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Kitabı oku: «Curiosa», sayfa 3

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VI
LA PAPESSE
NOUVELLE DE CASTI18

Vraie ou fausse, la Papesse Jeanne a donné à l’abbé Casti l’occasion de composer un badinage agréable et digne d’être réimprimé et traduit; c’est tout ce que nous voulons en dire. Comme problème historique, ce singulier personnage est fort loin d’avoir l’importance que lui prêtent ceux qui nient ou qui affirment son existence, soit pour défendre, soit pour dénigrer l’Église. Les Sept Péchés Capitaux, un par un ou parfois tous ensemble, ont été si souvent assis (dans les temps anciens) sur la chaire de Pierre, qu’un scandale de plus ou de moins, sans embarrasser les apologistes, sert à peine aux adversaires. Auprès des désordres de Sergius III, de Jean XI et de Jean XII, amants, fils ou créatures de courtisanes; des scélératesses d’Alexandre VI; des turpitudes d’Innocent X, sigisbé de Madame Olympia, qu’est-ce que le sexe douteux de Jean VIII? D’austères écrivains de la Réforme ont même raison de le prétendre: c’est faire beaucoup d’honneur à l’Église que de l’avoir crue capable de choisir, au IXe siècle, un Pape instruit, lettré, prudent, tel qu’on représente Jeanne enfin, sauf qu’elle était femme et que son Pontificat se termina par une catastrophe.

Au point de vue chronologique, c’est une autre affaire: la suppression de Jean VIII cause dans la liste des Papes un remue-ménage incommode, et, rien que pour cela, on devrait le laisser à son rang. L’Église a pris si longtemps au sérieux la fiction de la Papesse, que tous les Jean, et il y en a beaucoup, se trouvent aujourd’hui mal étiquetés jusqu’à Jean XXIII, forcé de devenir Jean XXII. Qu’on s’imagine le trouble porté dans notre chronologie Royale, si l’on découvrait que Charles-le-Bel, par exemple, est un mythe, une personnification d’Apollon ou de Bélus, comme son surnom l’indiquerait du reste, et que les historiens ont eu tort de l’accueillir: tous les Charles descendraient d’un numéro, et il faudrait s’habituer à voir Charles IX chassé de France par la Révolution de Juillet, Charles VIII ordonner la Saint-Barthélemy, Charles VII faire son entrée aux flambeaux à Naples, et Charles VI donner le jour à Louis XI. Quel casse-tête! et comme on demanderait d’être ramené bien vite au vieux errements de Mezeray et d’Anquetil!

L’abbé Casti, tout prêtre qu’il était, en jugeait sans doute ainsi, car, pour lui, l’authenticité de la Papesse ne paraît pas faire question. Non content de s’inspirer de la légende, telle qu’elle avait cours, il a voulu aller au fond des choses, et il a recueilli, sous forme d’extraits de vieilles Chroniques, dans des notes que l’on trouvera en Appendice, la substance de toutes les controverses. Le poème, assaisonné de sel Gaulois et de finesse Italienne, n’a d’érudition que juste ce qu’il faut; l’auteur est un homme d’Église, mais qui se croit permis d’être homme d’esprit, et qui montre la bonne humeur de l’Épicurien. L’abbé Casti est à peine connu et mal apprécié aujourd’hui en France, après y avoir joui, vers la fin du dernier siècle, d’une vogue non imméritée. On le réimprimait encore à Paris en 1838, mais peut-être pour l’exportation; car ses compatriotes le goûtent toujours, et, chez nous, le Toscan n’est plus une langue courante, comme autrefois. Ses Animaux parlants, bien inférieurs à ses Novelle galanti dont la Papessa est une des plus importantes, ont seuls eu l’avantage d’être traduits en Français; on le juge donc presque uniquement sur ce long poème allégorique, composé sur un plan trop vaste, où l’enjouement prolongé lasse à la fin sans que la profusion amusante des épisodes, des allusions, et le tour gracieux des détails masquent suffisamment l’uniformité de l’ensemble. Des critiques, inspirés sans doute par l’esprit de parti, semblent lui refuser tout ce qui constitue l’écrivain: l’imagination, l’esprit, le style; c’est se montrer bien dédaigneux. Ce disciple de Voltaire, qui fut notre hôte (car c’est à Paris, sous le Directoire et sous le Consulat, qu’il a écrit et fait imprimer la plupart de ses œuvres), a son originalité. Il invente peu, il puise d’ordinaire dans le riche fonds des vieux Conteurs, des Légendes ou des Chroniques; mais il excelle à rajeunir ces sujets qui ont passé par tant de mains, il y introduit de nouveaux éléments d’intérêt, et les rehausse souvent par l’abondance et la variété des peintures. S’il n’a pas toute la malice de Voltaire, il en a bien un peu, comme on le pourra voir dans la Papesse, et sa qualité d’ecclésiastique y ajoute certain ragoût piquant. Pour son style, il est loin d’être négligé comme on le prétend, et, sous une apparence de laisser-aller, il a des arrangements pleins de coquetterie.

Nous l’avons rendu fidèlement, par une traduction absolument littérale ou, pour mieux dire, linéaire; autant qu’il a été possible, la forme du vers, la construction de la période, les tournures, les inversions, les rejets ont été respectés, de façon à offrir le dessin exact du modèle. Ce procédé, employé par un trop petit nombre de traducteurs, est certainement le plus apte à donner une idée juste des ouvrages en vers écrits dans une autre langue, et à leur conserver au moins quelque chose de leur saveur exotique.

Mars 1878.

VII
LE DÉCAMÉRON
DE BOCCACE19

Des innombrables Conteurs qui sont la gloire de l’Italie, deux ont déjà pris place dans la Petite Collection Elzevirienne: Pogge par ses Facéties, traduites complètement pour la première fois en Français; l’abbé Casti, par la plus curieuse de ses Nouvelles galantes, la Papesse, une épopée badine et satirique, un petit poème où l’érudition se cache sous une malice toute Voltairienne.

D’autres choix pourraient encore être faits dans cette copieuse littérature: Franco Sacchetti et ses Trecento Novelle, sources d’informations précieuses pour l’histoire anecdotique et dans lesquelles on trouverait aisément un si riche butin; Giovanni Fiorentino, Luigi da Porto et Giraldi Cintio, qui tous les trois ont eu l’honneur d’inspirer Shakespeare et de lui fournir, l’un le Marchand de Venise, l’autre Othello, le troisième Roméo et Juliette; Morlini, qui se servit du Latin, comme Pogge, avec moins d’esprit et de concision; Niccolo Franco, ce pauvre diable qui périt au bout d’une corde en expiation d’un mauvais distique sur les Vespasiennes d’un Pape peu endurant, cet original moitié philosophe et moitié satyre: secrétaire de l’Arétin, et amant de l’idéal au point de se créer une Béatrix, comme Dante: auteur des Priapées, et capable d’écrire une sorte d’autobiographie amoureuse, où il n’y a rien que d’imaginaire20; le Bandello, qui fut assez goûté chez nous pour que notre Henri II en fît un évêque Français et dont Belleforêt, dans ses Histoires tragiques, n’a donné qu’une idée incomplète; Parabosco et ses Passe-temps si agréables (I Diporti); le Lasca, dont les Cene sont d’une observation si piquante, d’un style si vif; Strapparola et ses Piaccevoli Notti, suffisamment traduites du reste sous le titre de Facétieuses nuits du seigneur Strapparole, par J. Louveau et Pierre Larivey (c’est une des perles de la Bibliothèque Jannet); Luigi Alamanni, Pietro Fortini, Firenzuola, les deux Gozzi, etc. Il y a dans ces maîtres tant d’invention et d’originalité, tant de traits de mœurs intéressants, tant de scènes d’un haut comique et de peintures séduisantes, qu’on regrette de les voir pour la plupart peu connus en France, mal jugés parce qu’ils ont été mal traduits, quelques-uns tout à fait ignorés.

Mais il faut savoir se borner. Les Facéties et les Nouvelles Galantes sont comme les deux pôles du conte Italien: condensé en quelques pages, ou même en quelques mots par Pogge, avec la netteté et la vigueur que donne la langue Latine, la crudité d’expression qu’elle permet: développé par l’abbé Casti avec une agréable profusion de détails, orné des élégances du vers, dans un idiome abondant et poétique. Boccace vient naturellement se ranger à côté ou plutôt au-dessus de ses deux émules, si dissemblables entre eux, quoiqu’ils l’aient eu tous deux pour modèle.

Le Décaméron est une de ces œuvres impérissables qui rajeunissent avec les siècles, au lieu de vieillir, et celle qui porte le plus profondément peut-être l’empreinte de l’époque où elle parut. La joie de revivre y éclate, la grande joie de la Renaissance, quelque chose d’analogue à cette effusion que peint Goethe au commencement de son Faust, quand tout le monde sort en habits de fête des maisons closes par le deuil de la Semaine sainte en s’écriant: Christ est ressuscité! Seulement alors c’était l’homme qui, longtemps emmailloté dans le linceul, levait enfin la pierre du tombeau et fêtait lui-même son retour à la vie. Comme pour donner plus de saveur et de raffinement aux voluptés, Boccace a mis pour frontispice à son livre la peste de Florence, tableaux lugubres de la Mort, sinistre emblème du Moyen Age en personne, décharné par les macérations, abêti par la scolastique. Le voile de tristesse que la religion répandait sur ce monde, pour faire désirer d’en sortir, Boccace le déchire en se jouant; ce poison glacial qu’elle faisait circuler dans les veines pour abolir toute énergie, toute vitalité, Boccace en trouve dans le rire l’antidote tout-puissant. Les hiboux du cloître et de l’école pourront continuer à discuter, dans leurs épaisses ténèbres, l’être, la substance, l’accident, la réalité des universaux, les hypostases et autres quintessences de chimères: Boccace a fait reluire ce clair rayon de soleil qui dissipe les ombres et chasse les cauchemars.

La Renaissance, dès son aurore, s’annonce comme un retour plus ou moins franc, mais très réel et très spontané au Paganisme, une revanche de longs siècles d’oppression et d’abrutissement. Tel ne prétend que retrouver les titres perdus de l’humanité, restaurer les lettres Grecques et Latines, qui, sans le vouloir, se refait païen. Remettre en honneur les langues d’Homère et de Platon, de Cicéron et de Virgile, c’était en effet renouer une chaîne que le Moyen Age croyait avoir brisée pour jamais, rendre l’essor à la pensée et faire rentrer dans le néant les sciences fausses et stériles. Dérouler le tableau des civilisations et des arts de l’Antiquité, c’était poser les termes d’une comparaison bien périlleuse et montrer au grand jour l’effroyable abaissement, l’ennui mortel où le catholicisme avait plongé le monde. Les Vertus théologales faisaient maigre figure à côté des trois Grâces, et il suffisait de songer aux Dieux de l’Olympe, à ces Dieux toujours jeunes, souriants et robustes, ardentes personnifications des phénomènes naturels, des forces génératrices et des joies de la vie, immuablement assis dans leur sérénité lumineuse, pour faire prendre en dégoût ce culte de l’agonie et de la souffrance, qui étale partout l’image lamentable d’un Dieu supplicié. Qu’est-ce en effet que le catholicisme du Moyen Age, sinon l’abolition de la vie, la religion du sépulcre? L’homme est fait pour être mangé des vers; il n’a pas été créé pour agir, mais pour prier. Arrière donc la science, l’étude; arrière la famille, la patrie, toutes les grandes et nobles affections humaines: ce sont autant de faces du Diable, qui en peut prendre des milliers. L’homme ne doit penser qu’à une seule chose, à son salut; se demander perpétuellement, jour et nuit, serai-je damné? s’absorber dans l’espoir des joies paradisiaques réservées aux élus ou dans la crainte de l’enfer qui l’attend, s’il trébuche. Agir, inventer, chercher le progrès, le bien-être, développer sa volonté et son énergie, se laisser prendre au piège de l’ambition, de l’amour, de la poésie, de l’art, c’est folie; il n’y a de vrai que le tombeau et, par derrière, la vie éternelle. Quelle violente envie de rompre ce réseau de momeries lugubres et de pratiques asservissantes devait tourmenter ceux qui se sentaient faits pour vivre, pour penser et pour agir! Comme ils devaient aspirer à se voir délivrés d’une religion qui, sous prétexte de mater la chair, privait l’homme de tout ce qui peut le charmer, l’épouvantait, le terrifiait pour le rendre plus docile et le forçait d’user son intelligence à résoudre des questions ineptes ou insolubles! Combien durent être de cœur avec ce Grec enthousiaste qui s’écriait: «Cela ne peut pas durer; revenons-en aux Dieux d’Homère!»

Boccace est un païen par l’ardeur sensuelle, par le culte de la grâce, de la beauté, surtout par le mépris de la mort et de ses terreurs, si chères à l’Église dont elles remplissent l’escarcelle. Pendant que la peste ravage Florence, que le glas sonne, conviant à la prière, invitant à se couvrir du sac de cendre, il rassemble ses jeunes femmes et ses galants cavaliers dans une délicieuse villa qui rappelle les frais ombrages de Tibur, et il leur fait mettre en pratique le carpe diem des poètes Épicuriens. Si la Mort arrive, elle les surprendra le sourire aux lèvres et se passant la couronne de fleurs qui chaque jour désigne le Roi ou la Reine du festin. Ce qui, pour un autre conteur, n’aurait été qu’un cadre ingénieux, devient ici l’œuvre même et lui donne un sens. Dans ce cadre, Boccace a déroulé en cent histoires puisées un peu partout, mais rajeunies avec un art suprême, la vaste épopée héroïque, galante, libertine, tragique ou railleuse que chantent les passions dans le cœur de l’homme: la haine, la jalousie, la vengeance et surtout l’amour, qui les inspire toutes. Paladins des anciens âges que l’on croirait détachés du Cycle d’Artus et de la Table-Ronde, tyrans farouches taillés sur le patron des Ugolin et des Ezzelino, maris débonnaires ou féroces, amants audacieux et entreprenants, gros marchands pleins d’astuce ou de bêtise, prêtres hypocrites, moines enragés de hâblerie et de luxure, Boccace nous présente l’homme sous toutes ses faces; comme peintre de femmes, il est sans rival. Quelle gracieuse galerie de filles d’Ève, avant ou après la pomme! La Laure de Pétrarque, la Béatrix de Dante sont des êtres vaporeux, insaisissables; les autres idéales figures qui traversent l’épopée du sombre Florentin, la tragique Francesca de Rimini, avec sa plaie au flanc, parcourant l’espace enlacée à son Paolo, la languissante Pia de’ Tolomei, fleur fanée dans l’air étouffant des Maremmes, sont des ombres plutôt que des femmes. Celles de Boccace ont plus de corps: elles ont même un corps assez épais, ces grosses et grasses matrones sur lesquelles s’assouvit sans vergogne l’appétit monacal; ces rusées commères si adroites à passer d’un lit dans un autre, à duper leurs maris, à leur boucher le bon œil, à les occuper dans le cuvier pendant que le galant les cajole; ces fringantes courtisanes toutes roides dans leurs robes de brocart et d’une impudence intrépide. L’artiste épris de la beauté des formes comme un païen, un Grec du temps de Praxitèle et de Parrhasius, se révèle en caressant d’un libre pinceau des nudités chatoyantes: la douce et charmante Grisélidis, si jolie en costume d’Ève; la veuve innocente qui, dupée par un facétieux étudiant, s’en va au clair de lune, déshabillée comme une nymphe du Giorgione, guetter sous la feuillée les célestes Demoiselles qui doivent lui ramener son amant; Geneviève et Isola, blondes comme fil d’or, aux cheveux bouclés, entremêlés d’une légère guirlande de pervenche, viennent pêcher dans le vivier, sous les yeux du Roi de Sicile, et montrent ingénument sous la chemise de lin leurs charmes naissants; dans la forêt de Ravenne, une femme court toute nue et rose à travers bois, talonnée par la meute, poursuivie par le féroce veneur qui sonne du cor à pleins poumons. Dante, le fervent et mystique Chrétien, eût fait de ce supplice l’expiation de quelque crime; il eût cinglé de ses tercets, comme d’un fouet à triple lanière, les épaules de l’épouse adultère ou de la maîtresse infidèle; mais Boccace est un Épicurien: la suppliciée n’est coupable que de vertu, elle a osé résister à l’amour! Peut-être Boccace a-t-il dit son dernier mot sur la femme dans l’histoire de cette séduisante Alaciel, qu’on ne peut voir sans la désirer, qu’on se dispute à coups de couteau, qui passe des bras de celui-ci dans ceux d’un autre, de la cabine des matelots dans le harem d’un pacha, goûte l’amour des vieux et des jeunes, des princes et des voleurs, au milieu de toutes sortes d’enlèvements et d’aventures, puis revient fraîche et souriante à son fiancé, le roi de Garbe, comme si de rien n’était: Bouche baisée ne perd pas de son charme, mais se renouvelle, comme fait la lune.

Ces contes, qui ne sont pas tous aussi voluptueux et où la licence ne tient d’ailleurs pas plus de place qu’elle n’en occupait alors dans les mœurs, nous sont précieux encore à un autre titre: ils ont servi de passeport à la libre-pensée. Il fallait constamment se tenir en garde contre une théologie ombrageuse, pour qui la pensée était suspecte et qui surveillait d’un œil jaloux tout ce qui pouvait faire échec à ses enseignements. Quand Boccace prit la plume, Cecco d’Ascoli venait d’être brûlé. Les temps n’étaient pas encore mûrs pour la discussion philosophique; mais s’il est défendu de raisonner, on peut toujours rire, peindre les travers, les ridicules, les mœurs bonnes ou mauvaises, et le conte, avec ses apparences anodines, son franc parler, ses insouciantes allures, fut la petite fissure, bientôt large brèche ouverte, par où la libre pensée s’échappa d’abord. Depuis longtemps nos fabliaux, si plaisants, si naïfs, malheureusement écrits dans un idiome informe, destiné à périr, étaient une mine inépuisable de traits satiriques contre le clergé. Boccace leur a emprunté ce bon curé qui, voulant faire l’amour à une commère, laisse en gage sa soutane, et cet autre qui, se flattant de changer en jument la femme d’un de ses paroissiens, n’est arrêté par le bélitre qu’au moment où il veut appicar la coda. A ces histoires édifiantes, il en ajoute bien d’autres: celle du moine qui couche avec une dévote en se faisant passer pour l’ange Gabriel (on croirait lire l’aventure de la Cadière et du Père Girard); celle de l’abbé qui enferme dans une tombe un mari gênant et lui fait accroire qu’il est en purgatoire, pour l’expiation de ses péchés; celle du Juif qui se convertit au catholicisme après avoir vu de près, à Rome, la vie des cardinaux et des moines, persuadé qu’une religion qui dure depuis des siècles, avec de tels scélérats pour ministres, doit nécessairement être d’institution divine, etc. Nos vieux Gaulois, tout en vilipendant les mœurs des prêtres, n’osaient guère s’en prendre à leurs fourberies et respectaient les dogmes. Boccace va plus loin: il démontre la parfaite égalité des trois religions issues de la Bible, le Judaïsme, le Mahométisme, le Christianisme, dans sa fable ingénieuse des Trois Anneaux; il se moque des superstitions dans l’histoire de Messire Chappelet, ce voleur émérite qui trompe un prêtre par une fausse confession, est canonisé après sa mort, et dont les reliques font tout autant de miracles, dit le conteur, que celles d’un autre saint; il bafoue les imbéciles à qui un prédicateur exhibe une plume de perroquet comme tombée de l’aile de l’archange dans la chambre de la Vierge, et qui se laissent marquer d’un signe de croix au front avec les charbons retirés sous le gril de Saint Laurent; son impiété va jusqu’à nous montrer la petite Alibech, agenouillée devant l’ermite et assistant à la resurrezion della carne, bien avant qu’aient sonné aux quatre coins du ciel les trompettes du Jugement dernier. Se moquer ainsi des choses saintes et des mystères! «La liberté philosophique toute seule eût fait brûler l’auteur», dit Villemain: «elle prit pour manteau la licence des mœurs; elle a passé sous cette sauvegarde.»

Le charme des récits avait rendu le Décaméron si populaire en Italie, que l’Église n’osa se fâcher: elle ne le prohiba qu’au concile de Trente; leur hardiesse irrévérente fit sa faveur auprès des Protestants. On s’en amusait depuis longtemps en France, à cette cour brillante du héros de Marignan, où tout le monde lisait et parlait l’Italien, et surtout dans ce petit cénacle d’esprits indépendants, groupés autour de Lefèvre d’Étaples et de Marguerite de Valois, sincèrement religieux au fond, mais qui détestaient les vices et les désordres du clergé catholique, regardaient le monachisme comme un fléau et préludaient à la Réforme en se moquant des superstitions ridicules, des saints équivoques et du culte des reliques. Pour eux, Boccace faisait plaisamment écho à Calvin, l’adversaire impitoyable des prépuces de Jésus-Christ, du vin des Noces de Cana, des patins et des peignes de la Vierge Marie, du bouclier de S. Michel archange, «toutes inventions de néant, forgées pour attraper deniers aux peuples,» et les attirait autant par cette conformité avec leurs propres aspirations que par l’art exquis avec lequel il avait transfiguré les naïfs produits de la vieille veine Gauloise. Marguerite, dans sa retraite de Nérac, en commanda une traduction Française à son secrétaire, Antoine Le Maçon, pour remplacer une ancienne imitation, démodée et hors d’usage, qu’avait publiée Laurens de Premierfaict dès la fin du XIVe siècle. Antoine Le Maçon s’acquitta de sa tâche avec tant de goût et d’exactitude, que son travail est devenu en quelque sorte définitif: Sabastier de Castres s’est borné à le retoucher prétentieusement, tout en donnant sa traduction comme nouvelle. Mieux vaut laisser dans son intégrité, avec ses tournures naïves, ses périodes quelquefois embarrassées et ses expressions archaïques mais pleines de saveur, cette langue du XVIe siècle en comparaison de laquelle la nôtre, plus châtiée et plus régulière, semble fade.

Boccace a dédié son œuvre «aux pauvres Dames qui, retirées de leurs vouluntez et plaisirs, par le vouloir des pères, des mères, des frères et des marys, le plus du temps demeurent enfermées dans le petit circuit de leurs chambres»; il pensait surtout à celles qui aiment, car il ne faut aux autres, ajoute-t-il, que l’aiguille, le fuseau et le rouet. Quoique aujourd’hui les femmes soient moins strictement recluses qu’au temps où la reine Berthe filait, elles se délectent encore aux romans d’amour, à l’exception de celles qui font «les desdaigneuses et les succrées», et c’est à elles que l’on songe tout naturellement en réimprimant le Décaméron. Aussi a-t-il semblé superflu de l’accompagner de notes historiques ou philologiques: l’érudition alourdirait ces pages légères. Rappelons-nous que Léonard de Vinci en faisait écouter la lecture à Monna Lisa, pour amener sur ses lèvres ce sourire ambigu qu’il a pour jamais fixé dans sa Joconde.

On a reproduit exactement, dans la présente édition, les ornements typographiques et les vignettes de l’édition Lyonnaise de Guillaume Roville, 1551, in-16. Les vignettes passent pour être de Salomon Bernard, surnommé le Petit Bernard, le graveur de la Bible dite de Lyon, et sont tout au moins dans sa manière. Ces vieux bois, d’une exécution savante, s’encadrent bien dans le texte et s’harmonisent avec le style du XVIe siècle, mieux que ne pourraient le faire des dessins d’une touche et d’un sentiment modernes, si parfaits qu’ils fussent comme œuvre d’art21.

Juillet 1878.

18.La Papesse. Nouvelle en trois parties et en vers, de l’abbé Casti, traduite pour la première fois, texte Italien en regard; avec les notes et pièces justificatives. Paris, Liseux, 1878, pet. in-18.
19.Le Décaméron, de Boccace; traduction complète par Antoine Le Maçon, secrétaire de la Reine de Navarre (1545). Paris, Liseux, 1879, 6 vol. pet. in-18. Figures sur bois.
20.La Filena, singulier ouvrage qui serait un chef-d’œuvre s’il n’était d’une prolixité fatigante (Mantoue, 1547, 3 vol. in-12). L’auteur y raconte les enivrements, les jalousies, les déceptions, les désespoirs, les tortures que lui fait éprouver une femme – qui n’existe pas. Il est assez curieux de voir à plus de deux siècles de distance, Franco, un cynique, devinant et présageant le système de Kant, affirmer comme lui que nous ne voyons que nos propres idées, que la réalité nous échappe, que nous créons nous-mêmes ces êtres, ces femmes à qui nous donnons notre amour, notre confiance, à qui nous sacrifions notre vie et qui ne sont que des fantômes de notre imagination.
21.Tous les ornements et vignettes en question ont été gravés à nouveau par un artiste habile et consciencieux, M. Alfred Prunaire.