Kitabı oku: «La jeune fille bien élevée», sayfa 6
Grand'mère et maman avaient l'air très calmes, ou plutôt calmées, car la lettre de Mme du Cange avait dû leur causer une certaine alerte. Grand'mère, avec sa plus parfaite assurance, me dit:
– Nous avons tranquillisé ces dames qui s'alarment à votre sujet, mesdemoiselles, d'une façon vraiment bien délicate, bien touchante!
– Figure-toi, dit maman, – avec sa franche simplicité, – qu'elles nous ont demandé si tu n'avais pas joué, ces vacances, avec quelque jeune cousin!..
– Allons, interrompit grand'mère, ne soyons pas indiscrètes! Cette enfant n'a pas besoin de savoir ce qu'on a dit ou n'a pas dit; qu'elle sache seulement que ses maîtresses comme sa famille n'ont qu'un souci, c'est qu'elle soit une jeune fille irréprochable. Quant au cousin, puisque cousin il y a, ajouta-t-elle en souriant, nous avons affirmé à ces dames que nous n'avions pas de cousin, et que, Dieu merci, je sais assez ce que c'est qu'une jeune fille bien élevée, pour ne pas lui laisser fréquenter de près aucun jeune homme!..
Maman, qui avait toutes les peines du monde à se tenir, me dit:
– Ne nous ont-elles pas demandé si tu avais dansé, par hasard!..
– Assez! dit grand'mère, c'est un sujet épuisé. Je n'en retiens qu'une chose: c'est que ces dames sont des éducatrices admirables, mais elles devraient avoir plus de confiance dans les familles, surtout quand elles sont représentées par des personnes de mon âge!..
Je vis que grand'mère était un peu piquée qu'on eût pu la soupçonner d'avoir laissé naître en moi un sentiment pour un jeune homme. Grand'mère avait une confiance absolue en son grand âge, parce que le grand âge comporte par définition l'expérience, et elle avait confiance en certaines mesures préservatrices de l'innocence, qui, bien observées, sont d'une efficacité garantie.
Et, pendant que je rougissais à me gonfler les joues, et qu'un tourment nouveau envahissait ma conscience, grand'mère ayant tranquillisé ces dames et étant parfaitement tranquille elle-même, disait:
– C'est un sujet épuisé. Parlons d'autre chose.
Cette visite de mes parents produisit un effet singulier. Mme du Cange, qui, sans cesser jamais d'être exquise en ses rapports avec moi, ne me dissimulait pas cependant une certaine inquiétude, incompréhensible, depuis ma grande dévotion de l'an passé, et qui me bridait, doucement mais fermement, dans mes élans pourtant si conformes à l'éducation qu'on nous donnait, Mme du Cange desserra tous les freins et me laissa libre d'aimer Jésus à ma guise. On ne me chicana plus sur mes confessions, sur mes communions, sur mon attitude trop fervente à la chapelle. Au contraire, tout cela parut désormais parfaitement édifiant et dans l'ordre. Sans doute avait-on craint que ma piété ne fût qu'une erreur sentimentale, – ce dont je ne pouvais me rendre compte dans ce temps-là, comme bien l'on pense, – ou bien, lors de cette visite de maman et de grand'mère, reçut-on l'autorisation de me laisser aller à mes penchants pieux: certaines familles ne se plaignaient-elles pas à ces dames qu'on fît de leurs filles des "bigotes!" Je sais que l'opinion de ma grand'mère était, – je le lui ai entendu dire plus tard, – qu'une grande piété ne peut pas nuire aux jeunes filles, "car elles en laissent toujours assez tomber, chemin faisant, dans la vie."
Le séjour au couvent me fut rendu désormais délicieux. Je ne l'avais jamais trouvé pénible, mais il y eut, autour de moi, à partir de cette époque, comme un concert organisé secrètement pour m'enchanter. J'avais conquis une grande autorité sur toutes les élèves, non seulement de ma classe, mais des classes inférieures, par mon ancienneté dans la maison, par mes honneurs sans cesse renouvelés et accrus. Tout le monde m'aimait, sauf le clan des mauvaises têtes, que je ne jalousais plus depuis que j'avais mis tout mon bonheur dans le cœur de Jésus, depuis que j'étais bien persuadée que tout savoir est vain pour qui pénètre dans ce divin ravissement.
Je venais de conquérir le "second médaillon," récompense insigne, attendu qu'il n'existait que deux médaillons pour le pensionnat. A présent, j'allais porter sur la poitrine un objet qui laissait loin en arrière tous ceux qui m'avaient valu les quolibets des familles, au salon, et les sarcasmes de mon frère Paul: un cadre ovale et doré, à peu près des dimensions d'une main moyenne, enfermait, sous verre, une peinture exécutée à la main, dite miraculeuse, et nommée Mater admirabilis; elle représentait la Vierge, entre un lys et un fuseau, et avait été exécutée, affirmait-on, dans une heure d'inspiration, par une sainte religieuse qui n'avait jamais touché auparavant ni crayon, ni pinceau. Ce "tableau" suspendu à une assez lourde chaîne de cuivre, tout disgracieux et incommode qu'il fût, je le portai avec fierté et sans redouter les moqueries: je fusse sortie en ville avec, depuis que j'aimais Jésus!
Ce fut pendant la semaine sainte de cette année que j'atteignis mes plus grandes extases. La passion de Notre-Seigneur me toucha comme jamais encore; je vécus tout le drame avec une intensité qu'aucun spectacle, aucune lecture n'égalèrent plus pour moi. En qualité d'"Enfant de Marie" et de "second médaillon" j'eus le privilège extraordinaire de veiller toute la nuit du Jeudi au Vendredi saint devant le tombeau, c'est-à-dire devant le lieu improvisé dans une partie quelconque de la Chapelle où l'on transporte les Saintes Espèces, tandis qu'on laisse le Tabernacle vide. Et, toute cette nuit, je la passai à genoux, dans les larmes, dans la douleur sacrée. Au matin, j'étais brisée de fatigue. Je me trouvai mal. Tout le couvent le sut et s'exalta, quoique Mme du Cange ne vît pas cela d'un très bon œil. Beaucoup croyaient, quand je repris connaissance, que je retombais du ciel.
XII
La semaine de Pâques, nous quittions le couvent pour passer une dizaine de jours en famille. Maman vint seule me prendre; elle, ordinairement si placide, elle avait l'air tout décontenancé. Je lui demandai pourquoi grand'mère ne l'avait pas accompagnée; elle me dit qu'elle gardait la maison. "Eh bien! et grand-père?.." Grand-père? il était à Paris.
– A Paris!..
– Oui, à Paris, pour ton frère.
Grand-père à Paris, pour Paul! Qu'avait-il dû se passer, seigneur Dieu! Evidemment il ne s'agissait pas de maladie, car c'eût été ces dames qui fussent parties. Je vis que maman ne voulait rien me dire. Je m'exténuais à imaginer les horreurs qu'avait bien pu commettre encore ce diable de Paul!
A la maison, la grand'mère aux abois; on fait à peine attention à moi; on vit suspendu dans l'attente du télégraphiste, du facteur; on attend des nouvelles de Paris; et tout cela en cachette de moi, autant que possible, car je dois toujours ignorer qu'un jeune homme peut se mal conduire. On ne pense pas que c'est m'indiquer trop clairement que notre Paul a exécuté une frasque un peu raide. Comme il faut bien m'avouer quelque chose, grand'mère me dit:
– Ton frère, mon enfant, a commis quelques légèretés.
Je demande s'il viendra tout de même en vacances. Grand'mère, s'oubliant, s'écrie:
– Ah! mais non!
Au ton de ce "Ah! mais non!" je comprends que les "légèretés" ne sont pas de celles qui s'envolent au premier coup de vent.
Et puis, tout à coup, le lundi de Pâques, à neuf heures du soir, qui est-ce que nous voyons arriver, sans tambour ni trompette, sans être annoncés même par un télégramme? Le grand-père avec Paul!
Grand brouhaha; exclamations; embarras sur l'attitude à prendre vis-à-vis de Paul. Au milieu des "bonsoir," des "quelle surprise!" des "qu'est-ce qu'il y a?" j'entends grand-père qui glisse à l'oreille de ces dames:
– Tout est arrangé!
Mon Paul, lui, est assez gaillard; il n'a seulement pas l'air de se douter qu'on ait pu s'agiter à cause de lui: on jurerait que son grand-père a été au-devant de lui jusqu'à Paris pour lui faire honneur. Il reste avec moi, pendant que grand'mère se précipite dans une autre pièce, en entraînant son mari, afin d'apprendre de lui comment "tout est arrangé."
Je dis à Paul:
– Eh bien! mon bonhomme, tu peux te flatter de faire ici un grabuge!
Il hausse les épaules et sourit:
– Je te raconterai ça, ma petite.
Je ne me souciais pas d'entendre des histoires dans le genre de celles de l'année dernière, et si l'on n'avait pas fait tant de mystère de son aventure, je n'aurais pas tenu à la connaître; mais j'étais très intriguée.
Ce ne fut pas à la maison qu'il put me la raconter, mais le lendemain, chez les Vaufrenard qui, maintenant, venaient s'installer à Chinon dès les premiers jours du printemps. Un événement comme le voyage du grand-père à Paris, il fallait bien qu'on l'éclaircît aux Vaufrenard! Aussi s'arrangea-t-on pour nous inviter à aller nous promener au jardin, mon frère et moi, dès qu'au salon la nécessité parut s'imposer de parler de ce voyage.
– Allez donc prendre l'air, mes petits; quand on sort de classe ou des amphithéâtres de l'Ecole de Droit, il ne faut pas perdre une minute de ses vacances.
Il en résulta que l'affaire fut contée en même temps dans deux endroits: dans le salon au parquet piqué et sur la terrasse, à l'un de mes balcons, où j'avais tant rêvassé étant petite.
Le temps était beau; le soleil, déjà chaud, faisait bruire toute la terre de bourdonnements de mouches et d'abeilles. L'immense vallée était encore un paysage d'hiver; mais au-dessous de nous, dans les vergers étagés, les cerisiers, les amandiers, les poiriers, les pommiers et les pêchers étaient en fleurs. Cela formait un de ces tableaux jeunes et frais, qui semblent représenter le début de quelque chose qui va s'amplifier et s'embellir, mais qui est plus charmant dans son commencement, de ces tableaux qui, pour moi, ont toujours eu l'air de chanter une marche nuptiale.
Je dis à Paul:
– Comme c'est joli! sens-tu comme ça sent?..
Mais Paul était peu sensible à ces choses. Et voilà qu'il se met tout à coup à me raconter son affaire, parce qu'il en était encore tout saturé, ayant été très ennuyé un moment, puis béatement stupéfait que ça se soit "arrangé."
Depuis que Paul était un peu à court d'argent, à la suite de ses fameuses folies, il recherchait des plaisirs innocents, disait-il, et, en même temps, à bon compte. C'est dans ce dessein qu'il s'était procuré une invitation à un certain bal donné dans une salle de restaurant, au Palais Royal, par une société de prévoyance dont faisait partie tout un monde de petits bourgeois et employés. Là, mon Paul dansait, plusieurs fois durant la soirée, avec une petite jeune fille blonde qui était jolie comme un ange et se nommait Juliette. Elle était si jolie, si bonne danseuse et si agréable qu'il n'en invitait presque aucune autre et faisait connaissance avec la maman, une jeune veuve très comme il faut. On se plaisait évidemment de part et d'autre et on se donnait rendez-vous au prochain bal d'une autre société, qui avait lieu huit jours après, car il paraît que tout ce petit monde, qui n'a pas les moyens de recevoir, trouve à danser continuellement et presque sans bourse délier. Au second bal, encore dans un restaurant appelé "la terrasse Jouffroy," si je me souviens bien, l'idylle se resserrait, et la maman acceptait que Paul les reconduisît, elle et sa fille, en voiture, jusque chez elles, car il pleuvait, c'était le petit matin, et les "sapins" étaient rares; d'ailleurs, n'habitaient-elles pas le même quartier que lui? Sous son parapluie, abritant Juliette et sa maman, Paul faisait cette fois connaissance avec la devanture du magasin de modes, rue du Cherche-Midi, et on lui indiquait les fenêtres du petit entresol qu'on habitait au-dessus: "Vous voyez, monsieur Paul, c'est là…" Paul, sachant que "c'était-là," à présent, venait leur souhaiter le bonjour entre deux bals, puis sans qu'il fût question d'aucun bal, puis plus souvent encore, puis presque tous les jours.
Je faisais observer à Paul:
– Mais, voyons, Paul, tu savais bien que tu ne pouvais pas épouser cette jeune fille!..
– Que tu es bête! me disait Paul.
Et il continuait à raconter son histoire, non pour moi, car il me jugeait vraiment stupide, mais pour le plaisir de la raconter. Moi, je commençais à m'intéresser à cette petite Juliette. Ce n'était pas la première histoire d'amour que j'entendais, car, malgré les précautions de grand'mère, des histoires d'amour, on en entend à tout âge, perpétuellement et en tout lieu; mais c'était la première fois qu'une d'elles me paraissait vivre tout près de moi, et me touchait, je ne sais pas pourquoi. J'avais les deux coudes appuyés sur le fer du balcon, les lèvres pressées contre le dos de ma main, et je regardais la citerne du père Sablonneau, ce grand œil de bête où toute mon enfance s'était mirée…
Le récit de Paul n'était guère poétique: il me transportait dans un magasin de modes de la rue du Cherche-Midi où l'on voyait Juliette et sa maman confectionnant du matin au soir, et le soir jusqu'à onze heures ou minuit, des chapeaux, où un petit escalier en tire-bouchon montait à l'entresol, c'est-à-dire à l'unique chambre de la modiste et de sa fille, une chambre de la forme et de la dimension d'une boîte à cigares, affirmait mon frère, et meublée d'un seul lit. Là dedans, ce grand gosse de Paul s'amusait à taquiner la mère et la fille avec des plumes, et à se coiffer lui-même de chapeaux de femmes dans l'arrière-boutique, ou bien à répondre comme un employé sérieux aux clientes. Il devait être si gentil, il avait si bonne mine, il s'amusait de si bon cœur, que ni la modiste n'osait le mettre à la porte, ni la clientèle se fâcher. On le faisait passer pour un "cousin" qui faisait ses études. Un cousin!.. Cela me rappelait ma fameuse affaire du couvent… La petite Juliette avait joué avec un cousin, elle; quel effet cela lui devait-il produire? D'après Paul, cela ne semblait tourmenter personne; cependant, il disait qu'au bout de quelque temps Juliette n'avait plus le goût d'aller au bal, et que la maman, qui, au contraire, aimait follement danser et se distraire, lui faisait des scènes, des scènes que Juliette racontait à son cher "cousin." Pour raconter ces scènes, on se faufilait dans l'arrière-boutique, dans la cuisine, ou l'on grimpait, sous prétexte de jouer, par le tire-bouchon, à l'entresol.
Il me semblait que cette jolie petite Juliette aimait Paul, et que lui ne pouvait faire autrement que de l'aimer aussi, et je les suivais à cet entresol où, certainement, ils s'embrassaient… Je regardais toujours l'œil de la citerne, morne et profond, par lequel ma vie un peu mélancolique, mon enfance, mes malheurs de famille, mon couvent me regardaient comme des portraits dont la sombre prunelle ne vous quitte pas; mon cœur se serrait… Je suivais ces deux grands enfants jolis qui s'aimaient, qui s'embrassaient… Pourquoi me mêlais-je à cette affaire? Pourquoi l'œil de la citerne du père Sablonneau se mettait-il à signifier des choses?.. Le récit de mon frère était gai; le printemps, autour de nous, était frais et charmant, et cependant, de la citerne montait pour moi je ne sais quelle tristesse inexprimable…
Paul racontait aussi des parties, le dimanche, à Clamart, à Meudon: on s'en allait avec des boîtes de sardines et du saucisson; et alors se joignait à eux un "parent" de la modiste, un homme d'un certain âge, un peu bedonnant, bon garçon, qui était capitaine de recrutement, et sur qui Paul comptait justement beaucoup pour lui faire adoucir la période de deux mois qu'il allait bientôt accomplir… Les bois, la dînette sur l'herbe, – fût-ce avec le capitaine, – le jeu de cache-cache, le retour à la nuit!.. tout cela bouleversait les notions que j'avais des choses: une vie si dépourvue de préjugés, si libre, c'était effarant pour moi; mais cela ne me scandalisait pas profondément, parce qu'un seul point m'absorbait, c'était que Paul et cette petite Juliette s'aimaient…
Je dis à Paul:
– Après tout, pourquoi n'aurais-tu pas épousé cette petite?
Il se mit encore à rire et répéta:
– Que tu es bête, ma pauvre sœur!
Mais, tout à coup, l'histoire se gâtait.
– Voilà-t-il pas, s'écriait Paul, que la "maternelle" se met à se méfier de moi et de la petite, et qu'on s'avise de m'espionner, et que je rencontre deux fois de suite le capitaine à ma porte; tant et si bien qu'un beau jour, pan!.. qu'est-ce qui arrive? Juliette est pincée sortant de chez moi… Chahut!..
– Comment! elle allait chez toi?
Il hausse les épaules, sans me répondre, et continue à me mimer plutôt qu'à me raconter le "chahut" dans le magasin de modes, la visite solennelle de la mère, la lettre écrite par elle à la famille, enfin, un scandale épouvantable, qui motivait le voyage du grand-père à Paris, et il disait:
– Tout ça, c'est la faute au capitaine!..
– Un peu la tienne aussi, mon garçon, tu avoueras!.. Mais enfin, c'est arrangé, dit-on: qu'est-ce qui est arrangé? comment ces choses-là s'arrangent-elles?
Paul n'en savait rien. Il s'en fichait pas mal.
– Mais, la petite?..
– Oh! je la reverrai, n'aie pas peur!
– Comme elle doit avoir du chagrin!
Il me laissa là-dessus et s'en alla en sifflotant, un peu plus loin, au-dessus du père Sablonneau. Sablonneau, qui bêchait sa vigne, suspendit son "pic" en reconnaissant mon frère, et il lui demanda si "dans ce Paris" il n'avait point vu Gambetta. Le père Sablonneau était toujours agent électoral comme du temps de mon père, mais à présent, il tournait au rouge.
Les moineaux piaillaient dans les noisetiers; par instants, l'odeur de la terre remuée venait jusqu'à moi, mêlée au parfum si délicat des arbres fruitiers en fleurs; je continuais à me mordre le dessus de la main, appuyée sur le fer du balcon, et je regardais un insecte tombé dans la citerne et qui, soutenu à la surface de l'eau, agitait, agitait désespérément une quantité de pattes au milieu des conferves.
Des paroles ou des bruits entendus, et qui nous ont pénétrés, peut-être à notre insu, remuent en nous un monde ignoré de nous-mêmes. Ce n'est que plus tard que j'ai su pourquoi j'avais eu, à ce moment, si grande envie de pleurer. Cela montait, montait, cela allait éclater; je n'eus que le temps de m'enfuir à toutes jambes dans le Clos. La famille sortait du salon; on m'appela: "Madeleine!.. Madeleine!.." Je criais sans me retourner: "Qui m'aime me suive!.." et je grimpais, quatre à quatre, les marches de l'escalier de bois, en déchirant des fils d'araignée. Je sentais qu'on disait derrière moi: "Est-elle encore enfant, pour son âge!.."
XIII
Ma famille et les Vaufrenard montèrent dans le Clos; je courais toujours, pour leur échapper et pour mettre sur le compte de l'essoufflement le trouble que l'envie de pleurer avait dû laisser sur ma figure. J'entendais de loin les exclamations de M. Vaufrenard à propos de la beauté du printemps, et les compliments qu'il ne se fatiguait pas d'adresser à ma grand'mère et à maman:
– Madame Coëffeteau, quelle vue!.. Voilà Richelieu là-bas… Vous avez de bons yeux, j'espère? et savez-vous qu'on aperçoit jusqu'aux clochers de Loudun!..
Grand'mère n'était pourtant guère encourageante, car elle ne se préoccupait, dans cet admirable endroit, que de l'état des celliers négligés par le locataire.
– Mais que voulez-vous que je fasse de vos celliers, ma bonne madame Coëffeteau, s'écriait M. Vaufrenard, puisque je n'ai pas trois pièces de vin à y loger?
J'entendis grand-père qui confiait à Mme Vaufrenard:
– Ma femme échangerait toute la belle vue pour un placard de plus dans la maison!..
Il exagérait un peu, pour faire sa cour aux Parisiens, mais la vérité était que grand'mère, lorsqu'elle n'était pas en coquetterie, n'appréciait à fond que les choses utilisables.
Pour la taquiner, M. Vaufrenard lui disait:
– Madame Coëffeteau, dès que je serai ici propriétaire, je fais combler vos celliers!..
Ceci la piquait doublement, parce qu'il était en effet question de vendre la maison et le Clos, pour payer les "légèretés" de mon frère.
M. Vaufrenard offrait à maman d'acheter la petite propriété; maman, qui ne pouvait plus faire autrement que de la vendre, y eût bien consenti, mais vendre son bien, pour grand'mère, quelle déchéance! et le vendre aux Vaufrenard, quel aveu de détresse à ceux-là auxquels on l'eût voulu le mieux cacher!.. Je surpris, à la maison, plutôt que je ne connus, les conciliabules qui eurent trait à cette affaire; à toute porte entre-bâillée, j'entendais des "La dot de Madeleine… la malheureuse dot de Madeleine!.." qui me frappèrent vivement, comme on le peut supposer. Ce n'était pas que je fusse inquiète de ma "malheureuse dot," car, à cette époque-là, d'abord je ne m'étais jamais arrêtée à la pensée du mariage, et, en second lieu, le mariage, s'il m'apparaissait dans un lointain brumeux, ne se laissait concevoir que sous l'aspect d'un rêve de tendresse, d'un paradis à deux âmes perpétuellement ravies, et entre lesquelles une question d'argent eût été vraiment méprisable. Toute mon éducation, plus forte que les exemples fournis, m'obligeait à cette conception idéale. Non, ma dot m'importait peu, mais j'étais touchée du tourment qu'elle causait à ma famille. Evidemment, pour solder les frasques de Paul, c'était ma dot qu'on avait écornée, ou bien c'était elle qu'il faudrait sacrifier.
Chacun était témoin que M. Vaufrenard insistait pour acheter, et grand'mère se chargeait de le répéter à toute la ville, afin de manifester sa résistance aux plus belles offres; elle était si heureuse de savoir que l'on disait, à Chinon: "Vendre leur propriété?.. les Coëffeteau n'en sont pas là!.." Je crois même qu'il dut intervenir un arrangement entre mes grands-parents et maman, par lequel on faisait un échange: ils devenaient propriétaires de la maison et du Clos, situés à Chinon même, et maman acquérait une de leurs trois fermes, situées dans le canton de Bourgueil, qu'elle pourrait mettre en vente sans trop de bruit. Cette ferme, nommée la Blanchetière, fut en effet mise en vente; mais lorsqu'il se présenta un acquéreur, un gros marchand de biens très connu, qui entra à la maison, un jour de marché, les souliers crottés et le verbe haut, on le mit quasiment à la porte: Monsieur n'était pas là, Madame ne savait seulement pas de quoi il s'agissait; quant à Mme Doré, que l'homme demandait, elle se déclara incompétente et le renvoya chez le notaire. On ne revit plus le marchand de biens. Mais, par les portes entre-bâillées, j'entendais toujours: "La malheureuse dot de Madeleine!.."