Kitabı oku: «Les rues de Paris, Tome Premier», sayfa 6
D'ailleurs Roze eut aussi, même ici-bas, une première et douce récompense. C'est à tort que des écrivains, Marmontel et Lacretelle entre autres, ont affirmé qu'il mourut dans l'indigence. Parti en 1722 de Marseille pour se rendre à Paris, d'après l'invitation de quelques amis, le chevalier dut s'arrêter au hameau de Gavotte, près de Septêmes, par suite d'un accident arrivé à sa voiture. Dans la maison qui lui donna l'hospitalité, se trouvait une jeune et aimable personne, Mlle Labasset qui, pleine d'admiration pour son dévouement, s'estima heureuse (quoiqu'il ne fût ni jeune ni riche) de lui offrir sa main et avec elle sa fortune assez considérable. Roze, tout désintéressé qu'il fût, en acceptant la première, ne put refuser la seconde. Le mariage se fit dans une chapelle dépendant de la paroisse de Pennes; et Roze, au lieu de continuer son voyage, revint à Marseille, où il vécut dans la retraite, content du bien qu'il pouvait faire et de la joie qu'il trouvait dans un paisible et charmant intérieur. Marmontel se trompe encore quand il dit que sa fille, à cause de sa pauvreté, se fit religieuse. Il mourut, sans laisser d'enfants, le 2 septembre 1733, à l'âge de soixante-deux ans, et nul doute qu'il ait reçu à son heure suprême la bénédiction de son évêque, qui devait lui survivre tant d'années encore. On peut affirmer pareillement sans crainte de se tromper que, malgré le silence qui depuis un temps s'était fait autour de sa gloire, la mort de Roze fut un deuil pour tous ses concitoyens et que la ville entière voulut assister à ses funérailles.
BÉRANGER
Peu d'hommes ont joui de leur vivant d'une pareille popularité, d'une telle renommée, mais qui ne devaient lui survivre que très diminuées, et cela fort justement d'ailleurs. – «Il a créé dans notre littérature, dit un judicieux critique, un genre qui n'existait pas avant lui, la chanson lyrique ou l'ode chantée. Son style est toujours (non pas, certes) pur, correct, élégant, son vers souvent inspiré. Lorsqu'il veut chanter les malheurs ou les gloires de la patrie, il élève et entraîne. Il sait aussi exprimer des sentiments plus tendres, et faire vibrer les fibres du cœur. Toutefois, même sous le rapport littéraire, il a été trop vanté. Comme chansonnier il manque de gaîté; son rire est amer et n'a ni l'abandon ni l'entrain de celui de Désaugiers, son émule. Comme poète lyrique, il manque de souffle; il a de l'inspiration, mais une inspiration qui dure peu et ne va guère au-delà de la première ou de la seconde strophe. Les épithètes oiseuses ou redondantes prennent trop souvent la place de la pensée; les chevilles même n'y sont pas rares. Les refrains seuls sont toujours heureux et viennent se graver d'eux-mêmes dans la mémoire. À tout prendre, Béranger est un poète, un vrai poète, mais qui doit plus encore à l'art et au travail qu'à la nature. Ses contemporains l'ont placé au premier rang, mais la postérité plus juste le fera descendre au second (voire même au troisième) qui seul lui appartient.»
Ce qui est par dessus tout regrettable et déplorable, c'est que, dans les œuvres du chansonnier, se rencontrent, et nombreuses, des pièces licencieuses, irreligieuses, cyniquement impies, ou qui sont empreintes des passions politiques et des haines injustes de l'époque. Pourtant ce n'était point un sentiment violent qui les avait dictées à l'auteur, s'il est vrai qu'il ait répondu à des amis lui conseillant de retrancher ces chansons:
«Je m'en garderais bien, ce sont celles-là qui servent de passe-port aux autres.»
Cette parole, que rapporte la Biographie universelle de Feller, serait tellement blâmable et coupable qu'on incline à douter de son authenticité. Le biographe nous dit d'ailleurs: «Pendant les dernières années de sa vie, Béranger montra des sentiments meilleurs que ceux qu'il avait eus jusque-là; s'il n'était pas croyant encore, il parlait de la religion avec respect; il tenait à rappeler qu'il avait toujours été spiritualiste. Il avait conservé des relations avec sa sœur qui était religieuse, et depuis longtemps retirée dans un couvent où elle priait et expiait pour son frère; il s'était mis aussi en relation avec le curé de sa paroisse qu'il chargeait de distribuer ses aumônes; car, quoique peu riche, il était bienfaisant. Lorsque sa dernière heure approcha, le prêtre et la religion vinrent au chevet du malade et furent bien reçus; il sortit de sa bouche des paroles sympathiques, chrétiennes même, et l'on peut croire qu'un retour à Dieu plus complet et plus consolant aurait eu lieu si de malheureux amis (quels amis que ceux-là!) n'étaient intervenus pour l'empêcher.»
Sa mort eut lieu à Paris, le 16 juillet 1857, à l'âge de 77 ans; il était né dans cette même ville le 19 août 1780 comme lui-même le dit dans la chanson intitulée le Tailleur et la Fée.
Dans ce Paris plein d'or et de misère,
En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt,
Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand-père,
Moi, nouveau né, sachez ce qui m'advint:
Rien ne prédit la gloire d'un Orphée
À mon berceau qui n'était pas de fleurs;
Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,
Me trouve un jour dans les bras d'une fée;
Et cette fée, avec de gais refrains,
Calmait le cri de mes premiers chagrins.
Le bon vieillard lui dit, l'âme inquiète:
«À cet enfant quel destin est promis?»
Elle répond: «Vois-le, sous ma baguette,
Garçon d'auberge, imprimeur et commis.
Un coup de foudre ajoute à mes présages26.
Ton fils atteint va périr consumé;
Dieu le regarde, et l'oiseau ranimé
Vole en chantant braver d'autres orages.
.....
Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse,
Éveilleront sa lyre au sein des nuits.»
Le vieux tailleur s'écrie: «Eh quoi! ma fille
Ne m'a donné qu'un faiseur de chansons!
Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille
Que, faible écho, mourir en de vains sons.
– Va, dit la fée, à tort tu t'en alarmes;
De grands talents ont de moins beaux succès.
Ses chants légers seront chers aux Français,
Et du proscrit adouciront les larmes.»
Cette pièce, l'une des meilleures inspirations de Béranger, est en quelque sorte une auto-biographie du poète comme aussi en même temps un spécimen remarquable de son talent, ce qui nous a fait la citer pour la plus grande partie.
Vanité de la gloire humaine! Béranger à peine dans la tombe, en dépit de ses funérailles si magnifiques, le silence, précurseur de l'oubli, se fit autour de l'idole. L'ombre descendit sur la statue debout encore sur le piédestal, mais devant laquelle la foule passait de plus en plus rapide et froide, indifférente, parfois dédaigneuse. Dans les rangs mêmes de ceux qui s'étaient montrés les plus prodigues de louanges, il se trouvait des aristarques, M. Pelletan, par exemple, pour discuter, presque contester le talent, le caractère même du poète, et nous étonner par la sévère impartialité de leurs jugements. Aussi maintenant qui lit Béranger, et combien se vend-il, bon an, mal an, de ses ouvrages?
BERTHOLLET
I
Peu de temps avant le 9 thermidor, un dépôt graveleux, trouvé au fond de quelques barriques d'eau-de-vie, donna lieu à une grave accusation contre un fournisseur qui, dit-on, voulait empoisonner les soldats. On confie à un chimiste, déjà célèbre, l'analyse du liquide. Tout semblait prouver qu'on cherchait un coupable afin de s'emparer des richesses du fournisseur. L'examen du liquide confirme cette présomption et le chimiste, n'écoutant que le devoir et la conscience, n'hésite pas à faire un rapport favorable. Appelé bientôt après devant le Comité du salut public, il est soumis à un interrogatoire qui n'était rien moins que rassurant.
– Es-tu sûr de ce que tu dis? lui fut-il demandé d'un ton menaçant.
– Très-sûr, répond avec calme le savant.
– Ferais-tu sur toi-même l'épreuve de cette eau-de-vie.
Le chimiste, sans répondre, emplit un verre du liquide et l'avale d'un trait.
– Tu es bien hardi.
– Moins que je ne l'étais en écrivant mon rapport.
L'accusation fut abandonnée, grâce à l'intrépide fermeté du savant qui, dans une autre circonstance, fit preuve encore du sang-froid le plus étonnant. C'était pendant l'expédition d'Égypte: un jour, que pour certaines recherches, il remontait le Nil dans une barque, tout à coup, sur le rivage, parurent des Mameluks, et sur la barque plut une grêle de balles. Pendant que les rameurs faisaient force de rames dans l'espoir d'échapper, on vit le savant en question occupé à remplir ses poches des pierres, servant à lester l'embarcation.
– Et que faites-vous là? lui dit un autre voyageur.
– Vous le voyez, répondit-il, je prends mes précautions pour couler plus vite, afin de n'être pas mutilé par ces barbares.
La barque cependant put échapper au péril, et ceux qui la montaient arrivèrent sains et saufs au port. Or, le savant qui, sans y songer, donnait à nos braves soldats des leçons de courage, c'était Berthollet, l'homme illustre dont Cuvier put dire à juste titre:
«Témoin des événements les plus surprenants, porté par eux dans des climats lointains, élevé à de grandes places et à des dignités éminentes, tout ce monde extérieur est peu de chose pour lui en comparaison de la vérité. Particulier, académicien, sénateur, pair de France, il n'existe que pour méditer et pour découvrir. La science fait naître à chaque instant dans ses mains de ces procédés avantageux, de ces industries fructueuses qui enrichissent les peuples; mais ce n'est point pour ces applications faciles qu'il la poursuit, c'est pour elle seule. Dans l'invention la plus utile, il ne voit qu'un théorème de plus, et dans ce théorème qu'un échelon d'où il s'efforce d'apercevoir et d'atteindre un théorème plus élevé27.»
En effet, cet homme illustre à qui la chimie, au commencement de ce siècle, fut redevable d'immenses progrès, ne songea jamais à tirer parti de ses découvertes qu'il eût pu tenir secrètes, sans que personne l'en eût blâmé. Le chlore ne lui valut qu'un ballot de toiles blanchies par son procédé; encore sa délicatesse hésitait-elle à accepter, alors que les Anglais auraient plus volontiers encore offert de le prendre pour associé; ce qui eût été pour lui toute une fortune.
«Personne n'ignore aujourd'hui ce que c'est qu'une blanchisserie berthollienne. On dit même dans les ateliers, bertholler, berthollage: on y entretient des ouvriers que l'on y appelle des bertholleurs. Rien ne met plus authentiquement le sceau au mérite d'une découverte. C'est la seule récompense qu'en ait tirée l'auteur, et il n'en désira point d'autre.»
Pourtant, à cette époque antérieure à la Révolution, il n'était point riche quoique arrivé à une position déjà fort honorable, prix de sa laborieuse persévérance.
II
Berthollet (Claude-Louis), d'une famille originaire de la France, mais expatriée, naquit à Talloire, à deux lieues d'Annecy, le 9 octobre 1748. Il appartenait par sa mère, Philiberte Donier, à une des familles nobles de la Savoie: son père était châtelain du lieu. Rien ne fut négligé pour l'éducation de l'enfant, quoique la fortune des parents fût médiocre. Après quelques années passées au collége d'Annecy, il fut envoyé à celui de Chambéry, et termina ses études classiques au collége des Provinces de Turin. Les plus brillantes carrières semblaient ouvertes à sa jeune ambition, mais son goût pour les sciences lui fit préférer la médecine. Reçu docteur en 1768, il vint quelques années après à Paris, trouvant que dans la province les ressources lui manquaient pour l'étude vers laquelle il se sentait plus particulièrement entraîné, celle de la chimie. Il ne se trompait pas; mais arrivé à Paris, où il ne connaissait personne et la bourse assez peu garnie, il ne tarda pas à se trouver dans l'embarras. La pensée lui vint alors de s'adresser au célèbre médecin génevois Tronchon, son compatriote, qui, prévenu par son air franc et ouvert et par la tournure sérieuse de son esprit, lui fit le meilleur accueil et devint bientôt pour lui comme un père. Afin de lui assurer d'abord une existence tranquille, il le recommanda au duc d'Orléans qui le nomma l'un de ses médecins, en même temps qu'il faisait mettre à la disposition du jeune savant son laboratoire de chimie, dans lequel volontiers le prince se renfermait pour expérimenter avec l'habile préparateur Guettard, son maître comme celui de son père. Rien ne pouvait être plus précieux pour Berthollet, qui comprit aussitôt qu'il avait trouvé sa voie, ce qui lui fut confirmé par l'illustre Lavoisier, dont il fit connaissance quelque temps après. Plusieurs Mémoires publiés successivement par lui de 1776 à 1780 et «empreints, dit M. Parisot, de cette sagacité, de cette finesse, de cette étendue dont plus tard il devait présenter aux savants le modèle accompli,» attirèrent l'attention de l'Académie des sciences qui le nomma adjoint chimiste à la place de Bucquet (15 avril 1780), et cinq ans après, l'admit au nombre de ses membres.
Il continua dès lors avec plus de zèle que jamais ses expériences et ses publications, et en 1787, de concert avec Guyton de Morveau, Lavoisier et Fourcroy, il s'occupa de la refonte de la terminologie scientifique, qu'ils réussirent à faire prévaloir. «Comparé au langage extravagant que la chimie avait hérité de l'art hermétique, dit Cuvier, ce nouvel idiome fut un service réel rendu à la science, et contribua à accélérer l'adoption de nouvelles théories.»
En 1789, dans le tome II des Annales de chimie, notre savant publia, sous le titre de: Blanchiment des toiles avec l'acide muriatique oxygéné, le résultat de ses expériences relatives au chlore, «une découverte, dit Parisot, qui l'eût rendu dix fois millionnaire, s'il eût voulu l'exploiter à son seul profit.» D'autres découvertes également utiles suivirent celle-là. On dut par exemple à Berthollet un moyen nouveau de conserver l'eau douce pour les navigations de long cours, en faisant brûler l'intérieur des tonneaux destinés à la contenir.
Berthollet, depuis longtemps était devenu Français par des lettres de naturalisation qu'il avait été heureux d'obtenir. Aussi, ce ne fut pas en vain, qu'en 1792, devant les menaces de la plus formidable coalition, la France fit appel au patriotisme de son fils d'adoption. De tous les points de l'horizon, au Nord, au Midi, à l'Est, à l'Ouest, des légions ennemies envahissaient notre territoire et la France n'avait à leur opposer que des conscrits auxquels manquaient, avec l'habitude des armes, les munitions et le matériel de guerre. Mais, grâce à Berthollet et à son ami Monge, aidés par un petit bataillon de chimistes choisis par eux, on trouva sur notre sol même tout ce qu'on s'était trop habitué à demander à l'étranger: le soufre, le salpêtre, l'airain; dès lors les produits de nos fabriques et de nos arsenaux suffirent à la prodigieuse consommation de quatorze armées. Aussi, n'est-on que juste, en reconnaissant et proclamant que la France, sauvée alors de l'invasion et du démembrement, ne dut pas moins ce bonheur au zèle infatigable de nos savants qu'à l'héroïque dévouement des soldats combattant et mourant aux frontières.
Pendant l'année 1791, Berthollet fut envoyé en Italie par le Directoire comme président de la commission chargée du choix des objets d'art les plus précieux qui devaient être transportés à Paris. La noble conduite de Berthollet dans ces circonstances lui valut l'estime du général en chef Bonaparte, qui, plein d'admiration pour sa science comme pour son caractère, résolut dès lors de se l'attacher. Seul il connut à l'avance le secret de l'expédition d'Égypte, dont il fit partie pour le plus grand avantage de la science comme de l'armée. Pendant l'insurrection du Caire, ce fut à son courage et à sa présence d'esprit que les membres de l'Institut durent de conserver avec la vie tous les trésors scientifiques recueillis jusqu'alors. Quand, après la levée du siége de Saint-Jean-d'Acre, la peste se déclara dans le camp français, il n'hésita point à s'associer à Larrey pour reconnaître, dès les premiers symptômes, la présence du fléau et indiquer les mesures qui pourraient rendre la contagion moins terrible. Monge, tombé malade, dut la vie à ses soins fraternels.
Lorsqu'on fut de retour en France, Bonaparte n'oublia pas les services rendus par notre savant, qui, membre du Sénat conservateur après le 18 brumaire, fut ensuite nommé comte, grand officier de la Légion d'honneur, grand'croix de l'ordre de la Réunion, etc. «Heureusement pour la science, dit Parisot, il ne se laissa ni éblouir, ni absorber par des fonctions aussi élevées, aussi importantes. Toujours il conserva sa simplicité et son goût pour la retraite et l'étude.»
Les revenus de ses emplois, et en particulier de la sénatorie de Montpellier, étaient dépensés au profit de la science et servaient à l'entretien d'un magnifique laboratoire, toujours ouvert aux étrangers comme aux amis et surtout à de nombreux élèves que l'illustre maître voyait avec plaisir s'exercer sous ses yeux aux préparations les plus délicates. Mais la générosité de Berthollet l'ayant entraîné, il dut enfin s'apercevoir que son budget des recettes et dépenses se soldait par un déficit; résolu tout aussitôt à rétablir l'équilibre, mais sans détriment pour la science, il établit dans sa maison l'économie la plus sévère, et vendit chevaux et voitures.
On avertit l'Empereur, qui, tout aussitôt, mande Berthollet aux Tuileries. Après quelques reproches bienveillants relativement au silence gardé par le savant sur sa situation critique, Napoléon lui dit:
«Souvenez-vous que j'ai toujours 100,000 écus au service de mes amis.»
Et cette somme fut remise le lendemain à Berthollet, qui, tout occupé de ses expériences et confiné pour ainsi dire dans son laboratoire, n'en sortait que bien rarement pour se rendre aux Tuileries, et ne se montra pas plus courtisan. On ne pourrait assurément que l'en louer si toujours il s'en fût tenu là. Mais on regrette d'avoir à ajouter qu'en 1814, cédant, paraît-il, aux conseils de son ami Laplace, il vota la déchéance de Napoléon en se ralliant au gouvernement provisoire. Lui convenait-il d'agir ainsi après les témoignages d'affectueuse estime dont l'Empereur, qui l'appelait son chimiste et son ami, n'avait pas été pour lui avare? Berthollet se devait à lui-même de rester à l'écart, et de n'accepter rien des gouvernements qui devaient succéder à l'Empire. Mais, pour être juste, il ne faut pas dissimuler que son caractère, sinon son intelligence, avait reçu un grand ébranlement par suite de la terrible catastrophe qui, en 1812, lui enleva son fils unique, dont la mort fut des plus tragiques. «Dès lors, toute gaîté fut perdue pour lui. Pendant le peu d'années qu'il survécut, son air morne et silencieux contrastait péniblement avec ses habitudes antérieures; on ne le vit plus sourire; quelquefois, une larme s'échappait malgré lui…»
Cuvier ajoute:
«Sa dernière maladie a été de celles qui surprennent et désespèrent la médecine: un ulcère charbonneux, venu à la suite d'une fièvre légère, l'a dévoré lentement pendant plusieurs mois, mais sans lui arracher un mouvement d'impatience. Cette mort, qui arrivait à lui par le chemin de la douleur, dont, comme médecin, il pouvait calculer les pas et prévoir le moment, il l'a envisagée avec autant de constance que les souffrances du désert ou les menaces des barbares.»
Berthollet a laissé de nombreux travaux scientifiques fort loués par Parisot, Cuvier, Mongellaz, etc., mais dont l'énumération, pas plus que l'appréciation ne peuvent entrer dans notre cadre.
C'est l'homme plus encore que le savant que nous avons tenu à faire connaître, par des motifs qu'il n'est pas besoin d'indiquer à nos lecteurs.
BOSSUET
I
Dois-je l'avouer? Oui, je dois le dire, le confesser hautement pour l'instruction et l'exemple de la jeunesse, je n'étais plus un adolescent, depuis longtemps déjà sorti des bancs du collége, pourtant je nourrissais contre l'illustre évêque de Meaux les plus étranges préventions, d'autant moins excusables que j'en jugeais par ouï dire; dans ma folle témérité, j'osais nier son génie sans avoir rien lu que quelques bribes de ses ouvrages, et encore avec des idées préconçues, avec le parti pris de n'y pas trouver ce qu'y voyaient, ce qu'y admiraient tous les autres. On croit ainsi, à un certain âge, faire preuve d'indépendance en ayant l'air de ne pas penser comme tout le monde.
Quand je lisais, dans les manuels de rhétorique et ailleurs, les éloges prodigués à l'aigle de Meaux, volontiers je haussais les épaules, car à cet aigle je trouvais, moi, une médiocre envergure et tout au plus j'accordais qu'il fût un passereau.
J'avais appris en vain par cœur les Oraisons funèbres, mauvais moyen à la vérité de faire goûter les chefs-d'œuvre par l'écolier auquel le travail souvent pénible de la mémoire dérobe le sens de beautés que faute d'expérience, il avait déjà bien de la peine à saisir. Les comprît-il parfaitement, à force de les relire et de les ressasser pour retenir le mot à mot, il ne tarde pas à se blaser tout à fait sur les passages les plus sublimes et quelquefois irrémédiablement, pour la vie. Du moins, en ce qui me concerne, ai-je éprouvé qu'il a fallu de longues années avant que ces auteurs latins ou français, et je dis les meilleurs et ceux-là surtout, trop appris par cœur dans la jeunesse, retrouvassent pour moi le charme de la nouveauté et que j'y découvrisse ces détails admirables, cette grâce ou cette majesté que tant de fois j'avais entendu vanter naguère, sans y croire autrement que sur parole et sous bénéfice d'inventaire.
Ainsi m'arriva-t-il pour Virgile, pour Boileau, Corneille, La Fontaine, Racine et tout particulièrement pour Bossuet contre lequel, qui sait pourquoi? ma prévention était plus opiniâtre, peut-être parce que je le connaissais moins que les autres. En outre des Oraisons funèbres, je n'avais guère lu que le Discours sur l'Histoire universelle, et précisément à l'époque où, par la complète ignorance des choses de la vie, on se passionne pour les sottes inventions du roman. Aussi le volume de Bossuet m'avait médiocrement intéressé, et par le souvenir quelconque que j'en gardais, je restais un admirateur singulièrement tiède du grand écrivain, et même, à parler rondement, je ne l'admirais pas du tout, me gênant peu pour le dire. Bien au contraire, avec cette outrecuidance et cet aplomb qui sont le propre du jeune homme d'autant plus tranchant qu'il ignore davantage, je mettais une sorte de vanité, vanité sotte, à dénigrer l'homme illustre, et je parlais de son génie avec une irrévérence dont le seul ressouvenir me fait aujourd'hui monter la rougeur au front. La contradiction d'hommes sensés, d'hommes graves, juges compétents, ne faisait que m'exaspérer, et me pousser à multiplier les sottises et les blasphèmes.
«Ce temps dura son temps,» comme s'exprime Lacordaire; après quelques années, m'éclairant par l'expérience, et moins affolé des lectures frivoles, je commençai par l'étude, par la réflexion, à prendre goût aux vraies beautés littéraires, à rectifier mon jugement faussé, à revenir sur mes préventions, sans être entièrement raisonnable toutefois, particulièrement à l'égard de Bossuet, peut-être, à cause de la fameuse Histoire Universelle, lue ou plutôt feuilletée en temps inopportun et à laquelle je gardais rancune et par contre coup à son auteur.
Or, certain soir que, devant un homme respectable, à qui je dois être reconnaissant à toujours du service qu'il me rendit alors, je m'exprimais sur le compte de Bossuet écrivain en termes assez lestes et le qualifiais comme je ne ferais pas maintenant tel de nos plumitifs à la douzaine, je fus interrompu vivement quoique pourtant sans humeur par l'auditeur en question qui me dit:
«Je ne puis m'empêcher de vous l'avouer, mon jeune ami, ce langage m'afflige pour vous; je le comprendrais à peine chez un lycéen ennuyé du pensum et de la retenue. Mais vous n'en êtes plus là, Dieu merci? Excusez-moi de vous le dire, pour en parler sur ce ton, il faut que vous ne connaissiez pas ou connaissiez bien peu celui que vous attaquez.
– Comment donc! j'ai appris par cœur ses Oraisons funèbres; j'ai lu, il n'y a pas longtemps encore, son Histoire universelle, qui franchement me paraît au-dessous de sa réputation; je n'ai pu même aller jusqu'au bout tout d'une haleine au moins.
– Sans doute, comme vous faisiez pour les romans de Walter Scott ou de Cooper?
– Je ne dis pas non.
– Mais maintenant qu'il n'en est plus ainsi, que les œuvres de pure imagination sont appréciées par vous à leur valeur, et que votre esprit s'étant mûri, vous prenez goût à des choses tout à la fois plus sérieuses et plus littéraires, je m'étonne de cette obstination, dans ce qui n'est pour moi qu'un déplorable préjugé.
– Préjugé?
– Oui, préjugé! car chez vous, mon ami, je ne puis croire que ce soit défaut d'intelligence. Mais vous en reviendrez, je n'en doute pas, quand vous aurez consenti à étudier les pièces du procès, et que vous pourrez vous prononcer en connaissance de cause. Tenez, sans être prophète, je ne crains pas d'affirmer que si, quelque jour, il vous tombe sous la main par exemple un recueil des Sermons de Bossuet (pour moi son œuvre capitale quoique peut-être pas la plus populaire), la lumière se fera et votre opinion, sur l'homme incomparable, changera du tout au tout.
– Si jamais cela arrive…
– Je n'en fais pas l'ombre d'un doute: plus tôt ou plus tard, vous penserez de Bossuet ce qu'en pensait un homme qui, lui aussi, avait du génie et n'est point suspect de… gallicanisme, l'illustre Joseph de Maistre. Il n'a pas craint de dire à propos d'une citation du sermon sur l'Amour des Plaisirs, par Bossuet: «Cet homme dit ce qu'il veut; rien n'est au-dessous ni au-dessus de lui.»
– C'est de Maistre qui a dit cela?
– Lui-même dans le deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg. Mais dans ses lettres il s'exprime en termes bien plus énergiques encore! «Cet homme, dit-il, est mon grand oracle. Je plie volontiers sous cette trinité de talents qui fait entendre à la fois dans chaque phrase un logicien, un orateur et un prophète.» Se peut-il un langage plus décisif?
– Voilà qui donne à réfléchir, car de Maistre, depuis que j'ai lu, je ne sais où, ses fameuses pages sur le bourreau comme celles sur la guerre, est pour moi un écrivain de premier ordre et dont le jugement mérite grande considération. Aussi vous me donneriez la tentation… D'aventure, auriez-vous dans votre bibliothèque l'ouvrage en question et vous serait-il possible de me le prêter?
– Parfaitement, j'ai là, sur ce rayon, à droite, quatre volumes compactes des Sermons choisis de Bossuet. Vous pouvez les emporter et les lire tout à loisir. J'ai bon espoir, ou plutôt j'ai la certitude qu'avant la fin du premier volume vous ne penserez pas autrement que moi sur le grand orateur et que vous ferez hautement votre peccavi, trop heureux de le faire.
– Nous verrons bien! Grand merci toujours pour le prêt des volumes que je garderai le moins longtemps qu'il me sera possible.
– Gardez-les tout le temps nécessaire à votre édification… littéraire. On ne lit pas cela comme un roman ou un volume de poésies. Il vous faut toujours bien quelques semaines.»
Or, moins de huit jours après, je rapportais les quatre volumes.
«Quoi! déjà! me dit l'ami presque avec l'accent du reproche. Est-il donc possible que vous ayez pris si peu goût à cette lecture et qu'elle vous ait lassé si vite?
– Bien au contraire, elle m'a surpris, ravi, enthousiasmé jusqu'à l'extase, jusqu'au délire. Bossuet est aussi pour moi maintenant le sublime orateur, l'incomparable écrivain; et si j'ai quelque regret, c'est qu'on ne songe pas à lui élever dans sa ville épiscopale une statue, je serais des premiers à souscrire. Ah! mon ami, que je vous remercie de me l'avoir fait connaître! Quel homme! quel homme! qui dit tout ce qu'il veut dire, en effet, et comme il le veut. Ô la merveilleuse, l'inimitable éloquence, inimitable parce qu'elle joint à la solidité du fond la beauté de la forme, d'une forme d'autant plus admirable qu'elle dédaigne toute recherche, et qu'elle fait tout naturellement à la pensée un vêtement splendide! Quelle profondeur et quelle élévation! Quelle puissance et quelle majesté! Quelle ample et royale faconde! Ce style, plus plein encore de choses que de mots, s'épanche à larges ondes, en flots impétueux, comme le fleuve des Cordillières jaillit de la source intarissable. Merci mille fois, merci de m'avoir conduit par la main et un peu malgré moi à la découverte de trésors que je m'obstinais à méconnaître et dans lesquels je me promets de puiser hardiment sans crainte de jamais les tarir. Si je vous rapporte ces volumes, c'est qu'après lecture des deux premiers, j'ai couru chez le libraire pour me procurer l'ouvrage que j'ai acheté bel et bien sur mes économies. Ce sont là de ces livres qu'il faut avoir à soi, assuré qu'on est de pouvoir les lire et relire dix fois plutôt qu'une. Que n'ai-je la boîte de cèdre dans laquelle Alexandre renfermait l'Iliade, j'y mettrais, moi, l'œuvre de Bossuet et la placerais aussi sous mon chevet!
– Et là, là, doucement, mon ami! Je ne dis pas que vous exagériez maintenant dans la louange; mais je crains l'excès de cet enthousiasme si soudain parce que la réaction peut être à redouter.
– Non, non, certes non! Ne vous troublez pas de ce souci. Mon enthousiasme ne sera point un feu de paille parce qu'il ne vient pas de la surprise. Je ne crois pas qu'il y ait présomption de ma part à affirmer, à jurer que je penserai toujours de même et que vous ne me verrez pas, fût-ce après dix ans, après vingt ans, me refroidir.
Je ne m'étais point trop avancé et il n'y avait point témérité dans ces affirmations. Je ne me suis jamais lassé de la lecture ou plutôt de l'étude de ces admirables sermons dans lesquels je découvrais sans cesse des beautés nouvelles. Quel moraliste et quel poète à la fois que ce puissant orateur et dans lequel on ne sait ce qu'il faut admirer le plus ou l'enchaînement logique du discours ou l'énergie et la vérité des tableaux, ou la profondeur des pensées et la force des expressions! On n'aurait que l'embarras du choix pour les citations. Quelle étonnante et fidèle peinture par exemple que celle qu'il nous fait de la vie et des illusions ou occupations qui jusqu'à la fin nous amusent!