinitésimale pincée de sentiment religieux, si on ne donnait pas absolument tout à la Providence, et, dès lors, l'idée d'un plan infaillible sautait à l'esprit. À cette hauteur, peu lui importaient les chicanes philosophiques, ou même théologiques, qu'on pouvait lui décocher au sujet du Libre Arbitre, laissé sans ressources, par cette invasion d'absolu, dans le pâturage desséché du conditionnel.

– Quand la Providence prend tout, c'est pour se donner elle-même. Consultez l'Amour, si vous ne comprenez pas, et allez au diable! Telle était toute la controverse de ce stylite intellectuel qui ne descendit jamais de sa colonne.

Il avait, certes, bien assez du pénitentiel labeur qu'il s'était imposé, puisqu'il s'agissait de réduire à un tel raccourci de formules l'universalité des témoignages, qu'ils pussent tenir dans un rais de la pensée. Puisque c'est toujours Dieu qui opère, ad nutum, sur toute la terre, il fallait, de toute nécessité, préjuger un acte unique, indéfiniment réfracté dans ses créatures. Qu'on employât le mot de Paternité ou celui d'amour, ou tout autre vocable suggestif, la méditation ramenait toujours cette simple vue d'un seul geste infini, produit par un Être absolu, et répercuté dans l'innumérable diversité apparente des symboles.

En quelque point des temps que s'enfonçât la pointe du compas, que ce fût la prise de Jérusalem ou la Défenestration de Prague, l'angle avait beau s'ouvrir dans de giratoires investigations, ce point quelconque devenait le centre de l'univers; Le passé et l'avenir irradiaient lumineusement de ce foyer et convergeaient, en frémissant, vers cet ombilic. Une identité surnaturelle éclatait partout à la fois. L'homme se dénonçait pour avoir toujours fait la même chose, dans une circulaire translation de circonstances perpétuellement analogues, et l'imperceptible atrocité d'un Ezzelino ou d'un Halberstadt avait juste autant de force harmonique et salariait aussi sûrement l'esprit de synthèse que les colossales redites du despotisme des Tibère, des Philippe II ou des Napoléon!

L'histoire, telle que la voyait Marchenoir, était d'un tissu si garanti qu'on pouvait mettre au défi n'importe quel faussaire de la démarquer d'une manière plausible. Les caractères altérés, les lignes déviées de leur sens, écorchaient l'œil et criaient pour qu'on les réintégrât. Le texte symbolique, mutilé seulement d'un iota, n'avait plus de sens et divulguait, de son mutisme soudain, la profanation. Ce que la Providence avait écrit dans la rédivive tradition des peuples, avec des pâtés de sang et des chaînes de montagnes de morts, elle l'avait écrit pour l'éternité, sans que nul grattoir ou acide sacrilège eût jamais été capable d'oblitérer, d'un solécisme durable, ce palimpseste de douleur!

Car, telle était sa cédule évocatoire, à ce magicien d'exégèse, qui voulait que tout comparût à la fois devant le tribunal de son esprit: Toute chose terrestre est ordonnée pour la Douleur. Or, cette Douleur était, à ses yeux, le commencement comme elle était la fin. Elle n'était pas seulement le but, le comminatoire propos ultérieur, elle était la logique même de ces Écritures mystérieuses, dans lesquelles il supposait que la Volonté de Dieu devait être lue. La sentence terrible de la Genèse, à la départie de l'Éden, il l'appliquait, dans sa rigueur, à l'enfantement toujours douloureux des moindres péripéties de l'œcuménique roman de la terre.

Alors, sur cette planète maudite, condamnée à ne germiner que des épines, s'accomplissait, en soixante siècles, pour la race déchue, l'épouvantable dérision du Progrès, dans le renouveau sempiternel des itératives préfigurations de la catastrophe qui doit tout expliquer et tout consommer à la fin des fins.

Les anges devaient avoir eu peur et pitié de ce spectacle, sur lequel on avait sujet de redouter que ne tombât jamais le rideau d'une pudeur divine! Les générations humaines toujours dévorées au banquet des forts, sur tous les continents où les enfants de Nemrod avaient étendu leur nappe, et le Pauvre, dont c'est l'étonnant destin de représenter Dieu même, le pauvre toujours vaincu, bafoué, souffleté, violé, maudit, coupé en morceaux, mais ne mourant pas, – roulé du pied, sous la table, comme une ordure, d'Asie en Afrique et, de l'Europe, sur le monde entier, – sans qu'une seule heure lui fût accordée pour se désaltérer à ses propres larmes et pour râcler les croûtes de son sang! Cela, pour toute la durée des sociétés antiques, sculptées en formidable raccourci dans la gouliafrée du roi Baltasar.

Puis, l'avènement du parfait Pauvre, en qui se résumèrent les abominations les plus exquises de la misère et qui fut Lui-même le Baltasar d'un festin de tortures, où furent conviées toutes les puissances de souffrir. Rédemption à faire trembler qui transfigura la poétique de l'homme sans rénover son cœur, en dérision de ce qui avait été annoncé.

Un second registre de formules fut simplement ouvert, et la grande liesse des boucs et des vautours recommença. Dans les contrées immenses inexplorées par le christianisme, la cuisine des pasteurs de peuples ne changea pas, mais, dans la chrétienté, le pauvre fut quelquefois invité, charitablement, à se repaître des déjections de la puissance, dont il était, lui-même, l'aliment. Le fardeau des faibles, désormais aggravé de spiritualisme, fit craquer les os des neuf dixièmes de l'humanité.

Comme si l'apparition de la Croix avait affolé les nations, l'univers se confondit dans une prodigieuse bousculade. Sur l'Empire romain tordu par la colique, goutteux des pieds, avarié du cœur, et devenu chauve comme son premier César, des millions de brutes à gueule humaine déferlèrent. Les Goths, les Vandales, les Huns et les Francs s'assirent, en ricanant, sur leurs boucliers, et se laissèrent glisser en avalanches, contre toutes les portes de Rome qui creva sous la poussée. Le Danube, gonflé de sauvages, se répandit en inondation sur les latrines du Bas Empire. Du côté de l'Orient, le Chamelier Prophète, accroupi sur la bouse de son troupeau, couvait déjà, dans son sein pouilleux, les sauterelles affamées dont il allait remplir les deux tiers du monde connu. On se battait, on s'éventrait, on se mangeait les entrailles, pendant huit cents ans, de l'extrémité de la Perse aux rivages de l'Atlantique. Enfin, la grande charpente féodale s'installait dans le gâchis des égorgements.

On crut que c'était l'étançon d'une Jérusalem quasi céleste qu'on allait construire, et il se trouva que c'était encore un échafaud. Même la Chevalerie, la plus noble chose que les hommes aient inventée, ne fut pas souvent miséricordieuse aux membres souffrants du Seigneur, qu'elle avait mission de protéger. Même les Croisades, sans lesquelles le passé de l'Europe serait un peu moins qu'un amas d'immondices, ne furent pas sans l'horrible traînée de toutes les purulences de l'animal responsable. Pourtant, c'était l'adolescence au cœur brûlant, c'était le temps de l'amour et de l'enthousiasme pour le christianisme! Les saints, il y en eut alors, comme aujourd'hui, une demi-douzaine par chaque cent millions d'âmes médiocres ou abjectes, – à peu près, – et l'odieux bétail qui les vénérait, après leur mort, fut quelquefois obligé d'emprunter de la boue et de la salive pour les conspuer à son plaisir, quand il avait l'honneur de les tenir vivants sous ses sales pieds.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain