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Kitabı oku: «Le Désespéré», sayfa 12

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XXXIX

Le voyage du retour parut interminable à Marchenoir. On était en plein février et le train de nuit qu'il avait choisi dans le dessein d'arriver le matin à Paris, lui faisait l'effet de rouler dans une contrée polaire, en harmonie avec la désolation de son âme. Une lune, à son dernier quartier, pendait funèbrement sur de plats paysages, où sa méchante clarté trouvait le moyen de naturaliser des fantômes. Ce restant de face froide, grignotée par les belettes et les chats-huants, eût suffi pour sevrer d'illusions lunaires une imagination grisée du lait de brebis des vieilles élégies romantiques. De petits effluves glacials circulaient à l'entour de l'astre ébréché, dans les rainures capitonnées des nuages, et venaient s'enfoncer en aiguilles dans les oreilles et le long des reins des voyageurs, qui tâchaient en vain de calfeutrer leurs muqueuses. Ces chers tapis de délectation étaient abominablement pénétrés et devenaient des éponges, dans tous les compartiments de ce train omnibus, qui n'en finissait pas de ramper d'une station dénuée de génie à une gare sans originalité.

De quart d'heure en quart d'heure, des voix mugissantes ou lamentables proféraient indistinctement des noms de lieux qui faisaient pâlir tous les courages. Alors, dans le conflit des tampons et le hennissement prolongé des freins, éclatait une bourrasque de portières claquant brusquement, de cris de détresse, de hurlements de victoire, comme si ce convoi podagre eût été assailli par un parti de cannibales. De la grisaille nocturne émergeaient d'hybrides mammifères qui s'engouffraient dans les voitures, en vociférant des pronostics ou d'irréfutables constatations, et redescendaient, une heure après, sans que nulle conjecture, même bienveillante, eût pu être capable de justifier suffisamment leur apparition.

Marchenoir, installé dans un coin et demeuré presque seul vers la fin de la nuit, par un bonheur inespéré dont il rendit grâce à Dieu, allongea ses jambes sur la banquette implacable des troisièmes classes, mit son sac sous sa tête et essaya de dormir. Il avait froid aux os et froid au cœur. La lampe du wagon vacillait tristement dans son hublot et lui versait à cru sa morne clarté. À l'autre extrémité de cette cellule ou de ce cabanon roulant, un pauvre être, ayant dû appartenir à l'espèce humaine, un jeune idiot presque chauve, agitait sans relâche, avec des gloussements de bonheur, une espèce de boîte à lait dans laquelle on entendait grelotter des noisettes ou de petits cailloux, pendant qu'une très vieille femme, qui ne grelottait pas moins, s'efforçait, en pleurant, de tempérer son allégresse, aussitôt qu'elle menaçait de devenir trop aiguë.

Le malheureux artiste ferma les yeux pour ne plus voir ce groupe, qui lui paraissait un raccourci de toute misère et qui le poignait d'une tristesse horrible. Mais il mourait de froid et le sommeil n'obéissait pas. Les choses du passé revinrent sur lui, plus lugubres que jamais. Cet affreux innocent lui représenta l'enfant qu'il avait perdu et il se vit, lui-même, par une monstrueuse association d'images et de souvenirs, dans cette aïeule, dont le vieux visage ruisselant lui rappelait tant de larmes, sans lesquelles il y avait fameusement longtemps qu'il serait mort. Le beau malheur, en vérité! Ses réflexions devinrent si atroces qu'il laissa échapper un gémissement, à l'instant répercuté en éclat de jubilation par l'idiot que sa gardienne eut quelque peine à calmer.

Alors, Marchenoir se jeta au souvenir de sa Véronique comme à un autel de refuge. Il voulut s'hypnotiser sur cette pensée unique. Il commanda à la chère figure de lui apparaître et de le fortifier. Mais il la vit si douloureuse et si pâle que le secours qu'il en attendait, ne fut, en réalité, qu'une mutation de son angoisse. Les faits imperceptibles, de leur vie commune, immenses pour lui seul, et qui avaient été son pressentiment du ciel; les causeries très pures de leurs veillées, quand il versait dans cette âme simple le meilleur de son esprit; les longues prières qu'on faisait ensemble, devant une image éclairée d'un naïf lampion de sanctuaire, et qui se prolongeaient encore pour elle, bien longtemps après que, retiré dans sa chambre, il s'était endormi saturé de joie; enfin, les singuliers pèlerinages dans des églises ignorées de la banlieue: toute cette fleur charmante de son vrai printemps, lui semblait, cette nuit-là, décolorée, sans parfum, livide et meurtrie, ayant l'air de flotter sur une vasque de ténèbres …

Il se rappelait, surtout, un voyage à Saint Denis, dans l'octobre dernier, par une journée délicieuse. Après une assez longue station devant les reliques de l'apôtre, dont Marchenoir avait raconté l'histoire, on était descendu dans la crypte aux tombeaux vides des princes de France. La majesté leur avait paru sonner fort creux dans cette cave éventée des meilleurs crus de la Mort, et les épitaphes de ces absents jugés depuis des siècles, dont les chiens de la Révolution avaient mangé la poussière, ils les avaient lues sans émotion comme le texte inanimé de quelque registre du néant. L'émotion était venue, pourtant, comme un aigle, et les avait griffés, tous deux, ces étranges rêveurs, jusqu'au fond des entrailles.

Au centre de l'hémicycle obituaire, sous le chœur même de la basilique, une espèce de cachot noir et brutalement maçonné, se laisse explorer à son intérieur, par d'étroites barbacanes d'où s'exhale un relent de catacombe. Ils aperçurent, dans cet antre éclairé par de sordides luminaires, une rangée de vingt ou trente cercueils, alignés sur des tréteaux, lamés d'argent, guillochés des vers, maquillés de moisissures, éventrés pour la plupart. C'est tout ce qui reste de la sépulture des Rois Très Chrétiens.

Ce tableau avait été pour Marchenoir d'une suggestion infinie et, maintenant, il le retrouvait, avec précision, dans la lucide réminiscence d'un demi-sommeil où s'engourdissait sa douleur. Sa très douce amie était à côté de lui, toute vibrante de son trouble, et il expliquait de façon souveraine la transmutation des mobiliers royaux dont cet exemple était sous leurs yeux. La rouge clarté des lampes luttait en tremblant contre la buée d'abîme qui s'élevait en noires volutes des cassures béantes des bières. Tout ce qu'on voulut appeler l'honneur de la France et du nom chrétien gisait là, sous cette arche fétide. Les sarcophages, il est vrai, avaient été vidés de leurs trésors, que les fossés et les égouts s'étaient battus pour avoir, et il n'eût certes pas été possible de trouver, dans leurs fentes, de quoi ravitailler une famille de scolopendres, pour un seul jour, – mais les caisses de chêne ou de cèdre, pénétrées et onctueuses des liquides potentats qui les habitèrent, n'appartenaient plus à aucune essence ligneuse et pouvaient très bien prétendre, à leur tour, en qualité de royale pourriture, à la vénération des peuples. On aurait même pu les hisser, avec des grappins respectueux, sur le trône du Roi Soleil, où ils eussent fait tout autant que lui, pour la gloire de Dieu et la protection des pauvres.

À force de regarder dans ce tissu de ténèbres éraillé d'impure lumière, Marchenoir finit par ne plus rien discerner avec certitude. Une lampe infecte en face de lui, paraissait devenir énorme et s'abaisser, comme pour une onction, vers les cercueils. Il y avait, en bas, un remuement effroyable de formes noires défoncées, pendant qu'une rafale glaçante soufflait en haut, et Véronique se débattait au milieu d'une émeute de spectres, avec des cris stridents, sans qu'il pût comprendre comment cela se faisait, ni la secourir, ni même l'appeler …

Un effort suprême le réveilla. L'idiot, en proie à une violente crise, ayant abaissé la glace de la portière, vociférait avec rage et la malheureuse vieille, en détresse, implorait du secours. Le songeur avait eu beaucoup d'affaires avec les idiots et il savait comment on les dompte. Il s'approcha donc, prit les deux mains du pauvre être dans une de ses fortes mains et, de l'autre, lui tenant la tête, le contraignit à le regarder. Il n'eut pas même un mot à prononcer, il avait le genre d'yeux qu'il fallait et il eût fait un gardien exquis pour des aliénés. L'exacerbé se détendit comme une loque et s'endormit presque aussitôt sur l'épaule de sa compagne.

Lui-même, hélas! aurait eu fièrement besoin qu'on le détendît et qu'on l'apaisât. Il lui fallut quelques minutes pour se remettre complètement de l'agitation de son cauchemar. Par bonheur, l'aube naissait et il était sûr d'arriver avant une heure. Vainement, il se proposa d'être tout fort, de pratiquer l'héroïsme le plus sublime, quelque mal qui pût arriver. Rien ne pouvait contre les pressentiments affreux qui le torturaient. Il se dit qu'il aurait peut-être mieux fait de voyager en seconde classe. Il aurait eu moins froid, et le froid lui châtrait le cœur, il l'avait souvent éprouvé … Enfin, il avait fait ce qu'il avait pu, Dieu ferait le reste … Il n'avait pas averti ses deux fidèles de l'heure de son arrivée. Il était trop sûr qu'ils auraient passé la nuit pour venir l'attendre à la gare. Il sentit un soulagement à la pensée qu'il allait avoir Paris à traverser avant de les revoir, et que ce délai, cette prise d'un air nouveau, dissiperait, sans doute, son irraisonnée inquiétude. C'était sa lettre à Véronique qui le poignardait. Il se jugeait atroce et insensé pour l'avoir écrite. Et, cependant, qu'aurait-il pu faire ou ne pas faire, sans être, à ses propres yeux, un pire insensé ou un véritable traître?

– Je suis un sot, tout ce qui arrive est pour le mieux, finit par conclure cet étonnant optimiste; Dieu permet de sa main gauche ou il ordonne de sa main droite et tout s'accomplit dans l'ellipse à deux foyers de sa Providence!

XL

Marchenoir sortit de la gare de Paris, au point du jour, son léger bagage à la main. Il avait besoin de marcher, de se piétiner lui-même sur les pavés et le bitume de cette ville de damnation, où chaque rue lui rappelait une escale du pèlerinage aux enfers qui avait été sa vie.

Il sentit, avec toute la vigueur renouvelée de ses facultés impressionnelles, le despotisme de cette patrie. Il faut avoir vécu par l'âme et par l'esprit dans, cet ombilic de l'intellectualité humaine, y avoir écorché vives ses illusions et ses espérances, et ensuite, avoir trouvé le moyen de garder un tronçon de cœur, pour comprendre la volupté d'inhalation de cette atmosphère empoisonnée par deux millions de poitrines, après une absence un peu prolongée. L'homme, naturellement esclave, se rebaigne, alors, avec délices, dans le cloaque cent fois maudit et relèche, avec un attendrissement canin, les semelles cloutées qui se posèrent si souvent sur sa figure …

Marchenoir méprisait, haïssait Paris, et cependant, il ne concevait habitable aucune autre ville terrestre. C'est que l'indifférence de la multitude est un désert plus sûr que le désert même, pour ces cœurs altiers qu'offense la salissante sympathie des médiocres. Puis, sa double vie affective et intellectuelle avait réellement débuté dans ces amas d'épluchures, où des chiens, – probablement crevés, aujourd'hui, – s'étaient étonnés, naguères, de le voir picorer sa subsistance. Sa genèse morale avait commencé au milieu de ces balayeurs matutinaux et de ces voitures maraîchères qui descendent en furie vers les Halles, pour arriver à l'ouverture de la grande Gueule. Autrefois, quand s'achevait une de ces transperçantes nuits qui paraissaient avoir trois cent soixante heures, au vagabond sans linge et sans asile; il se souvenait, maintenant, d'avoir espéré, quand même, et d'avoir dilaté son rêve imprécis dans le frisson de semblables aurores.

Ici, sur ce banc du boulevard Saint-Germain, devant Cluny, il s'était assis, une fois, au petit jour, il y avait bien vingt ans! Il n'avait plus la force de marcher et, d'ailleurs, il était arrivé, n'allant nulle part. Il assignait le soleil à comparaître, ne fût-ce que par pitié, et faisait semblant de ne pas dormir, pour échapper à la sollicitude des argousins, lorsqu'un être plus triste encore était venu s'asseoir à côté de lui. C'était une fille errante, épuisée d'une recherche vaine et sur le point de rentrer. La physionomie du noctambule avait remué, par quelque endroit, le déplorable cœur sans tige de cette flétrie, qui voulut savoir ce qu'il était et ce qu'il faisait là.

– Pauvre monsieur, lui dit-elle, venez chez moi, je ne suis qu'une malheureuse, mais je peux bien vous donner mon lit pour quelques heures, je couche avec tout le monde pour de l'argent, c'est vrai, mais je ne suis pas une dégoûtante et je ne veux pas vous laisser sur ce banc.

Ces amours de fange et de misère avaient duré une demi-journée et il n'avait jamais pu revoir sa samaritaine. C'était un des souvenirs qui attendrissaient le plus Marchenoir.

De Cluny à l'Observatoire, en remontant le boulevard Saint-Michel, il retrouvait ainsi, à chaque pas, d'indélébiles impressions, car c'était ce quartier qu'il avait le plus souvent parcouru dans les sinistres croisières nocturnes de son adolescence. Quand il fut arrivé au carrefour et presqu'à l'entrée de la rue Denfert-Rochereau, où demeurait Leverdier, qu'il avait, non sans combat, résolu de voir tout d'abord, avant de rentrer chez lui, – une palpitation le secoua en apercevant le restaurant banal, théâtre de sa première rencontre avec la Ventouse, devenue, par lui, cette sublime Véronique essuyant la Face du Sauveur. Il fut, à l'instant, ressaisi de tout son trouble et d'une crainte plus grande de l'inconnu. Son ami lui parut un homme infiniment redoutable qui allait prononcer de définitives choses et il monta son escalier avec tremblement.

Après les premiers cris et la première étreinte, ces deux êtres si singuliers, chacun en son genre, s'assirent l'un en face de l'autre, les mains dans les mains, haletants, pantelants, larmoyants, bégayants: – Mon cher ami! – Mon bon Georges! – tous deux, déjà! sentant monter, du fond même de leur joie, l'impossibilité de l'exprimer, – comme si les bourgeois avaient raison et qu'il existât une jalouse prohibition de l'Infini contre tous les sentiments absolus!

– Mais j'y pense, cria Leverdier, en se levant avec précipitation, tu dois avoir besoin de prendre quelque chose, Je viens justement de faire du café et je possède d'excellent genièvre. Tu vas être servi à l'instant.

Marchenoir, silencieux, frémissant, n'osant interroger, remarquait que le nom de Véronique n'avait pas encore été prononcé. Il observait aussi, que l'empressement de son ami était quelque peu fébrile et tumultueux et, qu'en somme, il aurait fallu dix fois moins de temps pour servir la plus grande tasse du meilleur café de la terre.

Tout à coup, il alla vers lui et lui posant ses deux mains sur les épaules: – Georges, dit-il, il y a quelque chose, je veux le savoir.

Leverdier avait à peu près son âge. C'était un de ces nègres blonds, lavés au safran des étoiles et frottés d'un pastel de sang, qui plaisent aux femmes beaucoup plus qu'aux hommes, ordinairement mieux armés contre les surprises de la face humaine. Le trait dominant de sa vibratile physionomie était les yeux, comme chez Marchenoir. Mais, au contraire de ces clairs miroirs d'extase, allumables seulement au foyer de quelque émotion profonde, les siens étaient perpétuellement dardants et perscrutateurs, comme ceux d'une pygargue en chasse ou d'un loup-cervier. Nul éclair de férocité, pourtant. De toute cette figure transsudait, au contraire, une bonté joyeuse et active, dont l'expression valait un miracle, et l'intensité même de son regard était un simple effet de la merveilleuse attention de son cœur. A peine une vague ironie relevait-elle, parfois, la commissure et remontait plisser le coin de l'œil droit. Visiblement, la palette de cette âme était au grand complet, à l'exception d'une seule couleur, le noir, dont un déluge de ténèbres n'aurait pu réparer l'absence. Cet homme avait évidemment reçu pour vocation d'être le grand public consolateur, à lui tout seul, et pour l'unique virtuose qui pût se passer d'applaudissements vulgaires.

Le contraste était saisissant quand on les voyait ensemble, chacun d'eux paraissant avoir précisément tout ce qui manquait à l'autre. De taille moyenne tous deux, Marchenoir offrait l'aspect d'un molosse dont l'approche était à faire trembler, mais que le premier élan de sa colère pouvait porter dans un gouffre, s'il manquait sa proie. Leverdier, au contraire, frêle d'apparence, mais légèrement félin sous le cimier de ses cheveux crépus, et trempé, depuis son enfance, dans toutes les pratiques de sport, avait des ressources d'art qui en eussent fait un voltigeur auxiliaire des plus à craindre pour l'ennemi commun, si on se fût avisé de les attaquer. Et on devinait qu'il devait en être ainsi de leur coalition morale.

Le pauvre lynx, se voyant happé, essaya d'abord de baisser les yeux, mais, aussitôt, sa loyale et vaillante âme les lui fit ouvrir et les deux intimes plongèrent ainsi, l'un dans l'autre, quelques secondes.

– Eh bien, oui! répondit-il, nerveusement, il y a une chose … sans nom. Tu as écrit une lettre insensée à Véronique et la pauvre fille s'est défigurée pour te dégoûter d'elle.

À cet énoncé inouï, Marchenoir tourna sur lui-même et s'éloignant obliquement, à la façon d'un aliéné, les deux bras croisés sur sa tête, se mit à exhaler des rauquements horribles qui n'étaient ni des sanglots ni des cris. Il sortit de lui des ondes de douleur, qui s'épandirent par la chambre et vinrent peser comme une montagne sur le tremblant Leverdier. Transpercé de compassion, mais impuissant, cet ami véritable se courba, et s'appuya le visage sur le marbre de la cheminée pour cacher ses pleurs.

Cette scène dura près d'un quart d'heure. Alors, les gémissements énormes s'arrêtèrent. Marchenoir s'approcha de la table et, prenant la bouteille de gin, remplit la moitié d'un verre qu'il vida d'un trait.

– Georges, dit-il ensuite, d'une voix extraordinairement douce, essuie tes yeux et donne-moi du café … Très bien … Assieds-toi ici, maintenant, et raconte par le menu. Désormais, je peux tout entendre.

XLI

Leverdier chérissait Véronique à sa manière et le plus fraternellement du monde, parce qu'il voyait en elle une chose à Marchenoir. Cet être, si singulièrement organisé pour l'exclusive passion de l'amitié, n'avait jamais eu besoin de combattre pour écarter de lui d'autres sentiments. Celui-là comblait largement sa vie, ayant assez d'ampleur pour s'étendre à des multitudes, si son grand artiste avait pu devenir populaire. Il avait voué une sorte de reconnaissance, exaltée jusqu'au culte, à la simple créature en qui Marchenoir avait trouvé consolation et réconfort. Médiocrement ouvert à cette Mystique sacrée, dont Marie-Joseph avait fait son étude et que Véronique assumait en sa personne, il lui suffisait que ses amis y rencontrassent leur joie ou leur aliment. Il n'en demandait pas davantage, se réjouissant ou s'affligeant sympathiquement, sans toujours comprendre, mais confessant avec candeur l'inaptitude de son esprit.

Depuis deux ans que durait le séraphique concubinage, il s'était fait une compénétration très intime de ces trois âmes, vivant entre elles et séparées du reste du monde. Quoique Leverdier n'habitât pas la rue des Fourneaux, on l'y voyait presque tous les jours. Il avait même résolu de s'y fixer au plus prochain terme. Dans les six dernières semaines, il avait été régulièrement prendre des nouvelles de Véronique, lire avec elle les lettres de l'absent, et il pouvait témoigner de l'uniformité parfaite de sa vie, – jusqu'au jour où cette fille de prière et d'holocauste spontané, ayant reçu le message de la Grande Chartreuse, avait accompli, sans l'avertir, l'acte inouï qu'il lui fallait maintenant raconter à ce malheureux homme, pour lequel il aurait volontiers souffert et qui lui commandait de l'égorger.

Il raconta donc ce qu'il savait, ce qu'il avait vu ou compris. Son émotion était si grande, qu'il balbutiait et sanglotait presque, ce dialecticien rapide et précis. Il pâtissait en trois personnes, comme Dieu voudrait pâtir, s'affolant et s'évanouissant de douleur sous la blessure ouverte de ces deux âmes, qui ne pouvaient saigner que sur la sienne!

Quant à Marchenoir, il avait assez à faire de ne pas expirer sous la barre qui le rompait, comme un vulgaire assassin qu'il s'accusait d'être. À chaque détail, il poussait un han! caverneux, en crispant ses poings, et grinçait des dents comme un tétanique. Seulement, il voyait plus loin que Leverdier et connaissait mieux sa Véronique. Il discernait, à travers la buée de son supplice, à lui, une immense beauté de martyre, que cet homme de petite foi ne pouvait apercevoir dans son plan surnaturel, et il rencontrait ainsi un principe de consolation future dans le paroxysme même de son désespoir.

Or, voici ce qui s'était passé. Véronique avait reçu la lettre, il y avait environ huit jours. Leverdier étant venu la voir presque aussitôt après, l'avait trouvée, suivant son expression, noire et agitée, ayant sur son beau visage en «ciel d'automne,» les stigmates d'un récent déluge. Il n'en avait conçu aucun soupçon ni aucune alarme, ayant l'habitude prise de tout rapporter d'elle aux exigences d'une hyperesthésie mystique, et sachant avec quel luxe on pleurait dans cette maison. Véronique, d'ailleurs, ne lui avait pas parlé de la lettre. On s'était, comme toujours, entretenu de Marchenoir, en exprimant pour lui l'ordinaire vœu d'un prochain retour et d'une accalmie dans sa destinée…

Demeurée seule, la sainte se mit en prière. Ce fut une de ces implorations sans fin ni mesure, dont la durée et la ferveur étonnaient jusqu'à Marchenoir, – l'assomption d'une flamme rigide, blanche, affilée comme un glaive, sans vacillation, sans vibration extérieure, dans ce silence aimanté de la contemplation, qui ramasse autour de lui tous les murmures et tous les frissons pour se les assimiler. Prière non formulée et intransposable sur le clavier de n'importe quel langage, dont le désir sensuel est, peut-être, un distant symbole, dégradé, mais intelligible.

La nuit tomba lentement autour de ce pilastre d'extase. Quand Véronique ne distingua plus la face pendante de son crucifix, elle raviva une petite lampe d'oraison, toujours allumée dans une coupe de cristal rose, et s'agenouilla de nouveau. L'objurgation amoureuse recommença, plus enflammée, plus véhémente, plus extorsive … C'eût été un spectacle d'effroi et de pitié déchirante, de voir cette suppliante à genoux par terre, les bras en croix, deux ruisseaux de larmes coulant de ses yeux jusque sur le plancher, absolument immobile, à l'exception de sa gorge superbe, soulevée et palpitante par l'élan de son prodigieux espoir!

Des heures s'écoulèrent ainsi, leur sonnerie lointaine venant expirer en vain dans cette chambre immergée de dilection, où les atomes avaient l'air de se recueillir pour ne pas troubler le grand'œuvre de la charité.

Vers le matin, elle se releva enfin, brisée, frissonnante, baisa longuement les pieds de plâtre de l'image, s'enroula dans une couverture de laine, s'étendit sur son lit sans l'ouvrir, suivant son habitude, et s'endormit aussitôt en murmurant: – Doux Sauveur, ayez pitié de mon pauvre Joseph, comme il a eu pitié de moi!..

Lorsqu'un pâle rayon de soleil vint réveiller la pénitente, son premier regard fut, comme toujours, pour son crucifix et sa première pensée se traduisit par un éclat de joie.

– Ah! monsieur Marchenoir, s'écria-t-elle, en sautant à bas de son lit, vous vous permettez d'être amoureux de Madeleine. Attendez un peu. Je vais me faire belle pour vous recevoir. Vous ne savez pas encore ce qu'une jolie femme peut inventer pour plaire à celui qu'elle aime. Vous allez l'apprendre tout de suite.

Alors, dénouant d'un geste sa magnifique chevelure, couleur de couchant, qui lui descendait jusqu'aux genoux, et dans laquelle quarante amants s'étaient baignés, comme dans un fleuve de flammes où renaissaient leurs désirs, elle la ramassa à poignée sur sa tête, d'une seule main et, de l'autre, fit le geste de s'emparer d'une paire de ciseaux. Puis, tout à coup, se ravisant:

– Non, dit-elle, je les couperais mal, le marchand n'en voudrait pas et j'ai besoin d'argent pour l'autre chose.

Elle s'habilla rapidement, fit sa prière du matin et sortit.

Quand elle rentra, elle était tondue comme une brebis d'or, et rapportait soixante francs. L'infâme perruquier, qui l'avait volée, d'ailleurs, avait rétabli, tant bien que mal, avec des bandeaux et des étoupes, l'harmonie de sa tête, mais le massacre était évident et horrible. Elle avait pu échapper, sous son épaisse fanchon, à l'examen des gens de la maison, mais si Leverdier allait venir!.. Il avait de très bons yeux et il serait impossible de se cacher de lui. Il s'opposerait sûrement à ce qu'elle voulait faire encore. Cette crainte la mit en fuite. – Mieux vaut en finir tout de suite, pensait-elle, en redescendant comme une voleuse.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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