Kitabı oku: «La jeune fille bien élevée», sayfa 12
Cependant je comptais toujours sur M. Topfer.
Moi, toute seule, une jeune fille qui n'avait presque rien vu, qui ne savait à peu près rien de la vie, résister à l'opinion publique exigeant d'elle le mariage à tout prix, ce n'était pas une tâche facile. Dédaigner, repousser l'état que tous, parents, amis, étrangers même m'imposaient d'un commun accord, pour suivre mon goût, c'est-à-dire la musique, une carrière de femme!.. – une carrière de femme à cette époque-là! – quel risque c'était courir! Enfin, je me disais: "Nous allons bien voir M. Topfer!.. C'est un homme qui ne me dira que ce qu'il pense. Même sermonné préalablement par son ami Vaufrenard, M. Topfer ne me dissimulera pas son jugement intime, et, si je m'aperçois qu'il donne tort à tous, quand je ne devrais m'appuyer que sur lui, je serai assez forte!.."
Il vint de bonne heure, cette année-là; il n'allait pas à Contrexéville. Jamais je ne l'avais abordé avec une pareille émotion. Je le trouvai, dès le matin qui suivit son arrivée, dans le Clos, et je lui dis, d'emblée, après les premières questions sur la santé:
– Vous savez tout, n'est-ce pas? Eh bien! dites-moi, vous, ce que je dois faire!
Il me répondit, sans hésiter:
– Il faut vous marier, mon enfant!
Je lui demandai aussitôt s'il voulait bien s'asseoir à côté de moi sur un banc. Il vit combien sa réponse me troublait; il ajouta aussitôt:
– L'amour?.. je sais bien… Ah!.. Mais c'est la singularité, c'est presque le miracle!
Je ne voulais pas parler de l'amour; je dis:
– Mais, la musique?.. monsieur Topfer!
Il pensait que je n'abandonnerais pas, même mariée, la musique. Je lui dis que le goût de M. Serpe n'était point que sa femme fût applaudie. Il fit la grimace, une vilaine grimace, et son petit œil bleu, que je voyais de côté, sembla se perdre dans un songe. Ah! enfin, sacrifier la musique le faisait réfléchir!..
Un rouge-gorge, familier, était tout près de nous, sautillant sur le sable; je pensais: "Pourvu que M. Topfer ne se laisse pas distraire par ce rouge-gorge au lieu de réfléchir à ce que je viens de lui apprendre!.." En effet, il ne se pressait pas de me répondre. Je lui dis:
– Eh bien! et si l'on exige que je renonce à la musique?
– Eh bien! dit-il, il faut tout de même vous marier, mon enfant.
Ah! mon Dieu!.. Moi qui avais attendu trois mois la réponse de M. Topfer, de mon meilleur ami, du seul homme de qui je fusse sûre qu'il m'aimait et qu'il aimait la musique!
Le mariage! le mariage!.. même avec toutes sortes d'inconvénients, même avec les plus grands inconvénients, même sans amour, le mariage!
Tous étaient d'accord là-dessus. C'était la réponse de Mme du Cange, presque son testament, – dissimulé sous l'expression plus décente d'"obéissance parfaite aux volontés de la famille," – lorsqu'elle quittait le couvent où elle ne nous avait enseigné que l'amour de Dieu. C'était la réponse de M. Topfer, qui m'avait appris à ne voir d'exquis dans la vie que le plaisir sacré qui nous vient de l'art.
Contradiction étrange et que personne n'examine avec franchise! On nous met à genoux devant la beauté, le divin, l'absolu; puis l'on nous dit: "Tout doit céder devant la réalité." On nourrit, on excite, on exalte nos rêves; et l'on nous donne pour avis: "N'écoutez pas les chimères." Nous voyons bien que l'amour est au fond de la religion, de la littérature et de la musique dont on nous a imprégnées jusqu'aux moelles; et, quand le cœur et la chair sont mûrs, il n'y a qu'une voix pour nous crier: "Il ne s'agit pas d'amour; le mariage!"
La vocation religieuse, je l'ai bien vu, au couvent, c'était, à part quelques magnifiques exceptions, comme Mme de Contebault, Mme du Cange, et telles autres de mes anciennes maîtresses dont je pourrais citer les noms, c'était la vocation de celles qui ne pouvaient pas se marier. La vocation artistique, M. Topfer et M. Vaufrenard ne l'avaient voulu voir en moi que parce qu'ils croyaient que je me marierais difficilement. Mais le mariage est préférable à tout.
Je laissai M. Topfer; je le voyais tout attristé. Il était comme un homme qui plie devant une loi naturelle, inéluctable.
Je remarquai que son désir était de ne pas penser à la nécessité où il se trouvait de plier, et toutes les fois que je le revis, ce fut avec un entrain un peu artificiel que nous parlâmes d'autre chose.
XXIII
Alors, tout à coup, j'eus l'impression que j'étais amenée au mariage comme une bête de somme à l'abattoir. Je me souvins du temps où, toute petite, j'accompagnais Françoise chez le boucher; un jour, dans la cour, par derrière, j'avais vu le maillet énorme s'élever pour retomber entre les deux cornes du bœuf et l'assommer du coup. Je voyais un maillet pareil retomber sur ma tête pleine de songes et de féeries. Cinq ou six images repassaient devant mes yeux: les jardins du château, quand je m'y promenais, gamine émerveillée, mon jeune cœur rempli d'espoirs et de désirs imprécis, affolants; le violoncelle de M. Topfer, d'où m'était venue la première révélation de la musique; le salon du couvent, à Marmoutier; l'emprise du sentiment de l'ordre, de la netteté morale, souvenir singulier et qui ne s'effacera jamais; les couloirs de Marmoutier encore, où Mme du Cange apparaissait et grandissait en venant à vous, si belle, – puis le jeune homme qui m'avait tourné les pages, et que j'avais aimé…; enfin la figure un peu convenue mais douce du fils du notaire qui m'avait demandée en mariage, mais à qui il fallait au moins 50,000 francs!.. Chacune de ces images était pour moi l'illustration d'un "paradis perdu" dont je feuilletais la dernière page en attendant le coup de maillet. C'est que chacune de ces images correspondait à un moment où j'avais énormément espéré. Il n'y a de vrai plaisir que dans l'espérance. C'était cette faculté qu'on m'allait briser. Ah! qu'est-ce donc que ç'aurait été de se faire religieuse, de renoncer au monde avec un peu de foi, au prix de ce que c'est que d'épouser un homme dont la vue, l'approche, le toucher de la main ne vous gonflent pas immédiatement, à en crever, de cette substance d'espérance qui nous soulève au-dessus de la terre?..
Mon Dieu! que je fus malheureuse!.. En une quinzaine de jours, je me souviens que je changeai d'une façon si sensible que l'on s'en inquiéta et me fit examiner par le médecin. Je commençai, à ce moment-là, à perdre un peu de cette chevelure si fournie et si longue que je ne savais comment la coiffer; et je maigris à en devenir laide… Je comptai là-dessus pour écarter M. Serpe. Mais non! mais non! j'ai dit qu'il était constant!.. Il se conduisit même très bien: combien d'autres, à sa place, en pareille circonstance, eussent hésité, temporisé, reculé indéfiniment toute conclusion! Lui, point. Il fut plein d'attentions pour mes parents alarmés et pour moi; il eut même des gentillesses!.. lui à cause de qui je souffrais tant, il sut me toucher, gagner de ma part au moins quelque amitié!.. Comme, à un compliment banal qu'il m'adressait, je lui objectais:
– Mais voyez donc ma figure!
Il me dit:
– C'est quelque chose de mieux que la beauté, que j'aime en vous.
Et, ma foi, ce fut là son aveu; il ne m'avait jamais dit jusque-là qu'il m'aimait. Et je lui sus gré de me l'avoir dit de cette façon.
Oui, mais cela ne pouvait pas atténuer beaucoup mon chagrin.
Ce qui l'aviva, c'est que je m'aperçus qu'avec cette espèce de maladie pour laquelle tant de soins me furent prodigués, et en particulier par M. Serpe, le "oui" que je pensais ne jamais me résoudre à prononcer, il se trouvait que je l'avais à peu près prononcé, car, dans mon désarroi et ma faiblesse, et pour ne pas attrister davantage mes grands-parents si dévoués, j'avais accueilli de M. Serpe ses attentions, ses gentillesses et son aveu!..
Mon acceptation se trouva faite, presque sans moi, hors de moi. C'était un peu comme si je m'étais jetée à l'eau pour échapper à une poursuite redoutable, et si, après avoir été emportée par le courant, en syncope, asphyxiée à demi, je me retrouvais sauvée par ceux-là mêmes que j'avais voulu éviter, – moins avancée qu'avant mon acte désespéré, car je leur avais maintenant des obligations!
A partir du moment où je sentis que ma volonté, mon goût personnel, enfin tout ce qui était de moi, de moi-même, ne pouvait plus rien modifier à la marche des événements, j'éprouvai une sorte de soulagement. Il me semblait qu'une partie considérable de moi était morte; j'en avais du regret, mais c'était la partie de moi qui m'avait fait le plus souffrir, parce que c'était elle qui m'obligeait constamment à choisir, à prendre une détermination, à vouloir. Elle était morte; je m'en trouvais tout endolorie; mais du moins il ne me restait plus qu'à me laisser aller!
Oh! que c'est triste!.. Et dire que c'est presque agréable!..
Est-ce qu'il y a des femmes qui ont passé, comme moi, par cette épreuve? Il faut le croire, car le mariage d'amour, dans notre monde, n'est pas le plus fréquent. Qu'elles me disent s'il y a quelque chose de comparable à ces mariages plats, où l'on va sans goût et même sans dégoût, où l'on va sans rien, même sans soi-même! Une bonne révolte au fond du cœur, une sourde rage, une haine pour l'homme qu'on va épouser vaudraient mieux, car tout cela permet de méditer des vengeances et vous oblige à faire le vœu de briser la chaîne qui va être rivée. Mais l'état neutre, quasi amical, un peu reconnaissant, joint au deuil de votre propre personnalité, à l'impression de facilité que donne la perspective d'une vie toute faite, pareille à une voie ferrée en ligne droite, d'une vie faite par les autres, par vos parents, par vos amis, par la société tout entière, par l'histoire, par la coutume de votre pays, comme c'est triste!.. Et dire que c'est presque agréable!.. Ah! non, il n'y a rien d'analogue à cela! Ne serait-ce pas là la "tiédeur" que vomit l'Ecriture?
J'ai entendu bien souvent parler, depuis lors, des joyeux enterrements de la vie de garçon que fêtent, avant de nous épouser, messieurs nos maris. Ils les peuvent célébrer légèrement, parce que presque aucun d'eux, ce faisant, n'a le sentiment de renoncer définitivement à quoi que ce soit. Mais, nous autres femmes, nées honnêtes, élevées comme je l'ai été, qui n'avons joui de rien et qui renonçons sérieusement à tout, c'est pire qu'une vie que nous enterrons, c'est nos rêves. La vie vécue se laisse juger, on en sait la valeur relative et la médiocrité; mais le rêve, non. Que de félicités, puériles peut-être, mais intenses et illimitées, n'avons-nous pas imaginées autour de la figure du jeune homme qui nous tourna les pages, ou du fils du notaire, aux yeux tendres, aperçu sur le quai de la gare!..
XXIV
Dieu sait si mes grands-parents avaient favorisé ce mariage! Du jour où l'on fut autorisé de part et d'autre à le tenir pour assuré, et où l'on parla de fixer la date des fiançailles, voilà mes grands-parents tout défaits! Comment! n'était-ce pas leur plus sincère désir que ce mariage fût conclu? Si, si! Et ils ne cessaient de répéter: "Pour ton avenir, pour ton bien, ma chère enfant, on ne pouvait espérer une telle chance!.." Mais, à maintes petites réflexions, allusions entrecoupées ou suspendues tout à coup, il était apparent que cette aubaine pour moi était pour eux un sacrifice considérable. N'était-ce que de me perdre qu'ils redoutaient? En effet, si je les interrogeais là-dessus: "Crois-tu, ma fille, disaient-ils, que cela n'est rien?"
– Mais M. Serpe voyage si facilement!.. Pour un oui, pour un non, nous serons ici!
Ils soupiraient, hochaient la tête. Ils étaient dans une grande anxiété, ils ne parlaient que de se réduire; de renvoyer le domestique mâle, de louer le jardin, voire une partie de la maison. J'avais déjà entendu cela lorsque mon frère faisait ses sottises; n'en avait-il pas commis quelque autre depuis le temps qu'il se tenait coi?
– Non, non! Paul se conduit très bien, faisait grand'mère, d'ailleurs je l'ai toujours dit: "Ce garçon-là est meilleur qu'on ne le croit. Il fallait bien qu'il jetât sa gourme!.."
– Mais, alors, pourquoi louer le jardin, une partie de la maison?
– Oh!.. pour nous tout seuls, à présent, songe donc, mon enfant! que nous faut-il?
– Bientôt, quelques mètres carrés de terre, disait grand-père, nous serons amplement suffisants… à perpétuité, par exemple!
Et alors c'était entre eux "le duo de corbillard." Impossible de les dérider.
Ils tinrent à faire visiter à M. Serpe les deux fermes qui leur restaient. On louait, quand on allait "à la campagne," une voiture à l'Hôtel de la Lamproie; c'était une guimbarde centenaire et des plus comiques. Les Vaufrenard nous accompagnaient. Mais personne ne riait, ce jour-là; M. Serpe, aussi, était tellement sérieux!.. On fit le tour du vignoble, aux Epinettes et au Petit-Coudray, puis on visita les bâtiments, le pressoir où l'on cogna du doigt sur le flanc de la cuve vide, les étables; on présenta M. Serpe aux fermiers qui le dévisageaient d'un œil admiratif et méfiant, car il était très bien habillé, et, quoiqu'on ne leur eût rien dit, ils voyaient en lui mon futur mari. Et mes grands-parents parlaient de tout à l'imparfait: "Nous faisions ceci… nous venions là pour les vendanges, c'est ici que nous récoltions le petit vin que vous avez bu…"
– Mais, sacrebleu!.. dit M. Vaufrenard, vous n'êtes pas morts!
Mme Vaufrenard, M. Serpe lui-même et moi, qui avions remarqué la façon de parler de mes grands-parents, nous mîmes à éclater de rire. Mais les grands-parents hochèrent mélancoliquement la tête; et ils continuèrent à parler comme s'ils partaient le soir même pour l'exil ou pour l'autre monde.
Le soir même, ils firent à M. Serpe l'aveu que la petite dot dont ils lui avaient dit un mot, avait été aux trois quarts, exactement, absorbée par les "imprudences de jeune homme" de mon frère. Détacher une des deux dernières fermes de la propriété, et la vendre pour payer les créanciers de Paul, comme on y avait songé un moment, c'eût été subir une perte considérable; et, faute d'autre argent liquide, il avait bien fallu prendre sur les titres que maman mettait en réserve pour moi. Ils priaient M. Serpe d'accepter une des deux fermes du Petit-Coudray ou des Epinettes, à son choix.
M. Serpe laissa parler mon grand-père sans donner le moindre signe de surprise, d'opposition ni d'acquiescement. Je ne suis pas bien sûre qu'il écoutait; je crois, par ce qui s'ensuivit, qu'il se mit rapidement à penser à autre chose. Et mon infortuné grand-père était sur des épines et se croyait obligé de parler, de parler, d'étaler des papiers qu'il avait peine à lire: c'étaient des estimations des Epinettes et du Petit-Coudray, faites par Un tel et Un tel; et des livres de comptes, des factures, un fatras de paperasses. Ma grand'mère, elle, affaissée dans un fauteuil garni d'une housse jaune, – je la vois encore, – était comme un cadavre et ne pouvait pas parler; on eût juré que son mari, en avouant le vide de son portefeuille, était en train de confesser un crime! On m'avait priée de demeurer là, sous le prétexte que je ne devais rien ignorer. Je ne me tourmentais pas outre mesure, parce que je savais que M. Serpe ne me prenait pas pour une misérable dot de quelques milliers de francs, et que, par conséquent, il lui devait être assez indifférent que cette obole consistât en titres de rentes ou bien en un pauvre toit nommé le Petit-Coudray ou les Epinettes!.. Mais c'était de mes deux vieux parents, privés du revenu de cette terre, qu'il fallait s'inquiéter, et, s'il fallait les secourir à l'avenir, somme toute, "les imprudences de jeune homme" retombaient, quelque arrangement qui intervînt, toujours sur moi… et désormais sur M. Serpe…
Nous n'étions donc pas fiers, ni les uns ni les autres. M. Serpe, tout à coup, se mit à rire, ce dont nous fûmes ébahis, car il était d'une gravité imperturbable. Et il dit:
– Mais ce sont des enfantillages!.. Tout est très bien, très bien!.. Je ne sais pourquoi je vous laisse prendre tant de peine, cher monsieur Coëffeteau… Je voudrais seulement pouvoir vous dire: "Mlle Madeleine a assez de qualités pour qu'elle puisse se passer de ces bouquets de fleurs rustiques dans sa corbeille de mariage!.." Oui, oui! il dit cette belle phrase, qu'il avait, je crois, tournée pendant que mon grand-père parlait. "Mais, ajouta-t-il, comme je ne me crois pas le droit de léser les intérêts de ma "future épouse," ainsi qu'on dit dans l'étude d'un notaire, j'accepterai pour elle, puisque vous me le proposez, la nue propriété des Epinettes ou du Petit-Coudray, à votre choix, je vous en prie!.. et, d'accord avec elle, j'en suis sûr, nous vous en laisserons, votre vie durant, l'usufruit… dont nous nous passerons fort bien!
Il se tourna vers moi avec un geste de la main analogue à celui qu'on fait pour recueillir une pêche qui se détache de la tige. Je fis un beau sourire: c'était le fruit qu'il attendait; il referma sa main et la rouvrit, dans l'attitude de l'offrande, cette fois, en la dirigeant vers mon grand-père qui avait laissé tomber ses lunettes, puis vers ma grand'mère, qui ressuscitait.
Ce fut magnifique. Je crus que nous allions tous nous embrasser. Mon grand-père tendit les mains à M. Serpe et le nomma pour la première fois son "futur gendre." Ma grand'mère, elle, s'écria:
– Non, non!.. c'est trop gracieux: nous ne pouvons pas accepter!
M. Serpe fut vraiment très bien. Il s'approcha de moi, me demanda de lui donner la main, et il dit:
– Madame, voudriez-vous contrarier le premier accord – et de si bon présage!.. – entre votre petite-fille et moi?
– Ah!.. dit grand'mère, si vous y mettez d'aussi jolies formes, moi, je ne suis pas de taille à lutter!.. Je vous dis mon sentiment tel qu'il est: je trouve cela trop beau; voilà tout!
Ce n'en fut pas moins une chose convenue, et nous étions tous bien contents, quoique grand'mère demeurât un peu songeuse et qu'il lui fallût du temps pour croire à un arrangement si avantageux. Je savais, quant à moi, un gré infini à M. Serpe qui s'était montré vraiment gentil; et je lui pardonnais bien des choses qui ne me séduisaient pas en lui. Et, comme il se mêle toujours quelque puérilité aux affaires les plus graves, ce fut ce soir-là, chez nous, entre le retour de la campagne et le dîner, que je me convainquis que le prénom d'Achille était acceptable. Je ne me croyais pas capable, il est vrai, de dire: "Monsieur Achille" comme on m'inviterait à le faire, une fois fiancée à lui; mais j'espérais pouvoir dire plus tard: "Achille" tout court. Oh! Oh! cela avait son importance!
Aussitôt terminé le chapitre de ma dot, M. Serpe se mit à nous parler de sa famille, avec détails, ce dont il n'avait point abusé jusqu'à présent, par discrétion, semblait-il. Mais à présent que nous attendions l'anneau de fiançailles, c'était bien la moindre des choses que je connusse un peu les figures de la famille où j'allais pénétrer.
M. Serpe avait encore sa "vieille mère," cela, tout le monde le savait; il disait fréquemment: "Ma vieille mère," et, sans qu'il eût employé jamais aucune forme particulière d'affection ou de respect, ce "ma vieille mère" prononcé sur un certain ton, avait été par tous interprété comme une marque de piété filiale qui produisait le meilleur effet. Nous avions cru jusqu'alors qu'il habitait avec sa "vieille mère;" il nous dit que non, et bien qu'ils fussent du même quartier. C'était tant mieux, en somme, puisqu'elle n'aurait point à se séparer de son fils après le mariage, ce qui laisse toujours, dans l'esprit de la femme âgée, qui a plus besoin de compagnie que jamais, et qu'on abandonne, une certaine animosité contre la jeune bru. Nous sûmes aussi que la "vieille mère" avait bien des manies; qu'elle vivait au milieu d'"une ribambelle de petits toutous," – cela me plut à moi, mais fit froncer les sourcils à grand'mère. Je ne sais si M. Serpe le remarqua: je crois qu'il épiait assez méticuleusement l'impression produite par les détails domestiques qu'il donnait. Comme il se taisait, un moment, grand'mère l'interrogea.
– Y a-t-il longtemps que vous avez perdu monsieur votre père?..
– Je ne l'ai point perdu, dit M. Serpe, mon père vit séparé de sa femme depuis plus de vingt ans.
Aïe! aïe!
Chacun dit son mot sur la division qui déchirait les familles. Grand'mère enrageait de savoir "de quel côté étaient les torts," du côté de la "vieille mère" aux toutous, ou bien du père, de qui M. Serpe ne parlait pas. Mais il n'y eut pas moyen de le savoir, tant M. Serpe était discret. Il dit qu'il voyait son père, de temps en temps. Ceci était au moins d'un bon fils.
La "vieille mère," que ses toutous avaient bien failli détruire dans l'esprit de ma famille, y gagna quelque sympathie, parce que, au jugé, ce fut elle qu'on déclara victime. Le père Serpe devait être un vieux sacripant. Heureusement, l'on sait que les fils tiennent le plus souvent de leur mère.
– Peuh! dit grand-père, vois donc Paul, par exemple!
Le lendemain, pendant une promenade à Champigny, aux environs de Chinon, où M. Serpe nous accompagna, il nous jeta comme un détail sans importance, qu'il avait une sœur divorcée!.. Le divorce, alors, était rare, et fort mal vu en province. Mes grands-parents s'arrêtèrent tous les deux instantanément, le temps de reprendre respiration. Nous allions entrer à la chapelle où l'on visite de très beaux vitraux; et des touristes, non loin de nous, attendaient le gardien. Je pensai que mon mariage était flambé.
Personne n'ajouta rien au mot "divorcée" tombé négligemment des lèvres de M. Serpe. Nous visitâmes la chapelle, ce qui nous dispensa de parler; et, à la sortie, M. Serpe, que le style du monument intéressait énormément, ne tarit pas en détails curieux sur l'architecture.
Grand'mère ne l'écoutait guère, mais elle trouvait qu'il parlait bien; mon grand-père s'instruisait et, en rentrant à la maison, quand l'architecte nous eut quittés, il dit de lui:
– C'est un véritable savant!
Cette petite circonstance fortuite: une conférence improvisée sur l'art de la Renaissance, faisant suite immédiatement à la révélation de la seconde anicroche dans la famille Serpe, sauva mon mariage du plus grand danger qu'il ait couru avant d'être conclu. Un hasard de rien du tout l'emportait sur les principes les mieux établis. Certes, la double "tare" ne fut point si aisément ni si tôt digérée; mais sa révélation se trouvait liée en fait, d'une part à la générosité inespérée de M. Serpe, touchant la ferme, d'autre part à une manifestation d'érudition, ce qui, je l'ai remarqué souvent depuis, subjugue presque invariablement tout le monde.
Pour moi, ces histoires de séparation et de divorce ne me troublaient point. On ne divorçait pas dans notre monde, en province, mais j'étais toute disposée à croire qu'à Paris, les mœurs étaient totalement différentes. C'est même presque incroyable, qu'élevée comme je l'avais été, je pusse admettre si aisément que l'on brisât les règles reçues. Une vanité de grande gamine ne me poussait-elle pas à me flatter, même avant le mariage, de comprendre, moi, des hardiesses qui faisaient frémir nos pauvres provinciaux?.. Je me souviens fort bien que j'avais formé le projet de dire à Mlle de Gouffier, par exemple: "Vous savez, j'ai une future belle-sœur divorcée!.."
Avant que l'occasion se présentât de me parer de cette supériorité étrange, je me dédommageai en prouvant à M. Serpe que je n'avais pas de préjugé contre le divorce. Et je lui parlai très naturellement de sa sœur. A mon grand étonnement, ce fut lui qui se montra sévère pour la divorcée. Il n'avait pas beaucoup parlé d'elle jusqu'à présent; on l'avait entendu dire à plusieurs reprises: "Ma sœur… ma sœur qu'on prétend fort jolie…" et il lui laissait encore le nom de son mari. Il ne me cacha point qu'il était ennemi du divorce, et il saisit ce prétexte pour me faire un petit discours sur le rôle de la femme mariée, sur le rôle du mari, sur le mariage même, qui était, vraiment, digne des traités de morale les plus recommandables. J'en fus tout édifiée, et même stupéfaite, je l'avoue, à cause de cette qualité de "Parisien" qu'avait M. Serpe, et qui, selon moi, devait comporter toutes sortes d'audaces. Les principes de M. Serpe étaient, d'ailleurs, plutôt rassurants pour moi, car, personnellement, je n'avais pas l'intention d'user des audaces parisiennes et je préférais que mon mari s'en abstînt. Mais, enfin, cela me surprit.
M. Serpe me fit entendre qu'il ne tenait pas à me voir fréquenter beaucoup sa sœur.
– Mais, madame votre mère la voit, je suppose?..
– Elles habitent ensemble.
– Ah!
"Eh bien! me dis-je, voilà une belle-famille qui, du moins, ne me gênera guère!.."
Mais cette mère et cette sœur, vivant ensemble, et que M. Serpe entendait ne point trop laisser fréquenter à sa jeune femme, mirent au supplice l'esprit de grand'mère. Que n'avait-on su cela plus tôt? Ah! mais à qui le demander? On s'était informé de M. Serpe près de M. Segoing, le conseiller général, qui avait fait sa connaissance chez la comtesse de Grenaille-Montcontour, en Sologne. Si le conseiller général eût rencontré M. Serpe seulement chez une Mme Dupont, on eût été chercher avec méthode les tenants et aboutissants; mais certains noms, d'un monde où notre bourgeoisie n'était pas admise, avaient sur elle un tel prestige qu'ils couvraient de leur panache tout ce qui en approchait de près ou de loin. Le château de Plouhinec, le duc, la duchesse, venant par là-dessus, allez donc après cela vous informer si un jeune et brillant architecte qui fréquente des maisons pareilles, a une sœur qui… ou une mère que! Quand grand-père, moins crédule, osait dire: "Ses chasses… ses chasses!.. mais il est, pendant la chasse, sur son échafaudage au milieu des maçons…" ce seul doute blessait grand'mère dans le besoin qu'elle avait de croire au vernis de son futur gendre. J'ai remarqué aussi, non pas dans ce temps-là, mais en y réfléchissant depuis, que nos familles étaient un peu dupes de leurs exigences: elles voulaient être très dédaigneuses, très difficiles; il leur plaisait de s'imaginer pareilles à ces "maisons" d'autrefois qu'une mésalliance troublait; mais la nécessité faisait qu'il fallait bon gré mal gré tenir compte, de moins en moins, de la pureté du groupe auquel un épouseur appartient. En fait, si la famille ne vous agrée pas, quelle est la sanction? On le regrette: mais on se laisse épouser.
Mes grands-parents boudèrent; encore ne l'osèrent-ils faire qu'à la maison, et presque en cachette: c'est qu'ils pensaient à la difficulté qu'a une fille pauvre à se marier convenablement; et c'est qu'ils pensaient à l'usufruit de la ferme.