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XXII
MANUEL
D’ÉROTOLOGIE CLASSIQUE
PAR FRÉD. – CH. FORBERG72
L’éminent auteur de ce livre n’a pas beaucoup fait parler de lui; son nom est quelquefois cité, dans les Manuels et les Catalogues, à propos de l’Hermaphroditus d’Antonio Beccadelli, surnommé le Panormitain, qu’il a édité: Brunet, Charles Nodier, la Bibliographie des ouvrages relatifs aux femmes, à l’amour et au mariage, le mentionnent à cette occasion; la liste de ses ouvrages se trouve d’autre part dans l’Index locupletissimus librorum ou Bücher-Lexicon de Christian-Gottlob Kayser (Leipzig, 1834). Mais, sauf l’Allgemeine Deutsche Biographie, que la Commission historique de l’Académie de Munich a commencé à publier en 1878 et qui lui a consacré une courte Notice, tous les Dictionnaires ou Recueils de Biographie ancienne et moderne sont muets à son égard; le Conversations-Lexicon et l’immense Encyclopédie de Ersch et Gruber n’ont pas une ligne pour lui: chez nous, Michaud, Didot, Bachelet et Dezobry, Bouillet, Vapereau, ignorent complètement son existence. Il vaut pourtant bien la peine qu’on en dise un mot ou deux.
Friedrich-Karl Forberg, né en 1770 à Meuselwitz (Duché de Saxe-Altenbourg), mort en 1848 à Hildburghausen, était un adepte et un collaborateur de Fichte; il s’occupa aussi d’exégèse religieuse, et fut surtout un philologue, un humaniste érudit et curieux. Il suivit d’abord la carrière universitaire; privat-docent en 1792, professeur-adjoint de Philosophie à la Faculté d’Iéna (1793), il fut nommé, en 1796, co-recteur à Saalfeld. Sa thèse inaugurale: Dissertatio inauguralis de æsthetica transcendentali, porte la date de 1792 (Iéna, in-8o); il la fit suivre d’un Traité des bases et des règles du libre-arbitre, en Allemand (Iéna, 1795, in-8o) et d’un Fragment tiré de mes papiers, en Allemand (1795). De 1796 à 1800, il contribua pour une large part à la défense des doctrines de Fichte dans les Journaux, les Revues, notamment le Magasin philosophique de Schmid, et dans diverses feuilles fondées par Fichte lui-même. Il publia en outre: Animadversiones in loca selecta Novi Testamenti (Saalfeld, 1798, in-4o); Apologie pour son prétendu athéisme, en Allemand (Gotha, 1799, in-8o); Des devoirs des Savants, en Allemand (Gotha, 1801, in-8o), etc.
La seconde partie de sa carrière semble avoir été uniquement consacrée aux lettres. En 1807, il fut nommé conservateur de la Bibliothèque aulique, à Cobourg, et, philosophe désabusé, se voua décidément au culte de l’antiquité Latine et Grecque. Antérieurement déjà ses goûts s’étaient manifestés par de jolies éditions qu’il avait données de petits poètes érotiques Latins; elles forment une collection de six ou huit volumes tous imprimés en format in-16, avec des encadrements rouges, qu’il est fort difficile de se procurer. La découverte qu’il fit, dans la Bibliothèque de Cobourg, d’un manuscrit de l’Hermaphroditus du Panormitain, offrant des leçons et variantes précieuses, lui suggéra l’idée d’en donner une édition définitive, avec de copieux commentaires. Cet Hermaphroditus, ainsi intitulé «parce que», dit La Monnoye, «toutes les ordures touchant l’un et l’autre sexe font la matière du volume,» est un recueil d’épigrammes Latines farcies de centons de Virgile, d’Ovide, de Martial, où la mémoire a beaucoup plus de part que l’imagination et qui ne nous a jamais semblé avoir une grande valeur littéraire; mais les mésaventures du livre, autrefois brûlé, en manuscrit, sur les places publiques de Bologne, de Ferrare et de Milan, les anathèmes dont l’ont poursuivi quelques savants, la faveur que lui ont au contraire accordée certains autres, heureux sans doute du plaisir que peuvent causer de vieilles réminiscences, lui a valu une sorte de réputation. L’abbé Mercier de Saint-Léger l’édita le premier, à Paris, en compagnie de quatre autres poètes du même genre: Ramusius de Rimini, Pacificus Maximus, Jovianus Pontanus et Jean Second73. Mais Forberg, tout en appréciant le travail et surtout l’audace de l’érudit Français, y trouvait beaucoup à reprendre: les Épigrammes du Panormitain ne portaient pas de numéros, ce qui rendait les citations difficiles; un grand nombre de leçons étaient fautives, et, grâce à son manuscrit, il pouvait les corriger; enfin, Mercier de Saint-Léger avait négligé de faire de son auteur un commentaire perpétuel, de l’éclairer au moyen de notes et de rapprochements, alors que, de l’avis de Forberg, un tel livre exigeait des notes par dizaines et par centaines, que chaque vers, chaque hémistiche, chaque mot offrait matière à des réflexions philosophiques, à des rapprochements d’un grand intérêt. Il reprit donc l’œuvre et se mit à colliger curieusement tout ce que les Anciens avaient pu écrire sur les matières scabreuses dont traite l’Hermaphroditus; mais, arrivé au bout de sa tâche, il s’aperçut que son Commentaire submergerait le livre, qu’à peine pourrait-il en donner un vers toutes les deux ou trois pages, le reste étant pris par ses Notes, et que ce serait un chaos à ne plus s’y reconnaître. Faisant de son travail deux parts, il laissa la moindre au bas de l’Hermaphroditus, réduit à n’être accompagné que des éclaircissements les plus indispensables, et de la seconde, de sa plus copieuse moisson de recherches érudites, il composa un traité spécial qu’il fit imprimer à la suite, sous le titre d’Apophoreta, ou Second service, ce traité ne devant être, dans son intention, qu’une sorte de dessert après le repas substantiel fourni par le poète Latin du XVe siècle. Le tout forme un volume très recherché des amateurs: Antonii Panormitæ Hermaphroditus; primus in Germania edidit et Apophoreta adjecit Frid. Carol. Forbergius. Coburgi, sumtibus Meuseliorum, 1824, in-8o74.
Le bon Forberg se trompait, par trop de modestie: le vrai repas substantiel, nourrissant, savoureux, c’est le sien, celui qu’il a tiré de son propre fonds, de son inépuisable mémoire et de la connaissance étonnante qu’il avait, jusque dans leurs infiniment petits détails, des auteurs Grecs et Latins. En réimprimant cet excellent travail, qui méritait assurément d’être traduit, nous lui avons donné un autre titre qui lui convient beaucoup mieux, celui de Manuel d’Érotologie classique. Par le charme, l’abondance, la variété des citations, c’est une précieuse Anthologie érotique; par la classification méthodique des matières, Forberg en a fait un ouvrage didactique, un véritable Manuel. Sa préoccupation première avait été de rassembler, chez les Grecs et les Latins, le plus grand nombre des traits épars qui pouvaient servir de point de comparaison avec les Épigrammes de Beccadelli; en possession de tant de richesses, il a été amené à y introduire de l’ordre, à ranger les uns près des autres les textes similaires, et il s’est arrêté à une division en huit chapitres, répondant à autant de manifestations spéciales de la fantaisie amoureuse ou de ses dépravations. Dans chaque classe, il a encore trouvé à faire des subdivisions, comme le sujet le requérait, à noter des particularités, des individualités, et le contraste entre cet appareil scientifique et les facétieuses matières soumises aux lois rigoureuses de la déduction, de la démonstration, n’est pas ce qu’il y a de moins plaisant. Un grave savant d’outre-Rhin était peut-être seul capable d’avoir l’idée de classer ainsi par catégories, groupes, espèces, variétés, genres et sous-genres toutes les sortes connues de voluptés naturelles et extra-naturelles, d’après les auteurs les plus dignes de foi. Mais Forberg a poursuivi encore un autre but. Au cours de ses recherches, il avait remarqué combien les annotateurs et les interprètes sont en général sobres d’éclaircissements aux endroits qui en demanderaient davantage, les uns par une fausse retenue et de peur de se montrer trop savants, les autres par ignorance; combien aussi se sont trompés et ont commis d’insignes bévues, faute d’entendre la langue érotique et d’en saisir les nuances infinies. Le savant humaniste a précisément fait porter ses plus décisives observations sur ces endroits difficiles et obscurs des anciens poètes, sur ces locutions d’une ambiguité voulue, qui ont mis à la torture les critiques et fait se fourvoyer les plus doctes. Ce qu’il a compulsé d’auteurs, tant Grecs que Latins, Français, Allemands, Anglais, Hollandais, pour établir son exacte et judicieuse classification, monte à un chiffre formidable; on trouve dans le Manuel d’Érotologie quelque chose comme cinq cents passages, empruntés à plus de cent cinquante ouvrages différents, tous contrôlés, expliqués, commentés, et, le plus souvent, de ténébreux qu’ils étaient, rendus la lucidité même par leur simple rapprochement. Avec Forberg pour guide, nul ne risque plus désormais de s’égarer, de croire, comme M. Leconte de Lisle, que cette femme dont Horace dit qu’elle ne change ni de costume ni de lieu, peccatve superne, «n’a pas failli outre mesure»; il s’agit bien de cela! ou de traduire, comme M. Nisard dans Suétone: illudere capiti alicujus, par: «attenter à la vie de quelqu’un».
Philosophe, Forberg a traité ces délicates matières en philosophe, c’est-à-dire d’une façon toute spéculative, en homme bien détaché des choses d’ici-bas et particulièrement des lubricités qu’il s’était donné la tâche de soumettre à un examen si attentif. Il déclare n’en rien savoir par lui-même, n’avoir jamais songé à s’en rendre compte expérimentalement, et n’en connaître que ce qu’en disent les livres. Sa candeur est à l’abri de tout soupçon. Elle ne lui a toutefois pas épargné les censures; mais, comme il a réplique à tout et des autorités pour tout, il y avait répondu d’avance par ce mot de Juste-Lipse, à qui l’on reprochait de se délecter aux turpitudes de Pétrone: «Les vins, quand on les pose sur la table, surexcitent l’ivrogne et laissent fort calme l’homme sobre; de même, ces sortes de lectures échauffent peut-être une imagination déjà dépravée, mais elles ne font aucune impression sur un esprit chaste et tempérant.»
Octobre 1882.
XXIII
LA CAZZARIA
D’ANTONIO VIGNALE75
Tous les curieux connaissent, tome IV du Ménagiana, une longue lettre de La Monnoye dans laquelle cet intrépide érudit, ce fin connaisseur en tant de doctes matières, s’adressant plus spécialement «aux amateurs de la gaie littérature», recommande à un sien correspondant anonyme, alors en Italie, la recherche d’une notable quantité de manuscrits uniques, de livres introuvables ou rarissimes: les Centons de Lælius Capilupus; le Philelphe in-folio de l’an 1502; les Trecento Novelle de Franco Sacchetti, non encore imprimées, ce dont il s’émerveille; les Novellæ Hieronymi Morlini, 1520, in-4o, avec privilège du Pape! le Petrus Delphinus de 1524, in-folio, etc. Arrivé aux Ragionamenti de P. Aretino, il pense qu’on doit en trouver assez facilement à Venise les plus anciennes éditions «prétendues faites à Turin, quoiqu’elles soient sûrement de Venise», dit-il, ce qui est vrai, et il ajoute:
«On trouve à la suite de la Première Partie un Dialogue merveilleux de l’Arsiccio Intronato. Vous en jugerez par le titre qui est la Καζζαρία. Un académicien Siénois, dont le vrai nom est Antonio Vignali de’ Buonagiunti, en est l’auteur. J’ai ce Dialogue manuscrit, et je voudrois bien avoir de même les sèze Sonnets que fit l’Arétin pour mettre au bas des figures gravées par Marc-Antoine, de Boulogne d’après les dessins de Jules Romain.»
En attendant les Sonnets, qu’il ne devait jamais réussir à se procurer, La Monnoye fut si charmé de la Cazzaria, ce «Dialogue merveilleux», qu’il le recopia diligemment et soigneusement, de sa minuscule écriture de savant habitué à ponctuer de pattes de mouche les marges des livres. Sa copie passa entre les mains de Charles Nodier, qui mit au-devant cette petite Note:
«S’il y a quelque chose de plus rare que la Cazzaria d’Antonio Vignale, c’est la copie de la Cazzaria faite de la main de La Monnoye. Je n’ai pas eu le choix entre le livre et le manuscrit, mais il me semble que j’aurais été fort embarrassé de choisir.»
Un simple regard jeté sur la Table des Matières justifiera aux yeux du lecteur intelligent l’estime toute particulière que La Monnoye et Nodier faisaient de ce livre singulier, d’un esprit si fin, d’une érudition si peu commune. Nous n’avons chez nous que le Moyen de parvenir où des problèmes de même nature aient été abordés avec cet aplomb magistral. L’auteur connaissait-il la Cazzaria et s’en est-il inspiré? Quelques ressemblances ont pu le faire croire. Ainsi le conte des Trois Filles se trouve dans tous les deux (Cazzaria, voy. pag. 33 et 35, et Moyen de parvenir, chap. LXIII), avec quelques modifications toutefois, car, dans ce dernier, les trois filles sont trois Nonnes, et l’Abbesse vient les mettre d’accord en leur faisant part de sa propre expérience: au lieu d’un morceau à trois mains nous avons un morceau à quatre mains. Les motifs de la prééminence dont jouit ce que nos pères appelaient Messire Luc sont exposés dans le Moyen de parvenir, ch. XLI, à peu près comme dans la Cazzaria. Une autre question bien intéressante: Perche pisciando si tirin le coreggie, est aussi posée dans le Moyen de parvenir, chap. XL, mais il est donné du fait une tout autre raison; enfin, Béroalde de Verville revient à deux reprises, chap. LV et XCIV, sur le problème capital qui est le sujet même ou tout au moins le prétexte de la Cazzaria, savoir: Perche i coglioni non entrino…; il pose la question par deux fois et n’en indique aucune solution, quand il aurait pu satisfaire la curiosité du lecteur sans se mettre en frais d’invention, s’il avait lu la Cazzaria. Tout compte fait, les points de contact que présentent les deux ouvrages sont peut-être plutôt de simples rencontres que des emprunts, et pour l’ensemble, la forme, le style, on ne peut noter entre eux que des dissemblances très accusées: autant le Moyen de parvenir, avec ses conversations à bâtons rompus, ses coq-à-l’âne perpétuels, est embrouillé, confus, d’une lecture pénible, malgré tous les bons mots, tous les jolis contes dont il est semé, et qui aident à digérer ce galimatias, autant la Cazzaria est claire, limpide, méthodique, écrite tout du long d’un style agréable et soigné, qui n’est pas sans avoir quelque prétention au style académique.
Ce fut peut-être le morceau de réception de son auteur, lorsque entre 1525 et 1530 il fonda dans sa ville natale, à Sienne, l’Académie des Intronati, c’est-à-dire des Stupides, des Hébétés, et y gagna haut la main le titre d’Archi-Intronato. Il y converse avec un autre académicien, le Sodo (Marcantonio Piccolomini), et mentionne un certain nombre de ses confrères, qu’il désigne seulement par leurs surnoms: le Musco, le Discreto, l’Importuno, le Folletico, l’Impassionato, l’Affumicato, le Svegliato, l’Ombroso, l’Accorto, le Circoloso, le Duro, le Caperchia, le Soppiatone, le Sosperone, etc.; comme il invoque leur témoignage sur quelques points controversés et rapporte leurs opinions, on peut conjecturer qu’ils s’occupaient assez ordinairement des matières traitées dans la Cazzaria, mais sauf l’Affumicato, le Svegliato et l’Ombroso, que l’on sait être le comte Achille d’Elci, Diomede Borghesi et Figliuccio Figliucci, ils sont tous parfaitement inconnus. Il en est de même du Bizarro et du Moscone, dont le premier est supposé écrire au second la jolie lettre qui sert d’introduction au volume.
Sans la Cazzaria, Vignale (ou Vignali) de’ Buonagiunti ne jouirait pas lui non plus d’une bien grande notoriété. On ignore la date de sa naissance; et tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il mourut en 1559, banni de Sienne, et secrétaire du Cardinal Cristoforo Madrucci, gouverneur de Milan. Il n’a composé de plus qu’une comédie en prose, la Floria, imprimée après sa mort, en 1560, et très rare (Fontanini et Apostolo Zeno la disent extrêmement licencieuse), et une Lettre sur les proverbes à double sens (Alcune Lettere piacevoli, una dell’Arsiccio Intronato [Antonio Vignale] in proverbj, e l’altre di Alessandro Marzj, Sienne, 1587, in-4o). Cette faible contribution à l’éclat littéraire de l’Italie n’aurait guère attiré sur lui les regards de la postérité: il doit uniquement de se survivre au Dialogue fescennin, comme l’appelle Apostolo Zeno, que nous réimprimons et dont nous avons essayé de faire passer dans notre langue les spirituelles excentricités.
Les bibliographes mentionnent quatre anciennes éditions, toutes sans date, de la Cazzaria, et aujourd’hui introuvables76. Le libraire Molini prétendait en avoir vu une imprimée à Venise, en caractères Italiques, et portant la date de 1531. C’est en effet vers cette époque qu’elle dut paraître. Dans sa Priapea, imprimée en 1541, Niccolo Franco prête ces paroles à l’auteur, dédiant son livre au Dieu des jardins:
Priape, je suis l’Arsiccio, Archi-Stupide,
Et en la Stupidité le premier de tous;
Aujourd’hui, pour te rendre un suprême honneur,
Je t’apporte en don un mien livre.
Ici sont des cazzi de tout état,
Cazzi de rien du tout et cazzi d’importance,
Cazzi pour femmes veuves et Nonnes,
Cazzi de grands personnages et de Prélats;
Cazzi à ne toucher qu’avec des gants,
Cazzi pour damoiselle qui va se marier,
Cazzi rognés et cazzi trébuchants.
Enfin, pour que la Cazzaria soit bien fournie,
Voici des cazzi par millions, tout autant
Que Pietro Aretino en a essayés dans sa vie.
Ce scélérat de Franco, bien digne de la potence au bout de laquelle un pape l’envoya faire sa dernière grimace, calomnie là gratuitement son ancien bienfaiteur, mais son témoignage ne nous en sert pas moins à savoir qu’antérieurement à 1541 le chef-d’œuvre d’Antonio Vignale jouissait déjà d’une grande réputation.
Il existe deux imitations en vers de la Cazzaria; l’une est un petit poème en octaves, de dix-huit stances, portant le même titre et que nous ne citons que d’après les bibliographes, n’ayant pas pu nous le procurer; l’autre est le Libro del perchè, dont les éditions sont très nombreuses. Des trois Chants ou Novelle qui forment l’ensemble de ce second poème, le dernier n’a rien à voir avec la Cazzaria, mais le premier, Perchè non si trovino cazzi molti grossi nè potte molto strette, con molti altri perchè, Istoria poetica, fisica e morale, cavata dal Libro del perchè del grand’Aristotele, n’est qu’une versification élégante d’un des principaux épisodes du Dialogue, l’horrible guerre cazzicide dont l’Arsiccio entame le récit page 147 de la présente traduction, et qui est fort probablement une plaisante allégorie des dissensions intestines de Sienne, dissensions qui, pour Antonio Vignale, aboutirent à l’exil; sous les noms de Cazzone, d’Abbagio, de Cazzocchio et de Cazzetto, il raille sans doute les principaux personnages politiques de son temps, et, dans la grande conspiration des piccioli cazzi contre les cazzi grossi, il n’est pas difficile de voir clairement symbolisée une lutte du parti populaire contre le parti aristocratique. La deuxième Nouvelle, Perchè gli uomini e le donne si sforzino di chiavare anco di là dal loro potere, e perchè vi si ajutino e vi si eccitino gli uni gli altri; Novella cavata dal Libro del perchè del grand’ Aristotele, est également empruntée à la Cazzaria; c’est le récit de l’ambassade envoyée par les femmes à Jupiter (voy. p. 91 et suiv.) pour qu’il améliore leur condition. Il y a beaucoup d’esprit, d’ingéniosité dans ce Libro del perchè dont les vers rappellent la facture aisée de nos meilleurs petits poètes du XVIIIe siècle, mais toute l’invention et les traits les plus heureux appartiennent à Antonio Vignale.
Décembre 1882.
XXIV
LE SONGE
DE POLIPHILE77
L’Hypnerotomachia Poliphili, ou Songe de Poliphile, est un livre célèbre entre tous, fort recherché des amateurs, au moins dans sa première édition, donnée par Alde Manuce en 1499, et qui est plus rare qu’un corbeau blanc, albo corvo rarior, dit Charles Nodier. Les cent soixante-cinq figures sur bois dont un maître inconnu, G. Bellini peut-être, à moins que ce ne soit Mantegna, Carpaccio ou Sperandio, un habile graveur en médailles, l’a illustrée, en font une des merveilles de la Renaissance; mais ces figures lui donnent seules le prix élevé de deux ou trois mille francs qu’elle a quelquefois atteint dans les ventes, car depuis longtemps le texte est réputé tout à fait illisible. Une traduction Française en parut en 1545, chez Jacques Kerver, in-folio; elle est très défectueuse; le traducteur a retranché, sous prétexte de longueurs et de fatras pédantesque, tout ce qu’il n’entendait pas, et il n’entendait presque rien. Son travail, tout informe qu’il est, a cependant eu trois éditions, grâce encore à la beauté des gravures, supérieures à celles de l’édition Aldine, qu’elles reproduisent avec une certaine liberté d’interprétation et une conformité plus grande aux indications du texte. Une seconde traduction Française porte le nom de Béroalde de Verville; c’est la même, avec les mêmes bois, mais frustes et usés, sous ce titre: Tableau des riches inventions, couvert du voile des feintes amoureuses qui sont dans le Songe de Poliphile; Béroalde s’est imaginé que l’auteur avait caché là le secret de la pierre philosophale, ce qu’il explique dans une longue et confuse préface, et il a fait composer tout exprès un frontispice extravagant, formé de tous les emblèmes de l’alchimie, de la magie et de l’astronomie. Nous ne mentionnerons que pour mémoire une troisième traduction, celle de M. J. – G. Legrand, architecte (Le Songe de Poliphile, Paris, Didot aîné, 1804, 2 vol. gr. in-18); elle est encore plus écourtée que les précédentes, quoique l’auteur ait fait de son mieux. «J’ai beaucoup retranché du texte,» dit-il, «et quelquefois même je me suis permis d’ajouter et d’étendre ce qu’une idée originale m’inspirait.» A ce compte, ce n’est plus le Songe de Poliphile, c’est le songe de M. Legrand.
Une traduction véritable, d’une littéralité absolue et permettant de juger dans son entier l’œuvre du P. Colonna, restait à faire; l’entreprise a tenté M. Claudius Popelin, et il ne s’est pas laissé décourager par le renom d’impénétrabilité dont jouissait le style de ce moine près de tous ceux qui disaient avoir essayé de l’aborder. La bizarrerie du livre, l’énigme que l’auteur semble avoir voulu proposer à ses lecteurs en les emmenant à la poursuite de sa mystérieuse Polia78, en déroulant sous leurs yeux une série de visions fantasmagoriques où il a renfermé tout ce qu’il avait pu s’assimiler de savoir humain, pour l’appliquer aux arts plastiques, spécialement à l’architecture et à la statuaire, ont en effet exercé la sagacité de beaucoup d’érudits. Mais quoique Vossius, Casaubon, Baillet, Bayle, Félibien, Ginguené, Fontanini, Apostolo Zeno et bien d’autres aient parlé plus ou moins longuement du Poliphile, que La Monnoye lui ait consacré une notice de quinze ou seize pages, qu’enfin Charles Nodier l’ait pris pour thème d’une de ces fantaisies bibliographiques auxquelles il excellait, nous soupçonnons fort M. Claudius Popelin d’être le premier qui ait eu la conscience de le lire d’un bout à l’autre, avec l’intention bien arrêtée de le comprendre. Tous ces savants, les traducteurs eux-mêmes, se sont arrêtés à la surface de l’œuvre sans jamais la pénétrer, chose qu’ils déclaraient d’ailleurs impossible, et ils ont borné leur ambition à en signaler les principales singularités. La première édition est-elle de Trévise, 1467, ou de Venise, 1499? Quel est celui qui a découvert le nom de l’auteur, caché dans l’acrostiche que forment les lettres initiales des trente-huit chapitres: POLIAM FRATER FRANCISCVS COLVMNA PERAMAVIT? Polia était-elle une religieuse, une patricienne, ou bien est-ce une simple allégorie? Francisco Colonna se fit-il moine de désespoir? Telles sont les menues questions de détail qu’ils traitent et résolvent en sens divers, d’accord seulement sur un point: à savoir, qu’on ne peut tenter la lecture du Poliphile à moins d’être un polyglotte émérite. «Il est besoin, pour bien l’entendre, du Grec, du Latin, du Toscan et du langage vulgaire», s’était contenté de dire Leonardo Crasso, protonotaire apostolique à Venise, qui fit les frais de l’édition d’Alde et la dédia au duc d’Urbin. Fontanini ajoute qu’il faudrait de plus connaître le Chaldéen, l’Hébreu, l’Arabe, et tout le monde a répété cette effrayante assertion. D’une phrase de l’épître liminaire adressée par Poliphile à Polia: «Je soumets l’œuvre suivante à ton intelligent et ingénieux jugement, renonçant au style primitif (lasciando il principiato stilo), pour le traduire à ton instance en celui-ci,» on a tiré avec la même unanimité les conclusions les plus singulières et tout aussi fausses. «Cette épître,» dit Bernard de La Monnoye, «sert à nous instruire d’une circonstance assez curieuse, qui est que François Colonne, dont la diction en cet ouvrage est si extraordinaire, l’avoit d’abord commencé dans un langage clair et usité, mais qu’à la prière de sa maîtresse il avoit changé de style, traduisant ses expressions de claires et simples en obscures et affectées, jusqu’à se rendre presque inintelligible. D’où je présume que cette Polia étoit une fausse savante qui donnoit dans le pédantisme, ou qu’ayant honte d’avoir un moine pour galant, elle l’avoit engagé à dérober sous le voile du galimatias l’histoire de leurs amours à la connoissance du vulgaire. Quoi qu’il en soit, il répondit parfaitement bien à ce qu’elle souhaitoit de lui. Son jargon fut monstrueux et son livre un tissu de chimères à perte de vue.» Le lambeau de phrase visé par La Monnoye, et dont il déduit tant de choses plaisantes, doit être interprété tout autrement: La Monnoye fait dire à ce pauvre Colonna ce qu’il n’a jamais eu envie de dire, et l’erreur s’est d’autant mieux accréditée que l’on croyait tenir un aveu de l’auteur lui-même.
La langue dans laquelle Colonna avait commencé à écrire son livre, c’était le Latin, seul usité alors des savants. Pour mettre ses idées et ses conceptions plus à portée, il y renonça en faveur de l’idiome Lombard, parlé dans le nord de l’Italie; mais il se réserva d’emprunter au Latin, qui lui était encore plus familier, un certain nombre de formes, et dériva du Grec les termes composés dont il avait besoin: voilà à quoi se réduit son jargon monstrueux, si on l’examine d’un peu près. L’Arabe, l’Hébreu, le Chaldéen, ne figurent que dans des inscriptions, et toujours doublement expliqués, en Latin et en Grec; ils n’entravent donc pas la lecture du texte, que rendent surtout difficile à déchiffrer les abréviations, une ponctuation défectueuse et d’innombrables fautes typographiques. C’est déjà bien assez. La diction extraordinaire du P. Colonna, clarifiée dans l’exacte traduction de M. Cl. Popelin, est, en somme, une prose élégante et rythmée, fleurie outre mesure, surchargée d’une profusion de richesses et d’ornements; elle devait déplaire, comme tout ce qui est complexe et recherché, aux sobres écrivains du XVIIe siècle; elle ne nous semble pas, à nous, si méprisable. Quant au poème, il n’est ni plus ennuyeux ni plus extravagant que bien d’autres de la même époque: un rêve avec ses incohérences et ses changements à vue était, au contraire, un cadre parfaitement approprié aux étonnantes conceptions du P. Colonna. Essayons d’en donner une idée, ce qui nous permettra de faire passer sous les yeux de nos lecteurs quelques-unes des gravures tirées des deux luxueux volumes, véritables objets d’art, que M. Isidore Liseux achève en ce moment de publier79. Ces gravures ont ceci de particulier, qu’elles sont comme le produit d’une double collaboration, à quarante-cinq ans d’intervalle. Le maître Italien de la fin du XVe siècle, l’illustrateur de l’édition Aldine, n’a guère eu que le mérite de l’invention; il n’a fourni que l’ébauche, l’indication de la ligne et du mouvement, et il a même commis une sorte de contresens dans ces formes courtes et ramassées, ces tournures épaisses et hommasses dont il a gratifié tous ses personnages. Le graveur français qui travaillait un demi-siècle après pour Jacques Kerver a non seulement terminé l’esquisse, mais il a modifié l’ensemble de la façon la plus heureuse, en donnant aux figures, par un allongement gracieux, une sveltesse, une légèreté qui sied à ces créatures aériennes, à ces filles du rêve et de l’imagination.
Après une nuit d’insomnie, hantée de la vision de Polia, «objet non mortel, mais tout divin», Poliphile s’endort au lever du soleil et se voit aussitôt transporté dans une prairie où règne un silence absolu. A la lisière est une forêt ténébreuse; il y pénètre et s’y égare, en proie tantôt à une soif brûlante, qu’il désaltère au courant des ruisseaux, tantôt obsédé de la terreur des bêtes fauves qui ne vont pas manquer de l’assaillir. Puis il lui semble s’endormir, et, nouveau songe intercalé dans un songe, il est transporté bien loin de la forêt dans un pays inconnu. Entre deux collines, une immense construction à demi ruinée, en marbre de Paros, attire ses regards; il s’approche, examine ces débris qui couvriraient l’emplacement d’une grande ville, et décrit les principaux: une colonnade aux fûts gigantesques, encore debout, une porte monumentale bâtie sous une pyramide, un cheval ailé autour duquel grimpent et tombent des enfants; un éléphant surmonté d’un obélisque, un colosse de bronze couché, dans l’intérieur duquel il voit avec stupéfaction, en y pénétrant par la bouche et en suivant un escalier taillé dans la gorge, qu’on a reproduit tout l’organisme interne du corps humain. L’étrangeté de ces ruines, c’est qu’elles ont les dimensions énormes des édifices Égyptiens et les heureuses proportions de l’art Grec. Aussi Poliphile, qui les mesure comme s’il avait le compas en main, en fait-il admirer l’eurythmie, la symétrie parfaite: c’est un rêve de Pharaon exécuté en imagination par des Phidias. Il y a encore une multitude de stèles, de socles, de mosaïques, de bas-reliefs, de sarcophages surmontés de statues qu’il examine curieusement et dont il relève avec soin les inscriptions, les hiéroglyphes. Plus il s’avance, plus il découvre de merveilles. Cette longue description, hérissée de détails techniques et nécessairement arides, est coupée par l’apparition d’un dragon monstrueux, seul habitant de ces ruines, qui le force à s’enfoncer par des escaliers et des corridors obscurs dans ce qu’il croit être les entrailles de la terre.