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Kitabı oku: «La jeune fille bien élevée», sayfa 13

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XXV

Ce fut le père de M. Serpe qui fit le voyage de Chinon pour demander ma main. Il n'était point mal du tout, ce vieillard; un peu cassé, tout blanc avec un teint rose; un air réservé et timide; il donnait l'impression d'une nature un peu féminine et tendre et qui avait dû beaucoup souffrir. Son fils n'avait rien de lui, mais rien de rien; était-ce pour cela qu'il parlait si peu de son père? Pourtant on les sentait unis par un lien d'amitié assez vif; ils avaient mêmes idées sur beaucoup de choses, mais le père mettait à les exprimer une manière… ah! comment dire cela?.. une certaine bonhomie, une certaine grâce qui vous faisaient sourire sans qu'on cessât de l'écouter sérieusement… Mon Dieu! si son fils avait hérité de cela!.. je l'aurais peut-être aimé!.. Qu'il est donc vrai que ce n'est pas par l'intelligence que nous sommes le plus rapprochés les uns des autres, mais par une façon de sentir qui donne à nos idées leur forme, qui ne change point, elle, et qui peut si facilement faire changer les idées!..

Après que nous eûmes fait connaissance dans le salon, la conversation tomba tout à coup, et, comme personne ne la relevait, grand'mère me fit signe de m'éloigner: c'était l'heure de la demande officielle qui était venue. Je laissai les deux familles et m'en allai dans la salle à manger, ayant de grands battements de cœur: quoique tout fût convenu depuis longtemps, il n'y avait pas à dire, c'était en ce moment-ci que, là, tout près, de l'autre côté de la cloison, on liait mon sort en y mettant les formes.

Françoise entra, venant de l'office, et traversa la salle à manger. Elle comprit ce que je faisais là, ce qu'on faisait de l'autre côté, et se prit à sourire d'une façon singulière.

– Eh bien!.. quoi?.. tu es contente?

Elle était contente; toute la maison était contente; le mariage plaît à tous.

Mais moi, je crois que j'étais verte quand je reparus dans le salon. Le papa Serpe me demanda la permission de m'embrasser. Puis son fils me passa au doigt un fort beau brillant: c'était mon anneau de fiançailles. Je n'étais pas fâchée d'avoir à moi un si beau brillant. Toutes sortes d'idées tournoyèrent en peu de temps dans ma cervelle; je vis des contes de fées, des carrosses, des robes de bal, des princes et des lumières en quantité; je me dis: "Le bonheur!.. le bonheur!.." Et ces deux mots, répétés, m'apparurent véritablement, en caractères d'une belle flamme bleuâtre, mais d'une nuance plutôt triste. Puis, je voulus dire quelque chose, remercier, et je me reprochai de n'avoir pas prévu cette cérémonie et préparé ce que je devrais dire pour n'avoir pas l'air d'une cruche devant mon futur beau-père. Je ne sais ce que je dis. Ce qu'il y a de certain, c'est que je dus m'asseoir; j'eus un étourdissement, rapide, qui ne fut pris que pour une émotion, après tout, assez naturelle. Et mon fiancé me baisa la main. Je lui souris, d'une façon assez niaise, et n'eus plus qu'une idée: m'essuyer la main.

Je la frottai, derrière moi, contre ma robe de toile. Et je fus effrayée de m'être sentie obligée de faire cela; j'en demeurai toute stupide. En y songeant je regardais mon solitaire qui étincelait. Ma grand'mère dit:

– Elle est hypnotisée!..

Je dus paraître bien innocente, bien enfant. Pourtant, ce qui se passait en moi était d'une grande personne.

On alla, comme de juste, présenter le papa Serpe chez les Vaufrenard. Ce n'étaient pas les Vaufrenard qui avaient déniché les Serpe, ni fait, à proprement parler, le mariage; mais ils s'enorgueillissaient d'y avoir contribué de tout leur pouvoir; cette union était pour eux une fête de famille. Ils s'y prêtaient à tel point, qu'en l'honneur de M. Serpe qui n'aimait pas la musique, aussitôt notre entrée dans la maison, désormais, ils faisaient taire tout instrument. Un jour que nous les avions entendus jouer, du dehors, nous les vîmes fermer piano et harmonium à notre seul aspect; je me hasardai à dire:

– Mais, je suis toujours musicienne!..

Ils ne soutinrent pas le contraire, mais ils firent comme si je n'avais rien dit.

Je crois qu'ils essayaient de me faire oublier la musique!

Et, en effet, il était vrai que je ne touchais presque plus mon piano. Ne plus provoquer au bout de mes doigts ce langage qui m'avait entretenu, pendant des années, dans un état d'esprit élevé et poétique, cela m'avait manqué pendant quelques jours, quelques semaines peut-être; mais on avait eu tant à faire avec les robes, les chiffons, les voyages à Tours, – non plus pour aller chez Mme de Testaucourt, par exemple! – que la privation s'était assez vite adoucie. Les préparatifs du mariage étaient tels, dans nos provinces où l'on faisait beaucoup de ses propres mains, qu'une jeune fille atteignait le jour de la cérémonie sans avoir pu, pour ainsi dire, penser au mariage. Pour moi, c'était avant l'instant des fiançailles que j'avais surtout souffert, mais depuis lors je n'en eus jamais le loisir.

Si, une seule fois, je faillis me ressaisir; ce fut précisément le jour où le papa Serpe recevait tous les salamalecs des Vaufrenard. Une envie m'avait prise d'aller encore une fois m'asseoir seule, à mon balcon, au-dessus de la citerne et de la vigne de Sablonneau. Je quittai le salon et courus à la terrasse. Sablonneau était là, au bas, qui crachait dans ses mains et allait reprendre sa pioche; il porta, en me voyant, sa main à sa casquette, et ses yeux pétillèrent; pour la première fois je le vis exhiber ses vieux chicots en souriant; il était content, lui aussi, de mon mariage. Mais à ma citerne et au fin paysage lointain étaient liées pour moi trop de rêveries pour que quelqu'une d'elles ne revînt pas voleter autour de ma cervelle. Je regardais l'eau profonde, un peu tarie pourtant cette année par la sécheresse, la taie verdâtre, les araignées, et puis, tout là-bas, le ruban d'argent de la Vienne où le falot de Gaulois le pêcheur semblait, le soir, un ver luisant. Elles revinrent, quelques-unes de mes rêveries mélancoliques et de mes sublimes espérances de jadis… Eh bien! j'étais pour elles déjà une étrangère, je les regardais presque de loin, sinon de haut, j'allais peut-être les traiter de chimères, lorsque M. Serpe, mon fiancé, qui me faisait sa cour impeccablement, vint me rejoindre et m'entretenir d'un sac de voyage en peau de truie, avec trousses, qu'il désirait m'offrir pour mon voyage de noces. Je n'avais, certes, aucun amour pour mon fiancé: eh bien! l'idée ne me vint pas de regretter qu'il eût interrompu mes plus chers souvenirs; mon esprit était déjà rompu à admettre que le choix d'un sac de voyage pouvait balancer les désirs d'ivresses infinies qu'une mélodie de Schumann ou une berceuse de Chopin m'inspiraient quand j'étais une jeune fille à marier!..

Chacun, à présent, me disait: "Tu vas être une femme!" Et cela signifiait: il est temps d'attacher du prix aux choses positives.

La conversation de mon fiancé avec moi roulait uniquement sur des détails d'installations ou d'accessoires de voyage. Il était architecte, n'est-ce pas? architecte excellent d'ailleurs, et rien que cela: la disposition pratique d'un appartement, le choix des meubles, la place de la baignoire dans le cabinet de toilette, étaient pour lui d'une importance capitale dans la vie. Jamais, à aucun instant, il ne manifesta qu'il voyait au delà. A part certains chapitres de morale, mais encore considérée d'un point de vue tout pratique et hygiénique, pourrait-on dire, il demeurait enfermé dans ce cercle de petits soucis qui concernent tous la plus grande commodité de la vie. Il excellait en moyens ingénieux de simplification pour les systèmes de locomotion: il refaisait l'horaire des chemins de fer, il retraçait les routes; l'automobile n'était pas inventée dans ce temps-là, mais on eût dit qu'il en pressentait l'avènement prochain, et il émerveillait ces messieurs en leur prédisant les grandes modifications qui en résulteraient pour la vie de chacun. En général, tous étaient sensibles à la description de ces futurs "progrès," oui, tous, même mes grands-parents, qui, pourtant, n'étaient pas des gens à adopter les nouveaux modes de vie; mais c'était une chose curieuse à constater, que ce goût secret et fondamental pour la vie matérielle, chez des gens qui se piquaient d'en faire fi.

En vérité, j'avais été jusqu'alors nourrie, bourrée, gorgée d'idées morales, et l'on m'avait enseigné de si bonne heure le mépris de la vie physique, que je n'avais, je le jure, jamais pensé à un bien-être qui ne vînt de l'état de l'âme.

Ah! ma belle vallée, peuplée par moi de si nobles images!.. ah! l'œil ironique et triste de ma citerne!.. Il s'agissait à présent d'un sac de voyage en peau de truie et de trousses avec accessoires variés, dont le moindre, il faut l'avouer, captivait mon imagination!.. Nous discutions, mon fiancé et moi, sur le manche d'une brosse à dents ou sur la forme de ciseaux à ongles! Et ce sujet m'intéressait!.. J'avais vu à Tours, rue Royale, des nécessaires de voyage entr'ouverts, entre des cravates d'homme de la dernière élégance, qui étaient d'un irrésistible attrait. Je n'avais jamais espéré pouvoir en posséder un. Et mon fiancé me prouvait que ce que j'avais vu à Tours, en fait de nécessaires, n'approchait pas de ce qu'il avait commandé pour moi spécialement, et à mon chiffre, à Paris!..

C'était le sourd instinct égoïste, sous sa forme la plus vulgaire, qui venait à mon secours. Ce beau sac de voyage m'invitait à m'occuper d'un autre moi-même jusqu'ici négligé. Ah! je sais, à présent, ce qu'il y avait de veulerie et de sensualité inconsciente dans cet abandon à la douceur nouvelle!..

Lorsque ma famille, le papa Serpe et les Vaufrenard sortirent du salon et vinrent nous rejoindre sur la terrasse, j'écoutais si attentivement les détails fournis par mon fiancé, que je ne détournai seulement pas la tête, et je ne me serais peut-être pas aperçue que nous n'étions plus seuls, si je n'avais entendu Mme Vaufrenard prononcer, à sa façon un peu commune: "Allons! allons! tout va bien: ne troublons pas les amoureux!" Elle ne doutait plus, ni elle ni personne de ma famille, que M. Serpe n'eût enfin trouvé le secret de me plaire.

Mais je me relevai précipitamment, et, en rejoignant le groupe qui montait l'escalier du Clos, je fis, je m'en souviens, cette remarque sur moi-même, que, contrairement à ce qu'en pensait Mme Vaufrenard, et quoique j'eusse écouté volontiers la description du sac de voyage, j'éprouvais un soulagement lorsque quelqu'un venait me fournir un prétexte à n'être plus seule vis-à-vis de M. Serpe.

Tondu était dans la vigne du Clos, toujours courbé vers la terre, entre les rangs de vigne. M. Vaufrenard, qui s'amusait fort du zèle infatigable de son closier, dit au papa Serpe qu'il y avait là un travailleur extraordinaire, mais que, malheureusement, il n'aurait pas l'avantage de le lui présenter, car Tondu ne se relevait jamais.

– Si, si, dis-je, il se redressait autrefois, quand vous chantiez!..

M. Vaufrenard ne chanta pas, et Tondu pourtant redressa l'échine au-dessus de la vigne: il le faisait toutes les fois qu'il apercevait mon fiancé, et il ôtait sa casquette d'un air béat; c'en était encore un qui se réjouissait de voir celui qui allait m'épouser!

Le tour du Clos étant fait, on se reposa un moment sur le banc de pierre de la salle de verdure près duquel, les soirées chaudes de l'été, je m'étais étendue sur l'herbe, il n'y avait pas si longtemps, en regardant les étoiles. Et je me souvins, là, d'avoir eu, un certain soir, la certitude qu'il était impossible que je ne fusse pas heureuse, un jour. Et je pensai: "Eh bien! c'est maintenant, voyons, que je suis heureuse, puisque tout le monde le dit!.." La persuasion que j'étais heureuse pénétrait en moi petit à petit et, parce que ce genre de bonheur-là ne ressemblait en rien à celui que j'avais imaginé, j'en concluais tout bonnement que j'avais été précédemment une sotte de rêver à des sornettes, et sur ce banc, où j'étais à présent assise comme une grande personne, je rougissais du temps où, sous l'influence du couvent ou bien sous celle de la voix de M. Vaufrenard, je me laissais aller à mes extases. La vie, c'est bien plus simple, bien plus prosaïque! Je me faisais maintenant une coquetterie d'en apprécier la saveur un peu fade: c'était le goût de la raison!

XXVI

Pour le mariage, le papa Serpe se trouva immobilisé à Paris par la goutte, et nous eûmes à Chinon la "vieille mère" comme représentant de la famille. La sœur divorcée était malade, elle aussi, ou du moins, prétendit l'être.

La "vieille mère" nous surprit beaucoup, – quoique grand'mère affirmât s'être attendue à tout de la part d'une femme qui vivait entourée de chiens… – Nous allâmes au-devant d'elle, avec la voiture de l'Hôtel de la Lamproie; son fils était avec nous; quand le train stoppa, il dit: "Voilà maman!" Je dis, moi: "Où donc!.. où çà?.. où ça?.." Je cherchais une dame à cheveux blancs. Je vis mon fiancé tendre la main à une espèce de jeune femme blonde, fort élégamment mise, qui avait une taille, ma foi, très passable, sous un cache-poussière ajusté, et dont l'âge véritable n'apparut que lorsque nous fûmes nez à nez, et avant même qu'elle ne soulevât sa voilette: son visage était recouvert d'une couche de fard, ses lèvres rougies et ses sourcils renforcés; la fatigue des yeux et l'affaissement des traits étaient exaltés par ce masque, et, pour nos yeux de province inaccoutumés à ce genre d'artifice, cette jeune vieille dame produisait un effet déconcertant d'abord et presque d'épouvante. Il fallut que mon fiancé dît: "Ma mère…" pour que nous nous décidions à sourire, à prononcer je ne sais quels mots de bon accueil. Grand'mère n'était pas là; je pensai: "Heureusement qu'elle ne la verra, pour la première fois, qu'à la lumière!.."

Comme nous causions assez péniblement en attendant les bagages, quelque chose remua sous le bras de Mme Serpe et nous reconnûmes que c'était un chien que l'on eût pris pour une poignée d'échevaux de soie. Il était couleur tabac clair; on ne lui voyait ni les yeux ni le museau, sous ses longs poils tombants. Je le trouvai drôle et gentil, moi; j'aimais beaucoup les bêtes:

– C'est donc un de vos charmants petits chiens, madame?..

La glace était rompue: j'avais trouvé un point de contact avec ma future belle-mère. Je ne sais quoi, d'ailleurs, m'avertissait que je n'en trouverais jamais d'autres…

Pourtant, cette femme n'était pas détestable; elle faisait beaucoup de frais; elle parlait avec une grande facilité; elle s'émerveillait de tout, et d'une façon presque comique, car elle ne connaissait pas la province et elle la découvrait, mais comme un pays de Lilliput où tout lui paraissait extraordinaire par la petitesse. Nous autres, elle nous effrayait, comme si elle eût été, par exemple, Chinoise, et si c'eût été dans son pays que l'on allait m'emporter dans trois jours.

Elle nous parla surtout de sa fille, qu'elle adorait.

Elle la louait avec une exagération presque agressive: c'est qu'elle pensait à notre préjugé contre le divorce. Mais, de ce préjugé nous n'avions pas soufflé mot; nous ne pouvions pas non plus, sans la connaître en aucune façon, féliciter une femme d'être divorcée!.. Pendant les quelques jours que la mère de mon fiancé demeura à la maison, il y eut, entre elle et nous, comme une guerre sourde, provoquée par la divorcée que nous n'avions jamais vue et sur laquelle personne de nous n'avait formulé tout haut une opinion.

Heureusement, je parvins à adoucir les chocs parce que j'étais, moi, assez bien disposée envers la "vieille mère: " c'était elle qui avait apporté de Paris le sac de voyage en peau de truie, et elle l'avait bondé entièrement de dentelles anciennes superbes, au milieu desquelles se dissimulait un petit paquet lourd et soigneusement fait; c'était une bourse en or gonflée de pièces d'or. Je comptai cinquante louis. Je n'avais jamais vu une pareille somme.

J'avais passé une heure, seule, dans ma chambre de jeune fille, le premier soir où je fus en possession de mon sac, à l'ouvrir, à le fermer, à m'émerveiller du fonctionnement parfait de la serrure et du petit bruit si ferme et si franc qu'elle produisait, lorsqu'on pressait l'une contre l'autre les pièces de cuivre terni appliquées sur sa belle mâchoire!.. et à retirer la garniture divisée en deux planches: l'une portant les brosses, peignes, ciseaux, etc., l'autre les flacons de cristal taillé, aux étincelantes facettes, rangés en si bel ordre et si gentiment coiffés de leur petit turban argenté!.. et à replonger les deux parties de la garniture dans la grande gueule ouverte!.. et à me demander quels parfums, quelles poudres et quelles pâtes empliraient ces récipients trop nombreux et dont l'ajustage, le poli, la sobriété, "l'air anglais" me fournissaient, à moi, l'image la plus frappante d'une civilisation raffinée. Oui, c'est par ce sac de voyage, plus que par aucun autre objet et plus que par aucune idée, que je me fis une représentation de Paris et que je pus juger combien le mot présomptueux de "moderne" contient de magie pour nos pauvres petites cervelles.

Sur la commode de ma chambre, à côté de la bourse d'or, il était là, ouvrant sa belle gueule écarlate, mon sac de voyage en peau de truie, frappé à froid de mes initiales nouvelles; et près de lui, les deux parties de la trousse présentaient, inclinées légèrement, comme l'étalage des magasins, leurs flacons à facettes, leurs brosses à dos d'ivoire, leur ribambelle d'accessoires divers. Et la vue de cela me promettait une facilité de vie à laquelle je n'avais pas songé jusqu'alors… C'était encore une représentation un peu confuse; mais j'en sentais la complète nouveauté pour moi, en même temps qu'une sorte d'attrait, non de très bon aloi, peut-être, passablement terre à terre, sans doute, mais qui n'était pas moins un attrait. Oh! comme un élément qui peut nous modifier de fond en comble, tranquillement, imperceptiblement, s'insinue! C'était l'attrait de la vie matérielle aisée, attiédie et flattée par les mille ingéniosités de notre temps, qui m'était présentée et offerte sous les espèces de ce beau sac de voyage et de la bourse d'or…

Mon fiancé promettait d'aller faire notre voyage de noces à Venise.

Ma tête tournait un peu, je l'avoue.

Alors, comment expliquer l'étrange chose qui se passa en moi, deux jours avant la cérémonie?

Je savais que M. Topfer venait d'arriver d'Angers, plus tôt que de coutume, et uniquement pour assister à mon mariage. Afin de l'en remercier, je combinai, – je ne sais comment, car je n'avais vraiment pas un quart d'heure à moi, – je combinai d'aller trouver mon bon Topfer, le matin, chez les Vaufrenard, comme dans les temps anciens, une dernière fois. Françoise me conduisit jusqu'à la grille; j'entrai à pas de loup dans la maison; M. Topfer répétait le Panis Angelicus de Franck, qu'il avait promis d'exécuter à l'église, pendant la messe; je m'arrêtai à la porte du salon, le cœur battant, jusqu'à ce qu'il eût fini; puis j'entrai et lui sautai au cou. Il était un peu ému: étaient-ce les sons admirables qu'il venait de tirer de son violoncelle? Était-ce l'idée du mariage de sa petite amie, de son élève un peu? Je n'en sais rien. Toujours est-il qu'il ne me parla guère, et que, pour se donner une contenance, je crois, il reprit son archet et enfonça la pointe du violoncelle dans le parquet. Il était arrivé de la veille au soir: il oubliait la consigne nouvelle de la maison Vaufrenard, d'après laquelle on ne faisait plus de musique en ma présence!

J'en fus heureuse, oh! heureuse! J'ôtai vite mes gants et me mis au piano. M. Topfer me regarda en souriant, de son œil bleu d'enfant, et m'attendit: nous reprîmes ensemble le Panis Angelicus. M. Vaufrenard entra. Je croyais qu'il allait faire la grimace en me voyant au piano, et nous intimer l'ordre de nous taire; mais le plaisir musical l'emporta sur sa volonté même, ou bien lui fit oublier la consigne: il vint se placer derrière moi, et chanta.

Qu'est-ce qui me prend alors, à moi, tout à coup? Voilà que mes yeux se brouillent; je ne peux plus lire la musique; je sens une larme qui me chatouille la joue, et j'éclate en sanglots. Je quitte le piano, je me réfugie dans l'ombre, je m'assieds sur un pouf, les coudes sur les genoux, me tamponnant les yeux avec mon mouchoir, puis je saute sur mes gants et m'en vais. En donnant une poignée de main à M. Topfer, je regarde une dernière fois mon bon vieil ami et m'aperçois que ses petits yeux bleus sont tout trempés.

Et me voilà courant à la maison, montant à ma chambre: une crise de larmes, un désespoir complet. Quand maman pénètre dans ma chambre pour me dire que mon fiancé est en bas, je lui crie entre des hoquets une chose qui l'abasourdit; je lui crie:

– J'aurais dû épouser M. Topfer!.. j'aurais très bien pu épouser M. Topfer!

Maman me dit:

– Tu es complètement folle, ma pauvre enfant!.. Es-tu malade?.. Surtout, ne va pas dire une chose pareille devant ta grand'mère!

Grand'mère qui a entendu crier, pleurer, arrive à son tour: et je lui répète ce que j'avais crié à maman:

– Oui, j'aurais très bien pu épouser M. Topfer!

Grand'mère ne s'indigne pas; elle me dit qu'il faut me coucher, et qu'il faut envoyer chercher le médecin. Je proteste: "Mais non, je ne suis pas malade!" Grand'mère insiste; elle me tâte le pouls qui, naturellement, doit être assez agité, et elle commence à me déshabiller. Soudain je pense: "Si j'étais malade et si mon mariage en pouvait être retardé!.." et je me laisse mettre au lit. Grand'mère elle-même descend avertir mon fiancé que je suis souffrante, et donner l'ordre qu'on envoie chercher le docteur.

Le docteur vient aussitôt, ayant même interrompu son déjeuner, – une jeune fille qui se marie après-demain, pensez donc! – Je me demande: "Va-t-il me trouver une maladie? car enfin, qu'est-ce que j'ai? Ne suis-je pas folle, en effet?" Jamais l'idée d'épouser ce pauvre M. Topfer ne m'était venue: un homme de soixante ans passés!.. Grand'mère avait raison; il fallait que je fusse malade. Mais le docteur ne me trouve absolument rien d'anormal; je n'ai pas la moindre fièvre: "Ce sont, dit-il, de ces petits tours que nous jouent les nerfs des jeunes filles…" Il sourit et ne veut pas que je reste couchée.

– Et déjeunez, je vous prie, mademoiselle! Ce n'est pas le moment de nous mettre à la diète!

Alors une autre idée insensée me vient, moins grave, il est vrai, celle-là, mais telle que la façon dont j'avais été élevée ne me préparait guère à l'avoir: je veux bien déjeuner, mais là, dans ma chambre, et en regardant mon sac de voyage!

Grand'mère lève les bras au ciel; mais le docteur prononce:

– C'est parfait! c'est parfait!.. Allons, madame Coëffeteau, il ne sera pas dit que vous n'aurez pas une fois passé un caprice à votre petite-fille!

Et il lui souffle je ne sais quoi à l'oreille. La pauvre grand'mère, aussi bouleversée que si elle eût renié son Credo, commande qu'on me serve dans ma chambre. Mais alors, c'est moi qui, par égard pour la douleur qu'une telle fantaisie cause à grand'mère, déclare que je descendrai déjeuner à la salle à manger.

Pendant qu'on me servait, toute seule, après la famille, mon fiancé était revenu prendre des nouvelles; il se tenait dans le salon avec mon frère arrivé du matin, et j'entendais qu'il s'informait beaucoup de lui et le faisait causer. Lorsque je les eus rejoints et que j'eus tranquillisé tout le monde sur ma santé, ce fut Mme Serpe qui s'empara de mon frère. Elle le jugeait charmant, intelligent, exquis, et, confiait-elle à maman, "si joli garçon!" M. Serpe le jugeait aussi intelligent et d'esprit très "moderne;" il était étonné, et indigné, que Paul gagnât si peu d'argent; il répéta ce qu'il avait promis autrefois: "On pourrait faire à ce garçon-là une très jolie situation."

C'est en entendant cela que je compris surtout combien j'avais été folle, ce matin, et combien, en toutes choses, grand'mère avait eu raison: est-ce que M. Topfer aurait procuré une très jolie situation à mon frère? Et quel autre mari eût pu lui procurer cela? J'étais folle!.. Ah! la raison!.. la raison!..

Je dis à mon fiancé:

– Ne vous inquiétez pas trop: je suis folle; mais je vous jure que c'est la première fois que cela m'arrive; j'ai toujours été très raisonnable.

Il sourit; mon état ne l'inquiétait pas du tout. Il dit:

– Oh! oh! si vous connaissiez les femmes qui ont été élevées autrement que vous!..

Il avait coutume de désigner ainsi sa sœur et toutes les femmes que fréquentait sa sœur. Il en avait vu, sans doute, des caprices et des lubies, près desquels ma nervosité, à la veille du mariage, était vraiment négligeable! Aussi ne cessait-il de féliciter grand'mère de la façon dont elle m'avait élevée. Grand'mère adorait son futur petit-gendre.

Tout allait donc bien; il n'y avait pas à se tourmenter. Lorsque, pendant la messe de mariage, je me mis à pleurer comme une fontaine, je ne m'alarmai pas outre mesure; je ne fis même pas d'efforts extraordinaires pour étouffer mes sanglots que mon mari entendait; je me disais: "Il comprend si bien tout cela! il a connu des femmes pires que moi!.." et je pleurais tranquillement sous mon voile. Je savais d'ailleurs que cela arrive quelquefois: même, les deux petites de la Vauguyon, qui avaient eu l'une et l'autre la chance d'épouser un jeune homme dont elles étaient entichées, pleuraient pendant la messe. Oh! quand M. Topfer joua!.. quand la voix de M. Vaufrenard, plus belle que jamais, emplit la nef de notre vieille église!.. quel ébranlement dans tout mon cœur!.. L'idée ne me vint pas, alors, que j'aurais pu épouser M. Topfer, donc cela avait bien été un instant d'aberration tout à fait isolé; mais la musique et la présence de Dieu, les deux grandes causes d'exaltation de ma jeunesse, le souvenir de mes ivresses de couvent et de mon romanesque amour pour mes chers "génies;" l'idéal de ma jeunesse auquel se mêlait je ne sais quel espoir ou quel regret d'amour pour un homme unique et bien à moi; le renoncement à tout cela; le sentiment de mon entrée définitive en un monde où rien de mon passé ne subsisterait; tout cela se mêlait pour moi en une sorte de douceur mortelle; je me sentais me quitter moi-même, sans douleur vive, mais avec une tristesse désolante qui s'épanchait par un flot continu de larmes…

Une seule chose m'empêcha de m'abandonner à cette espèce de mort et peut-être de m'affaisser sur mon prie-Dieu; ce fut une idée bien pauvre en comparaison de ces grands mouvements de l'âme, mais il faut la dire parce que ce sont souvent de telles réalités qui nous sauvent: la peur de mouiller mon voile!

Il y eut, après la cérémonie, un déjeuner à la maison, non pas très nombreux, mais auquel assistèrent les Vaufrenard, M. Topfer, Mme Serpe, ma belle-mère maintenant, qui était aux cent coups parce que son petit chien était malade, et les témoins de mon mari. L'un de ces messieurs, un vieil ami, s'était chargé de réaccompagner la maman Serpe à Paris par un train du soir; nous autres, les mariés, devions "filer" tous les deux, seuls, subrepticement, dès 4 heures et demie.

Ces derniers moments à la maison, que j'aurais voulu prolonger encore et encore, si pénibles qu'ils fussent, me parurent pourtant effroyablement longs. Il faisait très chaud, je me souviens; le grand-père s'était retiré dans sa chambre pour faire la sieste; ma belle-mère, qui commençait à exaspérer toute ma famille, était à la cuisine où elle employait tous les domestiques aux soins de son chien malade; les Vaufrenard et M. Topfer m'avaient fait leurs adieux; maman, cependant bien fascinée par son gendre et si patiente d'ordinaire, grommelait déjà contre lui parce qu'elle jugeait "inhumain" qu'on fît monter une pauvre jeune femme en chemin de fer par un temps pareil; quant à grand'mère, dont cette journée était le triomphe, c'était elle qui, avec moi, avait le plus pleuré, et l'idée de mon départ la mettait sens dessus dessous; elle errait dans toute la maison, comme une âme en peine, cachant de son mieux ses yeux rouges, qu'un arrière-fonds de sensibilité, toujours contenu par des principes, avait submergés aujourd'hui. Maman et moi étions restées longtemps, avec mon mari et ses témoins, dans le salon, parce qu'elle n'osait sortir sans me faire signe de l'accompagner pour me donner les conseils d'usage, et elle reculait, pâle, tremblante, jusqu'à la dernière limite, ce douloureux moment. La voiture de l'Hôtel de la Lamproie devait venir nous prendre à quatre heures; quand maman entendit le petit "toc" qui précède de quelques secondes la sonnerie de la pendule, elle se leva et me fit le signe.

Nous passâmes dans le corridor, puis dans la salle à manger, quoiqu'il y eût une porte communiquant directement d'une pièce à l'autre; mais je crois bien que maman ne savait pas trop où elle me menait; dans la salle à manger nous trouvâmes la pauvre grand'mère qui rangeait la verrerie sur le dressoir tout en s'épongeant d'une main les yeux; elle disait:

– Les domestiques, ce n'est pas la peine de compter sur eux: ce n'est pas trop d'eux tous pour un sale avorton de chien!

Maman sourit et dit à sa mère qu'elle avait été obligée de laisser un instant seuls ces messieurs parce qu'elle avait un mot à me dire. Grand'mère comprit, et par un sentiment délicat, à l'idée des choses que maman allait devoir me confier à voix basse, elle se dirigea, en retenant le bruit de ses pas, vers la porte du salon d'où nous venait la voix de ces messieurs. Avant de poser la main sur le bouton, elle voulut pourtant me faire, elle aussi, une dernière recommandation; tout bas, elle me dit:

– N'oublie jamais, mon enfant, que ton mari t'a choisie parce que tu étais une jeune fille bien élevée!

Elle poussa doucement la porte du salon, et une brutale parole lui apporta la confirmation de ce qu'elle venait d'exprimer. Mon mari, répondant, sans doute, aux compliments que lui adressaient de moi ses témoins, disait:

– Moi, ce que j'ai cherché surtout dans un mariage de ce genre, c'est la garantie de n'être pas…

La porte aussitôt refermée nous épargna le mot, hélas! facile à suppléer, et que les circonstances rendaient tragique à nos oreilles. Grand'mère n'entra pas au salon; glacée et blanche comme un marbre, elle repassa par la salle à manger sans souffler mot, et laissa à maman le temps de m'apprendre que j'appartenais désormais à mon mari, corps et âme.