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Kitabı oku: «Le Désespéré», sayfa 19

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LVI

Tel était le personnage puissant appelé à prononcer, après tant d'autres, sur le sort de Marchenoir.

Rédacteur en chef du Basile, depuis trois semaines, sans qu'on pût expliquer son élévation, qui était le secret de quelques femmes et d'un petit groupe de tripotiers, – cet israélite, longtemps captif dans les subalternes rôles, régnait enfin sur l'un des journaux les plus influents de notre système planétaire, à la place de cet amas de chairs putréfiées qui s'était appelé Magnus Conrart, et dont les exhalaisons suprêmes avaient manqué d'asphyxier ses enfouisseurs.

Celui-ci, du moins, n'avait embarrassé l'esprit de ses contemporains d'aucun mystère. Tout le monde savait par quelles basses manœuvres cet ancien laquais à tout faire avait, autrefois, suborné la seconde enfance du fondateur du Basile, qui l'avait institué son héritier pour qu'il abaissât les consciences, comme il avait si longtemps abaissé les marchepieds.

La nullité intellectuelle de l'affreux drôle l'avait servi plus efficacement que le génie même.

Devenu l'intendant de la quotidienne pâture des âmes, son choix s'était naturellement porté sur les panetiers et les mitrons littéraires les plus capables de contenter l'ignoble appétit d'une société que la République instruisait à chercher sa vie dans les ordures. La spéculation la plus profonde n'aurait pu mieux faire.

Magnus était, par conséquent, devenu un très grand monarque, le monarque des portes ouvertes, offrant la vespasienne hospitalité du Basile à toute puante réclame, à toute caséeuse annonce, à tout lancement ammoniacal de promesses financières, à tout chantage rémunérateur.

L'insolente fortune, qui choisit ordinairement de tels concubins, l'avait à ce point comblé que la bassesse même de son esprit et la surprenante adiposité de son âme écartèrent de lui les inimitiés personnelles ou les rivalités agressives, qu'une pincée de mérite n'aurait pas manqué d'attirer à un caudataire si scandaleusement parvenu.

Il fut cet ami de toutes les canailles qu'on appelle un sceptique ou un «bon garçon» et, joyeusement attablé au foin de ses bottes, il descendit le fleuve de la vie dans la barque pavoisée de fleurs et lestée de lard, de l'universelle camaraderie.

Lorsqu'il s'avisa de réprouver Marchenoir dont il avait espéré monnayer les rares facultés de rhinocéros, – oubliant trop que ce pachyderme en liberté pouvait avoir la fantaisie de le piétiner, – il eut encore cette chance inouïe d'en être silencieusement méprisé.

Quelle formidable caricature à la Pétrone, n'eût pas été, sous une telle plume, un portrait simplement exact de ce Trimalcion du journalisme!

Le satiriste, congédié presque honteusement du Basile, avait dû triompher de tentations terribles et subir de sacrés assauts, car sa vengeance était trop facile!

Mais bientôt, Magnus lui-même se chargea de venger tout le monde. Atteint d'une blessure au pied, que la putridité de son sang rendit promptement incurable, dévoré par la gangrène et souffrant d'atroces tortures, il termina sa vie par l'ignoble pendaison volontaire dont les détails ont écœuré plusieurs virtuoses du suicide.

Properce Beauvivier n'apportait pas, il est vrai, une moralité bien supérieure. Cependant, les deux ou trois demi-douzaines d'artistes que le prédécesseur n'avait pas eu le temps d'étrangler respirèrent.

C'est que Beauvivier avait, en raison, sans doute, des paradoxales difformités de son âme, une prédilection infernale pour le talent! Aussi longtemps que ses propres intérêts ne seraient pas en jeu, on pouvait y compter jusqu'à un certain point. Il était bien certain, par exemple, qu'il faudrait une pression extérieure de tous les diables pour lui faire accepter de la prose du bossu Ohnet, au préjudice d'un écrivain de dixième ordre, et même en l'absence de toute compétition.

Canaille pour canaille, c'était bien quelque chose aussi d'avoir affaire à un homme qui ne fût pas exclusivement un goujat, qui n'eût pas uniquement en vue, quoique juif, l'encaissement du numéraire, et qui fût capable de comprendre à peu près, quand on lui ferait l'honneur d'avoir besoin d'en être écouté.

On se prit à rêver la chimérique aubaine d'un Basile redevenu littéraire, comme aux jours lointains de sa fondation. On espéra que le seul fait de savoir écrire cesserait enfin d'être regardé comme un irrémissible forfait, et que le nouveau prince allait introduire quelque adoucissement à la loi pénale éditée par le turgide Magnus, qui condamnait au lent supplice de l'inanition les blasphémateurs de la Médiocrité.

Quels que pussent être les probables cloaques de son arrière-pensée, on ne pouvait douter que le sentiment d'une réelle estime littéraire eût été pour beaucoup dans son désir de réintégrer Marchenoir.

Cela paraissait d'autant plus évident qu'il avait deux ou trois fois senti, pour son propre compte, la morsure de ce pamphlétaire que tous ses instincts de voluptueux et d'empoisonneur auraient dû lui faire abhorrer.

Deux jours après le dîner de Vaugirard, Marchenoir porta lui-même son article au directeur du Basile.

Beauvivier le reçut avec une cordialité grandissime, commandée spécialement pour cette entrevue chez un fournisseur d'archiducs.

Le visiteur exprima d'abord sa surprise d'avoir été favorisé par le Basile d'une recherche en collaboration, après un si motivé bannissement de sa copie par la presse entière. Il ajouta qu'il n'entendait rapporter l'initiative d'une démarche si honorable pour lui qu'à l'indépendance d'esprit du nouveau maître, assez haut pour rompre en visière avec des traditions funestes aux lettres …

– Votre prédécesseur, dit-il, ne gâtait pas les écrivains, quand il s'en trouvait. Il leur faisait amèrement déplorer de n'avoir pas été mis en apprentissage chez quelque diligent savetier, dès leur tendre enfance. On dit que vous avez le dessein de relever la muraille de la Chine et d'endiguer l'horrible muflerie qui menace le céleste Empire du Journalisme. S'il en est ainsi, je suis tout à vous et je vous promets une énergique lieutenance. Je suis très persuadé que, même au point de vue moins élevé de la spéculation, une presse courageuse et, franchement, scandaleusement littéraire, ne serait point une infructueuse tentative. La société contemporaine est hideusement abrutie et dégradée par les pollutions ressassées d'une chronique de trottoir qui n'a plus même l'excuse de lui donner un semblant de palpitation.

Nos journaux, avouons-le, sont crevants d'ennui. Les délectations américaines du reportage et de la réclame ne sont pas infinies. Si vous étiez un homme énergique et profond, – ai-je dit un jour à cette brute de Magnus Conrart, – non seulement vous m'accepteriez tel que je suis, mais vous grouperiez les gens de ma sorte, absurdement écartés par votre système, et, je vous le jure, nous déterminerions un courant nouveau. Le monde a toujours obéi à des volontés qui s'exprimaient, la cravache ou la trique en l'air. Nous formerions une obligarchie intellectuelle, d'autant plus acclamés de la foule, que nous serions moins capables de la flagorner. Je ne vous connais pas, personnellement, monsieur Beauvivier. Je ne sais de vous que vos livres, dont j'ai dit beaucoup de mal. Qu'importe? Si vous aimez le talent, pourquoi ne profiteriez-vous pas de votre quasi royauté du Basile pour tenter cette magnifique aventure dont l'ancien directeur a repoussé l'idée comme une folie?

Properce, évidemment préparé à tout entendre, avait pris une attitude de séduction. Il s'était levé et accoudé à la cheminée, faisant face à Marchenoir assis devant lui. Celui de ses deux bras qui soutenait sa désirable personne, laissait pendre, au rebord du marbre, une experte main, fuselée par la pratique des nageantes caresses, et qu'on s'étonnait de ne pas voir membraneuse comme le pied d'un albatros. L'autre main complimentait sa barbe en mitre, dont la fourche soyeuse avait l'air de bifurquer sur quelque invisible croupion. L'une de ses jambes fines de Sardanapale accoutumé à languissamment s'ébattre, était ramenée sur l'autre, la pointe en bas, comme un serpent qui s'enlacerait à un serpent. Le torse, flexible tabernacle de son cœur pourri, transparaissait au travers de la fluide flanelle, couleur crème et liserée de vert d'ortie, d'un pet-en-l'air matinal.

La lumière de la fenêtre, qui tombait en plein sur son visage et sur les blondeurs fanées de son poil, ne le montrait pourtant pas très beau, ce jour-là. Sa pâleur, habituellement extraordinaire, atteignait presque à la lividité marbrée d'une tranche de roquefort, menacée de la plus imminente fécondité. Des sillons blafards, des raies crayeuses y couraient comme des sutures, et le bleu des yeux, – naguère qualifiés de céruléens, – commençait visiblement à se faïencer sous les cuites sans nombre du libertinage.

N'importe, il avait mis au clair son plus adolescent sourire, et Marchenoir, l'homme le plus aisément friponnable, quand on voulait lui coller la fausse monnaie d'une sympathie sans valeur, y fut trompé, comme toujours, en dépit des cruels avertissements de son expérience.

– Monsieur Marchenoir, répondit le Proxénète, – dilatant assez son sourire pour qu'une rangée de bubes syphilitiques devînt visible au dedans de la lèvre inférieure, – je n'ai pas de peine à deviner que vous m'apportez un article de début d'une rare véhémence. Donnez-le moi, j'y jetterai simplement les yeux et vous pourrez, à l'instant, me juger sur mes actes.

Marchenoir tendit le manuscrit.

– La Sédition de l'Excrément! Titre superbe!.. Léo Taxil … la pornographie murale … très bien! Il s'assit et, prenant une plume, écrivit en syllabisant à haute voix:

«Nous sommes heureux d'offrir l'hospitalité de nos colonnes à l'article suivant de notre vaillant confrère, Caïn Marchenoir, l'un des plus sombres coryphées de la littérature contemporaine, qu'un deuil récent avait éloigné du champ de bataille et qu'un scandale monstrueux y ramène aujourd'hui, plus formidable que jamais. Nos lecteurs applaudiront certainement à cette voix énergique s'élevant tout à coup au milieu du lâche silence de l'opinion. Ils accepteront les audaces de forme d'un satiriste génial, dont les indignations généreuses s'expriment en frémissant, et qui pense que toute arme est bonne pour la répression des industriels fangeux qui ont entrepris de souiller nos murs. Le Basile, traditionnellement attentif à détourner, autant que possible, les effets immoraux de ces attentats, met volontiers sa publicité au service de l'écrivain le plus capable d'en montrer les dangers. Caïn Marchenoir est surtout une conscience. Ses nombreux ennemis ont pu l'accuser d'être passionné jusqu'à l'intolérance, mais nul ne s'est jamais avisé de mettre en doute sa sincérité parfaite, alors même que sa polémique semblait excessive. – P.B.»

Properce glissa ce boniment sous enveloppe avec l'article et sonna. Un groom, d'une candeur hypothétique, apparut.

– Portez cela à l'imprimerie, sans perdre une minute, dit-il à ce serviteur. Vous direz, de ma part, qu'on donne à composer tout de suite.

Se levant, alors, et s'adressant à Marchenoir surpris et déjà comblé:

– Êtes-vous content de moi, homme terrible? Vous voyez si je suis docile et rapide. Je vous prie de m'accorder, en retour, une vraie faveur. Demain soir, je réunis à ma table quelques confrères. Soyez des nôtres. Je sais bien que ces réunions ne sont pas dans vos goûts de solitaire. Mais je pense qu'il est politique de vous montrer un peu à ces bonnes gens, qui vous détestent pour la plupart et qui vous lècheront, le plus civilement du monde, quand ils auront appris que vous rentrez au Basile. Je vous ménage un complet triomphe. Venez sans habit et faites-moi l'honneur désormais de compter sur mon amitié, ajouta-t-il, en lui offrant celle de ses deux mains qui avait le plus servi.

Marchenoir, presque touché, promit de revenir le lendemain et s'en alla, doucement rêveur.

LVII

Les illusions de Marchenoir, aussi stupides que spontanées, n'avaient pas ordinairement la vie très dure. Il vécut, l'espace d'un jour, sur l'espoir insensé d'une justice littéraire procurée par ce souteneur. Il rêva des polémiques inouïes, des envolées d'imprécations sublimes, toute la lyre vengeresse des ouragans réprobateurs! Il lui dirait enfin tout ce qu'il avait sur le cœur, à cette immonde société, dont l'inacceptable ignominie le faisait rugir!..

En vain, Leverdier s'efforça de mettre sous les yeux de ce désespéré le danger palpable de trop espérer. Pour tempérer son enthousiasme, il lui rappela tout ce qu'ils savaient, l'un et l'autre, de Beauvivier, ses habitudes de trahison, les verrous, les triples barres, les cadenas, les serrureries compliquées de cette conscience dangereuse, environnée de chausse-trapes et d'oubliettes à engloutir des éléphants, pénétrable seulement par de rares chattières à guillotine où les téméraires les plus altiers ne pouvaient passer qu'en rampant…

– Sans doute, répondait-il, mais qui sait? Je suis, peut-être, une bonne affaire aux yeux de cet homme. D'ailleurs, j'ai besoin d'espérer. Même en écartant toutes les considérations d'ordre élevé, songe donc, mon ami, que ce serait du pain pour ma pauvre compagne et pour moi.

– Hélas! dit l'autre, en l'accompagnant par les rues, je le désire, mais ce dîner m'inquiète un peu. Une drôle d'idée qu'il a eue, cet animal, de te fourrer le museau, du premier coup, dans l'auge à cochons! Enfin, sois prudent, endure pour Véronique tout ce qui ne sera pas absolument insupportable, et sauve-toi de bonne heure. Tu me retrouveras au café.

Les deux amis se séparèrent à la porte de Beauvivier.

Dès son entrée dans le vaste salon, où les nombreux convives s'empilaient, Marchenoir fut dégrisé de son rêve, instantanément. Il sentit, comme en une bouffée de dégoût, l'incompatibilité sans remède, infinie, de tout son être avec ces êtres nécessairement hostiles à lui, et dont quelques-uns étaient si bas qu'on pouvait s'étonner de les voir admis, même dans ce lieu de prostitution.

Ils représentaient, cependant, toute la presse dite littéraire, et même un peu la littérature, et, certes, il n'y avait pas, dans le nombre, un individu qui eût fait un geste pour le secourir, s'il avait été en danger, – un seul geste, – ou qui, même, eût hésité à l'y enfoncer davantage, en protestant de l'impartialité du coup de sabot qu'il lui eût appliqué sur le péricrâne. Pas une femme, d'ailleurs, ce qui donnait à pressentir qu'on allait être un peu goujat. Il se vit épouvantablement seul et détesté.

Beauvivier se précipita. – Mon cher monsieur Marchenoir, dit-il, vous étiez attendu avec la plus dévorante impatience. Messieurs, voici notre nouveau leader.

Néanmoins, il n'usa pas son précieux pharynx en présentations superflues. Les bonzes de la publicité s'inclinèrent comme des épis, et l'infortuné dut subir le contact de plusieurs mains sordides qui se tendirent vers lui. Tout à coup, il se trouva flanqué du docteur Des Bois et de Dulaurier, en qui renaissait une estime sans bornes pour ce ressuscité d'entre les morts. Le lycanthrope, déjà énervé, n'entendit qu'à peine les gazouillements du premier, mais le second paya pour tout le monde. Sans même y penser, il lui serra la main d'une telle force que le poète sigisbée ne put retenir ce cri: – Ah! vous me faites mal! – Je vous étreins comme je vous aime! mon cher, lui répondit-il, en le fixant avec des yeux froids et clairs plus inquiétants que la colère. Dulaurier s'éloigna sous l'aile de Chérubin, comme un chien rossé, et Marchenoir, enfin tranquille, prit une cigarette, et, s'enfonçant dans un fauteuil, se mit à considérer silencieusement cette populace de la plume, qui remuait la langue en attendant qu'on annonçât la mangeaille.

LVIII

Il vit d'abord, non loin de lui, le roi des rois, l'Agamemnon littéraire, l'archi-célèbre, l'européen romancier, Gaston Chaudesaigues, recruteur d'argent inégalable et respecté. Seul, le gibbeux Ohnet lui dame le pion et ratisse plus d'argent encore. Mais l'auteur du Maître de Forges est un mastroquet heureux qui mélange l'eau crasseuse des bains publics à un semblant de vieille vinasse, pour le rafraîchissement des trois ou quatre millions de bourgeois centre gauche qui vont se soûler à son abreuvoir, et il n'est pas autrement considéré. Il est unanimement exclu du monde des lettres, ce dont il brait, parfois, dans la solitude. Sans son héroïque ami Chérubin des Bois, qui a naturellement du goût pour les millionnaires et qui lui ouvre ses bras quand on est seul, ce triomphateur serait tout à fait sans consolation.

Chaudesaigues nage, il est vrai, dans une moindre opulence. Cependant, il dépasse encore les plus cupides sommets littéraires de toute la hauteur d'un Himalaya. Il faut se représenter une façon de juif-auvergnat, né dans le midi, et compatriote de Mistral, un troubadour homme d'affaires, un Lampiste des Mille et une Nuits, qui n'aurait qu'à frotter pour que le génie apparût et l'ÉCLAIRÂT. On se rappelle l'énorme succès de son livre sur le duc de Morny, qui avait protégé ses débuts, auquel il devait tout, et dont il épousseta et retourna les vieilles culottes aux yeux d'un public avide qui couvrit d'or le révélateur.

Il est ce qu'on appelle, dans une langue peu noble, «une horrible tapette.» En 1870, il avait attaqué Gambetta, dont il raillait, le mieux qu'il pouvait, la honteuse dictature. Quand la France républicaine eut décidé de coucher avec ce gros homme, sa nature de porte-chandelle se mit à crier en lui et il fit négocier une réconciliation, s'engageant provisoirement à ne plus éditer le volume où le persiflage était consigné.

Un peu avant le 16 mai, il s'en va trouver le directeur du Correspondant, revue tout aristocratique et religieuse, comme chacun sait. Il offre un roman: Les Rois sans patrie. Le thème était celui-ci: Montrer la royauté si divine que, même en exil et dans l'indigence, les rois dépossédés ne parviennent pas à devenir de simples particuliers, qu'ils sont encore plus augustes qu'avant et que leur couronne repousse toute seule, comme des cheveux, sur leurs fronts sublimes, par-dessus le diadème de leurs vertus. On devine l'allégresse du Correspondant. Mais le 16 mai raté, Chaudesaigues change son prospectus, réalise exactement le contraire de ce qu'il avait annoncé, et transfère sa copie dans un journal républicain.

Toutefois, ce n'est pas un traître pur, un traître pour le plaisir, à l'instar de Beauvivier. Il lui faut de l'argent, voilà tout, un argent infini, non seulement pour satisfaire ses goûts orientaux de rôdeur nocturne, mais afin d'élever, dans une occidentale innocence, les enfants à profil de chameau et à toison d'astrakan, qui trahissent, par le plus complet retour au type, l'infamante origine de leur père.

On n'avait peut-être jamais vu, avant lui, une littérature aussi âprement boutiquière. Son récent livre, Sancho Pança sur les Pyrénées, conçu commercialement, en forme de guide cocasse, d'un débit universel, avec des réclames pour des auberges et des fictions d'étrangers sympathiques, est, au point de vue de l'art, une honte indicible.

Son talent, d'ailleurs, dont les médiocres ont fait tant de bruit, est, surtout, une incontestable dextérité de copiste et de démarqueur. Ce plagiaire, à la longue chevelure, paraît avoir été formé tout exprès pour démontrer expérimentalement notre profonde ignorance de la littérature étrangère. Armé d'un incroyable et confondant toupet, voilà quinze ans qu'il copie Dickens, outrageusement. Il l'écorche, il le dépèce, il le suce, il le râcle, il en fait des jus et des potages, sans que personne y trouve à reprendre, sans qu'on paraisse seulement s'en apercevoir.

Virtuose de conversation, à la manière fatigante des méridionaux dont il a l'accent, il se trouble aisément en la présence d'un monsieur froid, qui l'écoute en le regardant, sans rien exprimer. Ce don Juan équivoque manque de tenue devant la statue du Commandeur.

Justement, il pérorait avec deux de ses compatriotes, aussi peu capables l'un que l'autre de l'intimider, Raoul Denisme et Léonidas Rieupeyroux. Le premier, raté félibre et gluant chroniqueur, est généralement regardé comme un sous-Chaudesaigues, ce qui est une façon lucrative de n'être absolument rien. Mais le crédit du maître est si fort que le vomitif Denisme arrive, tout de même, à se faire digérer. Incapable d'écrire un livre, il dépose, un peu partout, les sécrétions de sa pensée. On redoute comme un espion ce croquant chauve et barbu, qui a dû, semble-t-il, payer de quelque superlative infamie son ruban rouge et dont la perfidie passe pour surprenante.

Quant à Léonidas Rieupeyroux, c'est un personnage vraiment divin, celui-là, capable de restituer le goût de la vie aux plus atrabilaires disciples de Schopenhauer. Il est grotesque comme on est poète, quand on se nomme Eschyle. Il a la folie de la Croix du Grotesque. Méridional, autant qu'on peut l'être en enfer, doué d'un accent à faire venir le diable, il rissole, du matin au soir, dans une vanité capable d'incendier le fond d'un puits.

Il est l'inventeur des paysans épiques. La vieille truie, connue sous le nom de Georges Sand, les faisait idylliques et sentimentaux. Marchenoir, élevé au milieu de ces lâches et cupides brutes, se demanda, en voyant gesticuler Léonidas, quel pouvait être le plus bête de ces deux auteurs. Il conclut, en ce sens, à la supériorité de l'homme.

La fécondité de celui-ci consiste à publier éternellement le même livre sous divers titres. C'est une finesse du Tarn-et-Garonne. Si, du moins, ses paysans se contentaient d'être épiques, mais ils sont civiques, bonté du ciel! Pendant des cent pages, ils gargouillent et dégobillent les rengaînes les plus savetées, les plus avachies, les plus jetées au coin de la borne, sur les Droits de l'homme et les devoirs du citoyen, sans préjudice de la fraternité des peuples.

Un des poètes contemporains les plus démarqués nomma, un jour, Rieupeyroux, le Tartufe du Danube, mot exact et spirituel dont plusieurs imbéciles ont voulu se faire honneur. C'est, en effet, un hypocrite véhément, espèce très peu rare dans le midi. Hypocrite de sentiments, hypocrite d'idées et faux pauvre, il appartient à cette catégorie d'odieux cafards, dont la besace est gonflée du pain des indigents qu'ils ont dépouillés en leur volant la pitié du riche.

Un jour, ce personnage alla trouver Chaudesaigues et quelques autres financiers de lettres, dont il savait l'ascendant chez un éditeur fameux. Lamentateur fastueux et grandiloque, il raconta que sa mère venait d'expirer et qu'il était sans argent pour la mettre en terre. En même temps, d'impayables arriérés tombaient sur lui. Qu'allait-il devenir avec sa femme et ses enfants? Certes, il ne demandait pas d'argent à ses confrères, mais enfin, on pouvait agir pour lui sur l'éditeur qui ne refuserait pas d'escompter son génie. Bref, on parvint à faire dégorger, sans escompte, deux ou trois mille francs, au capitaliste circonvenu. Jusqu'à présent, l'histoire est banale. Mais voici:

Quelque temps après, Léonidas se présente, seul, et dit à son créancier qui s'était flatté doucement d'être un donateur:

– Monsieur, je suis un honnête homme. Vous m'avez avancé de l'argent et je suis ennuyé de ne pouvoir vous le rendre. Je n'en dors plus. Eh! bien, je vous apporte un manuscrit étonnant. Payez-vous de ce que je vous dois en le publiant.

L'éditeur, déjà fourbu de son premier sacrifice, et que la seule idée d'imprimer, par surcroît, du Rieupeyroux, comblait de terreur, essaya vainement de protester et de fuir. Il tenta, sans succès, de se couler par les fentes, de grimper au mur, de s'obnubiler sous le paillasson. Il fallut absolument qu'il y passât. Cet honnête homme, insolvable, allait peut-être se pendre chez lui.

Ainsi fut édité l'étonnant volume où cet enfant du midi, informant tous les peuples de ses relations amicales avec Baudelaire, raconte avec candeur la mystification personnelle dont sa vanité d'autruche fut le prodigieux substrat et qu'il est seul, depuis vingt ans, à ne pas comprendre.

La saleté physique de Rieupeyroux est célèbre. C'est un citoyen oléagineux et habité. Il ignore l'eau des fleuves et la virginale rosée des cieux. Il promène sous l'azur une fleur de crasse, immarcessible comme la pureté des anges. Ses cheveux, qu'il porte encore plus longs que Chaudesaigues, et qui flottent sur l'aile des vents, fécondent l'espace à la plus imperceptible nutation de son chef. On ne l'approche qu'en tremblant, et les voleurs, dont il doit avoir tant de crainte, y regarderaient à beaucoup de fois avant de le détrousser.

Un autre trio, curieux et illustre, était celui formé par Hamilcar Lécuyer, Andoche Sylvain et Gilles de Vaudoré, trois poètes romanciers.

Marchenoir savait par cœur son Lécuyer, qu'il avait, une fois, sanglé de la plus mémorable sorte. Ils s'étaient rencontrés, il y avait nombre d'années, chez Dulaurier, très humble alors, dont la petite chambre était un cénacle.

Cet africain, besogneux et hâbleur, mais rongé d'ambition, et qui méditait les rôles classiques de Catilina ou de Coriolan, aurait vendu sa mère à la criée, au carreau des Halles, pour attraper un peu de publicité. Cymbale sensuelle et ne vibrant qu'aux pulsations venues d'en bas, il était admirablement pourvu de tous les tréteaux intérieurs, par lesquels une âme élue de saltimbanque prélude, d'abord, au vacarme fracassant de la popularité.

Le moment venu, la cuve s'était débondée. Il en était sorti, comme d'un abcès monstrueux, des flots de sanie écarlate, des purulences recuites et granuleuses, de la bile d'assassin poltron et malchanceux, d'inexprimables moisissures coulantes et des excréments calcinés. Alors, on avait crié au prodige. Les redondances clichées et la frénésie piquée des vers de ses Chants sacrilèges avaient paru suffisamment eschyliennes à une génération sans littérature, qui n'a pas assez de langues dans sa gueule de bête pour lécher les pieds de ses histrions.

Prostitué publiquement à une comédienne cosmopolite, devenu lui-même acteur et jouant ses propres pièces en plein théâtre du boulevard, il avait fini par poser, sur sa tête crépue d'esclave nubien, une couronne fermée de crapule idéale et de transcendant cynisme, dont Marchenoir discerna, dès le premier jour, la fragilité et la basse fraude.

Réalité misérable! Ce bateleur n'est pas même un bateleur. Il n'y a pas en lui la virtualité d'un vrai sauteur, sincèrement épris de son balancier. Il suffit de gratter ce crâne fumant, pour voir jaillir, aussitôt, un romancier-feuilletonniste de vingtième ordre. C'est un bourgeois masqué d'art, très opiniâtre et très laborieux, mais aspirant à se retirer des affaires. La vile prose de son mariage avait éclairé bien des points obscurs, et la langue des vers de ce Capanée de louage – langue piteuse et pudibonde, jusque dans le paroxysme du blasphème, – trahit assez, pour un connaisseur, l'intime désintéressement professionnel du blasphémateur, qui n'a choisi le paillon de l'impiété que parce qu'il tire l'œil un peu plus qu'un autre et qu'il fait arriver un peu plus de ce désirable argent que le pur bourgeois recueillerait, avec sa langue, dans les boues vivantes d'un charnier!

Quelque considérable que fût, en réalité, la situation littéraire de ce négociant, l'équitable gloire n'avait pourtant pas frustré de sa mamelle Andoche Sylvain, le plus lu, peut-être, de tous les virtuoses assemblés chez le rédacteur en chef du Basile.

Celui-ci présente l'aspect d'un commissionnaire de gare congestionné, à la barbe épaisse et sale, au teint de viande crue et bleuâtre, à l'œil injecté et idiot, qu'on craindrait, à chaque minute, de voir rouler malproprement au milieu des colis qu'on lui aurait confiés en tremblant.

Le journal fameux où il renarde sa prose et même ses vers, lui doit, paraît-il, sa prospérité et double son tirage les jours où le nom du Coryphée rutile au sommaire. On lui doit, en effet, la création d'une chronique bicéphale, dont la puissance est inouïe sur l'employé de ministère et le voyageur de commerce. Alternativement, il pète et roucoule. D'une heure à l'autre, c'est la flûte de Pan ou le mirliton.

Son côté lyrique est fort apprécié des clercs de notaire et des étudiants en pharmacie qui copient, en secret, ses vers, pour en faire hommage à leur blanchisseuse. Mais son autre face est universellement baisée, comme une patène, par les dévots de la vieille tradition gauloise. Andoche Sylvain représente, pour tout dire, l'esprit gaulois. Il se recommande sans cesse de Rabelais, dont il croit avoir le génie, et qu'il pense renouveler en ressassant les odyssées du boyau culier et du grand côlon.

Cet écumeur de pots de chambre a trouvé, par là, le moyen de se conditionner une spécialité de patriotisme. De son castel d'Asnières, où ses travaux digestifs s'accomplissent à la satisfaction d'un peuple joyeux d'antiques rouleuses et de cabotins retraités, il sonne, à sa façon, la revanche de la vieille gaieté française et lâche de sonores défis au visage de l'étranger.

L'intelligente oligarchie républicaine a rémunéré ce champion d'une lucrative sinécure dans un ministère. Elle a même fini par le décorer, maladroitement, il est vrai. Il a été promu chevalier, comme bureaucrate et non comme poète, ce dont les journaux unanimes ont clamé toute une semaine, – offrant ainsi le spectacle inespérément ignoble d'un gouvernement de pirates réprimandé par une presse de coupeurs de bourses, pour n'avoir pas assez avili la littérature, en la personne incongrûment récompensée d'un accapareur de salaire, que tous les deux ont la prétention d'honorer.

Pour ce qui est de Vaudoré, c'est le plus heureux des hommes. Tout ce que la médiocrité de l'esprit, la parfaite absence du cœur et l'absolu scepticisme peuvent donner de félicité à un homme, lui fut octroyé.

On l'appelle, volontiers, l'un des maîtres du roman contemporain, par opposition à Ohnet, toujours envisagé comme point extrême des plus dégradantes comparaisons. Toutefois, il serait assez difficile de préciser la différence de leurs niveaux. Leur public est autre, sans doute. Mais ils disent les mêmes choses, dans la même langue, et sont équitablement payés d'un succès égal.

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25 haziran 2017
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