Kitabı oku: «Le Désespéré», sayfa 22
LXII
Marchenoir avait la réprobation scatologique. Le bégueulisme cafard des contemporains d'Ernest Renan l'avait rigoureusement blâmé pour l'énergie stercorale de ses anathèmes. Mais, avec lui, c'était une chose dont il fallait qu'on prît son parti. Il voyait le monde moderne, avec toutes ses institutions et toutes ses idées, dans un océan de boue. C'était, à ses yeux, une Atlantide submergée dans un dépotoir. Impossible d'arriver à une autre conception. D'un autre côté, sa poétique d'écrivain exigeait que l'expression d'une réalité quelconque fût toujours adéquate à la vision de l'esprit. En conséquence, il se trouvait, habituellement, dans la nécessité la plus inévitable de se détourner de la vie contemporaine, ou de l'exprimer en de répulsives images, que l'incandescence du sentiment pouvait, seule, faire applaudir. L'article qu'il avait donné à Beauvivier sur le scandale de la publicité pornographique, était, en ce genre, un tour de force inouï. C'était un Vésuve d'immondices embrasés.
Lorsqu'il fut mis en demeure d'exécuter le saut périlleux de sa lecture, le malheureux homme, un peu surchauffé par la chère exorbitante qu'on lui avait imposée, commençait à perdre cette cautèle d'occasion qui l'avait préservé, jusqu'alors, de la salissante familiarité du troupeau dont il subissait l'entourage. Il constatait, avec une joie pleine d'épouvante, que son armure de glace fondait sensiblement sous la température anormale de cette ribote. Ce qui arriverait ensuite, il le savait trop. Le fauve sortirait de lui sans qu'il pût l'en empêcher, et l'exhibition qu'il avait à faire, – de quelque manière qu'il s'y prît, – apparaîtrait d'autant plus comme un défi, qu'il s'échaufferait encore en mettant sa voix et son geste au diapason de ses agressives périodes. Il avait, malgré tout, fini par la désirer, cette lecture, comme un exutoire. L'énormité des sottises ou des infamies qu'il entendait, depuis une heure, appelait une éruption.
Il se leva donc, aussitôt que Beauvivier lui eût donné le paquet d'épreuves, et il se fit un profond silence, la curiosité malveillante des auditeurs étant à son comble.
– La Sédition de l'Excrément, articula lentement le lanceur de foudre.
À cet énoncé, le pion Mérovée, en train de tamponner, avec son mouchoir, l'impure viscosité de ses yeux malades, fit un haut-le-corps.
– Le titre promet, fit-il. M. Marchenoir n'a pas changé. Il tient toujours pour l'éloquence fécale.
– Messieurs, je vous en prie, intervint aussitôt Beauvivier, pas de commentaires.
Marchenoir, nullement déconcerté, lut alors, sans interruption, les trois cents lignes de son article. Il avait une espèce de voix de buccin, assez semblable à son style montueusement oratoire et calculé, semblait-il, pour la vocifération. Il lisait mal, comme il convient à tout prophète. Houleux et tumultuaire, ce vaticinateur déchaîné était plein de sanglots, de catafalques et de huées. Il faisait rouler sur les têtes, des quadriges de Mardi-Gras et des tombereaux de tonnerres. Il avait l'attendrissement sarcastique et l'engueulement solennel. Le mot abject, dont l'usage lui fut reproché si souvent, il avait une manière de le clamer, comme s'il eût été, à lui seul, une multitude, et ce mot devenait sublime, autant que l'imprécation désespérée de tout un peuple.
Il arriva ce que Marchenoir avait vu d'autres fois déjà. L'immobilité silencieuse de ceux qui l'écoutaient devint une stupeur. Aucune plainte ne s'éleva de ce tas d'hommes bafoués, houspillés, piétinés, rossés avec une férocité inouïe et une autorité tortionnaire de vendeurs d'esclaves. À la réserve de deux ou trois, qui l'avaient entendu déjà, les assistants ne s'étaient jamais avisés de soupçonner une chose semblable et ne pensèrent pas à s'en indigner. Beauvivier, lui-même, qui avait pourtant lu l'article, mais qui ne le reconnaissait plus, débité de cette façon, eut quelque peine à revenir de son ahurissement.
– Ma foi, Messieurs, dit-il, parfaitement sincère, avouez que ce que nous venons d'entendre est confondant. Nous nous devons à nous-mêmes de faire tout crouler ici, et il battit des mains. Les autres, décollés de leur étonnement et entraînés par l'exemple du patron, applaudirent à provoquer une émeute.
– Mais, … monsieur Marchenoir, continua le colonel du Basile, – s'adressant à son invité qui venait de se rasseoir après une inclination de tête imperceptible, – je ne vous connaissais pas cette force tragique, qui m'étonne encore plus, je vous assure, que votre talent d'écrivain, dont je fais, cependant, vous ne l'ignorez pas, la plus haute estime. C'est à se demander pourquoi vous n'êtes pas au théâtre. Vous en deviendriez le maître et le Dieu … N'est-ce pas votre avis, Beauclerc?
Le grand Sentencier n'eut pas le temps de rédiger son dispositif. Ces dernières paroles venaient de procurer à Marchenoir la sensation d'un formidable soufflet. La bonne foi évidente, en ce moment, de Beauvivier, faisait enfin ce que son insidieuse malice n'avait pu faire. Le lycanthrope était vraiment en fureur. Il devint pâle et ses yeux noircirent.
– Pardon, dit-il, en étendant la main, comme pour imposer silence au tas de viande poilue qu'on venait de consulter et qui se préparait à répondre, l'avis de M. Beauclerc est sans intérêt pour moi. Je tiens même à l'ignorer absolument, et je m'étonne, monsieur Beauvivier, que vous ayez eu l'idée de me faire asseoir à votre table pour mettre la dignité de ma personne en expertise. J'étais loin de supposer que la lecture que vous venez d'applaudir et que je n'ai faite que pour vous complaire, dût être, sitôt, l'occasion du mortifiant éloge dont vous m'accablez, et de l'arbitrage plus outrageant qu'il vous plaît d'invoquer.
Beauvivier, surpris, se récria:
– Comment est-il possible, cher monsieur, que vous dénaturiez à ce point mes paroles et mes intentions? En vérité, je ne devine pas en quoi j'ai pu vous offenser …
Plusieurs parlèrent à la fois. – Il est bien mal élevé, ce catholique! disait Beauclerc. – Il a été mordu par Veuillot, ajoutait Tinville. D'autres exclamations du même genre couraient d'un bout de la table à l'autre. Le chenil, un instant maté, retrouvait sa gueule.
– Si vous avez besoin que je vous explique en quoi vos paroles m'ont révolté, reprit Marchenoir, il est douteux que mes explications vous éclairent et vous satisfassent. Néanmoins, les voici, en aussi peu de mots que possible. Je regarde l'état de comédien comme la honte des hontes. J'ai là-dessus les idées les plus centenaires et les plus absolues. La vocation du théâtre est, à mes yeux, la plus basse des misères de ce monde abject et la sodomie passive est, je crois, un peu moins infâme. Le bardache, même vénal, est, du moins, forcé de restreindre, chaque fois, son stupre, à la cohabitation d'un seul et peut garder encore, – au fond de son ignominie effroyable, – la liberté d'un certain choix. Le comédien s'abandonne, sans choix, à la multitude, et son industrie n'est pas moins ignoble, puisque c'est son corps qui est l'instrument du plaisir donné par son art. L'opprobre de la scène est, pour la femme, infiniment moindre, puisqu'il est, pour elle, en harmonie avec le mystère de la Prostitution, qui ne courbe la misérable que dans le sens de sa nature et l'avilit sans pouvoir la défigurer.
Il a fallu le dénûment métaphysique particulier au XIXe siècle et l'énergie surprenante de sa déraison, pour réhabiliter cet art que dix-sept cents ans de raison chrétienne avaient condamné. Il paraît tout simple, aujourd'hui, de recevoir avec honneur et de pavoiser de décorations d'abominables cabots, que les bonnes gens d'autrefois auraient refusé de faire coucher à l'écurie, par crainte qu'ils ne communiquassent aux chevaux la morve de leur profession. Mais vous l'avez dit tout à l'heure, je ne suis pas de ce siècle, j'ai d'autres idées que les siennes, et parmi les choses répugnantes qu'il idolâtre, le prostibule de la rampe est surtout blasphémé par moi … Il vous était facile de conclure, ainsi que tant d'autres l'ont déjà fait, de l'intensité de mon coup de boutoir à une vocation d'assassin, par exemple, – ce qui n'aurait nullement altéré mon humeur. Vous pouviez inférer de ma prose et de ma diction, la folie furieuse ou, tout au moins, quelques scrofules honteuses, quelque bas ulcère dont la purulence cachée me sortirait jusque par les yeux … Sans hésiter, vous expliquez tout de moi par des facultés de saltimbanque et vous m'offrez un avenir de bouffon de la canaille. Voilà, je vous l'avoue, ce qui dépasse complètement mes capacités de résignation.
Pendant que parlait l'étrange rebelle, un murmure plus qu'hostile s'élevait autour de lui et montait jusqu'au grondement. Aussitôt qu'il eût fini, les aboiements éclatèrent. Il fallait qu'on en eût gros sur le cœur, et depuis longtemps. Un inconnu, proférant les mêmes impiétés, n'aurait obtenu que des interjections de rappel à l'ordre ou de silencieux et compatissants sourires, – car le monde de la plume est, en général, fort attentif aux pratiques extérieures de la plus urbaine indulgence, surtout en la présence des bêtes féroces.
Mais, ici, on avait affaire à l'ennemi commun, à celui dont personne ne pouvait être l'ami et qui ne pouvait être l'ami de personne. Marchenoir était un hérétique négateur du Saint Sacrement de la crapule, au milieu d'un ripaillant concile de théologiens et de hauts prélats du maquerellage. Le vomissement sur les comédiens éclaboussait à peu près tous ces courtiers de luxure ou de vanité, qui prospéraient en exploitant les plus viles passions de leur temps. Puis, il fallait bien qu'on se vengeât de la surprise qu'on venait d'avoir et des applaudissements qu'on avait donnés par l'effet d'un ascendant inexplicable.
Il y eut, alors, un concert de trépidations, un crépitement d'injures, une bourrasque de mauvais souffles, une clameur composée de toutes les formules d'excommunication et d'interdit, usitées dans les séances les plus orageuses des parlements de la racaille. Les têtes, chauffées à l'esprit de vin et fumantes sous la girandole, n'étaient plus en état de garder aucune mesure, et la vérité de leur goujatisme transsudait de leur congestion. Il n'était pas jusqu'au docteur Des Bois, l'intime de tout le monde et, en particulier, du glorieux Paulus, qui n'eût quelque chose à dire, et qui n'exprimât, – en un style vérifié par l'auteur du Maître de Forges, – que Marchenoir avait le malheur de «ne pas savoir se tenir en société.»
Beauvivier, excessivement inquiet, se prenait à craindre, pour de bon, que son complot n'eût un dénouement fâcheux, et que l'amusante exhibition du monstre qu'il avait rêvée, ne devînt, – par la malchance d'une considérable addition de calottes, – une tragédie sans gaieté. Vainement, il essaya, par gestes et conjurations impuissantes de sa frêle voix, de rétablir l'ordre.
Au fait, l'aspect du monstre n'était pas pour inspirer précisément la sécurité. Il était demeuré assis, il est vrai, et très calme en apparence, mais ses yeux, dilatés à l'intérieur, réverbéraient, en noir profond, la colère générale. On devinait qu'il était plus à son aise, de se voir en butte à tous les carreaux, et qu'il jouissait de sentir monter son courage. Il attendit que la première furie s'apaisât d'elle-même, naturellement, par l'exhalation pure et simple de l'injure ou du démenti que chacun de ses adversaires pouvait avoir à lui décerner.
Quand le moment lui sembla venu, il se leva, et ce diable d'homme se mit à parler, en commençant, d'un ton si particulièrement sonore et grave qu'il obtint le silence.
– Il me serait extrêmement facile, messieurs, de prendre ici un objet quelconque, – ne fût-ce que M. Champignolle, – et de m'en servir pour vous rosser tous. Quelques-uns d'entre vous qui me connaissent, – appuya-t-il, en regardant Dulaurier que son dandysme clouait au rivage, – savent que j'en suis capable, et je n'essaierai pas de vous dissimuler que j'en suis fort tenté, depuis un instant. Cet exercice me soulagerait et rendrait ma digestion plus active. Mais, … à quoi bon? Je vais partir simplement et vous pourrez, alors, entrelacer vos esprits fraternels dans la paix parfaite. Je ne suis pas des vôtres et je l'ai senti dès mon entrée. Je suis une façon d'insensé, rêvant la Beauté et d'impossibles justices. Vous rêvez de jouir, vous autres, et voilà pourquoi il n'y a pas moyen de s'entendre.
Seulement, prenez garde. La salauderie n'est pas un refuge éternel, et je vois une gueule énorme qui monte à votre horizon. On souffre beaucoup, je vous assure, dans le monde cultivé par vous. On est sur le point d'en avoir diablement assez, et vous pourriez récolter de sacrées surprises … Dieu me préserve d'être tenté de vous expliquer la sueur de prostitution qui vous rend fétides? La force des choses vous a rempli d'un pouvoir qu'aucun monarque, avant ce siècle, n'avait exercé, puisque vous gouvernez les intelligences et que vous possédez le secret de faire avaler des pierres aux infortunés qui sanglotent pour avoir du pain.
Vous avez prostitué le Verbe, en exaltant l'égoïsme le plus fangeux. Eh! bien, c'est l'épouvantable muflerie moderne, déchaînée par vous, qui vous jettera par terre et qui prendra la place de vos derrières notés d'infamie, pour régner sur une société à jamais déchue. Alors, par une dérision inouïe, capable de précipiter la fin des temps, vous serez, à votre tour, les représentants faméliques de la Parole universellement conspuée. Je vois, en vous, les Malfilâtres sans fraîcheur et les minables Gilberts du plus prochain avenir. Jamais on n'aura vu un déshonneur si prodigieux de l'esprit humain. Ce sera votre châtiment réservé, d'apprendre, à vos dépens, par cette ironie monstrueuse, les infernales douleurs des amoureux de la Vérité, que votre justice de réprouvés condamne à se désespérer tout nus, comme la Vérité même. Mon plus beau rêve, désormais, c'est que vous apparaissiez manifestement abominables, car vous ne pouvez pas, en conscience, l'être davantage. Au nom des lettres qui vous renient avec horreur, vous vivez exclusivement de mensonge, de pillage, de bassesse et de lâcheté. Vous dévorez l'innocence des faibles et vous vous rafraîchissez en léchant les pieds putrides des forts. Il n'y a pas, en vous tous, de quoi fréter un esclave assez généreux pour ne vouloir endurer que sa part congrue d'avilissement, et disposé à regimber sous une courroie trop flétrissante. J'espère donc vous voir, dans peu, sans aucun argent et tondus jusqu'à la chair vive, puisqu'il n'existe pas d'autre expiation pour des âmes de pourceaux telles que sont les vôtres.
J'espère aussi que ce sera la fin des fins, – continua Marchenoir, s'exaspérant de plus en plus, – car il n'est pas possible de supposer le proconsulat d'une vidange humaine qui vous surpasserait en infection, sans conjecturer, du même coup, l'apoplexie de l'humanité. En ce jour, peut-être, le Seigneur Dieu se repentira, – comme pour Sodome, – et redescendra, sans doute, enfin! du fond de son ciel, dans la suffocante buée de notre planète, pour incendier, une bonne fois, tous nos pourrissoirs. Les anges exterminateurs s'enfuiront au fond des soleils, pour ne pas s'exterminer eux-mêmes du dégoût de nous voir finir, et les chevaux de l'Apocalypse, à l'apparition de notre dernière ordure, se renverseront dans les espaces, en hennissant de la terreur d'y contaminer leurs paturons!..
Ayant vociféré ces derniers mots d'une voix qui parut presque surhumaine, l'imprécateur s'en alla frémissant, la tête haute et les yeux en flammes. Les auditeurs comprirent probablement qu'il ne ferait bon pour personne lui barrer le chemin, en lui présentant un manuel de civilité, car ceux au milieu desquels il dut passer s'écartèrent avec un empressement visible.
Une demi-heure après, il disait, en se laissant tomber sur une banquette du café où l'attendait Leverdier:
– Cher ami, mon journalisme est fricassé, mais, c'est égal, je n'ai pas payé trop cher la volupté de leur sabouler la gueule!
LXIII
À partir de ce jour, le révolté s'enferma dans la plus haute citadelle de son esprit. Il se remit courageusement à son livre sur le Symbolisme. Il se représenta que c'était la dernière ressource qui lui restait, et calcula qu'avec l'argent du bon général des Chartreux, il irait quelques mois encore, et pourrait, sans doute, le terminer. Alors, il arriverait ce que Dieu voudrait, mais, du moins, cette œuvre, dont il se sentait la vocation et qui criait en lui pour être enfantée, se trouverait accomplie.
Aucune porte, d'ailleurs, ne paraissait devoir s'entr'ouvrir. Son premier article au Basile avait été le dernier. Il avait paru, effectivement, le surlendemain du fameux dîner, mais tellement défiguré par des atténuations et des retranchements sans nombre, qu'il ne le reconnaissait plus, et que le premier chroniqueur venu l'aurait pu signer. Il s'y attendait un peu et n'en eut point de colère. Il déplora seulement que son nom même n'eût pas été raturé comme ses épithètes et, il ressentit, de cette lâche sottise, une amertume poignante qui le paralysa, intellectuellement, tout un jour. Puis, ce fut fini.
Du côté des catholiques, il avait éprouvé, depuis longtemps, de telles aversions, qu'il ne fallait même pas y songer. L'hostilité cafarde de ce groupe était, peut-être, encore plus enragée que la haine déclarée des mécréants. Il l'avait bien vu pour sa Vie de Sainte Radegonde, livre exclusivement religieux, s'il y en eût jamais, dont les catholiques eussent dû faire le succès, et qu'ils avaient éteint, du premier coup, sous un implacable silence. Pour ces nyctalopes, la pourpre vive du talent de Marchenoir était un scandale d'optique, pouvant mettre en danger la santé de leurs méchants yeux, et qu'ils se firent un devoir d'étouffer comme une tentation du Diable. Le nouveau livre qu'il préparait ne les indignerait pas moins. En supposant qu'il trouvât un éditeur, – ce qui paraissait peu probable, – quel moyen aurait son œuvre d'arriver jusqu'au public et d'obtenir ce demi-succès de vente si nécessaire à la subsistance de l'auteur? Décidément, l'avenir était horrible.
Marchenoir travaillait à corps perdu, écartant, comme il pouvait, cette vision de désespoir. Mais elle revenait, quand même, s'imposant despotiquement au malheureux homme. Alors, la plume tombait de sa main et, quoi qu'il pût faire, il lui fallait repasser toute sa vie et reboire tous les souvenirs amers. C'était une mélancolie de damné. Dans ces moments, Véronique s'approchait et, s'inclinant sur l'épaule de ce porte-croix chargé d'un si dur fardeau, s'efforçait de le ranimer. – Pauvre chère âme, disait-elle, que ne puis-je prendre sur moi toute votre peine! et, souvent, ces deux êtres s'attendrissaient l'un sur l'autre et pleuraient ensemble.
Or, cela même était un autre danger et une source de douleurs nouvelles, – incomparables. Marchenoir se sentait plus amoureux que jamais. Avec une terreur immense, il se voyait de plus en plus captif et chargé de chaînes. Il avait beau regarder la mutilée, dans l'espérance de recueillir l'horreur dont elle avait prétendu masquer son visage, cette impression salutaire ne venait pas. Il ne trouvait en elle qu'un objet de pitiés amollissantes, qui s'achevaient en de suggestives incitations. Ce rêveur, chaste autant qu'un moine, brûlait comme un sarment …
Tel était le résultat définitif, l'aboutissement suprême de tant d'efforts, de si complètes victoires antérieures sur sa chair et sur son esprit. À quarante ans, il revenait aux troubles de l'adolescence. Il lui fallait, déjà brisé tant de fois, résister encore à cet effrayant retour de jeunesse qui déracine les âmes les moins entamées et les plus robustes. Et il ne voyait pas d'issue pour fuir. Le travail, la prière même, ne le calmaient pas. Tout le trahissait. Les eucharistiques tendresses de sa foi ne servaient qu'à pencher un peu plus son cœur sur cet abîme du corps de la femme, où vont se perdre, en grondant, les torrents humains dévalés des plus hautes cimes. Le Christ saignant sur sa Croix, la Vierge aux Sept Glaives, les Anges et les Saints lui tendaient l'identique traquenard de liquéfier son âme à leurs fournaises…
La situation morale de Marchenoir était épouvantable. Aucun être humain ne saurait s'arranger de la privation perpétuelle de tout bonheur. Les plus misérables n'acceptent pas cet inacceptable dénûment. On peut toujours se donner un vice, une manie, ou se précipiter au suicide. Ces trois solutions révoltaient également l'amoureux mystique, sans qu'il fût plus capable que le dernier vagabond d'en dénicher une quatrième. Le bonheur! il en avait été affamé toute sa vie, sans espoir de rassasiement. Personne ne l'avait jamais cherché avec une telle furie… et une si parfaite incrédulité. Et encore, il l'avait cherché trop haut, dans un éther trop subtil, même pour l'illusion.
Maintenant, par une dérision satanique, cet éternel désir d'être heureux, – cette inapaisable soif d'une fontaine qui n'existe pas pour les êtres supérieurs, – se précisait, à deux pas de lui, sous la forme d'un objet palpable, dont la possession l'eût comblé d'horreur. Il se tordait de rage, il se soufflettait lui-même, à la pensée que cette sainte, – qui était sa gloire et sa rançon, – il la convoitait charnellement comme une maîtresse vulgaire! Ah! c'était bien la peine d'endurer quarante martyres, de s'exténuer par tant de labeurs, de se consumer au pied des autels et de laver les pieds de Jésus d'un million de larmes, pour aboutir finalement à la saleté de cette obsession!..
Il s'enfuyait loin de la maison, forcé d'abandonner son travail, et marchait hors de Paris, sur les routes et par les chemins déserts, en criant vers Dieu dans d'interminables pérambulations solitaires. Mais la Tentation ne le lâchait pas et souvent, même, en devenait plus active. Elle se perchait comme un aigle sur ce marcheur, les ongles plantés dans son cou, l'aveuglant des ailes, le déchiquetant du bec, lui dévorant la cervelle, et dominant de ses cris de victoire la clameur de détresse du Désespéré.
Des frénésies soudaines le saisissaient, le rendaient vraiment énergumène. Il se jetait, en mugissant comme un buffle pourchassé, dans les taillis, au risque de se déchirer le visage ou de se crever les yeux, insensible aux écorchures et aux meurtrissures, – quelquefois aussi se roulait sur l'herbe en écumant à la façon des épileptiques, appelant à son secours, indistinctement, les puissances de tous les abîmes. Un soir, il se réveilla dans un fourré du bois de Verrières, glacé jusqu'à la moëlle des os, ayant dormi de ce perfide et profond sommeil des épuisés de chagrin, qui les réconforte pour qu'ils puissent un peu plus souffrir.
Dans l'accalmie nerveuse qui suivait ces crises, son imagination, toujours inquiète, lui représentait, pour varier son supplice, Véronique telle qu'elle avait été, hier encore, avant de se massacrer elle-même, pour l'amour de lui. Alors, il se laissait aller à des calculs de marchand d'esclaves, se disant qu'après tout, le mal n'était pas irréparable, que les cheveux et les dents peuvent s'acheter et qu'il ne tenait qu'à lui de restaurer l'idole de sa perdition. Puis, le sentiment revenait, aussitôt, de son éternelle indigence, – ramenant cette âme malheureuse au centre le plus désolé de ses infernales douleurs!