Kitabı oku: «Le Désespéré», sayfa 11
Deux choses, à peine, paraissaient à Marchenoir mériter qu'on surmontât la nausée de cette abominable contemplation: l'indéfectible prééminence de la Papauté et l'inaliénable suzeraineté de la France. Rien n'avait pu prévaloir contre ces deux privilèges. Ni l'hostilité des temps, ni le négoce des Judas, ni la surpassante indignité de certains titulaires, ni les révolutions, ni les défaites, ni les reniements, ni les inconscientes profanations de la sacrilège bêtise!.. Quand l'une ou l'autre avait menacé de s'éteindre, le monde avait paru en Interdit. La Bulle Unam Sanctam, de Boniface VIII, la fameuse bulle des Deux Glaives, n'avait plus de croyants, il est vrai, et la France était gouvernée par des goujats … N'importe! quelques âmes savaient qu'il existe, en leur faveur, une prescription contre toutes les poursuites revendicatoires du néant, et Marchenoir était une unité dans le petit nombre de ces âmes malheureuses, charriées sur un glaçon fondant, au milieu d'un océan de tiédeur, vers un tropique d'imbécillité!
Mais, avant de sombrer, ce millénaire voulait assigner les Temps modernes, les plus iniques temps et les plus bêtes qui furent jamais, devant un Juge dont il pressentait la proche Venue, quoiqu'il ait l'air de dormir profondément depuis tant de siècles, et qu'il espérait, à force de clameurs désespérées, faire, une bonne fois, crouler de son ciel! Ces clameurs, il les avait ramassées de partout, accumulées, amalgamées, coagulées en lui. Écolier sublime de ses propres tortures, il avait syncrétisé, en une algèbre à faire éclater les intelligences, l'universelle totalité des douleurs.
De cette forêt sortait en rugissant une Symbolique inconnue qu'il aurait pu nommer la symbolique des Larmes et qui allait devenir son langage pour parler à Dieu. C'était comme une rumeur infinie de toutes les voix dolentes des écrasés de tous les âges, dans une formule miraculeusement abréviative qui expliquait, – par la nécessité d'une manière de rançon divine, – les interminables ajournements de la Justice et l'apparente inefficacité de la Rédemption.
Voilà ce qu'il prétendait mettre sous les yeux de ses contemporains inattentifs, d'abord; ensuite, sous le clair regard de Celui dont il appelait l'avènement, comme un témoignage accablant de la fangeuse apostasie d'une génération, qui sera peut-être la dernière avant le déluge, – si sa monstrueuse indifférence l'a faite émissaire pour assumer l'opprobre de ses aînées, moins abominables qu'elle, dont l'histoire écrite a si lâchement balbutié l'inculpation!
XXXVI
Marchenoir écrivit une seule fois à Véronique, pour lui annoncer son retour. Par crainte ou par vertu, il s'en était abstenu jusqu'alors, quoiqu'il en mourût de désir, se bornant à la mentionner, avec une tendresse peu déguisée, dans chacune de ses épîtres au sempiternel Leverdier. Enfin, quelques jours avant son départ, il se décida tout à coup et voici son inconcevable lettre:
«Ma chère Véronique, je vous prie d'ajouter pour moi, à vos prières accoutumées, les oraisons pour les agonisants que vous trouverez dans votre eucologe. Mon corps se porte bien, mais mon esprit est dans l'angoisse de la mort et je vous suppose particulièrement désignée pour me secourir, puisque c'est à l'occasion de vous que j'endure cette épouvantable tribulation.
«Je suis éperdument amoureux de vous, voilà la vérité, et il a fallu que je m'éloignasse de Paris pour le sentir. Je me suis déterminé à vous l'écrire sur cette simple réflexion, que vous deviez le savoir. Les femmes sont clairvoyantes en pareil cas, et ce sentiment, inaperçu de moi jusqu'à ces derniers jours, vous l'avez certainement discerné, depuis longtemps, si j'en juge par certaines prudences que je me rappelle, aujourd'hui, et qui tendaient manifestement à en retarder l'explosion. Mais, quand même vous n'auriez rien compris ni rien deviné, j'ai pensé qu'il fallait encore me déclarer, ne fût-ce que pour écarter de nos relations le danger d'un tel mystère.
«Qu'allons-nous devenir? Il n'y a que deux issues: vous me sauvez ou je vous perds. Quant à nous séparer, en admettant que ce fût possible, ce serait peut-être le plus funeste des dénouements. Vous avez mis autour de ma vie un surnaturel chrétien si capiteux, que je ne pourrais plus respirer une autre atmosphère.
«Or, je n'ai plus de courage du tout, mon âme est complètement démontée. Il va falloir vous condamner à une réserve inouïe, car je brûle sur moi-même, depuis l'agitation de ce voyage, comme une torche mal éteinte que le vent aurait rallumée. Cette fraternité postiche qui nous unit et nous sépare, jusqu'à maintenant, ne va plus suffire. Il faudrait construire quelqu'autre muraille mitoyenne qui montât jusqu'au septième ciel et qu'aucune trahison des sens ne pût entamer.
«Ce travail de maçonnerie vous sera, sans doute, possible, à vous, âme spirituelle et déssouillée, qui n'avez plus de corps que pour les yeux trop charnels de votre malheureux ami, dont votre présence va remuer, je le sens bien, toutes les vieilles croupissures et toutes les fanges. Cherchez donc, chère trésorière d'héroïsme, c'est peut-être dans la direction du martyre que vous découvrirez ce qu'il nous faut.
«Vous ne pouvez supporter qu'on vous regarde comme une sainte, et vous savez si j'approuve cette horreur. Mais, dans l'hypothèse qu'il aurait plu à Notre-Seigneur de jeter sur vous toute la pourpre de son ciel, vous continueriez encore, néanmoins, d'être une vraie femme pour l'éternité, – comme on est un prêtre, – car ce que Dieu a fabriqué de son essentielle Main porte caractère indélébile, aussi bien que les Sacrements de son Église. Vous seriez forcée, par conséquent, de voir aussi nettement qu'une autre le mal de ce monde, où la mort fut acclimatée par la première de vous toutes.
«C'est pourquoi je vous ai demandé les prières des agonisants. Je suis en péril de mort pour mon âme, à cause de vous, bien-aimée, et je retourne à Paris, dans une semaine, comme on se fait porter en terre. Si vous n'êtes pas devenue toute forte contre ma faiblesse, je vous entraînerai dans une caverne de désespoir.
«Vous me l'avez fait comprendre vous-même, il y a longtemps. Que vous devînssiez ma femme ou ma maîtresse, l'abomination serait également infinie. Je retrouverais dans votre lit et dans vos bras tout votre passé, et ce passé, délié de l'abîme où l'a précipité votre pénitence, m'arracherait de vous, morceau par morceau, avec des tenailles rougies, pour s'installer à ma place. Notre amour serait un opprobre et nos voluptés un vomissement. Nous aurions tout perdu de ce qui nous honore et tout retrouvé de ce qui peut nous avilir davantage. À la place de ce canton lumineux du ciel où nous planons en souffrant, nous serions accroupis au bord d'un chemin public, dans une encoignure infecte, où les plus immondes animaux auraient la permission de nous salir au passage …
«Il faut donc m'exorciser, ma très chère, je ne sais comment, mais il le faut tout de suite, sous peine d'enfer et de mort. Voilà tout, mon esprit est plein de ténèbres et je ne saurais vous offrir l'ombre d'une idée qui ressemblât à une apparence de salutaire expédient. Ah! mon amie, ma trois fois aimée, ma belle Véronique du chemin de la Croix! combien je souffre! mon cœur se brise et je pleure, comme je vous ai vue, tant de fois, pleurer vous-même, agenouillée, des journées entières, devant votre grand crucifix! Seulement, vos larmes étaient infiniment douces et les miennes sont infiniment amères!
«Votre MARIE-JOSEPH.»
XXXVII
La retraite à la Grande Chartreuse, quelque suggestive et bienfaisante qu'elle eût été, ne pouvait plus se prolonger pour cette âme tragique, qui se faisait du Paradis même l'idée d'une éternelle montée furibonde vers l'Absolu. La quatrième semaine venait de s'achever et Marchenoir en avait décidément assez. L'apaisement, qu'il était venu chercher, n'avait été qu'extérieur ou intermittent. L'exquise bonté de ses hôtes avait pu détendre ses nerfs et lénifier la partie supérieure de son esprit, mais ne pouvait rien au delà.
Il était singulier, d'ailleurs, et bien conforme à l'irréprochable exactitude de son ironique destin, que le pire malheur qu'il pût redouter, lui eût été révélé précisément sur cette montagne, où il s'était cru certain de haleter, quelques jours, en sécurité parfaite. Maintenant, il avait le besoin le plus violent de se jeter au devant de ce malheur, dût-il en crever!
Il alla donc prendre congé du Père Général qui l'avait déjà reçu plusieurs fois avec cette douceur des grands Humbles, qui domptait autrefois les Tarasques et les Empereurs. Marchenoir, qui n'appartenait à aucune de ces deux catégories de monstres, exprima, le mieux qu'il put, sa gratitude, en suppliant l'aimable vieillard de le bénir avant son départ.
– Mon cher enfant, répondit celui-ci, je veux faire quelque chose de plus, si vous le permettez. Je sais de votre vie et de vos souffrances ce que votre ami, M. Leverdier, m'en a écrit et ce que le père Athanase a cru pouvoir m'en confier, et je m'intéresse profondément à vous. Vous avez entrepris un livre pour la gloire de Dieu et vous êtes pauvre, … deux fois pauvre, puisque vous renoncez à la gloire que donnent les hommes … Emportez, je vous prie, de la Chartreuse, ce faible secours que votre âme chrétienne peut accepter sans honte, – ajouta-t-il, en lui tendant un billet de mille francs, – et souvenez-vous, dans vos combats, du vieux serviteur inutile, mais plein de tendresse, qui priera pour vous.
Le malheureux, brisé d'émotion, tomba à genoux et reçut la bénédiction de ce chef des plus grandes âmes qui soient au monde. Le Général le releva et, l'ayant serré dans ses bras, le reconduisit jusqu'à sa porte en l'exhortant aux viriles vertus que la société chrétienne paraît avoir prises en haine, mais dont la tradition persévère, en dépit de tout, dans ces solitudes, – sans lesquelles, à ce qu'il semble, le ciel fatigué de voûter, depuis tant de siècles, sur une si dégoûtante race, tomberait, de bon cœur, pour l'anéantir.
Le père Athanase l'attendait avec anxiété. Il avait parlé chaleureusement, mais les intentions de son supérieur ne lui étaient pas connues. Le bon religieux fut transporté de la joie naïve de son ami, que cet argent délivrait d'angoisses hideuses, surajoutées à ses plus intimes tourments.
– Je vous vois partir sans trop d'inquiétudes, lui dit-il. Du moins, je suis assuré que la misère noire ne vous ressaisira pas tout de suite et je me persuade qu'un peu plus tard, Dieu vous enverra quelqu'autre assistance. Il n'est pas permis de croire que ce bon Maître vous ait comblé des dons les plus rares, uniquement pour vous faire souffrir. D'ailleurs, l'Église militante a besoin d'écrivains de votre sorte et vous surmonterez, à la fin, tous les obstacles, par la seule virtualité du talent, je veux l'espérer.
Mais, j'ai d'autres sujets de trembler et c'est justement l'excès de votre force qui m'épouvante, ajouta-t-il, avec un sourire mélancolique, en lui touchant du doigt le front et la poitrine. C'est ici et là que se trouvent vos plus redoutables persécuteurs. J'ai beaucoup pensé à vous, mon cher ami. C'est un mystère de douleur qu'un homme tel que vous ait pu naître au dix-neuvième siècle. Vous auriez fait un Ligueur, un Croisé, un Martyr. Vous avez l'âme d'un de ces anciens apologistes de la Foi, qui trouvaient le moyen de catéchiser les vierges et les bourreaux jusque sous la dent des bêtes. Aujourd'hui, vous êtes livré à la gencive des lâches et des médiocres, et je comprends que cela vous paraisse un intolérable supplice. Vous avez passé quarante ans et vous n'avez pas encore pu vous acclimater ni même vous orienter dans la société moderne. Ceci est terrible …
Je ne vous accuse, ni ne vous juge, pauvre ami. Je vous plains de toute mon âme. Rendez-moi justice. Je ne vous reproche pas de n'avoir pas su vous faire une position. Je ne suis pas un de ces bourgeois dont le nom seul vous noircit la rétine. Je suis un chartreux, simplement, et je crois que la meilleure position est de faire la volonté de Dieu, quelle qu'elle soit. Si c'est votre partage d'écrire de beaux livres, sans consolation et sans salaire, au milieu de continuelles souffrances, votre situation est toute faite et cinquante fois plus brillante, j'imagine, que celle d'un premier ministre qui sera, demain matin ou demain soir, roulé à coups de bottes dans un escalier d'oubli. Seulement, j'ai peur que ce don de force qui ferait de vous, peut-être, un grand homme d'action par l'épée ou par la parole, si vous en aviez l'emploi, ne se retourne à la fin contre vous-même et ne vous jette dans le désespoir.
– Vous avez raison, mon père, et je ne suis pas non plus sans terreur, répondit Marchenoir. L'espérance est la seule des trois vertus théologales contre laquelle je puisse m'accuser, en toute sincérité, d'avoir sciemment et gravement péché. Il y a en moi un instinct de révolte si sauvage que rien n'a pu le dompter. J'ai fini par renoncer à l'expulsion de cette bête féroce et je m'arrange pour n'en être pas dévoré. Que puis-je faire de plus? Chaque homme est, en naissant, assorti d'un monstre. Les uns lui font la guerre et les autres lui font l'amour. Il paraît que je suis très fort, comme vous le dites, puisque j'ai été honoré de la compagnie habituelle du roi des monstres: le Désespoir. Si Dieu m'aime, qu'il me défende, quand je n'aurai plus le courage de me défendre moi-même! Ce qu'il y a de rassurant, c'est que je ne peux plus être surpris, puisque je ne crois pas au bonheur. On dit quelquefois que je suis un homme supérieur et je ne le nie pas. Je serais un sot et un ingrat de désavouer cette largesse que je n'ai rien fait pour mériter. Eh bien! si le bonheur est déjà presque irréalisable pour le plus médiocre des êtres, pour le plus facile à contenter des pachydermes raisonnables, comment ce diapason de douleurs, qu'on appelle un homme de génie, pourrait-il jamais y prétendre? Le bonheur, mon cher père, est fait pour les bestiaux … ou pour les saints. J'y ai donc renoncé, depuis longtemps. Mais, à défaut de bonheur, je voudrais, au moins, la paix, cette inaccessible paix, que les anges de Noël ont, pourtant, annoncée, sur terre, aux hommes de bonne volonté!
Le père hésita un moment. Tout ce qui peut être inspiré par la plus ardente charité sacerdotale, il l'avait déjà dit à ce désolé. Il avait tout tenté pour solidifier un peu d'espérance dans ce vase brisé, d'où se répandait le cordial, aussitôt qu'on l'avait versé. Il ne pouvait pas accuser son pénitent d'être indocile ou de s'acclamer lui-même. Le soupçon d'orgueil, – d'une si commode ressource pour les confesseurs et directeurs sans clairvoyance ou sans zèle! – il l'avait écarté, dès le premier jour, avec défiance, estimant plus apostolique de pénétrer dans les cœurs que de les sceller, du premier coup, implacablement, sous des formules de séminaire.
Le Non-Amour est un des noms du Père de l'orgueil et, certes, il n'en avait pas connu beaucoup, dans sa vie, des êtres qui aimassent autant que le pauvre Marchenoir! Il se sentait en présence d'une exceptionnelle infortune et les larmes lui vinrent à la pensée qu'il avait devant lui un homme allant à la mort et que rien ne pouvait sauver, un témoin pour l'Amour et pour la Justice, – holocauste lamentable d'une société frappée de folie qui pense que le Génie la souille et que l'aristocratie d'une seule âme est un danger pour le chenil de ses pasteurs.
– Vous demandez la paix au moment même où vous partez en guerre, dit-il enfin. Soit. Vous vous croyez appelé à protester solitairement, au nom de la justice, contre toute la société contemporaine, avec la certitude préliminaire d'être absolument vaincu et quelles que puissent être pour vous les conséquences, – au mépris de votre sécurité et des jugements de vos semblables, dans un désintéressement complet de tout ce qui détermine, ordinairement, les actions humaines. Vous vous croyez sans liberté pour choisir une autre route de la mort … C'est Dieu qui le sait. Il est plus facile de vous condamner que de vous comprendre. Tout ce qu'on peut, c'est de lever, pour vous, les bras au ciel. Mais votre corsaire est trop chargé … Vous n'êtes pas seul, vous avez pris une âme à votre compte. Qu'allez-vous en faire? Avez-vous calculé l'effroyable obstacle d'une passion plus forte que vous et distinctement lisible, pour moi, dans les moindres mouvements de votre physionomie? Et s'il vous est donné d'en triompher, n'hésiterez-vous pas encore à traîner cette pauvre créature dans les inégales querelles, où je prévois trop que vous allez immédiatement vous engager?..
Marchenoir, devenu très pâle, avait paru chanceler et s'était assis, avec une si poignante expression de douleur, que le père Athanase en fut bouleversé. Il y eut un silence pénible de quelques instants, au bout desquels le malheureux homme commença d'une voix assez basse pour que le père fût obligé de tendre l'oreille.
XXXVIII
– Que voulez-vous que je vous réponde? Il en sera ce que Dieu voudra et j'espère bénir sa volonté sainte à l'heure de ma dernière agonie. Si j'étais riche, je pourrais arranger mon existence de telle sorte que les dangers qui vous épouvantent pour moi disparussent presque entièrement. J'écrirais mes livres à genoux, dans quelque lieu solitaire où je n'entendrais même pas les clameurs ou les malédictions du monde, il n'en est pas ainsi, par malheur, et j'ignore où l'infâme combat pour la vie va m'entraîner.
Vous parlez de cette passion … C'est vrai que je suis à peu près sans force pour y résister. Depuis des années, je suis chaste, comme le «désir des collines,» – avec une pléthore du cœur. Vous êtes praticien des âmes, vous savez combien cette circonstance aggrave le péril. Mais la noble fille inventera quelque chose pour me sauver d'elle, … je ne sais quoi, … pourtant, je suis assuré qu'elle y parviendra. Quant aux querelles, j'en aurai probablement, et de toutes sortes, je dois m'y attendre.
Mais cela n'est rien, – dit-il d'une voix plus ferme, en se dressant tout à coup. – Si je profane les puants ciboires qui sont les vases sacrés de la religion démocratique, je dois bien compter qu'on les retournera sur ma tête, et les rares esprits qui se réjouiront de mon audace ne s'armeront, assurément pas, pour me défendre. Je combattrai seul, je succomberai seul, et ma belle sainte priera pour le repos de mon âme, voilà tout … Peut-être aussi, ne succomberai-je pas. Les téméraires ont été, quelquefois, les victorieux.
Je quitte votre maison dans une ignorance absolue de ce que je vais faire, mais avec la plus inflexible résolution de ne pas laisser la vérité sans témoignage. Il est écrit que les affamés et les mourants de soif de justice seront saturés. Je puis donc espérer une ébriété sans mesure. Jamais, je ne pourrai m'accommoder ni me consoler de ce que je vois. Je ne prétends point réformer un monde irréformable, ni faire avorter Babylone. Je suis de ceux qui clament dans le désert et qui dévorent les racines du buisson de feu, quand les corbeaux oublient de leur porter leur nourriture. Qu'on m'écoute ou qu'on ne m'écoute pas, qu'on m'applaudisse ou qu'on m'insulte, aussi longtemps qu'on ne me tuera pas, je serai le consignataire de la Vengeance et le domestique très obéissant d'une étrangère Fureur qui me commandera de parler. Il n'est pas en mon pouvoir de résigner cet office, et c'est avec la plus amère désolation que je le déclare. Je souffre une violence infinie et les colères qui sortent de moi ne sont que des échos, singulièrement affaiblis, d'une Imprécation supérieure que j'ai l'étonnante disgrâce de répercuter.
C'est pour cela, sans doute, que la misère me fut départie avec tant de munificence. La richesse aurait fait de moi une de ces charognes ambulantes et dûment calées, que les hommes du monde flairent avec sympathie dans leurs salons et dont se pourlèche la friande vanité des femmes. J'aurais fait bombance du pauvre, comme les autres et, peut-être, en exhalant, à la façon d'un glorieux de ma connaissance, quelques gémissantes phrases sur la pitié. Heureusement, une Providence aux mains d'épines a veillé sur moi et m'a préservé de devenir un charmant garçon, en me déchiquetant de ses caresses …
Maintenant, qu'elle s'accomplisse, mon épouvantable destinée! Le mépris, le ridicule, la calomnie, l'exécration universelle, tout m'est égal. Quelque douleur qui m'arrive, elle ne me percera pas plus, sans doute, que l'inexplicable mort de mon enfant … On pourra me faire crever de faim, on ne m'empêchera pas d'aboyer sous les étrivières de l'indignation!
Fils obéissant de l'Église, je suis, néanmoins, en communion d'impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde. Quand je me souviens de cette multitude, une main me saisit par les cheveux et m'emporte, au delà des relatives exigences d'un ordre social, dans l'absolu d'une vision d'injustice à faire sangloter jusqu'à l'orgueil des philosophies. J'ai lu de Bonald et les autres théoriciens d'équilibre. Je sais toutes les choses raisonnables qu'on peut dire pour se consoler, entre gens vertueux, de la réprobation temporelle des trois quarts de l'humanité …
Saint Paul ne s'en consolait pas, lui qui recommandait d'attendre, en gémissant avec toutes les créatures, l'adoption et la Rédemption, affirmant que nous n'étions rachetés qu'«en espérance,» et qu'ainsi rien n'était accompli. Moi, le dernier venu, je pense qu'une agonie de six mille ans nous donne peut-être le droit d'être impatients, comme on ne le fut jamais, et, puisqu'il faut que nous élevions nos cœurs, de les arracher, une bonne fois, de nos poitrines, ces organes désespérés, pour en lapider le ciel! C'est le sursum corda et le lamma sabacthani des abandonnés de ce dernier siècle.
Lorsque la Parole incarnée saignait et criait pour cette rédemption inaccomplie et que sa Mère, la seule créature qui ait véritablement enfanté, devenait, sous le regard mourant de l'Agneau divin, cette fontaine de pleurs qui fit déborder tous les océans, les créatures inanimées, témoins innocents de cette double agonie, en gardèrent à jamais la compassion et le tremblement. Le dernier souffle du Maître, porté par les vents, s'en alla grossir le trésor caché des tempêtes et la terre, pénétrée de ces larmes et de ce sang, se remit à germiner plus douloureusement que jamais, des symboles de mortification et de repentir. Un rideau de ténèbres s'étendit sur le voile déjà si sombre de la première malédiction. Les épines du diadème royal de Jésus-Christ s'entrelacèrent autour de tous les cœurs humains et s'attachèrent, pour des dizaines de siècles, comme les pointes d'un cilice déchirant, aux flancs du monde épouvanté!
En ce jour, fut inaugurée la parfaite pénitence des enfants d'Adam. Jusque-là, le véritable Homme n'avait pas souffert et la torture n'avait pas reçu de sanction divine. L'humanité, d'ailleurs, était trop jeune pour la Croix. Quand les bourreaux descendirent du Calvaire, ils rapportèrent à tous les peuples, dans leurs gueules sanglantes, la grande nouvelle de la Majorité du genre humain. La Douleur franchit, d'un bond, l'abîme infini qui sépare l'accident de la substance, et devint NÉCESSAIRE.
Alors, les promesses de joie et de triomphe dont l'Écriture est imbibée, inscrites dans la loi nouvelle sous le vocable abréviatif des Béatitudes, parcoururent les générations, en se ruant au travers comme un tourbillon de glaives. Pour tout dire, en un mot, l'humanité se mit à souffrir dans l'espérance et c'est ce qu'on appelle l'Ère chrétienne!
Arriverons-nous bientôt à la fin de cet exode? Le peuple de Dieu ne peut plus faire un pas et va, tout à l'heure, expirer dans le désert. Toutes les grandes âmes, chrétiennes ou non, implorent un dénouement. Ne sommes-nous pas à l'extrémité de tout, et le palpable désarroi des temps modernes n'est-il pas le prodrôme de quelque immense perturbation surnaturelle qui nous délivrerait enfin? Les archi-centenaires notions d'aristocratie et de souveraineté, qui furent les pilastres du monde, sablent, aujourd'hui, de leur poussière, les allées impures d'un quinze-vingts de Races royales en déliquescence, qui les contaminent de leurs émonctoires. À vau-l'eau le respect, la résignation, l'obéissance et le vieil honneur! Tout est avachi, pollué, diffamé, mutilé, irréparablement destitué et fricassé, de ce qui faisait tabernacle sur l'intelligence. La surdité des riches et la faim du pauvre, voilà les seuls trésors qui n'aient pas été dilapidés!.. Ah! cette parole d'honneur de Dieu, cette sacrée promesse de «ne pas nous laisser orphelins» et de revenir, cet avènement de l'Esprit rénovateur dont nous n'avons reçu que les prémices, – je l'appelle de toutes les voix violentes qui sont en moi, je le convoite avec des concupiscences de feu, j'en suis affamé, assoiffé, je ne peux plus attendre et mon cœur se brise, à la fin, quelque dur qu'on le suppose, quand l'évidence de la détresse universelle a trop éclaté, par-dessus ma propre détresse!.. Ô mon Dieu Sauveur, ayez pitié de moi!
La voix du lamentateur qui sonnait, depuis quelques minutes, comme un buccin, dans cette demeure pacifique inaccoutumée à de tels cris, s'éteignit dans une averse de pleurs. Le père Athanase, beaucoup plus ému qu'il n'aurait voulu le paraître, lui posa la main sur la tête et, le contraignant à s'agenouiller, prononça sur lui cette efficace bénédiction sacerdotale qui tient de l'absolution et de l'exorcisme.
– Allez, mon cher enfant, lui dit-il ensuite, et que la paix de Dieu vous accompagne. Peut-être avez-vous été destiné pour quelque grande chose. Je l'ignore. Vous êtes tellement jeté en dehors des voies communes qu'une extrême réserve s'impose naturellement à moi et paralyse jusqu'à l'expression de mes craintes. Les prières des Chartreux vous sont acquises et vous suivront comme à l'échafaud, considérant, au pis-aller, que vous êtes en danger de mort. C'est tout vous dire. Allez donc en paix, cher malheureux, et souvenez-vous que toutes les portes de la terre se fermassent-elles contre vous avec des malédictions, il en est une, grande ouverte, au seuil de laquelle vous nous trouverez toujours, les bras tendus, pour vous recevoir …