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Quoi qu’il en soit, Pogge fut parfaitement heureux avec Vaggia de’ Buondelmonti; sa félicité conjugale résista au temps et dépassa de beaucoup les limites de la lune de miel, au cours de laquelle il écrivait ce dialogue. Pogge y prétend qu’il n’y a rien de tel que le fruit vert pour ragaillardir un vieillard et réveiller en lui le jeune homme: il le prouva bien6. Lui qui nous a conté tant de bons tours joués aux vieux maris, et qui peut-être leur en avait joué plus d’un, il eut la chance de démentir le mot de Plutarque: Qu’un barbon se marie autant pour ses voisins que pour soi. On prétend même qu’il mourut un peu prématurément, à soixante-dix-neuf ans sonnés, pour avoir été trop aimé par sa femme7. Son mariage, en somme, est d’un bon exemple pour les célibataires arrivés à la cinquantaine: à eux d’en faire leur profit.
Juin 1877.
IV
LA CIVILITÉ PUÉRILE8
La Civilité puérile évoque de lointains souvenirs d’école. Il y a peu d’hommes de trente à quarante ans qui n’aient eu pour premier livre, comme syllabaire et comme rudiment, cette petite plaquette cartonnée, de quinze ou vingt pages, commençant par un alphabet, continuant par un tableau des voyelles et des consonnes (on lisait consonnantes dans les exemplaires un peu anciens), et terminée par des préceptes de savoir-vivre. Dès qu’on pouvait épeler, on y apprenait à ne pas se moucher sur sa manche. Le tout était imprimé en gros caractères, qui passaient insensiblement de la lettre capitale au Romain et dont l’œil diminuait en proportion des progrès présumés de l’élève. Les générations précédentes avaient eu entre les mains à peu près le même livre, imprimé en caractères bizarres, qui étaient censés représenter l’écriture cursive: peut-être était-ce l’écriture du temps d’Alain Chartier ou de Jeanne d’Arc; il faut aujourd’hui, pour la déchiffrer, de forts paléographes, et elle devait constituer pour les enfants un supplice des plus raffinés.
«Je crois qu’il faut attribuer l’usage persistant de ce caractère,» dit M. Jérôme Pichon (Du caractère dit de Civilité, dans les Mélanges de littérature et d’histoire de la Société des Bibliophiles François, 1850), «à l’utilité qu’il présente pour familiariser les jeunes enfants avec les anciennes écritures, et les mettre ensuite à même de lire dans ce que les maîtres d’école appellent les contrats.» C’est possible; mais la mauvaise impression d’un livre laisse toujours dans l’esprit un préjugé fâcheux qui a beaucoup de peine à se dissiper, et cela dut aider considérablement au discrédit dans lequel finit par tomber la Civilité puérile. Il a fallu longtemps, près de deux siècles. Telle était l’autorité de ces petits manuels, qu’ils se perpétuaient d’âge en âge, sous leur atroce forme Gothique, sans qu’on osât y rien changer. On disait d’un homme qui commettait quelque balourdise: Il n’a pas lu la Civilité puérile! La seule innovation que l’on tenta, vers 1820, et encore pas dans toutes les villes, ce fut de substituer aux caractères de Civilité, reconnus enfin illisibles, des caractères ordinaires; le fond resta le même. Enfin on s’aperçut que les préceptes de savoir-vivre qu’ils contenaient étaient ou surannés ou absurdes, et on les proscrivit de l’enseignement scolaire. A peine aujourd’hui trouverait-on une Civilité puérile dans quelque école de village, tenue par les Frères des Écoles Chrétiennes, qui la conservent encore par une sorte de fétichisme pour leur fondateur, J. – B. de La Salle, l’auteur le plus répandu des manuels de ce genre.
Le véritable auteur de la Civilité puérile, c’est Érasme. Cet esprit si caustique et si fin a été la mère Gigogne de ces ineptes petits livres qui, durant deux siècles ont pullulé dans les écoles. Ils procèdent tous de lui, malgré leurs innombrables variétés, mais comme alfana venait d’equus dans l’épigramme du chevalier de Cailly, après avoir subi tant de métamorphoses en route, qu’il n’en restait pas une seule lettre.
Une chose assez surprenante, c’est que personne, à notre connaissance du moins, ne se soit préoccupé de cette filiation, qui est cependant facile à établir. Cela tient à ce que J. – B. de La Salle, qui emprunta beaucoup à Érasme, sans doute par l’intermédiaire d’un autre prêtre, Mathurin Cordier, et de vieilles traductions ou imitations Françaises, n’indiqua jamais le nom de l’auteur primitif, quoiqu’il ne l’ignorât pas; d’autre part, la Civilitas morum puerilium ne tient pas la première place dans l’œuvre du grand écrivain, et elle a toujours été un peu négligée. Ceux mêmes qui se sont le plus scrupuleusement occupés de la vie et des travaux d’Érasme, comme Désiré Nisard dans ses Études sur la Renaissance, l’ont tout à fait passée sous silence; d’autres se sont bornés à la citer, sans songer à la rapprocher des livres similaires infiniment plus connus et à déterminer les emprunts qui pouvaient lui avoir été faits. C’est un manque de curiosité dont il y a lieu d’être surpris; essayons d’y suppléer de notre mieux.
Érasme composa ce traité vers la fin de sa carrière, en 1530, pour un jeune enfant qu’il affectionnait9. Son ton est paternel, avec une pointe de bonne humeur et d’enjouement que ses plagiaires ont lourdement émoussée. Ce qui dut séduire le clergé, qui de bonne heure adopta son livre, sans en nommer ni en remercier l’auteur, c’est qu’il s’y montre dévot, un peu bigot même; aux génuflexions qu’il exige quand passe un Religieux, on a peine à reconnaître le satirique hardi du Repas maigre et de tant de bonnes plaisanteries sur les Franciscains. Mais ses deux principaux imitateurs, Mathurin Cordier et J. – B. de La Salle, ont tellement abusé de ces menus suffrages de dévotion, que, par comparaison, Érasme en semble sobre. Telle qu’elle est, sauf quelques prescriptions que les changements d’usages ont fait tomber en désuétude, sa Civilité puérile pourrait encore servir aujourd’hui; c’est l’œuvre d’un esprit délicat, et son seul tort est d’avoir été le point de départ des autres.
En revanche, Érasme avait-il eu des modèles? Évidemment, il n’inventait pas le savoir-vivre et bien avant lui on en avait posé les règles générales. Cette sorte de littérature pédagogique était cultivée depuis l’antiquité Grecque; mais le premier il a traité la matière d’une façon spéciale et complète: personne avant lui n’avait envisagé la civilité ou, si l’on veut, la bienséance, comme pouvant faire l’objet d’une étude distincte. Aussi croit-il devoir s’excuser, s’il traite à fond cette partie infime et négligée de la philosophie, en disant que les bonnes mœurs se reflètent dans la politesse des manières, que la rectitude appliquée aux gestes, aux actes usuels, aux façons d’être avec ses égaux ou ses supérieurs, manifeste aussi l’équilibre des facultés, la netteté du jugement et que, par conséquent, il n’est pas indigne d’un philosophe de s’occuper de ces détails en apparence indifférents. Il ne s’appuie sur aucune autorité antérieure et ne prend guère conseil que de son propre goût et du bon sens.
On pourrait même aller plus loin et dire que, non content de ne presque rien devoir à ses devanciers, il a moins mis en maxime les règles du savoir-vivre de son temps, que spirituellement critiqué ses contemporains, en prescrivant tout le contraire de ce qu’il voyait faire autour de lui. Il suffirait, pour s’en convaincre, de comparer l’un de ses colloques, celui qui est intitulé Diversoria (Auberges), avec les règles qu’il donne dans sa Civilité. On y voit que sa délicatesse était fort en avance sur les mœurs de son époque, grâce à une sensibilité toute particulière qu’on devait alors trouver excessive. Lui qui était souffreteux de sa nature, qui ne pouvait supporter une mauvaise odeur, la saleté d’un voisin mal vêtu, une haleine un peu forte, que la vue d’un crachat étalé par terre indisposait sérieusement, il consigne avec désespoir, dans ses notes de voyage, tous les déboires qu’il éprouve dès qu’il est obligé de vivre en dehors de chez lui. On lui parle dans la figure en lui envoyant au nez des bouffées d’ail, on crache partout, on fait sécher au poêle des vêtements mouillés et toute la salle en est empuantie; il y en a qui nettoient leurs bottes à table, tout le monde trempe son pain dans le plat, mord à belles dents et recommence le manége jusqu’à épuisement de la sauce; si un plat circule, chacun se jette sur le meilleur morceau, sans se soucier de son voisin; les uns se grattent la tête, d’autres épongent leur front ruisselant de sueur; la nappe est si sale, qu’on dirait une voile de navire fatiguée de longs voyages. Érasme en a mal au cœur et l’appétit coupé pour huit jours.
Sans doute, ce qu’il retrace là ce sont des mœurs d’auberge, des mœurs de table d’hôte, comme on dirait maintenant; raison de plus pour y chercher le niveau moyen de la politesse à son époque, et ce niveau ne paraît pas élevé. La Civilité puérile, quoique écrite beaucoup plus tard que ce dialogue, semble une critique calculée de ces grossiers usages dont Érasme avait eu à se plaindre toute sa vie; il y formule ses desiderata10, bien modestes après tout, et nombre de gens pensaient probablement comme lui, sans en rien dire, car à peine son petit livre eut-il paru qu’il se répandit rapidement dans toute l’Europe et jouit d’une vogue prodigieuse.
Deux ans ne s’étaient pas écoulés depuis l’apparition de l’ouvrage à Bâle en 1530, qu’il était déjà réimprimé à Londres avec une traduction Anglaise en regard (W. de Worde, 1532, in-16); la traduction est de Robert Whytington. Mais c’est en France que la Civilitas morum puerilium fut surtout goûtée; elle y devint rapidement, dans son texte Latin, un livre familier aux élèves des colléges et, dans ses traductions ou imitations Françaises, un manuel d’écolier destiné aux tout petits enfants. A partir de 1537, les traductions se succédèrent pour ainsi dire sans interruption: le Petit traité de la Civilité puérile et honneste, de P. Saliat (Paris, Simon de Colines, 1537); La Civilité puérile, distribuée par petitz chapitres et sommaires, de Jehan Louveau (Anvers, 1559); la Civile honnesteté pour les enfans, de Mathurin Cordier (Paris, 1559), si souvent réimprimée, et quelques autres encore.
Mathurin Cordier s’est évidemment inspiré d’Érasme; la division en sept chapitres est la même, les préceptes sont identiques, et cependant c’est plutôt un travestissement qu’une traduction d’Érasme. A peine y retrouve-t-on de temps en temps une phrase qui ait conservé l’empreinte du texte Latin, de ce style savoureux et pittoresque à l’aide duquel Érasme donne de l’intérêt à des détails infimes.
Au commencement du XVIIIe siècle parut la Civilité de J. – B. de La Salle. Elle était intitulée: Les Règles de la Bienséance et de la Civilité Chrétienne; divisé en deux parties; à l’usage des Écoles Chrestiennes. L’auteur, selon toute vraisemblance, ne s’est aucunement préoccupé du texte d’Érasme; il a fait un ouvrage nouveau, qui est bien de lui. Entre ses mains, l’opuscule de Mathurin Cordier est devenu un gros volume de trois cents pages, farci de toutes sortes de choses. L’esprit d’Érasme se trouve à peu près évaporé dans ce fatras; toutefois le mordant écrivain avait donné à ses préceptes un tour si ingénieux, si rapide, qu’il était difficile de mieux dire, et quelques-unes de ses idées transparaissent encore, sous ces épaisses couches d’alluvions.
D’autres Civilités couraient encore les écoles; celle de J. – B. de La Salle s’éditait surtout à Paris; les autres sortirent principalement de Toul, Troyes, Châtellerault et Orléans. Les Civilités de Châtellerault étaient renommées entre toutes pour leur mauvaise exécution typographique: le papier est plus rance et plus grenu que du papier à chandelle; les caractères, empâtés et effacés par des tirages séculaires, ne produisent que des maculatures illisibles. Celles d’Orléans, imprimées chez Rouzeau-Montaut, sont au contraire irréprochables; elles procèdent, pour la pureté et la finesse des caractères, des belles éditions de Granjon et de Danfrie. Pour le fond, ces Civilités provinciales sont tirées d’Érasme, soit d’après le texte Latin, qui était toujours en usage dans les collèges, soit par l’intermédiaire d’anciennes traductions ou de l’imitation libre de Mathurin Cordier. On croit généralement qu’elles sont toutes copiées les unes sur les autres; c’est une erreur. Chacune d’elles était réimprimée à foison, le plus souvent dans la même ville; mais chaque ville, outre Paris qui approvisionnait une grande partie de la France, avait pour ainsi dire la sienne: de là une foule de variétés qui n’ont entre elles que peu de rapports. Les auteurs de ces manuels étaient des éclectiques; ils prenaient de côté et d’autre et arrangeaient à leur guise ce qui leur convenait, ajoutant ou retranchant, selon leurs tendances particulières, et masquant habilement ce qu’ils empruntaient11.
Avec le XVIIIe siècle disparurent ces diverses Civilités; elles firent place à l’abrégé de J. – B. de La Salle, réimprimé partout à profusion, d’abord sous le titre primitif de Règles de la Bienséance et de la Civilité Chrétienne, puis sous celui de Civilité puérile et honnête. Cet abrégé, composé un siècle après la mort de l’auteur, ne possède guère de J. – B. de La Salle que le nom.
Après toute cette série d’imitations et de travestissements, le traité d’Érasme, rétabli dans son intégrité par une traduction littérale, peut presque passer pour une nouveauté. Le texte Latin n’avait cependant pas cessé, durant deux siècles, de rester en honneur; avant la Révolution, on le faisait encore apprendre par cœur dans les collèges. On le réimprimait, à l’usage des classes d’humanités, avec le De officiis scholarum, de Nicolas Mercier, dont le troisième livre: De Civilitate morum, sive de ratione proficiendi in moribus, n’est, du reste, qu’une élégante versification des principaux préceptes d’Érasme. Un autre poète Latin du XVIIe siècle, François Hœm, de Lille (Franciscus Hœmus Insulanus), a même accompli, avec beaucoup d’adresse, le tour de force de mettre en vers, chapitre par chapitre, toute la Civilitas morum puerilium, et ce petit poème était aussi, sous Louis XV, un livre classique. La tradition n’en a pas moins fini par se perdre, et de tant d’enfants qui ont appris à lire dans une Civilité puérile, pas un peut-être, devenu homme, ne s’est douté qu’il avait eu Érasme pour premier maître.
Octobre 1877.
V
LES FACÉTIES DE POGGE12
Les Facéties restent l’œuvre la plus populaire de Pogge, et, si bizarre que ce rapprochement paraisse, la moins connue. Il n’en existe pas en Français de traduction complète; celle-ci est la première qui présente Pogge tel qu’il est, sans le mutiler ou le travestir. L’ancienne imitation attribuée à Guillaume Tardif, Lecteur du Roi Charles VIII, et imprimée vers la fin du XVe siècle, n’est qu’une paraphrase. Elle ne contient d’ailleurs que cent douze contes sur deux cent soixante-treize, et le choix n’est pas très judicieux, car l’auteur a éloigné, non ce qui pouvait paraître un peu gaillard (les gens du XVe et du XVIe siècle n’étaient pas si pudibonds), mais ce qui regardait les vices du Clergé, matière inépuisable aux railleries, dans ce temps-là; pour ce qu’il a conservé, il change le lieu de la scène, invente des noms aux personnages et fait tout un roman13. Il goûtait Pogge, cependant, ce bon Guillaume Tardif; il l’appelle, dans son Épitre au Roi, «le bien litéré et facétieus homme, Pogge Florentin», et il le loue d’avoir usé, «selon la matière subjecte, de termes Latins fort élégamment exquis et rhétoricques;» mais, en ne voulant donner que «la substance et l’intention de ses joyeux devis», il les a étrangement défigurés. Les éditions qui suivirent, celles de Jehan Bonnefons (1549)14, de Nicolas Bonnefons (vers 1575), de Cousturier (1606), et de Jean-Frédéric Bernard (Amsterdam, 1712), ne sont que des reproductions ou des rajeunissements de la première. Celle d’Amsterdam, où les contes sont réduits à soixante-treize, est la plus commune, et, quoiqu’elle se vende cher, la moins estimable; chaque anecdote y est accompagnée de remarques insipides. L’anonyme qui s’est avisé de faire ce petit travail (David Durand, ou, selon Barbier, l’éditeur Jean-Frédéric Bernard), a voulu tirer, de contes pour rire ou de libres reparties, des sentences morales, des déductions philosophiques! Lenfant, dans son Poggiana, s’est préoccupé de leur côté historique, et n’a pas été beaucoup plus heureux; il a extrait du recueil une centaine d’anecdotes, pour les accommoder à sa guise, les abréger, leur donner du trait, et les mêler à d’autres, de provenances étrangères. Ils auraient tous entrepris de prouver que Pogge n’était ni un homme d’esprit, ni une fine plume, qu’ils n’eussent pas fait autrement. Mais la renommée du vieux conteur était bien assise: ceux qui autrefois, du temps que le Latin était la langue courante des érudits, lisaient les Facéties dans l’original, leur avaient fait une réputation qui a résisté aux efforts inconscients des traducteurs pour la ruiner.
Tout récemment, deux estimables érudits, M. P. Ristelhuber, de Strasbourg, et M. Gustave Brunet, de Bordeaux, ont pris à cœur de faire juger les Facéties plus équitablement que sur ces pauvres échantillons. L’ouvrage de M. Ristelhuber, intitulé les Contes de Pogge15, n’est en réalité qu’un Choix des Contes de Pogge, car il n’en contient que cent douze, juste le même nombre que l’imitation du Lecteur de Charles VIII; presque tous sont écourtés, quelques-uns outre mesure. Par exemple, le LXXVIe, D’un pauvre Batelier (c’est le CLXXVe de notre édition), est coupé à la moitié; M. Ristelhuber s’arrête à la première partie de la réponse du mauvais plaisant au batelier: «Ne passe jamais personne sans te faire payer d’avance», comme si le conte était fini: ce n’est pas là traduire; il est vrai que le reste est un peu léger, mais le plus souvent les suppressions portent, sans qu’on sache pourquoi, sur des détails qui n’offrent rien de scabreux. Ce petit livre rachète heureusement ce qu’il a de défectueux, comme traduction, par des notes historiques et des commentaires d’une certaine valeur. M. Gustave Brunet16 a voulu compléter le travail de M. Ristelhuber, et il a encore trouvé cent trois contes dignes d’être mis en Français; c’était un joli regain, mais tous ne sont pas de Pogge, il s’en faut d’un bon tiers au moins.
Les Facéties méritent cependant d’être considérées mieux que comme un ensemble de matériaux bruts à rogner, tailler et polir. Pogge a donné lui-même à ces Menus Propos ou Joyeux Devis, comme il les appelait, une forme excellente, à laquelle il est parfaitement inutile d’en substituer une autre; aussi avons-nous fait une version littérale. Le soin qu’ont pris constamment ses prétendus traducteurs de l’élaguer, de le raccourcir ou de le paraphraser, ferait croire qu’il abonde en détails oiseux ou d’une licence exorbitante: il n’en est rien. Son récit, quoi qu’on dise, est bref, bien conduit, d’un tour ingénieux et piquant, et ce qui domine, c’est la bonne humeur, la bonne grosse gaieté, beaucoup plus que la licence. Pogge est de son temps; il ne recule pas devant les mots, mais c’est pour assaisonner la plaisanterie; il est sans gêne à la manière de Rabelais, mais il ne recherche pas les équivoques comme Béroalde de Verville; et Brantôme, par exemple, a bien plus de raffinements. D’ailleurs, au lieu d’employer, suivant l’ancienne coutume, des périphrases souvent pires que le mot propre, nous avons laissé en Latin les passages et les expressions qui pouvaient «scandalizer les foibles», comme disait le bon Abbé de Marolles en traduisant Martial, et nous prendrions volontiers pour épigraphe la vieille devise: Si non caste, saltem caute.
Le texte que nous avons principalement suivi est celui de l’édition de Bâle17, in-fol., 1538, donné, dit-on, par Henri Bebel, érudit Allemand, auteur lui-même de Facéties. Celui de François Noël (Trajecti ad Rhenum, 1797, ou Londini, 1798, 2 vol. in-18), est aussi défectueux que le livre est mal imprimé. Noël a voulu faire parler Pogge en Cicéronien, comme un auteur du XVIe siècle, et il a omis, sans aucune raison, bon nombre de mots ou même de phrases qui lui paraissaient inutiles. Sa manie réformatrice a été jusqu’à remplacer les titres des contes, tels qu’ils sont libellés dans les anciennes éditions, par d’autres de son invention, plus courts sans doute et plus piquants, mais qui ont le tort d’enlever au vieux conteur son cachet de bonhomie. Non que les titres anciens soient sûrement de Pogge: il est possible qu’ils aient été rédigés par ses premiers éditeurs, mais, en tous cas, ils sont tels qu’on les comprenait à son époque.
Nous avons fait suivre les Facéties d’un Index des noms propres, qui pourra, jusqu’à un certain point, tenir lieu de commentaire. Les Saumaises futurs s’exerceront, s’ils le veulent, sur Pogge; le plus pressé était de donner un texte qui manquait. On pourra rechercher l’origine de quelques-uns de ses contes ou les innombrables imitations qui en ont été faites: Noël s’est déjà, en grande partie, acquitté de cette besogne. Les personnages qui y sont mis en scène peuvent être aussi l’objet de notes historiques: Lenfant et, après lui, M. Ristelhuber, s’y sont essayés. Au fond, la filiation de tel ou tel conte et l’identité des personnages n’ont qu’un intérêt fort accessoire. Les Facéties présentent bien un certain caractère de Mémoires anecdotiques de la Cour des Papes, qui semble appeler des notes biographiques, et que les anciens traducteurs ont peut-être trop dédaigné en francisant, de manière à les rendre complètement méconnaissables, des noms déjà latinisés par Pogge: ainsi, dans l’imitation de Guillaume Tardif, Antoine le Louche, au lieu d’Antonio Lusco, et le vicomte Jannotot, au lieu de Giannozzo Visconti, sont ridicules. Mais, comme il ne s’agit, en somme, que de bagatelles, il est plus que suffisant de rétablir les noms altérés, et d’accompagner quelques-uns d’entre eux d’une brève indication, sans rattacher nécessairement à tous un commentaire. Faire de longues recherches à travers la chronologie et l’histoire, compulser l’Art de vérifier les dates et tout Muratori pour savoir au juste qui était cet ambassadeur à qui un Pape se plaignait d’avoir mal aux dents, ce serait se donner beaucoup de peine pour un très mince résultat. Sauf quelques personnages historiques et un petit nombre de lettrés ou d’amis de Pogge, les magnifiques Seigneurs et les Cardinaux très illustres dont il parle ou qu’il fait parler ont souvent aujourd’hui, en fait de notoriété, celle que leur donne, dans ce recueil, un mot pour rire; ils ressemblent à ces Académiciens du XVIIe siècle, inconnus quoique immortels, dont on dit pour tout souvenir: «Tallemant leur a consacré une historiette.»
Mars 1878.
Giovan-Batista naquit en 1439; il obtint le grade de docteur en droit civil et en droit canon, fut ensuite chanoine de Florence et d’Arezzo, recteur de l’église Saint-Jean-de-Latran, acolyte du souverain Pontife et clerc assistant de la Chambre. Il a composé en Latin les vies de Niccolo-Piccinnino, fameux condottière du temps, et de Domenico Capranica, cardinal de Fermo. Il mourut en 1470.
Jacopo fut le seul des fils de Pogge qui n’embrassa pas l’état ecclésiastique. Ce fut un littérateur distingué. Entré au service du cardinal Riario, ennemi acharné des Médicis, il était son secrétaire en 1478 et fut engagé par lui dans la conspiration des Pazzi. Le cardinal Riario parvint à s’échapper, mais le malheureux Jacopo subit le sort de la plupart des autres conjurés, qui furent pendus aux fenêtres du Palais de Justice de Florence.
Giovan-Francesco, né en 1447, fut, comme Giovan-Batista, chanoine de Florence et recteur de Saint-Jean-de-Latran. Appelé à Rome, il y devint camérier du pape et abréviateur des lettres apostoliques. Léon X, qui l’avait en grande estime, le prit pour secrétaire. Il mourut à Rome en 1522 et fut enseveli dans l’église de San-Gregorio.
Filippo naquit en 1450; c’est de sa naissance que Pogge se félicite dans une lettre à Carlo Aretino en lui annonçant que, quoique septuagénaire, il vient d’avoir un fils plus fort et plus beau que tous ses aînés. Filippo obtint à l’âge de vingt ans un canonicat à Florence, puis il abandonna l’état ecclésiastique pour épouser une jeune fille appartenant à une famille illustre, dont il eut trois filles.
Outre ses cinq fils, Pogge eut encore une fille, Lucrezia, qu’il maria de bonne heure à un Buondelmonti. On ne sait si cette fille provenait de son mariage, ou si c’était un des enfants qu’il avait eus de sa maîtresse.
In fovea qui te periturum dixit Aruspex
Non est mentitus: conjugis illa fuit.
«On a tant brodé la pensée de ce distique, que l’on est venu jusques à dire que Manard, pour éviter la prédiction, s’éloignoit de tous les fossez. Il ne songeoit qu’au sens litéral, et ne se défioit point de l’allégorique; mais il reconnut par expérience que ce n’est pas toujours la lettre qui tue, et que l’allégorie est quelquefois le coup mortel.» (Bayle, art. Manard.)
Pour pratiquer l’honnestetéQue le beau sex’ demande,La plus belle civilitéEst de montrer qu’on aime.«Quelle heure est-il?» dira Suzon,Car souvent ça s’ demande;Vous répondrez d’un joli ton:«C’est l’heure où v’là que j’aime.»A sa fête vous lui ferezDe fleurs une guirlande;Pour devise vous lui mettrez:«Dès qu’on vous voit, on aime.»En attendant sous les ormeauxQue la belle se rende,Faites répéter aux échos:«Eh! v’nez donc, v’là que j’aime!»Quand la mère refuseraLa fille qu’on demande,Pour la fléchir l’amant dira:«Dam! v’là pourtant que j’aime!»Quand on dit ainsi ses raisons,Les mères les entendent,Car c’est le pain dans les maisonsQuand les deux époux aiment. Cette poésie badine est de Moncrif. L’historiogriffe des chats se trouvait un jour, paraît-il, à Châtellerault, chez un imprimeur de ses amis. Pour s’amuser aux dépens des Civilités, de ceux qui les éditent et de ceux qui les lisent, il improvisa cette pièce de vers et la fit composer avec ces caractères particulièrement illisibles dont Châtellerault avait le monopole. On plaça sans doute le feuillet, par mégarde, à la suite de l’ouvrage qui se débitait le plus en ce moment-là; mais la plaisanterie est un peu roide.
Conte premier. —D’un pauvre pescheur qui loua et despita Dieu tout en une heure.
Ès parties de Lombardie auprès de la mer est une petite ville nommée Cajette, en laquelle ne demeuroient que tous povres gens, et dont la plus part n’avoient que boire ne que manger, fors de ce qu’ilz povoient gaigner et assembler en pescherie. Or est ainsi que entre eux Cajettans, fut ung nommé Navelet, jeune homme, lequel se maria à une moult belle jeune fille, qui se mist à tenir son petit mesnage, et est assez vray semblable, veu la grandeur luccative dont il estoit, qu’il n’avoit pas de toutes monnoies pour change tenir; dont il n’estoit pas fort joyeux, et non pas de merveilles: car gens sans argent sont à demy mors. Or est vray que pour la petite provision que ce povre jeune homme faisoit en la maison, sa femme souvent le tourmentoit et tempestoit, et si luy donnoit grandes reprouches: tellement que le povre compaignon, comme tout désespéré, proposa de s’en aller dessus la mer, et de laisser sa femme, en espérance de gaigner, et de ne retourner jamais en sa maison, ne au pays, tant qu’il eust aucune chose conquesté. Et a doncques mist à poinct toutes ses besongnes, et fist toutes ses réparations aux navires avecques aucuns certains complices et compaignons que il avoit. Partit d’avecques sa femme, laquelle il laissa en une povre maisonnette toute descouverte: ayant seulement ung petit lict, dont la couverture ne valloit comme riens. Et s’en alla dessus mer, là où il y fut près de cinq ans ou plus, sans revenir. Or advint que tantost après que ce dict gallant fut party, un Quidam, qui estoit tout de loisir, voyant la beaulté de ceste povre jeune femme (que son mary par povreté avoit abandonnée), vint à elle, et l’exhorta par belles parolles, dons et promesses qu’il luy feist, tant qu’elle se consentit à faire sa voulenté, et mist en oubly la foy de mariage qu’elle avoit promise à son mary. Ainsi recouvrit la povre femme pour son mary ung amy, lequel la vestit plaisamment, et luy donna un très-beau lict et belle couverture, luy feist refaire sa maison toute neufve, la nourrit et gouverna très-bien: et qui plus est, à l’aide de Dieu, et de ses voysins, en succession de temps luy feist trois beaulx enfans, lesquelz furent honnestement eslevez et nourris, tant qu’ilz estoient jà tous grans, quant le mary de la mère (qui estoit desjà oublié) retourna, lequel au bout de cinq ans ou environ arriva au port de la cité, non pas tant chargé de biens qu’il avoit espoir quand il partit. Après que ce povre homme fut descendu sur terre, il s’en alla en sa maison, laquelle il veit toute réparée, sa femme bien vestue, son lict couvert d’une belle couverture, et son mesnage très-bien empoint. Quant cest homme veit cest estoit, ainsi que dict est, il fut moult esbahy, et demanda à sa femme dont ce procédoit. Premier, qui avoit esté cause de refaire la maison, de la revestir si bien, qui luy avoit donné son beau lict, sa belle couverture, et générallement dont estoient procedez et venus tant de biens à la maison, qu’il n’y avoit au devant qu’il partist. A toutes les demandes que ce mary feist à cette femme, elle ne respondit aultre chose: sinon que la grace de Dieu les luy avoit envoyez, et luy avoit aidé. Adonc commença le povre homme à louer Dieu, et luy rendre grace de tant de biens qu’il luy avoit envoyez. Tantost après arriva dedans la maison ung beau petit enfant environ de l’aage de trois ans, qui se vint frotter encontre la mère, ainsi que la mère l’admonnestoit. Lors le mary se voyant tout esbahy commença à demander qui estoit celluy enfant. Elle respondit qu’il estoit à eulx. Et le povre homme tout estonné demanda dont il luy estoit venu, que luy estant dehors, et en son absence elle eust conceu et enfanté ung enfant. A ceste demande répondit la jeune femme, que ce avoit esté la grace de Dieu qui luy avoit envoyé. Adonc le povre homme, comme tout hors du sens et enragé, commença à maugréer et despiter Dieu, que tant sollicitement s’estoit meslé de ses besougnes et affaires; qu’il ne luy suffisoit pas de se mesler des affaires de la maison, sans qu’il touchast à sa femme, et lui envoyer des enfans. Ainsi en peu d’heure le povre homme loua, maugréa et despita Dieu de son fait. En ceste facecie est donné à entendre que il n’est rien si subtil et malicieux que une mauvaise femme, rien plus promt ne moins honteux pour controuver mensonges et excusations. Et à ceste cause qu’il n’est homme si ygnorant que aucunesfois ne congnoisse ou apperçoive une partie de sa malice et mensonge.